* Extrait de : J. Andreau, P. Briant et R. Descat, éd., Prix et formation des prix dans les économies antiques, Entretiens d’archéologie et d’histoire 2, Saint-Bertrand-de-Comminges, 1997, 105-120.
Les prix sont l’un des aspects de l’économie antique les plus difficiles à étudier, faute de documentation, et surtout de documentation quantifiée. En ce qui concerne l’occupation du sol et l’exploitation des terres, ou en matière de fabrication, l’archéologie a enrichi les sources de documentation et permis la constitution d’un acquis sur lequel peuvent s’élaborer d’autres connaissances ou d’autres hypothèses. Ce n’est pas le cas, en revanche, pour l’histoire des prix. Sur ce thème, tout effort de quantification est rendu extrêmement aléatoire (ou même impossible) par l’indigence de la documentation.
C’est pourquoi, fidèle à la façon dont j’ai abordé naguère la vie financière et la banque, je vais faire sur l’histoire des prix à Rome des remarques en partie qualitatives, persuadé que de telles remarques ne nous apprennent pas moins sur l’économie antique qu’une quête désespérée des données quantifiées.
Cet article sera divisé en deux parties. La première porte sur l’importance que les Anciens eux-mêmes accordaient aux prix et aux variations de prix. Elle est consacrée à l’une des principales sources de documentation dont disposent les historiens du Moyen Âge et des Temps modernes, c’est-à-dire les “mercuriales”. Les mercuriales étaient des séries de prix régulièrement observés sur les marchés et conservés dans des registres. Elles fournissaient les prix du blé et de plusieurs autres céréales, mais aussi du vin et des légumes secs. Existaient-elles dans l’Antiquité gréco-romaine ? Si elles n’existaient pas, ou si elles n’existaient qu’à un état embryonnaire, quelle signification donner à cette absence ? En ce cas, pourquoi les Grecs et les Romains se souciaient-ils moins de relever les prix pratiqués et de les enregistrer durablement que les Européens du XVe ou du XVIe siècle ?
La seconde partie touchera à la formation des prix. À partir d’un exemple précis, celui du taux d’intérêt, c’est-à-dire du prix de l’argent, je m’y interrogerai sur la façon dont les Romains évoquaient et expliquaient les variations du taux d’intérêt, d’une région à l’autre, d’un mois à l’autre, d’une année à l’autre. Sur le taux d’intérêt, la documentation disponible est certes très dispersée et d’interprétation délicate, mais elle est un peu plus abondante que sur d’autres prix. Dans les textes littéraires, on trouve des exemples précis de prêts, ainsi que des remarques générales sur les taux pratiqués et sur les mesures prises par les pouvoirs publics. Quant aux textes juridiques, certains fournissent de très intéressantes indications sur la variation des taux.
Les mercuriales sont des séries de prix qui, de la fin du Moyen Âge au XIXe siècle, dans toute l’Europe occidentale, ont été régulièrement relevés sur les marchés et conservés dans des registres consultables. Ces séries ont joué un rôle documentaire fondamental dans les recherches historiques sur les prix. On y trouve avant tout le prix des céréales, mais pas seulement. À Toulouse, par exemple, outre les céréales (le blé, le millet, l’avoine, le seigle, l’orge et le méteil, mélange de seigle et de blé), on rencontre le prix du vin et des légumes secs (fèves, haricots, vesces, lentilles et pois), ainsi que celui du maïs. L’un des intérêts de cette mercuriale de Toulouse est précisément de mettre en évidence à quelles périodes du XVIIe siècle le maïs (appelé gros millet ou millet d’Espagne) apparaît sur le marché, puis se répand de plus en plus dans la population1.
L’usage du mot mercuriale est beaucoup plus récent que l’institution elle-même ; il ne devient complètement courant qu’au XVIIIe siècle. D’autres termes ou expressions étaient utilisés pour désigner ces relevés ; on parlait par exemple de registres sur la vente des grains du marché, d’état des prix, etc.
Ces relevés de prix dépendaient de règlements municipaux, et leur chronologie varie donc de ville en ville. En outre, ils n’ont pas tous été conservés jusqu’à nous, et ils n’ont pas été également conservés dans toutes les villes.
Prenons l’exemple de Paris2. On y distingue trois phases dans les relevés de prix. D’abord, dès la seconde moitié du XIVe siècle, la hausse ou la baisse du prix du froment y sont observés, mais sans donner lieu à des relevés réguliers. L’objectif est la fixation du prix du pain ; à chaque fois que le prix du grain s’élève ou s’abaisse, celui du pain doit suivre. En 1438-1439, un règlement, puis une ordonnance royale instituent à Paris le relevé régulier des prix. Dans les trois marchés des Halles, de Grève et du Martray (en la Cité), les “mesureurs jurés de grains en la ville de Paris” seront tenus chaque samedi de rapporter le prix que blé froment, seigle et orge auront valu. Le jour même où a été prise l’ordonnance royale, le 19 décembre 1439, deux mesureurs jurés rapportent par serment les prix du “blé froment du meilleur”, du “blé froment de commun cours”, du méteil et du seigle aux Halles de Paris. Ce relevé, que J. Meuvret a retrouvé dans un document de la fin du XVe siècle, le manuscrit 5270, atteste que l’ordonnance a bien été appliquée. C’est l’apparition des mercuriales, et le début d’une seconde période. Mais pour le reste du XVe siècle, nous ne possédons, grâce à ce manuscrit 5270, que les relevés de 185 jours de marché, au lieu de 2 000 environ que nous devrions avoir. Ces relevés de prix que nous conservons sont répartis sur 86 mois (au lieu d’un total de 459 mois). Pourquoi un si petit nombre, si l’ordonnance de 1439 était appliquée depuis le 19 décembre de cette année-là ? Les relevés conservés paraissent en rapport avec des changements de prix du grain, qui nécessitaient des modifications du prix du pain. Les autres relevés, quand les prix restaient stables, n’étaient-ils faits qu’oralement ? Ou bien étaient-ils écrits, mais sans qu’on les conserve dans des registres qui ensuite ont été à l’origine de ce manuscrit 5270 ?
