I. Introduction
Avant d’entamer une description des anthroponymes du Nord de la Gaule dans la perspective des contacts culturels, il convient de bien préciser quelles sont les sources dont on dispose et à quels types de résultats on espère parvenir. Ainsi sur la base de travaux récents de chercheurs anglo-saxons1 notamment, je considère que nous nous trouvons dans une situation de multiculturalité plutôt que de multilinguisme. En ce qui concerne les régions nord-occidentales, comme l’écrit Monique Dondin-Payre2,
sans la médiation d’une langue écrite, le bilinguisme latin-langue indigène n’a pu s’installer dans l’empire occidental. L’obstacle de la transcription écrite, indispensable pour maîtriser le latin, est infranchissable sans un chaînon intermédiaire : le grec, occasionnellement l’étrusque, introduits grâce aux colonies et aux comptoirs, ont permis cette adaptation en Gaule. [—] Mais, en l’absence de moyens de transcription comme en Bretagne ou en Germanies, le passage de mots ou de noms d’une langue dans l’autre, donc l’imbrication des cultures, se fait, mais pas l’imbrication des langues.
Dans cette perspective, l’onomastique va permettre de saisir des situations de passage de mots et d’imbrication des cultures, donc de multiculturalisme.
Aucune des inscriptions que je vais utiliser dans l’analyse des nomenclatures n’est bilingue stricto sensu. Les documents sont écrits exclusivement en latin et non en celtique ou en germanique. Cependant ils transposent souvent, avec plus ou moins d’efficacité, des noms indigènes
- soit de manière directe et avec des résultats qui peuvent paraître “barbares” ;
- soit en construisant avec, par exemple, des suffixations latines, des noms nouveaux sur la base de lexèmes indigènes ;
- soit encore en choisissant parmi le stock de noms latins existants ceux qui présentent une consonance avec une langue indigène.
Il est très improbable de penser que tous les habitants des régions septentrionales pratiquaient couramment les langues indigènes dont les anthroponymes gardent la trace ; toutefois ils en possédaient encore suffisamment de notions pour pouvoir jouer sur les mots et les sens avec une conscience au minimum élémentaire de la signification de leurs choix. On se rappellera, en effet, que la langue celtique est attestée jusque dans l’Antiquité tardive3 et que la langue germanique a continué son existence et son évolution en dehors des frontières de l’empire.
II. Cadre géographique
Le cadre géographique retenu est celui des provinces de Gaule Belgique et de Germanie inférieure4. Plus précisément, pour les comparaisons de “volume” d’éléments indigènes, nous examinerons les données5 de deux cités, les Tongres en Germanie inférieure et les Trévires en Gaule Belgique. Mais nous chercherons des exemples dans une zone plus vaste et, notamment pour l’aperçu sur les sites cosmopolites, nous nous arrêterons à Cologne, capitale de la Germanie inférieure, et dans les sanctuaires de Nehalennia en Zélande, soit en Gaule Belgique dans la cité des Ménapiens.
III. Cadre socio-politique
Pour bien établir comment une situation de multiculturalité peut exister, il convient de s’interroger sur la société, les institutions et les relations régionales du territoire que l’on examine. Prenons pour cela l’exemple de la cité des Tongres.
La ciuitas Tungrorum6 offre un champ d’études intéressant pour faire apparaître la multiculturalité dans une région de l’Empire romain. Cette cité a été mise en place par Drusus comme base arrière de sa conquête germanique au-delà du Rhin, vers 15-10 avant notre ère. La région avait été fortement ravagée par César et présentait des vides de population alors que le terroir était riche et pouvait nourrir l’armée romaine. Drusus (ou peut-être déjà Agrippa avant lui) a donc réuni en une seule cité les restes des Éburons décimés, des peuplades locales encore en place, et un groupe de population germanique transplanté depuis l’autre rive du Rhin et qui portait probablement le nom de Tungri. La ciuitas reçut Atuatuca (Tongres) comme chef-lieu ; le territoire était très vaste puisqu’il allait de la Campine jusqu’à la forêt d’Ardenne et comprenait des populations celtiques et germaniques. Il était traversé de grandes routes comme par exemple la Bavay-Tongres-Cologne ou la Tongres-Trèves, mais aussi d’un réseau de routes secondaires ; il était desservi par la Meuse qui lui permettait de relier la région des embouchures. S’y développèrent de nombreuses villas et agglomérations. Administrativement la cité dépendait de la province de Germanie, devenue ensuite Germanie inférieure, avec Cologne comme capitale. Le chef-lieu dirigeait l’ensemble du territoire et recevait donc une immigration de gens issus de toutes les régions qui venaient pour commercer ou pour participer à la vie administrative. La cité reçut le titre de municipium latin sans doute dans le courant du IIe siècle. La population était à l’origine composée d’indigènes non dotés de la citoyenneté romaine (des “pérégrins”), sauf quelques familles de l’élite que les Romains devaient avoir naturalisées. Le nombre de “Romains” proprement dits était limité à quelques administrateurs des impôts et délégués du gouverneur, plutôt en visite que résidents. Parmi les devoirs de la cité vis-à-vis des Romains, il faut citer la fourniture de troupes qui servaient d’auxiliaires aux légions et qui campaient sur le Rhin ou sur d’autres frontières. Ce service militaire donnait aux Tongres la possibilité de devenir citoyen romain à leur sortie de l’armée. D’autres membres enrichis de la cité pouvaient également devenir citoyens romains en se faisant élire comme magistrats, et les gouverneurs de la province pouvaient aussi octroyer la citoyenneté en récompense de services rendus aux Romains. On peut donc supposer que dans la ville d’Atuatuca, comme dans le territoire de la cité, se rencontraient des gens qui participaient de trois cultures : latine, celtique et germanique.
