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Ponts de papier, ponts rêvés • Introduction

Dès son origine sans doute, le pont représente un défi pour le constructeur, qu’il soit architecte ou ingénieur, voire, simplement, maçon ou charpentier. L’importance de ce moyen de réunir deux rives, voire deux mondes – le pontifex de la religion romaine, dont le lexique du catholicisme garde la trace, bâtissait ainsi des ponts symboliques entre le monde des hommes et celui des dieux –, explique l’intérêt des constructeurs pour cette forme architecturale. Certes, une planche jetée au-dessus d’un ruisseau n’exige aucune connaissance technique, mais, plus le cours d’eau s’élargit, plus il est complexe de le franchir. Certaines civilisations ont pu recourir aux ponts de cordes ou de lianes, lancés haut au travers de gorges vertigineuses, dans les Andes ou au Japon, par exemple, mais ces assemblages à la fois simples et savants ne permettent pas le passage de voitures. Ailleurs, en Europe occidentale ou dans le monde chinois, on a multiplié les piles et les arches et on s’est efforcé de réduire progressivement le nombre des premières et d’allonger les secondes. Le pont y gagnait en légèreté, en beauté, mais aussi en difficulté technique. Alors que, jadis, la culture technique s’était surtout transmise oralement et par la pratique, concevoir de tels ouvrages rendait nécessaire l’établissement de dessins préalables, dont on pouvait parfois douter de la faisabilité. Ainsi, Léonard de Vinci a-t-il laissé à la postérité nombre de projets de ponts qui n’aboutirent jamais1. N’étaient-ils pas seulement des ponts rêvés ? Dessiner un édifice – les ponts ne sont pas les seuls – permet à son concepteur de le présenter au commanditaire, qui devra financer la réalisation, mais il s’agit également de prouver sa faisabilité, sans pour autant prendre le risque d’une réalisation hâtive et d’un éventuel éboulement.

Le pont de papier – qui prend aujourd’hui une forme numérique – devient le préalable indispensable à la construction. Ainsi, la reconstruction en pierre du pont du Rialto à Venise donne lieu à nombre de propositions par les principaux architectes du temps : Sansovino, Vignole et, bien entendu, Palladio. Tous proposaient des piles qui réduisaient le passage dans le Grand Canal ; aucun ne fut retenu et c’est le projet d’un ingénieur suisse, à arche unique, qui fut réalisé vers 1590. Critiqué par l’architecte Scamozzi pour sa supposée faiblesse structurelle, il soutient toujours le passage de hordes de touristes.

Le pont devient à la Renaissance l’un des motifs obligés des traités d’architecture : le Troisième livre sur l’architecture de Sebastiano Serlio (1540), les Quatre livres de l’architecture d’Andrea Palladio (1570) ou L’Idée de l’architecture universelle de Vincenzo Scamozzi (1615) proposent des dessins de ponts, antiques ou contemporains2. En 1716, l’année où est constitué en France le corps des ingénieurs des ponts et chaussées, Henri Gautier publie son Traité des ponts, premier ouvrage qui leur est spécifiquement consacré3. S’attachant autant à l’architecture qu’aux matériaux et aux techniques, ce traité fait le point sur les connaissances accumulées au fil du temps. La réédition de 1728, augmentée « d’une Dissertation sur les Culées, Pilles, Voussoirs, & Poussées des Ponts », subsiste encore, ornée de l’ex-libris de Perronet, à la bibliothèque de l’École nationale des ponts et chaussées4. En revanche, l’ouvrage semble absent de la pourtant riche bibliothèque de Le Ragois de Saint-André, ingénieur et inspecteur des ponts et chaussées comme Gautier, qui œuvre d’abord en Languedoc, comme Giral. Les textes de Florian Grollimund et de Catherine Isaac ressuscitent ces deux héritiers de Gautier, auteurs de ponts réels autant que de projets inaboutis, en une période où le corps des ponts et chaussées est particulièrement actif. La magnifique élévation dessinée par Saint-André en 1771 pour Bordeaux préfigure le pont de pierre actuel, mais, trop cher, trop long, trop hardi, bref, trop hasardeux, le pont de Saint-André reste à l’état de dessin. Avec Giral, architecte autant qu’ingénieur, c’est d’un pont révolutionnaire qu’il s’agit. Lui qui a construit avec succès deux ponts près de Montpellier connaît le prix d’une arche de longue portée, en particulier du fait des charpentes des cintres. Aussi propose-t-il à l’Académie des sciences un modèle à arche unique capable de s’en passer… aussitôt rejeté comme infaisable. Le pont rêvé de Giral reste lui aussi un pont de papier.