La troisième phase de l’histoire de la mercuriale de Paris commence en 1520. De cette date à 1698, nous conservons des relevés réguliers, pris deux fois par semaine, sur des registres qui étaient consultables3.
On pourrait esquisser une histoire comparable pour beaucoup d’autres villes, en France ou ailleurs, par exemple pour les marchés de la région parisienne4, ou pour Charleville5, ou pour Toulouse, qui présente la plus longue série de prix du grain de France (de 1485 à 1849)6, etc. En 1539, l’ordonnance de Villers-Cotterêts rendit obligatoire, dans les diverses villes du royaume de France, un relevé hebdomadaire des prix des blés, des vins et des foins. La prescription a été reformulée par l’ordonnance de 1667.
Enfin, il faut signaler que l’utilisation des mercuriales comme source pour l’histoire des prix a donné lieu à de vifs débats, certains historiens n’étant pas convaincus de leur crédibilité. L’argumentation de E. Labrousse, qui soulignait la valeur des mercuriales, a finalement convaincu. Ces débats, qu’il faut considérer comme clos, n’ont de toute façon pas grande importance pour le propos qui est le nôtre ici.
Les mercuriales avaient deux grandes fonctions. La principale, celle sur laquelle insistent tous les historiens et à laquelle j’ai déjà fait allusion, c’est la taxe du pain. Les grains étaient vendus sur des marchés déterminés, qui étaient très réglementés. Si leur prix était en général laissé libre, celui du pain était taxé, en fonction du prix du grain. Il y avait donc relevé du prix du grain, estimation du volume de céréales nécessaire pour faire une certaine quantité de farine et de pain, évaluation du taux de rétribution des meuniers et des boulangers. Dans la plupart des régions (Paris a fait exception au Moyen Âge), le prix du pain était fixe, et c’était son poids qui variait. Si le prix du grain augmentait, le poids du pain diminuait donc7. Évidemment, tout le pain consommé n’était pas acheté. Dans toutes les grandes villes d’Europe, beaucoup de familles achetaient le grain, le faisaient moudre dans des moulins et cuisaient le pain à la maison. Selon F. Braudel, ce n’est qu’au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle que, dans les grandes villes de France, l’habitude de cuire le pain à la maison s’est complètement perdue8.
Une deuxième fonction des mercuriales, mais tenue pour moins importante que la première, concernait la conversion en argent des rentes et prélèvements. Beaucoup de prélèvements ruraux (rentes, droits seigneuriaux) étaient en principe effectués en nature, mais ils pouvaient être convertis en argent. C’était le juge du lieu qui fixait la somme, en fonction des mercuriales. Même chose pour le rachat des biens seigneuriaux au moment de la Révolution9.
À partir de ces deux fonctions, et surtout de la première, les mercuriales acquirent dès le XVIe siècle une place très importante dans le raisonnement et les observations économiques. Une telle importance explique que nous puissions nous poser la question : existait-il dans l’Antiquité gréco-romaine quelque chose d’analogue ? procédait-on alors à des relevés de prix conservés du type des mercuriales ?
Dans le monde romain, deux arguments conduisent à la conclusion qu’il n’a jamais existé de mercuriales. Le premier est l’argument ex silentio. Pour la plupart des régions de l’Empire, cet argument est à vrai dire très faible, étant donné la pauvreté de notre documentation sur les prix et l’organisation de la vie commerciale. Il est un peu plus fort pour l’Italie, dont les textes littéraires parlent volontiers, surtout à la fin de la République et au début de l’Empire. Il est nettement plus fort pour l’Égypte, où l’on n’a jamais retrouvé de listes de prix qui ressemblent à des mercuriales.
Quelques réticences que suscite l’argument du silence, l’autre argument me paraît déterminant, car il prouve positivement qu’à la fin de la République, les prix des céréales n’étaient relevés régulièrement ni en Sicile ni à Rome. Il s’agit de deux passages des Verrines, dans le De frumento. En plus de l’impôt (la dîme), Rome achetait du blé en Sicile ; c’était le frumentum emptum. Il se composait de deux parties : le blé dîmé (frumentum decumanum), dont Rome demandait une quantité égale à celle de la dîme, et qu’elle payait trois sesterces le boisseau (modius) ; et le blé réquisitionné (frumentum imperatum), dont elle levait 800 000 boisseaux par an, et qu’elle achetait 3,5 sesterces le boisseau10. Ayant reçu de l’argent du Sénat pour acheter ce blé, Verrès, selon Cicéron, ne le paya pas, mais l’évalua en monnaie, et demanda des sommes d’argent aux cités de Sicile. Il transforma donc le blé acheté en nouvel impôt et en tira de gros bénéfices. Il estima ce blé à 2,5 sesterces le boisseau, c’est-à-dire à 15 sesterces le médimne11, et ses défenseurs essayèrent de tirer parti de cette estimation en prétendant qu’elle était très basse. Cicéron veut prouver, d’une part que les cités ont vraiment versé l’argent, et cela grâce aux registres publics (ex litteris publicis), d’autre part que le prix fixé n’était pas particulièrement bas au moment où le prélèvement a été effectué. Sur ce second point, il va se servir des livres de caisse privés des plus riches producteurs de blé de l’île (ex tabulis locupletissimorum aratorum) ; ils montreront qu’à cette date personne en Sicile ne vendait de blé à un prix supérieur12.
Un sénatus-consulte autorisait les gouverneurs à lever du blé pour leur grenier privé ou à demander, à la place de ce blé, une somme d’argent. On appelait ce prélèvement le frumentum aestimatum ou frumentum in cellam. Verrès a choisi de lever des sommes d’argent. Et alors que, pour ce grenier privé, le sénatus-consulte évaluait le blé à 4 sesterces le boisseau, Verrès fixa son prix à 12 sesterces ! Ses défenseurs et lui-même prétendaient que c’était le prix habituel en Sicile à ce moment précis, et que d’ailleurs d’autres gouverneurs avant lui avaient pratiqué des estimations comparables. Cicéron cherche à prouver que le prix du blé, certes, varie souvent, au cours d’une même année et d’une année sur l’autre, mais qu’à la date où Verrès a procédé à cette estimation, il ne valait pas du tout 12 sesterces le boisseau. Comment le montrer ? Par des témoins et par les registres privés des producteurs de blé (et testimoniis omnium et tabulis aratorum)13. Il est sûr que si des relevés officiels et réguliers des prix avaient existé dans les cités de Sicile, Cicéron les aurait consultés au lieu de collectionner les témoignages et registres privés. Au moins aurait-il parlé de ces relevés. D’autre part, si à cette même époque de tels relevés avaient existé à Rome, il y aurait fait allusion, serait-ce pour signaler cette différence entre Rome et les cités de Sicile, puisque le procès se déroulait à Rome. Pour moi, la conclusion est donc claire : à la fin de la République, il n’existait de mercuriales ni à Rome ni en Sicile, et rien n’indique qu’il ait pu en exister ailleurs.