Cette situation culturelle est largement prouvée par les sources. En effet, nous avons conservé de nombreux témoignages écrits de cette époque sous la forme d’inscriptions sur pierre ou plus rarement sur bronze. Ces inscriptions sont toutes rédigées en latin, langue officielle qui servait aux échanges avec l’armée et l’administration provinciale, à l’administration de la cité même, et sans doute aussi au commerce avec les voisins. Mais ce qui nous informe des langues indigènes et du fait qu’elles devaient avoir conservé une certaine vitalité, ce sont les noms. Les noms des personnes, les noms des dieux, les noms des lieux. Nous nous attacherons aux anthroponymes.
La cité-colonie des Trévires offrira aussi un ensemble de données de comparaison afin d’estimer les proportions entre les porteurs de noms latins et les porteurs de noms indigènes.
IV. Cadre linguistique
Les deux provinces que nous examinons présentent une double identité ethnique. La Gaule Belgique est essentiellement celtique mais avec des éléments de population germanique par exemple chez les Nerviens, les Trévires et les Ménapiens. La Germanie inférieure comporte des populations d’outre Rhin importées par les Romains comme les Ubiens de Cologne ou les Tongres, ou ayant migré anciennement comme les Condruses (qui seront intégrés aux Tongres), populations qui se sont mélangées à des populations celtiques et à des populations celtisées. Nous trouverons donc, dans des proportions variables des éléments celtiques et des éléments germaniques dans les deux provinces. Dans la région rhénane où la mixité était particulièrement grande on trouve même des éléments que l’on ne peut avec certitude attribuer à une plutôt que l’autre langue7. Des noms qui peuvent être analysés aussi bien selon une racine celtique que selon une racine germanique8, ce qui complexifie encore un peu plus l’analyse. Peut-être ces noms linguistiquement ambigus étaient-ils choisis, précisément dans ces cités qui connaissaient les deux langues indigènes, pour leur double coloration qui les associait, ce qui serait un indice de communauté peu différenciée. Au demeurant, l’archéologie des régions du Rhin inférieur va dans le même sens de populations germaniques celtisées9. Il convient sans doute de conserver à ces cités leur richesse identitaire et de ne pas choisir entre les deux explications linguistiques.
Enfin comme ces langues ne sont pas très bien connues, on rencontre aussi dans ces régions des noms “indigènes” qui ne sont assurément pas latins mais pour lesquels on ne peut proposer, dans l’état actuel de nos connaissances, aucune explicitation précise.
V. Les catégories de noms10
Rappelons le standard du nom du citoyen romain : praenomen, nomen, cognomen. Rappelons aussi que la langue dans laquelle est conçu ce nom est toujours un latin plus ou moins mitigé d’éléments indigènes mais que, en aucune façon, la forme linguistique des éléments nominaux n’influence le statut de la personne. Une personne qui porte les tria nomina (ou duo nomina d’usage) composés d’éléments de langue indigène n’en est pas moins un citoyen romain.
Par ailleurs un grand nombre d’habitants de ces régions n’étaient pas citoyens romains, ils étaient pérégrins (libres). Leur nom est donc simple : un idionyme suivi, mais pas toujours, d’un patronyme. Là aussi la forme linguistique est sans importance : le pérégrin qui porte un nom latin n’en est pas moins un pérégrin.
V.1. Regardons ensuite comment les éléments peuvent se combiner.
V.1.1. Chez les citoyens
Tout d’abord la version latine simple, gentilice latin, surnom latin. Nous prendrons l’exemple de Q. Sicinius Flauianus (ILB2, 165) à Namur chez les Tongres.
Ensuite la version latine mixte, soit latin pour le gentilice et indigène pour le cognomen ; ainsi le décurion des Tongres Vi(c)torius Caupius dont le surnom est germanique (ILB, 60).
On peut trouver la formule inverse, gentilice indigène (ici celtique) et surnom latin : Sex. Veruicius Modestinus à Arlon chez les Trévires (ILB, 111bis).
Enfin le nom peut-être complètement indigène malgré la citoyenneté du porteur : Indutius Veriugus chez les Trévires (CIL, XIII, 4126), les deux éléments sont celtiques.
V.1.2. Chez les pérégrins
Pour ces définitions, prenons deux exemples simples mais la langue du nom du père et celle du nom du fils peuvent être différentes ; plusieurs cas ci-dessous le montreront.
Le pérégrin peut porter un nom latin et son père aussi : exemple de Placidinus, fils de Placidus, et son épouse Paterna, fille de Paternus, à Namur chez les Tongres (AE, 2004, 940).
Mais on peut, exactement à la même époque (extrême fin IIe / début IIIe s.), trouver des noms purement indigènes, germaniques dans l’exemple choisi : Braruco, fils de Hunatto, et son épouse Lifthina sans père précisé : toujours à Namur (AE, 2004, 939). Le caractère tardif de ces nomenclatures strictement indigènes doit être souligné.
Les noms choisis pour exemples sont des noms bien typés. Mais il existe aussi des noms latins à forte coloration indigène : les noms d’assonance et les noms de traduction.
V.2. Les noms d’assonance et les noms de traduction. Définition.
En effet, lorsqu’on tente d’analyser et de classer les différents noms de personne en usage dans le monde romain, on constate dans de nombreuses régions la fréquence de certains noms latins qui ne peut s’expliquer, par exemple, par la présence locale d’une grande famille ou le passage d’un gouverneur. Ces noms peuvent avoir deux types de formation : soit une consonance double, soit une traduction de noms indigènes existants, et ils informent particulièrement des variantes culturelles dans un endroit donné, ou des influences culturelles éventuellement réciproques.
V.2.1. Les noms d’assonance correspondent aux anthroponymes “à double entrée” linguistique (entrée latine) et phonétique (présentant une référence indigène)11. Un des exemples les plus connus de nom d’assonance est Verecundus qui est un qualificatif latin qui signifie “modeste, réservé” et qui rappelle phonétiquement deux éléments celtiques “ver”, très, et “condo”, intelligence. Ainsi par exemple, chez les Ménapiens (ILB2, 151) : Verecundus, fils de Fructus. Un autre exemple est celui d’un Tongre de Theux (ILB, 47) qui porte un nom de traduction celtique (traduction de Cintusmus) et son père un nom d’assonance celtique sur la racine “marco” – cheval : Primus, fils de Marcus.
On peut trouver le même système appliqué aux noms germaniques : ainsi Marius Agilis porte un surnom à consonance germanique signifiant “tranchant” (AE, 2001, 1476) à Colijnsplaat chez les Ménapiens. De même aussi Similis dont la carte12 de répartition est parlante : pratiquement toutes les attestations se rencontrent en Germanie ou portées par des Germains ; c’est la version latinisée du nom Simmo ; il donne des dérivés comme le dénommé Similinius Seranus du sanctuaire de Colijnsplaat (AE, 1973, 379).
La nomenclature Q. Sicinius Flauianus de Namur citée supra comme exemple de nom latin est, en fait, celle d’un nom latin marqué par l’assonance13 : Sicinius est un gentilice italien certes mais qui présente une homophonie avec les noms germaniques composés de “sigi‑” – victoire et “-wini” – ami ; Flauianus est un surnom latin dérivé du gentilice Flauius mais il présente une consonance avec le nom germanique Flaus “jaune, blond”, ce qui justifie sans doute sa fréquence dans les régions germaniques, nom connu sous la forme Flauus pour le frère d’Arminius (Tac., Ann., 2.9-10), ou pour Flaus, fils de Vihirmas, magistrat suprême des Bataves dans la première moitié du Ier siècle (CIL, XIII, 8771).
Enfin le nom de traduction germanique le plus fréquent est Ingenuus avec ses dérivés. C’est la traduction de la racine “frei-” – libre, qui a donné de nombreux noms germaniques comme Freio, Friatto, Freioverus etc. Un exemple à Cologne avec Ingenua, fille d’Ocellio (IKöln2, 312). Notons au passage qu’Ocellio est un bel exemple de nom indigène qui peut être considéré soit comme celtique soit comme germanique.
V.2.2. Historiographie
L’observation des noms d’assonance ou de traduction n’est pas neuve. Déjà J. B. Keune au XIXe siècle14 avait proposé d’expliquer certaines fréquences particulières (Bellus, Lupus, Cassius, Marcus, Maturus,…) dans la documentation épigraphique de Metz par une homophonie celtique, complète ou partielle ; par la suite L. Weisgerber15, au milieu du XXe siècle, a repris cette interprétation notamment pour les Trévires et les Ubiens et a baptisé la pratique “Decknamen”. Dans le monde des linguistes et onomasticiens, ce phénomène a également été souligné dans les mêmes années par J. Untermann16, par exemple, qui parle de “Klangähnlichkeit”. Celui-ci a ainsi appliqué la notion au nom latin Iuuentius, répandu en Gaule, alors qu’il est quasiment homophone des noms celtiques sur la racine IOVANTU-, IOVINCOS “jeunesse/jeune”. Nombreuses sont les recherches qui ont abouti de même à établir des correspondances phonétiques entre les noms des populations conquises dans l’Empire, et le latin. Tout d’abord, il est important, décisif même sur le plan méthodologique, de relever que le phénomène existe de longue date en Italie et on citera par exemple les travaux de J. Untermann17 précisément mais aussi, récemment, d’E. Dupraz18, de F. Mainardis19 ou de S. Marchesini20 qui ont mis en évidence de telles correspondances entre langue locale et latin dans le courant de l’époque républicaine. Dans les provinces, citons parmi de très nombreux exemples les noms de G. Alföldy21, D. E. Evans22, X. Delamarre23, A. R. Birley24, M. Dondin-Payre25 et D. Dana26 qui traite de la question dans ce volume à propos des noms thraces. Nous27 avons donné à cette manière de composer les noms la définition de “noms d’assonance”. Il faut regretter que, en France en particulier, généralement sans examen de l’historiographie de la question, la dénomination d’une part et la notion d’autre part ont suscité des réticences voire des condamnations28 qui font qu’aujourd’hui certains épigraphistes hésitent à employer la formule, ou même à envisager l’existence de la pratique dans leur commentaire onomastique. Il est relativement difficile de décrire les réticences à cette notion, sinon par une sorte de refus de principe29 qui ignore l’ensemble de la problématique et les antécédents italiques. Le plus souvent, elles sont exprimées oralement par des chercheurs qui, dans leurs publications, évitent de se prononcer, se contentent de descriptions onomastiques courtes, et font l’impasse sur les catégories de noms latins30 régionaux, qu’ils soient d’homophonie ou de traduction, ce qui est une façon commode d’en gommer l’existence sans avoir à s’en justifier31.
Nous ne nous appesantirons pas sur ce problème mais il faut signaler qu’il existe et qu’il limite à l’heure actuelle (plus ou moins fortement selon les recueils) l’appréciation des contacts de culture dans les anthroponymes de la Gaule romaine.
En Italie et dans les études qui portent sur l’évolution onomastique des langues italiques, ce genre de blocage ne semble pas exister. Les correspondances phonétiques entre les langues indigènes et le latin font partie des notions de base de l’étude onomastique. Celle-ci s’appuie notamment sur les correspondances phonétiques que l’on peut relever dans les inscriptions bilingues de l’Étrurie32 où l’on voit clairement que la “transposition” des noms étrusques est souvent le glissement du nom indigène vers un gentilice latin existant et homophone. En outre, la richesse documentaire permet d’y affiner notablement les constatations et de proposer plusieurs types de transformations et d’adaptation des noms indigènes vers le latin : adaptation, intégration, néoformation et refonctionnalisation33. Ainsi par exemple, E. Dupraz a montré que les praenomina les plus souvent adoptés dans le processus de romanisation des Vestins34 étaient ceux qui sont à la fois nord-osques et latins, Gaius, Titus et Lucius, “témoignant d’une volonté de se rattacher à la fois aux deux cultures”, fait qui “prouve que les populations nord-osques se sont efforcées de donner à leurs enfants des prénoms qui soient acceptables du point de vue du modèle romain, sans trahir la culture nationale”.