Certes, une phrase de Caton, que cite Aulu-Gelle, et qui concerne le tableau du Grand Pontife, indique qu’on pouvait y lire “combien de fois le cours du blé a monté, combien de fois une nuée ou tout autre chose a obstrué la lumière du soleil ou de la lune14”. Ce passage a parfois paru montrer l’existence de mercuriales. Mais il n’en est rien. On est là en présence d’un tout autre type de documents. Il ne s’agit pas du tout de relevés réguliers de prix, mais de mentions isolées d’événements uniques, dont certains s’apparentent à nos yeux à l’économie, et d’autres pas du tout (par exemple, les éclipses et les tremblements de terre). Dans un tel document, seuls les prix exceptionnels sont signalés, et non pas tous les prix.
Dans le domaine latin, rien ne suggère donc l’existence de mercuriales. Au contraire, les deux passages des Verrines montrent qu’il n’y en avait pas.
Et dans les cités grecques, aux diverses époques de leur histoire (classique, hellénistique et romaine) ? Trois listes de prix sont connues. Dans le présent volume, le texte de L. Migeotte fait allusion à ces listes15, et R. Descat commente celle qui a été publiée le plus récemment, l’inscription agoranomique du Pirée16. Les deux autres sont des listes de prix de poissons, trouvées l’une à Delphes et l’autre à Akraiphia, en Béotie17. Elles datent toutes les deux du IIIe siècle a.C. Celle d’Akraiphia date du dernier quart du siècle, et son texte paraît faire état d’une décision de la cité à la suite de laquelle l’agonarque (c’est-à-dire l’équivalent de l’agoranome) a affiché ces prix. Ni l’une ni l’autre des deux inscriptions n’indique explicitement pourquoi on a procédé à cet affichage. Ceux qui ont travaillé sur ces textes ont conclu qu’il s’agissait d’une limitation des prix de vente des poissons, dans le cadre de panégyries (à Akraiphia, il s’agirait des Ptoia). Il arrivait en effet que les prix fussent limités par les cités, et surtout dans le cas des panégyries.
La troisième inscription est l’inscription agoranomique du Pirée, qu’a publiée G. Steinhauer18 et qu’étudie ici R. Descat19. Elle concerne des prix de viandes et de spécialités de charcuterie et de triperie. Elle se compose de deux parties (disposées sur deux faces différentes de la pierre), dont l’une est plus ancienne que l’autre. Sans exclure une autre chronologie, G. Steinhauer a eu tendance à dater la plus ancienne de la fin du IIe siècle a.C., et la plus récente de l’année 84-83 a.C. (l’année même où Sylla était à Athènes). R. Descat propose une datation plus basse. Pour les raisons qu’il explique dans son article, il pense que le Pammenès de l’inscription n’était pas l’archonte de 83 a.C., mais son petit-fils homonyme. Il propose donc, pour la seconde inscription, une date située entre 40 et 30 a.C., et situe la première partie du texte au début du Ier siècle a.C.
Dans cette inscription agoranomique du Pirée, on trouve donc deux séries de prix, pour des produits le plus souvent identiques. Dans les cas où le caractère lacunaire de l’inscription n’interdit pas de comparer, les prix de la seconde partie de l’inscription sont en hausse par rapport à ceux de la première partie. On ne peut pas exclure qu’il s’agisse aussi de prix maxima. Néanmoins, R. Descat préfère y voir une liste de prix usuels pris comme base pour le calcul d’une taxe, la taxe du marché ou une taxe sur les ventes. À vrai dire, il est assez surprenant qu’aient été affichés, non point les montants de la taxe elle-même, mais les prix à partir desquels on la calculait. Mais pourquoi pas ? On peut aussi s’étonner, dans le cadre de cette hypothèse, que nous n’ayons pas de listes de prix de céréales ; mais ce peut être l’effet du hasard des trouvailles.
Résumons. Les deux inscriptions du IIIe siècle a.C. portent plus probablement des listes de prix maxima20. Celle du Pirée, à l’inverse, pourrait présenter une liste de prix évalués servant à calculer le taux d’une taxe. Mais, dans les trois cas, on peut hésiter entre les deux solutions. Dans aucun des cas, malgré les présomptions, on ne peut, de façon sûre, trancher entre les deux : des prix maxima imposés, ou des prix évalués servant à calculer le taux d’une taxe21.
S’il s’agit de prix maxima, ces inscriptions n’ont évidemment rien à voir avec les mercuriales. Il s’agit de fixation autoritaire des prix, et non pas de prix observés. Et dans l’autre hypothèse ? Des prix sont évalués et publiés sur pierre pour fonder le calcul d’une taxe. Une telle pratique est-elle proche de celle des mercuriales ? À mon avis, non. Car la mercuriale, même dans la première époque de celle de Paris, vise à relever les variations de prix sur le court terme. Ce sont les variations qui importent dans l’institution des mercuriales, et cela dès le XIIIe et le XIVe siècles. Pour fixer au jour le jour le prix du pain, il fallait être attentif à l’évolution à court terme du prix du grain. Que nous ayons des chiffres de prix pour tous les jours de marchés, ou seulement pour quelques jours par an, le principe reste le même, et ce principe exclut qu’on puisse publier les mercuriales sur un support de pierre ; quand elles étaient rendues publiques, c’était nécessairement sur un support plus léger et conçu comme plus périssable. Au contraire, si les trois inscriptions grecques étaient des listes de prix évalués, il s’agissait de choisir un prix moyen, valable sur le long terme, quelles que soient les fluctuations à court terme, afin que la taxe concernée soit toujours calculée sur la même base, indépendamment de telles fluctuations. Si, sur le long terme (plusieurs décennies, par exemple), les prix montaient ou baissaient (et demeuraient en moyenne plus hauts ou plus bas que ceux de la période précédente), alors on publiait une nouvelle base de calcul de la taxe, comme cela semble avoir été fait au Pirée. Comme la première, la seconde liste est une sorte de moyenne, qui doit rester valable sur le long terme. Elle est élaborée à partir de prix observés, mais elle ne présente pas des prix observés régulièrement, même de loin en loin, comme c’est le cas pour les mercuriales. Elle présente des prix abstraits et moyens, évalués à partir de tout un ensemble de prix observés, en gommant les fluctuations à court terme. Ces prix évalués restent valables pour le calcul de la taxe jusqu’à ce qu’on change la base de calcul, et cela quelle que soit l’évolution quotidienne des prix pratiqués sur les marchés.
Même si les listes de Delphes, d’Akraiphia et du Pirée se composaient de prix évalués pour le calcul d’une taxe, elles ne signifieraient donc pas l’existence de mercuriales. À plus forte raison si ce sont des listes de prix maxima. On ne peut pas admettre l’existence de mercuriales dans l’Antiquité gréco-romaine.
Comment interpréter cette absence ? L’organisation de la vente du grain et du pain, dans le cadre d’un commerce privé, étaient très proches de ce qu’on observe aux Temps Modernes. En Grèce et à Rome, le prix des pains était fixe et c’était leur poids qui variait, comme au Moyen Âge et aux Temps Modernes22. C. Ampolo l’a montré à partir de quelques textes dont deux ou trois au moins sont parfaitement explicites et concluants23. Quand nous disposons de textes explicites, par exemple à Athènes, nous nous apercevons qu’il existait un processus de “taxe du pain” assez comparable à celui des Temps Modernes (prix du grain libre, avec des négociations entre les autorités et les négociants ; régulation du prix de la farine et de celui du pain en fonction de celui du grain). Un tel processus conduisait à observer le prix du grain, pour contrôler celui du pain. Plusieurs textes que cite C. Ampolo, en particulier celui de Pétrone24, montrent que les magistrats (ici, les édiles) exerçaient un contrôle permanent sur la valeur du pain (c’est-à-dire sur son poids, puisque le poids était susceptible de varier, tandis que le prix constituait une donnée constante).
Puisqu’il n’existait pas de mercuriales dans l’Antiquité, il faut bien conclure que l’observation régulière des prix et la connaissance de leur évolution n’y suscitaient pas le même intérêt qu’à la fin du Moyen Âge et aux Temps Modernes. Pour limiter le prix du pain, il fallait bien que les édiles ou les agoranomes aient connaissance des variations du prix du grain. Mais ils ne jugeaient pas indispensable de noter les prix, d’en faire des relevés consultables par n’importe quel citoyen, dans des registres permettant de saisir rétrospectivement l’évolution des prix.
Dans tout ce paragraphe, nous avons traité à la fois des cités grecques, de Rome et des cités d’époque romaine. Notre documentation est certes réduite, mais, quant à ces questions, elle laisse entrevoir une grande communauté de pratiques et de conceptions entre les mondes grec et romain. Dans ses articles, C. Ampolo est amené à aborder à la fois Athènes et Rome. Et une partie des conclusions auxquelles aboutit L. Migeotte seraient probablement valides, mutatis mutandis, pour les cités d’Italie.
Pourquoi ce moindre intérêt à l’égard des prix ? Il est difficile de trouver une explication. Plusieurs sont possibles, et elles relèvent, directement ou non, des grands caractères anthropologiques de la cité grecque et romaine. Première de ces explications : la façon dont la cité antique concevait l’économie non agricole. La cité se donnait la documentation et les archives que requéraient ses besoins politiques et administratifs, mais la vie économique (surtout commerciale) lui apparaissait comme tellement privée qu’elle envisageait difficilement de réunir des dossiers documentaires la concernant, si du moins ces dossiers ne poursuivaient pas des objectifs fiscaux.
Une autre explication, que J.-Y. Grenier a suggérée au cours de la table ronde, tient à la manière dont la cité ou l’Empire intervenait en matière de céréales. En effet, si le contrôle des prix du grain et du pain était assez semblable dans la cité antique et dans l’Europe médiévale et moderne, la manière dont les pouvoirs publics intervenaient différait. Dans les deux cas, ils intervenaient, mais de façon très différente. J.-Y. Grenier souligne qu’aux Temps Modernes, ils intervenaient sur le marché ; ils s’efforçaient de faire baisser les prix en introduisant du blé sur le marché, en respectant le mécanisme habituel de formation du prix. Au contraire, les Anciens, dès qu’il y avait une difficulté, et parfois même en permanence (voir le cas de la ville de Rome), distribuaient des céréales en dehors du marché, à un prix radicalement différent de celui du marché, ou même gratuitement. Dans la cité grecque ou romaine, il y avait donc deux circuits de vente (ou de distribution) du blé, circuits sur lesquels les prix n’étaient pas les mêmes : le marché et son activité commerciale, les ventes à prix réduit et les distributions des pouvoirs publics. On peut se demander si l’existence de ces deux circuits, en diminuant l’importance des opérations sur le marché, n’est pas une des causes de la moindre importance des prix dans la pensée antique. Le prix et son évolution ne peut être au centre des préoccupations, puisqu’une bonne partie de la population de Rome reçoit du blé gratuit et que certaines autres cités constituent régulièrement des stocks de céréales destinés aux éventuelles disettes. Ces deux explications ne s’excluent pas. D’autres sont-elles possibles ? Oui, probablement.
Dans la seconde partie de l’article, je vais traiter des variations du taux de l’intérêt. Que savons-nous de ces variations, et comment les expliquer ? Après quelques remarques générales, j’aborderai successivement trois points. D’abord, les interventions de l’État, qui visaient à limiter le taux de l’intérêt. Ensuite, les variations dans l’espace et les variations dans le temps.