Dans nos régions aussi on constate une grande faveur du nom Titus, comme prénom mais aussi comme surnom, ou comme idionyme, et ce avec des formes dérivées comme Titussia, Titaca, Titiola et le gentilice Titius, ce qui doit correspondre à une proximité indigène actuellement non identifiée. Sur un autre plan, mais dans la même gamme de transformation et d’adaptation, il n’est pas rare que des gentilices soient détournés vers des emplois comme surnoms (Aprionius Iunius à Tongres, ILB, 7), ou même noms uniques de pérégrins (Antonius à Liberchies, ILB2, 160).
V.3. Les gentilices patronymiques
Des processus semblables aux évolutions italiennes se rencontrent aussi dans le monde gallo-germanique, en particulier celui des “néoformations” de gentilices35 : en effet, les gentilices ne constituent pas un stock fermé venu d’Italie comme on pourrait le croire. De la même façon que, sous la République, les populations de la péninsule ont construit les gentilices italiens sur la base de leurs propres éléments indigènes, les provinciaux ont fabriqué de nouveaux gentilices sur la base du nom de leur père, les gentilices patronymiques36. Ce phénomène est très fréquent dans les provinces gauloises et germaniques en raison de la diffusion du droit latin par lequel les notables accèdent directement à la citoyenneté romaine par l’exercice des magistratures locales : ils n’ont donc pas à remercier un donateur et ont le choix libre de leur nom.
Ainsi le fils d’un Maternus qui reçoit la citoyenneté peut créer le gentilice Maternius ; le fils de Priscus de Maastricht chez les Tongres (AE, 1996, 1090) a créé le gentilice Priscinius. Le phénomène peut s’effectuer sur la base de noms latins mais aussi de noms indigènes. On rencontrera d’autres exemples infra.
Il est donc important d’analyser finement les anthroponymes que nous rencontrons afin de mesurer avec une certaine précision la part d’éléments indigènes dans les nomenclatures.
VI. La répartition des noms selon les deux civitates
VI.1. Rappelons d’abord les statuts.
Les Trévires sont une ciuitas élevée au rang de colonie latine dès Auguste ou Claude.
Les Tongres sont une ciuitas élevée au rang de municipe latin au IIe siècle.
Répartition de la population trévire37 : 71 % de citoyens, 19 % de pérégrins et 9 % d’indéterminés.
Répartition de la population tongre38 : 31 % de citoyens, 57 % de pérégrins et 12 % d’indéterminés.
Il existe donc une grande différence de composition de la population entre les deux cités.
Le rang colonial latin, accordé très tôt à Trèves, a généré une rapide romanisation des statuts avec une proportion importante de citoyens romains. Cela a-t-il entraîné ou non une forte latinisation des nomenclatures ?
La cité des Tongres est restée pérégrine au moins durant tout le Ier siècle. L’accès au droit latin est nettement plus tardif mais par contre la proportion de troupes auxiliaires est plus forte, avec un autre type d’accès à la citoyenneté. Le problème est que ces Tongres-là, les vétérans des auxilia, devenus citoyens romains, ne sont pas tous – loin de là – revenus au pays enrichir la population d’un groupe de citoyens. Nous n’avons que très peu de traces de vétérans dans la région. Sans doute, selon l’habitude, sont-ils restés installés près de leurs cantonnements. Donc, à Tongres et dans la cité, on trouve une forte proportion de pérégrins : quelle est leur habitude onomastique ? Indigène ou latine ?
VI.2. Noms des citoyens trévires
Étudions tout d’abord les gentilices : on y compte 65 % de latin, 23 % de celtique, 12 % de germanique ou d’indigène indéterminé ; parmi les gentilices latins, 64 % sont patronymiques pour seulement 20 % de non patronymiques et 16 % d’impériaux.
Quant aux surnoms, on mesure 66 % de latin, 20 % de celtique, 11 % de germanique ou d’indigène indéterminé, 3 % de grec. Dans les 66 % de latin, il y a 41 % de latin “ordinaire”, 12 % de traduction et 13 % d’assonance.
On constate donc une très forte proportion de latin parmi les éléments de noms des citoyens trévires mais un latin mâtiné de formes locales (patronymie) et de langues indigènes (assonance et traduction). Les gentilices impériaux sont plutôt rares ce qui différencie la Gaule d’autres provinces. Parmi les langues indigènes, c’est le celtique qui domine largement mais le germanique existe.
VI.3. Noms des citoyens tongres
Parmi les gentilices, on compte 90 % de latin, 10 % d’indigène. Et parmi les noms latins 14 % seulement de latin “ordinaire” pour 36 % de patronymiques, 17 % d’impériaux et 33 % d’assonance et traduction.
Parmi les surnoms, on dénombre 68 % de latin (dont 5 % de traduction, 19 % d’assonance), 14 % de germanique, 9 % de celtique, 7 % d’indéterminé et 2 % de grec.
On constate donc aussi une très forte proportion de latin mais un latin nettement plus “italien” que chez les Trévires ; la part de germanique est plus forte, ce qui paraît logique d’après la composition de la population de la cité. Les gentilices impériaux sont sans doute sous-évalués car ils devaient être relativement nombreux chez les vétérans auxiliaires. Mais ceux-ci sont peu documentés.
VI.4. Noms des pérégrins trévires
Les pérégrins trévires répartissent leurs noms en : 53 % de latin, 27 % de celtique et 5 % de germanique, plus 15 % de noms indigènes dont l’identification est incertaine. Dans le latin, dont la part est également importante, on relève 19 % de traduction et 25 % d’assonance. Un schéma de répartition linguistique qui ressemble fort à celui des nomenclatures citoyennes de la cité.
VI.5. Noms des pérégrins tongres
Les pérégrins tongres choisissent leurs noms selon la répartition suivante : 58 % de latin, 32 % de germanique et 10 % de celtique.