Les Anciens concevaient l’intérêt comme le prix de l’argent. Gaius, par exemple, en parle après une phrase où il était question du prix du vin, de l’huile et du blé. Il met le niveau du taux d’intérêt en rapport avec la facilité à trouver de l’argent25. Deux passages souvent commentés, l’un de Dion Cassius et l’autre de Suétone, nous apprennent qu’à la suite de la bataille d’Actium, le trésor des rois d’Egypte ayant été apporté à Rome et en partie monnayé, le taux de l’intérêt tomba de 12 à 4 %26. Il y avait donc une claire conscience que le taux de l’intérêt dépend de l’offre et de la demande de monnaie.
Mais, comme le remarque J.-Y. Grenier pour la France moderne, l’offre de monnaie, en pratique, dépend elle-même du partage de l’épargne entre la thésaurisation et le prêt. Le prêteur potentiel se décide à prêter ou, au contraire, à thésauriser en fonction de la confiance qu’il éprouve ou n’éprouve pas27. Pour la fin de la République romaine et les deux premiers siècles de l’Empire, c’est certainement la confiance qui domine, au moins dans les élites auxquelles nous avons accès. Alors qu’on ne trouve pas d’exemples d’hommes qui refusent de prêter, on entend parler de détenteurs de capitaux qui ne trouvent pas d’emprunteurs28. La thésaurisation, à ces époques, ne paraît pas être un problème. À la fin du IIIe siècle et au IVe siècle p.C., il en sera différemment. Beaucoup de textes chrétiens font allusion à la thésaurisation, et sa condamnation est alors bien plus fréquente.
À Rome, le prêt à intérêt fut interdit par la fameuse lex Genucia, en 342 a.C.29, et il n’est pas impossible qu’il ait été de nouveau interdit au début du IIe siècle a.C.30. Mais cette éventuelle seconde interdiction, si elle a vraiment été formulée, est très vite tombée dans l’oubli, et même la première n’a probablement pas été observée très longtemps. Quand les argentarii ont été installés au forum entre 318 et 310 a.C., elle n’était probablement plus respectée.
À la fin de la République et sous le Haut Empire, le prêt à intérêt n’était plus interdit. Mais les pouvoirs publics sont à plusieurs reprises intervenus pour limiter le taux de l’intérêt, en particulier lors de crises des paiements ou d’endettement31.
La lex Cornelia Pompeia de 88 a.C. légalisa le prêt à intérêt, et fixa un taux maximum, unciarium à nouveau, c’est-à-dire, à cette date, soit 12 % par an (une once par livre à chaque mois), comme le pensait T. Frank32, soit 8 1/3 % par an (un douzième du capital par an). En 51 a.C., le Sénat limite de nouveau le taux d’intérêt à 12 % par an, ce qui prouve que le maximum de 88 a.C. (quel qu’il fût) n’était plus appliqué33. Le taux maximum de 12 % par an se retrouve dans l’édit provincial de Cicéron en Cilicie. Comme chacun sait, l’intérêt est désormais calculé, dans le domaine latin, en centièmes par mois. Le taux de 12 % par an se dit donc centesimae usurae (c’est-à-dire un intérêt d’un centième, de 1 % par mois). Ce mode de calcul est probablement imité de l’habitude grecque. Les Grecs, en effet, comptaient en nombre de drachmes par mine et par mois ; et, comme il y avait cent drachmes dans une mine, une drachme par mois équivalait à 1 % par mois34.
La limitation formulée par le Sénat en 51 a.C. fut-elle ou non confirmée par César, puis par Auguste ? Nous l’ignorons. Comme Billeter, je ne crois pas que la loi césarienne de modo credendi possidendique intra Italiam ait limité le taux de l’intérêt35. Mais une autre mesure de César a pu le faire, dont la trace ne nous est pas parvenue. Au cours du Haut-Empire, le taux de l’intérêt était-il limité à 12 % par an, de façon durable et sur tout le territoire de l’Empire ? Quoiqu’il ne soit guère question de limitation du taux dans les textes de l’époque, ce taux a sûrement été limité à 12 % dans certaines provinces, par exemple l’Égypte. En Égypte, A. Gara insiste sur le fait que la domination romaine s’est traduite par une baisse du taux d’intérêt et par un combat plus efficace contre l’usure36. Mais existait-il une limitation générale ? C’est très possible ; ce n’est pas certain.
L’État romain a donc tendance à fixer un taux d’intérêt maximum, mais qui ne devient pas un taux de base. C’est une limite supérieure. Sous le Haut-Empire aussi bien qu’au dernier siècle de la République, nous connaissons beaucoup de cas où l’intérêt pratiqué était au-dessous de cette limite, – et pas seulement pour des capitaux de fondations.
En outre, l’État romain était très sensible à deux autres questions. D’une part, les intérêts composés (les intérêts qui s’ajoutent au capital chaque année, ou même chaque mois, et rapportent ainsi de nouveaux intérêts). Ils étaient souvent interdits ; le sénatus-consulte de 51 a.C. n’autorisait les prêts que perpetuo fenore, c’est-à-dire à intérêts simples. Les intérêts composés étaient plus facilement autorisés ou tolérés en cas de capitalisation annuelle qu’en cas de capitalisation mensuelle37. En Cilicie, quand Cicéron était gouverneur, la capitalisation annuelle était autorisée, mais non point la mensuelle.
Surtout en cas de crise, les pouvoirs publics étaient également attentifs au montant des intérêts dus. La décision est souvent prise de les limiter à un montant égal à celui du capital prêté. C’est ce qu’a fait Lucullus en Asie pour soulager les cités endettées. La même règle est appliquée de façon habituelle dans l’Égypte romaine38.
Les variations de l’intérêt dont nous avons trace sont comprises, sauf exception, entre 4 et 12 % par an. Il est rarissime de rencontrer un taux d’intérêt de moins de 4 %39, et l’un des auteurs de l’Histoire Auguste qualifie le taux de 4 % de minimae usurae40. En dehors des cas clairement usuraires, le taux de 12 % n’est presque jamais dépassé41. Les Latins n’ont pas de mots par lesquels on puisse traduire exactement “usure” et “usuraire”. Néanmoins, Billeter avait raison de dire qu’au-dessus de 12 % par an, l’intérêt commençait à leur sembler usuraire, même quand le taux d’intérêt n’était pas légalement limité42. La preuve, c’est qu’on ne rencontre pratiquement jamais de prêt à 15, 16 ou 18 % par an. Si le taux dépasse 12 %, il saute directement à 24, 48 ou même 60 % par an.
À la suite de la bataille d’Actium, le trésor des rois d’Égypte a été apporté à Rome et en partie monnayé. Le taux de l’intérêt est tombé de 12 à 4 %43 ; il est donc passé de son plus haut niveau habituel au plus bas.
Enfin, il faut se rendre compte qu’en un même endroit, plusieurs taux d’intérêt sont pratiqués contemporainement, sans même compter les cas de prêts usuraires. Compte tenu de la pauvreté de notre documentation, cela complique énormément la perception des éventuelles évolutions conjoncturelles.
Le taux de l’intérêt varie d’abord avec la personnalité du prêteur et celle de l’emprunteur. Deux lettres de Cicéron fournissent un bel exemple des difficultés que soulève une telle observation. Cicéron, en 62-61 a.C., cherche à emprunter de l’argent parce qu’il a acheté sa maison sur le Palatin. En décembre 62, il écrit qu’on trouve facilement de l’argent à 6 %, et que, de toute façon, lui est un bonum nomen aux yeux des prêteurs, parce qu’il a mené pendant son consulat, au moment de la conjuration de Catilina, une politique favorable à leurs intérêts44. Moins d’un mois après, au tout début de janvier 61, il dit que Q. Caecilius n’accorde pas de prêts à moins de 12 %, même à ses proches45. Considérant la personnalité de Cicéron et celle de Q. Caecilius, Billeter concluait qu’il n’y avait probablement pas eu d’évolution du taux d’intérêt entre décembre et janvier. La différence (du simple au double) tiendrait à l’identité du prêteur et de l’emprunteur46. Il me paraît impossible de le suivre ; je pense que le taux de l’intérêt a monté dans les dernières semaines de 62. Mais une partie au moins de la différence s’explique par le prestige de Cicéron et par l’avidité de Q. Caecilius.
Pline le Jeune explique à Trajan que les Bithyniens préfèrent, à taux égal, emprunter des fonds privés plutôt que des fonds publics47 ; les pouvoirs publics, pour placer leur argent, sont donc amenés à baisser leur taux d’intérêt. D’autre part, les intérêts des prêts des fondations devraient normalement être très bas, puisqu’il est important que le capital de la fondation continue toujours à être placé. Le montant du prêt et son terme doivent aussi entrer en compte pour la détermination du taux d’intérêt.
Ces différences de taux d’intérêt correspondent aussi à la diversité des préoccupations et des stratégies des prêteurs. P. Veyne, par exemple, a opposé deux stratégies du notable, celle de sécurité et celle de profit48. Un passage de Perse met en parallèle deux placements, dont le premier rapporte modestement du 5 % et le second atteint un cupide 11 %. Cela montre qu’à une même époque, en un même endroit, le taux peut varier du simple au double, sans pourtant atteindre un niveau usuraire49.
Enfin, à chaque fois qu’il y a des intermédiaires, il y a nécessairement deux taux d’intérêt différents, celui que l’intermédiaire verse à l’investisseur et celui qu’il reçoit lui-même de l’emprunteur. Mais nous n’avons aucune information sur la différence entre ces deux taux, que l’intermédiaire soit un banquier professionnel ou un intermédiaire de crédit tel que Cluvius ou Vestorius.
Selon une phrase de Suétone, Auguste sanctionna du blâme censorial, de la nota, des chevaliers qui avaient emprunté de l’argent à intérêt pour le placer ensuite avec un intérêt plus fort50. Ce texte est d’interprétation délicate. Le plus simple est de considérer qu’Auguste a voulu interdire aux chevaliers les opérations financières les plus spécialisées et les plus profitables. Mais il fallait bien que les intermédiaires de crédit prêtent l’argent à un taux plus élevé que celui auquel ils l’empruntaient. Ce qu’Auguste a reproché à ces chevaliers ne pouvait être reproché ni aux banquiers ni à d’autres financiers spécialisés, sauf à vouloir supprimer l’ensemble de leur activité financière.
Le taux de l’intérêt, à une date donnée, variait-il d’un lieu à un autre ? Oui, plusieurs textes de jurisconsultes en font foi51. Dans ces textes, la cause de ces différences n’est pas toujours indiquée52. Quand elle l’est, il ne s’agit pas toujours de la même cause. Il arrive que le texte renvoie implicitement à une limitation figurant dans l’édit provincial53. Dans d’autres cas, on entrevoit que la conjoncture a joué un rôle, que la variation dépend de l’offre et de la demande de monnaie54. Ainsi, Gaius dit qu’à certains endroits l’intérêt est plus bas et l’offre d’argent plus abondante, tandis qu’à d’autres l’intérêt est plus élevé et l’offre plus restreinte. Enfin, il arrive que le jurisconsulte fasse référence à la coutume de la région, c’est-à-dire à une habitude durable et ne dépendant pas des circonstances55. L’offre et la demande de monnaie ne sont donc pas seules en cause ; il faut aussi tenir compte de traditions locales ou régionales.
En pratique, il est impossible de chiffrer ces différences, parce que, dans notre maigre documentation, variations géographiques et variations chronologiques s’entremêlent inévitablement. Sous le Haut-Empire, l’intérêt est probablement plus bas en Italie et en Méditerranée occidentale (4 à 6 %), plus élevé dans la partie grecque de l’Empire (8 ou 9 %), et surtout en Égypte (12 %), où la documentation est la plus riche56. Mais ce schéma est loin de rendre compte de tous les cas connus. En Afrique du Nord, par exemple, quatre fondations prévoient des intérêts de 5 ou de 6 %, mais une cinquième en prévoit de 12 %. Il faut poser l’existence de variations géographiques de l’intérêt, mais donner des chiffres précis n’est pas facile.