On constate donc toujours une part importante du latin, dont 13 % d’assonant et 3 % de traduction, mais une nette prédominance du germanique en ce qui concerne les noms indigènes.
La recherche se fonde sur les inscriptions lapidaires et métalliques. Toutefois une étude en cours sur l’instrumentum, où l’on ne peut avec certitude déterminer le statut des personnes étant donné qu’on y emploie des noms d’usage (idionyme ou cognomen), mais où on rencontre de petites gens modestes ayant simplement marqué de leur nom une céramique qui a été placée dans leur tombe, donne des résultats légèrement différents : si la majorité des noms est bien latine, la part des noms celtiques est plus importante. En mixant les deux résultats (pérégrins et indéterminés notamment d’instrumentum), on arrive à une bonne moitié latine et une autre moitié indigène, approximativement équilibrée entre celtique et germanique.
VI.6. Comparaison
Nous voyons que dans les deux cités, pourtant de statut différent et à l’histoire différente, le latin est significativement la langue prédominante mais les langues indigènes survivent avec un certain poids chez les pérégrins. Dans les deux cités aussi, les éléments grecs (qui n’influencent pas la recherche sur les cultures locales) sont relativement rares, ce qui donne à penser à une faible proportion d’esclaves et d’affranchis, mais cette question demanderait le développement d’autres types d’argumentation39.
VI.7. La mixité des nomenclatures
Ce tableau est intéressant mais trop simplificateur. Pour percevoir les variantes et les nuances, il faut aussi examiner les sources et voir comment la situation se présente sur le terrain de l’épigraphie.
VI.7. a) La latinisation n’y est pas un phénomène linéaire. C’est là une situation particulière à la Gaule septentrionale car, dans de nombreuses régions, comme en Narbonnaise40 ou en Hispanie41, une fois la dénomination latine acquise, on ne rencontre jamais d’enfant “retournant” à la langue indigène. En outre dans ces mêmes régions le recours aux dénominations indigènes est abandonné dès le Ier siècle.
Alors que dans le Nord, il peut y avoir mélange des langues, dans une même famille, un nom celtique (pour le fils/la fille) et un nom latin (pour le père) : (ILB, 63) Ategniomarus Respecti filius, chez les Trévires, près de Bastogne, vers 150 au plus tôt. On citera aussi Mattua, fille de Silvanus (AE, 1988, 906), chez les Bataves, ou Exomnius, fils de Isauricus chez les Ménapiens (AE, 1975, 642).
Par contre dans le cas d’ILB, 32, à Taviers chez les Tongres, on rencontre dans la deuxième moitié du IIe siècle, Ianuarius, fils de Durio. Durio est un nom indigène, un de ces noms que l’on peut analyser en tant que nom celtique42 comme en tant que nom germanique43 et qui se rencontre à la fois en milieu celtique (par ex. CIL, XIII, 3493) et en milieu germanique (CIL, XIII, 10006, 30 ; RIB, 2063). Ce type de balancement linguistique est caractéristique44, nous l’avons déjà signalé, de la Germanie inférieure où les deux cultures étaient étroitement liées. Ceci pour les pérégrins. Mais le même genre de situation “mixte” existe chez des citoyens : ILB, 103 à Arlon : la mère se nomme Seueria Martia (noms latins) et la fille Tonnia Gabra (noms indigènes), au IIe siècle au plus tôt, chez les Trévires45.
VI. 7. b) Le gentilice patronymique en pratique : puisque le choix du gentilice est libre pour les nouveaux citoyens dans le cadre du droit latin, dans les provinces gauloises et germaniques, celui-ci se porte très souvent sur le gentilice patronymique, formé sur le nom (unique) de leur père. Exemple à Namur chez les Tongres (ILB, 33) : Victorius Victorinus, citoyen romain et beneficiarius consularis, est le fils du pérégrin Victor.
Il en va de même chez les Trévires : (ILB, 90) Marcellinia Afra et Gratinius Acceptus apparaissent sur un même monument funéraire d’Arlon. Marcelliniaest construit sur Marcellus et Gratinius sur Gratus. Nous trouvons une construction en –inius, typique des régions sous influence germanique46.
VI.7. c) Cette pratique, dérivée directement de la manière de dénommer un pérégrin, nom du fils suivi du nom du père, a généré une variante locale, particulièrement en usage chez les Trévires mais non exclusivement, le gentilice variable, qui change à chaque génération. Au niveau des principes, c’est une aberration puisque le gentilice, une notion qui s’est implantée en Italie sous l’influence de Rome, est un nom de famille donc pérenne. Pourtant ce type de dénomination variable a existé, a connu une faveur réelle, et a été acceptée par le pouvoir romain puisque on rencontre des transmissions onomastiques de ce genre chez les légionnaires47. Prenons quelques exemples :
CIL, XIII, 7588 : Agricolia Agrippina, fille de Secundius Agricola, à Wiesbaden (Germanie supérieure) ;
CIL, XIII, 4136 = AE, 2015, 934 : Ammosius A[vitus ?], fils d’Ataconius Ammosus, à Irsch chez les Trévires ;
CIL, XIII, 1877 : Peruincia Placidina, fille de Placidius Peruincus, à Lyon, dans une famille de légionnaires venant de Rhénanie.
Le même principe peut aussi régir la dénomination des affranchis :
CIL, XIII, 1858 : Vithannia Nice est l’affranchie de T. Flauius Vithannus, vétéran légionnaire à Lyon ;
CIL, XIII, 2669 : Quigonius Secundus est l’affranchi de Q. Secundius Quigo, un Trévire installé chez les Éduens.
VI. 7. d) Le mélange des noms dans une même famille
Le nom du citoyen Boutius Alctus (ILB, 74 à Arlon) est une combinaison d’un gentilice celtique et d’un surnom germanique.
Se pose la question de l’interprétation de ces cas. Famille multiculturelle ou ambiance celto-germanique bilingue des régions septentrionales ?
Ce n’est pas une situation exceptionnelle.
Chez les citoyens : Corobillius (celtique) Pauto (germanique) (ILB, 79), Bimottia (celtique) Nequigo (germanique) (ILB, 96), tous Trévires48.
Ainsi aussi parmi les pérégrins, plus nombreux :
Gambax (germanique), fils de Tappo (celtique) (TVind, II, 184) à Vindolanda où séjourne une troupe de Tongres ; Neutto (germanique), fils de Tagausus(celtique ou germanique) (ILB, 59) à Celles chez les Tongres ; Gamago (germanique), fils de Craucillus (celtique à vocalisation germanique) (AE, 2000, 977) à Bavay chez les Nerviens ; Fittio (germanique), fils de Condollus (celtique) (CIL, XIII, 11605) chez les Trévires ; Smertuccus (celtique), fils d’Amaio(germanique) (CIL, XIII, 8822), ou le soldat Imerix (celtique), fils de Servofredus (germanique) (AE, 1971, 299) chez les Bataves.
VII. La situation linguistique dans les deux cités
Tentons une comparaison49 des caractéristiques des nomenclatures dans les deux zones d’intérêt.
L’examen fait apparaître plusieurs différences mais celle qui l’emporte nous paraît impliquer le type même de latinisation : celle des Gallo-Romains de Belgique et des Trévires en particulier, est très transformée50, avec un fort élément indigène, et débouche sur une vraie onomastique “gallo-romaine”. Même si une faible proportion d’éléments germaniques rappelle que les Trévires étaient dits d’origine germanique51, c’est incontestablement la langue celtique qui domine les caractéristiques indigènes. Le nombre non négligeable de gentilices celtiques bien typés (23 % : par exemple Acuronius, Andecarius,Attucius ou Vimpuronius,…) montre clairement l’impact de cette langue sur l’anthroponymie. Sans doute est-on chez les Trévires plus proche d’un multilinguisme, la connaissance du celtique paraissant plus diffusée et plus tenace qu’ailleurs52. Dès lors peut-on éventuellement envisager pour les Trévires une situation de diglossie, à savoir l’emploi de deux langues distinctes (ici latin et celtique) au sein d’une communauté sans que tous les membres de celle-ci soient nécessairement bilingues, le latin constituant la langue-toit53 ; en effet, la pratique répandue des noms d’assonance et de traduction implique une maîtrise au moins élémentaire de chacune des deux langues. “Il est erroné d’y voir un moyen d’éluder la romanisation dont elle est en fait une des manifestations les plus caractéristiques et les plus subtiles”54. Mais il ne faudrait pas s’y tromper : si le recours à ces ressemblances phonétiques n’est pas un moyen de dissimuler l’attache ethnique, l’usage de noms d’assonance constitue bien une nuance culturelle dans l’emploi du latin. C’est donc un phénomène qui ne “cache” pas le latin mais au contraire l’affiche. C’est un choix mêlé d’indigénisme mais c’est un choix du latin. De même faut-il insister sur la grande part de gentilices patronymiques chez les Trévires. Là aussi c’est un indice de culture propre et locale mais il se produit souvent sur la base du latin (ainsi Adiutorius, Acceptius, Amandia, Benignius, Clementia, …). Ces pratiques non seulement accompagnent la latinisation mais l’encouragent et la diffusent. L’importance du latin doit donc être soulignée, en relation avec la situation de colonie latine de la cité. Très tôt, au plus tard sous Claude, les institutions de la ciuitas ont été marquées par une loi coloniale qui a imposé nombre d’obligations strictement romaines. Dans ce contexte, non seulement on dénombre une forte proportion de citoyens romains, mais aussi une forte marque latine dans l’onomastique, même si cette latinité était tempérée par des assonances et des traductions.
La situation institutionnelle des Tongres est très différente. Organisés en cité pérégrine, les Tongres montrent de leur propre fait une propension à adopter des noms latins, choix qui se manifeste, nous l’avons vu, également chez les pérégrins, où par exemple les notables qui poussent à rejoindre la révolte de Civilis portent des noms latins, Campanus et Iuuenalis (Tac., Hist., 4.66), mais aussi dans la population des plus modestes. Les Tongres montrent ainsi une volonté de romanisation qui peut avoir favorisé l’octroi du rang de municipe latin. Mais cette promotion est nettement plus récente et n’a pu avoir d’effet sur l’anthroponymie que tardivement. Si on y rencontre aussi des cas de “retour” à la dénomination indigène (par exemple Ammaca Verecundi filia, CIL, XIII, 3615 = AE, 1996, 1091, ou Leubasna Florentini filia ILB, 25), c’est toutefois relativement rare et l’exemple des trois générations de l’épitaphe du Pannenovenweg (AE, 2015, 953), dans le chef-lieu, sans doute dans une famille importante, est typique d’une latinisation rapide : le grand-père s’appelle Cara(n)tus, ses fils Titus et Solimarus, ses petits-fils Capito et Secundus. À l’inverse, on peut encore trouver des dénominations uniquement indigènes et très marquées à l’extrême fin du IIe siècle (AE, 2004, 939), ce qui indique qu’une frange de la population restait fidèle à ses pratiques identitaires bien après la municipalisation de la cité. En effet, pérégrins et citoyens ne sont pas davantage égaux devant la latinisation des anthroponymes que devant la romanisation civique. Globalement, à travers les deux siècles, les pérégrins restent moins attirés par le latin que les citoyens et un grand nombre d’entre eux conservent des noms indigènes. Si, dans l’ensemble, les Tongres se révèlent très réceptifs au latin, c’est au moment du changement de statut civique que les attitudes divergent le plus nettement, les citoyens romains – et ce dans toute la Germanie inférieure – optant dans le choix de leur gentilice pour une modification plus nette et plus tranchée de leur nomenclature au bénéfice du latin “d’importation”, avec un abandon progressif des cognominaindigènes au fil des générations. On constate aussi qu’à la différence des Ubiens voisins par exemple, les Tongres ne fabriquent pas, à notre connaissance, des gentilices indigènes très marqués55 (comme Feldunius, Leubasnius, Friomathinia,…) et se limitent à des constructions patronymiques latines (comme Maternius, Securinius, Priscinius ou Modestinius) ou à des choix d’assonance (comme Sicinius ou Cassius).