Et les variations dans le temps ? Pour l’Italie, nous sommes en face de deux situations très différentes, qui se succèdent dans le temps. Au dernier siècle de la République, nous avons quelques exemples bien connus de variations brusques. Au contraire, sous le Haut-Empire, nous ne percevons plus aucune variation nette, et les taux que citent les textes littéraires, les textes juridiques et les inscriptions sont bas, souvent 5 à 6 % par an57.
Entre 88 et 62 a.C., le taux usuel avait sûrement varié à plusieurs reprises. À la fin de 62, à Rome, il était plutôt bas (6 %), mais il semble avoir remonté dans les dernières semaines de 62. En 54 a.C., à la suite d’une grosse affaire de corruption électorale, il double, de 4 à 8 %58. On voit qu’avant cette affaire, il était très bas. Le sénatus-consulte de 51 a.C. montre qu’il avait beaucoup remonté entre 54 et 51. Avec la guerre civile et la crise d’endettement et des paiements qui la marqua, il est sûr qu’il ne baissa point. César lui-même écrit d’ailleurs que le taux de l’intérêt s’élève toujours pendant les guerres, à cause des contributions exceptionnelles qui sont exigées de tous59. Et nous avons vu qu’en 31 a.C., il perdit deux tiers de sa valeur, en tombant de 12 % à 4 % par an.
Au Ier siècle a.C., cette documentation assez nourrie nous donne une idée de la rapidité de la variation du taux d’intérêt, – du moins à Rome et en Italie centrale, où était alors concentrée la finance aristocratique. Elle montre aussi que ces variations ne résultent pas de phases économiques, comme c’est le cas dans l’Europe moderne60. Ce qui domine, ce sont les événements politiques et militaires (guerres civiles, butin provenant des guerres) et les soubresauts de la vie politique sénatoriale. Ces évolutions du taux d’intérêt dans la Rome républicaine ne peuvent être mises en rapport avec la vie économique ; elles renvoient avant tout à la politique et au poids de la finance aristocratique.
Sous le Haut-Empire, la documentation textuelle offre, pour Rome et l’Italie, un tableau très différent, – un tableau extrêmement stable, avec des taux très bas (5 à 6 %).
Dans les tablettes de Murecine, le taux d’intérêt n’est pas indiqué dans les tablettes de mutua cum stipulatione, et il n’y est même pas question d’intérêt. Or les prêts des Sulpicii n’étaient sûrement pas gratuits. Faut-il penser que d’autres tablettes séparées qui concernaient les intérêts ne nous sont pas parvenues, par le hasard des trouvailles ? Camodeca ne le croit pas, et il pense que les intérêts étaient soustraits du montant du capital, au moment où le débiteur recevait l’argent. Pourquoi procéder ainsi ? Selon lui, parce que les intérêts étaient très élevés, et dépassaient le maximum légal61. À la vision que nous transmettent les textes littéraires et juridiques, il en oppose donc une autre, complètement différente, selon laquelle, au Ier siècle p.C., en Italie, les intérêts usuraires auraient été monnaie courante.
Je ne suis pas convaincu par ses arguments. Il est possible que d’autres tablettes, non retrouvées, aient concerné les intérêts. D’autre part, puisque des fragments du Digeste citent des chirographes de mutuum cum stipulatione sans mentionner les intérêts, il est difficile de songer à une situation illégale62. Si un tel procédé était une manière de dissimuler un intérêt usuraire, le jurisconsulte n’aurait pas omis de le dire. Il est d’ailleurs juridiquement normal que les intérêts du mutuum fassent l’objet d’une stipulation propre63. Dans certains cas, l’intérêt n’est pas indiqué parce qu’il est inclus dans la somme à rembourser. P. W. Pestman a montré que dans les papyrus d’Égypte, atokos et aneu tokou ne signifiaient pas toujours que le prêt fût gratuit ; l’intérêt pouvait être inclus dans le montant dû64. Mais faut-il en conclure que, dans ce cas, il était usuraire ?
Enfin, je ne suis pas convaincu qu’il faille refuser le témoignage des textes littéraires (peu nombreux) et des textes juridiques, en vertu du seul argument ex silentio (et en l’absence de toute autre preuve). Une telle démarche me paraît beaucoup trop critique par rapport à la tradition textuelle.
En tout cas, si Camodeca avait raison (ce que je ne crois pas), la documentation se réduirait à des textes littéraires et juridiques tous mensongers et à des tablettes totalement muettes. On ne pourrait donc plus rien dire sur le taux de l’intérêt dans l’Italie impériale.
Concluons sur les variations du taux d’intérêt.
Nous n’avons aucune trace de variations cycliques de dix, vingt, trente ou quarante ans, à mettre en rapport avec des phases économiques. Dans le monde grec proprement dit et en Italie, il y a très probablement une baisse à très long terme, pluriséculaire (plus ou moins rapide, selon les régions), entre le IVe siècle a.C. et le Haut-Empire romain. Si Camodeca avait raison, il faudrait cependant admettre que la tendance s’inverse brutalement dans l’Italie du premier siècle de l’Empire.
À très court terme, de brusques variations peuvent s’observer, mais il n’y en a probablement pas autant à toutes les époques et dans toutes les régions. Elles dépendant de l’offre et de la demande de monnaie, qui dépendaient elles-mêmes de facteurs politiques, sociaux (aléas de la finance aristocratique et de la vie politique et sociale de l’élite, crises d’endettement populaire) et aussi économiques (mauvaises récoltes de céréales, difficultés de l’approvisionnement des villes, etc.) Mais il est sûr que ces variations à très court terme ne peuvent pas s’expliquer avant tout par l’évolution économique. Quant aux variations dans l’espace, elles aussi peuvent se situer dans le très court terme ou, à l’inverse, dans le long terme ; elles s’expliquent par des conjonctures locales ou par des traditions durables de la région en question. C’est en tout cas ce qu’écrivaient les jurisconsultes dont les textes figurent au Digeste.
Notes
- Frêche & Frêche 1967. Je remercie très vivement J.-Y. Grenier pour toutes les informations et les idées qu’il m’a fournies sur les mercuriales et sur l’économie d’Ancien Régime en général ; voir Grenier 1996.
- Baulant & Meuvret 1960-1962 ; Meuvret 1960.
- Baulant & Meuvret 1960-1962.
- Dupâquier et al. 1968.