Si l’on s’intéresse aux caractéristiques du latin utilisé, on voit que l’onomastique des Tongres est plus nettement latine “italienne” comme si le pas était fait directement vers la langue et les noms de “pure” latinité. Il ne faut pas y voir une forte immigration italienne car la mixité des éléments et l’importance des éléments germaniques montrent que nous avons affaire non à des Italiens mais à des indigènes, d’origines variées toutefois, celtiques et germaniques. Par ailleurs, le recours aux noms d’assonance et de traduction y est plus faible qu’en Gaule Belgique, toutes cités confondues.
C’est donc d’un autre type de latinisation qu’il s’agit. Deux explications sont possibles. Soit on suppose que les dénominations locales étaient jugées chez les Tongres trop “barbares” et le souci de “modernité” l’emportait sur l’attachement ethnique. Soit le recours au latin constituait un meilleur élément d’intégration dans la société mêlée (celtique/germanique) qui était celle des Tongres, cité issue, répétons-le, d’un rassemblement de populations différentes. Un indice en ce sens peut être trouvé en s’intéressant à la situation chez les Bataves. Dans la cité voisine, en effet, le maintien d’une onomastique germanique est plus marqué. C’était une cité plus unitaire en population. Si l’on regarde, par exemple, les noms des Bataves stationnés à Vindolanda et qu’on les compare56 à ceux des Tongres qui y ont séjourné aussi, on voit que la proportion de noms latins et de noms germaniques est différente : les noms sont latins à 70 % pour les Tongres et à 58 % pour les Bataves. Ces derniers ont donc pratiqué une onomastique plus identitaire que les Tongres.
Dès lors se pose la question de la maîtrise des langues indigènes dans la cité. Les Tongres avaient-ils gardé davantage que quelques notions de langues indigènes ? Percevaient-ils couramment les jeux de mots et les précisions ethniques que les épithètes des Matrones ubiennes57 ou les noms de certaines personnes indiquaient ? Les échanges entre noms d’une même famille et le balancement entre celtique et germanique avaient-ils réellement une signification ou bien le latin vernaculaire égalisait-il la plupart des perceptions ? On constate, par exemple, que les Tongres en garnison à Vindolandaéchangent en latin. Il n’y a, en dehors de l’onomastique, aucune trace de l’emploi de langues indigènes dans l’abondante collection des lettres du camp britannique (TVind.). Il est aussi probable que les Tongres commerçaient en dehors de l’Empire avec les Germains avec lesquels ils communiquaient peut-être en langue indigène. Il est bien difficile de résoudre ces problèmes, mais le maintien au minimum de noyaux de langue indigène dans des contextes identitaires bien particuliers comme les anthroponymes ou les théonymes (p. ex. Viradechtis ou Smerturix) indique une situation de multiculturalité plutôt que de multilinguisme.
VIII. Foyers de cosmopolitisme
Que ce soit au sein des variantes régionales ou au plan de la globalité de l’empire, il existe des sites qui se révèlent des foyers de cosmopolitisme et, partant, de multiculturalité.
Pour la région qui nous occupe, il s’agit en particulier des sanctuaires de Nehalennia à Domburg et Colijnsplaat chez les Ménapiens. Ils marquaient une importante plateforme du commerce à l’embouchure de l’Escaut, proche des embouchures du Rhin et de la Meuse, base de trafic vers la Bretagne. Sur les très nombreux autels dédiés à la déesse, on peut voir des commerçants qui viennent de partout en Gaule et en Germanie.
D’autre part, Cologne, capitale de la Germanie inférieure, est un centre politique, militaire et économique, qui présente une mixité régionale mais aussi “mondiale”.
Exemples de polyglottisme local et régional :
Haparonius Iustinus, gentilice germanique et surnom latin à Cologne (IKöln2, 328) ; Pompeia Dagania, gentilice italien et surnom germanique, toujours à Cologne (IKöln2, 212) ; Immunius Ibliomarus, un Trévire à Colijnsplaat, gentilice latin patronymique et surnom celtique (AE, 1985, 682) ; Secundius Similis, gentilice latin patronymique de traduction celtique et surnom latin d’assonance germanique, également à Colijnsplaat (AE, 1973, 365).
Exemples de cosmopolitisme à l’échelle de l’empire, à Cologne :
un Africain au nom punique (IKöln2, 405), un Grec et un Alexandrin (IKöln2, 406), deux Égyptiens (IKöln2, 394-395), sans compter les Hispaniques, les Thraces et les Orientaux. On remarquera que le Grec de Mylasa porte un nom latin “grécisé” par l’orthographe Ruphus et qu’un des deux Égyptiens est un citoyen romain du nom de L. Octauius.
IX. Conclusion
Les régions du nord de la Gaule sont véritablement multiculturelles malgré une forte prégnance du latin. On y notera une grande variété de situations et de nuances (en particulier les assonances et les traductions) dont précisément la pratique a accompagné et renforcé peu à peu l’usage du latin dans les nomenclatures. Latin qui s’imposera finalement à la fin de l’Antiquité comme la langue de culture face aux envahisseurs. Dans les régions les plus “romanisées” ce seront des langues romanes qui survivront.
Abréviations
AE : L’Année épigraphique.
CIL : Corpus Inscriptionum Latinarum.
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ILB : Deman, A. et M.-T. Raepsaet-Charlier (1985) : Les inscriptions latines de Belgique, Bruxelles, 1985 (2e éd., Latomus, 2002).
ILN : Inscriptions latines de Narbonnaise.
TVind. : Tabulae Vindolandenses.
RIB : Roman Inscriptions of Britain.
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Notes
- En particulier A. Mullen et J. Clackson dans Mullen & James 2012.
- Dondin-Payre à paraître.
- Précisément chez les Trévires : St Jérôme, Commentaire à l’Épître aux Galates, fgt. Sur cette question, voir Weisgerber 1969, 37-39.
- On trouvera une carte des deux provinces et de leurs cités en ligne sur le site du CReA de l’ULB.
- Voir Raepsaet-Charlier 2001b et 2010-2011.
- Raepsaet-Charlier 2017 et 2019.
- Raepsaet-Charlier 2011.
- Scherer 1955.
- Sur cette question, voir Fichtl 2000.
- Pour un tableau des différentes formes de nomenclatures et une définition des notions d’assonance, de traduction, de noms patronymiques, on verra la synthèse de M. Dondin-Payre (2011, 13-23).
- Raepsaet-Charlier 2005 ; 2012 ; voir Dondin-Payre 2001 (articles de Dondin-Payre, Lefebvre, Deman, Rémy et Forier en particulier).
- Dondin-Payre 2001, 651.
- Voir les commentaires pour ILB2, 165 (p. 260-262).
- Keune 1898, 214-216 n° 107 ; cf. aussi Keune 1903, 426-427.
- Weisgerber 1969, 117 ; 223-224 ; Weisgerber 1968, 129.
- Untermann 1956, 173 ; 183-185 et carte 3 pour Iuuentius. Cf. Delamarre 2003, 190-191.
- Untermann 1956, 175-183 et cartes 1-2 ; 192-193 pour les gentilices Ennius et Hostilius.
- Dupraz 2010.
- Mainardis 2000.
- Marchesini 2011.
- Alföldy 1967, 10-19.
- Evans 1967, par exemple 228-231.
- Delamarre 2003, 348-350.
- Birley 1988, 3-6 ; 15.
- Dondin-Payre 2001 ; 2005.
- Dana 2011.
- Assonance ou consonance, aucun mot ne peut désigner “au sens propre” un phénomène qui n’a pas de correspondant moderne, à ma connaissance, dans le monde francophone. Il suffit de se mettre d’accord sur le sens qu’on lui donne et sur l’emploi qu’on lui réserve. De même qu’homophonie, un terme à l’origine réservé à la musicologie antique, a été étendu à l’identité des sonorités par Champollion, de même on peut choisir le mot assonance qui paraît le plus approprié, sans être absolument adéquat, pour désigner cette correspondance.
- J. Gascou dans AE, 2001, n° 89 (Paris, 2004, 47-49) qui condamne la dénomination. Il choisirait plutôt “crypto-celtique” ce qui, à mon sens, dénature le procédé qui n’a rien de “secret” ; Lambert 2009, spéc. p. 41-43 rejette, lui, la notion elle-même en des termes ironiques. Il a nettement influencé B. Rémy dans les ILN, VII, 1, Voconces de Die alors que ce dernier avait analysé l’onomastique des Viennois en termes nuancés (dans Dondin-Payre 2001).
- “Laissons l’assonance et la consonance aux poètes” : Lambert 2009, 48.
- Le Bohec 2005, 217-239, écarte délibérément toute interprétation des noms latins qui aurait une coloration locale.
- Dans Le Bohec 2008, la notion même n’est pas évoquée.
- Rix 1956 notamment. L’exemple cité est purement de nature phonétique et ne concerne pas les hypothèses qui ont été émises sur les valeurs institutionnelles et statutaires des porteurs de ces noms. Sur cette question, voir Berrendonner 2009 qui présente par ailleurs de nombreuses correspondances entre noms étrusques et noms latins.
- Voir par exemple Marchesini 2011, 448.
- Dupraz 2010, 465-473.
- Les “Neubildungen” de Schulze 1904, 48-61.
- Untermann 1956, 185-186 ; Chastagnol 1994 ; Raepsaet-Charlier 2009, 364-370.
- Voir Raepsaet-Charlier 2010-2011, 25-27.
- Nouveau calcul sur la base de découvertes récentes ; le nombre de personnes connues est nettement plus faible que pour les Trévires (voir Raepsaet-Charlier 2001b). Ces chiffres ont une valeur provisoire. Une étude en cours prend en considération l’instrumentum ce qui modifie notablement la répartition en augmentant le nombre d’indéterminés. Mais la comparaison avec les Trévires ne serait alors plus pertinente car une telle recherche sur l’instrumentum n’y est pas envisageable en l’absence de corpus spécifique.
- Sur cette problématique on verra Binsfeld 2006-2007. On constate par ailleurs chez les Trévires où la documentation est plus riche que la plupart des affranchis avérés portent des cognomina latins “d’une grande banalité” (Raepsaet‑Charlier 2001a, 370-371). Ils se fondent donc dans les catégories linguistiques des citoyens. Il est probable également qu’un certain (?) nombre d’esclaves sont rangés parmi les personnes au statut incertain et donc écartés d’une analyse onomastique précise.
- Christol & Deneux 2001, par exemple.
- Moncunill dans ce volume.
- Delamarre 2003, 156.
- Raepsaet-Charlier 2011, 211.
- Voir Raepsaet-Charlier 2011, tableau IX.
- Voir Raepsaet-Charlier 2001a, tableau XVI.
- Weisgerber 1972.
- Bérard 2001.
- Voir aussi Raepsaet-Charlier 2001a, 385-386.
- Voir déjà Raepsaet-Charlier 2001b, 463-470.
- Raepsaet-Charlier 2015.
- Tac., Germ., 28.
- Cf. supra n. 3.
- Cf. Dupraz 2017, 59, 89-90.
- Dondin-Payre 2011b, 19.
- Voir Raepsaet-Charlier 2011, tableaux 2, 3, 4.
- Birley 2001, 253.
- Schmidt 1987 ; Neumann 1987.