- Morineau 1985a.
- Frêche & Frêche 1967.
- Braudel 1979a, 112-118.
- Braudel 1979a, 113 et 116-117.
- Frêche & Frêche 1967, 3.
- Cic., Verr., 3.163.
- Cic., Verr., 3.171-173.
- Cic., Verr., 3.173.
- Cic., Verr., 3.188-189.
- Gel. 2.28.6.
- Voir Andreau et al., éd. 1997, 29-48. Récemment, ces inscriptions ont été également commentées dans Garnsey & Nijf 1998 (ainsi qu’une inscription d’Oinoanda concernant la fondation par le bienfaiteur Démosthénès d’un festival pentétérique).
- Voir Andreau et al., éd. 1997, 9-16.
- Vatin 1966 ; Feyel 1936 ; Salviat & Vatin 1971, 95-109 ; Roesch 1974.
- Steinhauer 1994.
- Voir Andreau et al., éd. 1997, 9-16.
- Et c’est probablement à la fixation de prix maxima que fait allusion l’inscription d’Oinoanda que j’ai citée à la note 15.
- Garnsey & Nijf 1998 paraissent choisir l’hypothèse de ce que j’appelle les prix évalués, mais ils n’excluent pas vraiment une fixation de prix maxima.
- Voir aussi Desportes 1987.
- Ampolo 1984 et 1986.
- Petr., Sat., 44.3 et 11-12.
- Dig.,13.4.3 (Gaius, lib. IX ad ed. prov.)
- Cass. Dio 51.21.5 ; Suet., Aug., 41.2.
- Grenier 1996, 188-191.
- Voir par exemple Petron. 53.4 et Plin., Ep., 10.54 et 55.
- Billeter 1898, 134-157 ; Barlow 1978, 56-58.
- En 89 a.C., alors qu’on se trouvait de nouveau en pleine crise d’endettement, le préteur A. Sempronius Asellio décida d’appliquer une vieille loi tombée en désuétude qui interdisait le prêt à intérêt (sur la préture de A. Sempronius Asellio, voir App., BC, 1.134.232-239 ; Bulst 1964, 331-332 ; Gabba 1967, 158-161 ; Badian 1969, 475-481 ; Barlow 1978, 57). Est-ce qu’au début du IIe siècle a.C. (entre 200 et 170 a.C.), une nouvelle loi a reformulé l’interdiction ? C’est l’opinion de Billeter (1898, 144-153) et de Barlow (1978, 59-60), le premier songeant à la lex Marcia et le second à la lex Iunia de feneratione. Je ne suis pas convaincu par leurs arguments.
- Je ne parle ici ni du taux fixé par les Douze Tables (fenus unciarium), ni des autres mesures de limitation prises aux Ve et IVe siècles a.C. À ce sujet, voir Zehnacker 1980.
- Frank, éd. 1933, 269-271.
- Cic., Att., 5.21.13 ; Billeter 1898, 169-175 et Barlow 1978, 172.
- Barlow 1978, 130, 134 et 171.
- Billeter 1898, 175-177.
- Gara 1988, 943-946.
- Barlow 1978, 171 et notes 130-131.
- Plu., Luc., 20.3 ; et Johnson 1936, 450-451.
- Dans Dig., 33.1.21.4 (Q. Scaev.) figure un taux de 3 % par an.
- Hist. Aug., Pius, 2.8 (fenus trientarium, hoc est minimae usurae).
- Une fondation paraît indiquer le taux étrangement élevé de 15 % (CIL, V, 5134).
- Billeter 1898, 164-165.
- Cass. Dio 51.21.5 ; Suet., Aug., 41.2.
- Cic., Fam., 5.6.2.
- Cic., Att., 1.12.1.
- Billeter 1898, 163-165.
- Plin., Ep., 10.54-55.
- Veyne 1991, 131-162.
- Pers. 5.149-150.
- Suet., Aug., 39 (notavitque aliquos (equites) quod pecunias levioribus usuris mutuati graviore fenore collocassent).
- Dig., 13.4.3 (Gaius, lib. IX ad ed. prov.) ; 17.1.10.3 (Ulp). ; 22.1.1 pr. (Papin.) ; 22.1.37 (Ulp.) ; 26.7.7.10 (Ulp.) ; 27.4.3.1 (Ulp.) ; 30.39.1 (Ulp.) ; 33.1.21 pr. (Q. Scaev.).
- Sauf erreur, elle n’est pas indiquée dans Dig., 22.1.37 (Ulp.).
- Dig., 17.1.10.3 (Ulp.) (legitimo modo) ; 26.7.7.10 (Ulp.).
- Dig., 13.4.3 (Gaius, lib. IX ad ed. prov.) ; probablement 26.7.7.10 (Ulp.) et 27.4.3.1 (Ulp.).
- Dig., 33.1.21 pr. (Q. Scaev.) ; 22.1.1 pr. (Papin.) (si du moins mos désigne une coutume durable ; consuetudo est probablement plus révélateur que mos, pour la question qui nous intéresse ici) ; 30.39.1 (Ulp.) (mos regionis).
- Par exemple Billeter 1898, 103-109 et 181 ; et Sartre 1991, 155 et 171.
- Columella, Rust., 3.3.9 ; Pers. 5.149-150 ; Plin., HN, 14.56 ; Dig., 15.4.3 (Ulp.) ; 22.1.13 pr. (Q. Scaev.) ; 22.1.17.6 (Paul.) ; 26.7.7.10 (Ulp.) ; 45.1.134.2 (Paul.) ; 46.3.102.3 (Q. Scaev.) ; etc. (voir Billeter 1898, 179-220), sans compter les inscriptions de fondations, dont le taux, logiquement, ne pouvait être très élevé.
- Cic., Att., 4.15.7 et 4.17.2 ; QFr., 2.14.4.
- Caes., BCiv., 3.32.5.
- Grenier 1996, 191-201.
- Camodeca 1992, 165-198.
- Camodeca 1992, 175-176 (il s’agit de Dig., 12.1.40 [Paul.], et 45.1.126.2 [Paul.]).
- Michel 1962, 103-127.
- Pestman 1971 ; voir aussi Foraboschi & Gara 1981, 337.