Pourtant, c’est bien à un pur produit des ponts et chaussées que l’actuel pont de pierre de Bordeaux doit son existence. Stéphane Blond montre que Claude Deschamps fut, dès sa scolarité à l’École royale des Ponts et chaussées, un dessinateur accompli, mais aussi qu’il a poli son savoir-faire par la participation à des campagnes de construction de ponts, durant lesquelles il vérifie les calculs. Cette formation liant théorie et pratique est couronnée par un premier prix au concours d’architecture des ponts, obtenu par Deschamps en 1786. Le « pont de papier » de l’élève démontre ses qualités de dessinateur, mais il s’accompagne d’un devis qui atteste ses capacités professionnelles, à l’orée d’une belle carrière.

S’il est bien postérieur au siècle des Lumières, le projet d’Henri Prost, présenté par Corinne Jaquand, en constitue le prolongement, non seulement parce qu’il s’inscrit dans la perspective des Champs-Élysées qui accueillit le pont de Neuilly de Perronet, mais aussi par l’usage de dessins précis et minutieux, qui constituent autant des éléments de publicité cherchant à convaincre les décideurs que des représentations programmatiques de la réalisation souhaitée. En ces temps pré-informatiques, tout architecte se devait encore de savoir dessiner, à l’image des ingénieurs des fortifications du XVIIIe siècle dont les supérieurs savaient apprécier le « bon goût »5. Surtout, à l’aube des années 1950, Prost s’inscrit dans la tradition de Le Nôtre en prévoyant une terrasse balcon autant qu’un pont autoroutier sur la Seine – au demeurant absent des seules images du projet qui subsistent.

La pratique du dessin préalable n’a pas été abandonnée aujourd’hui. Tout nouveau pont se doit, comme toute opération d’urbanisme, de présenter au public le résultat escompté sur des panneaux camouflant le chantier ou sur des supports de communication. En un temps où on rêve de densifier certaines villes en y intégrant des ponts habités, les projets ont fleuri, offrant des images toutes plus positives les unes que les autres6. Certes, ces images sont produites par des ordinateurs, mais elles pérennisent à leur manière ces « ponts de papier » qui sont autant de ponts rêvés.

Notes

  1. Francesco P. Di Teodoro, « Moto delle acque e ponti negli studi di Leonardo da Vinci », dans Donatella Calabi et Claudia Conforti (éd.), I ponti delle capitali d’Europa dal Corno d’Oro alla Senna, Milan, Electa, 2002, p. 9-25.
  2. Nicoletta Marconi, « I ponti : teoria e pratica nei trattati di architettura tra XVI e XVIII secolo », dans Donatella Calabi et Claudia Conforti (éd.), I ponti delle capitali d’Europa dal Corno d’Oro alla Senna, Milan, Electa, 2002, p. 39-57.
  3. Henri Gautier, Traité des ponts, où il est parlé de ceux des Romains & de ceux des Modernes, Paris, chez André Cailleau, 1716. La préface rappelle que Serlio, Palladio et Scamozzi ont proposé des modèles de ponts, mais Gautier y précise que ses prédécesseurs « n’ont point donné de regles pour construire des Ponts ».
  4. École nationale des Ponts et Chaussées, 8° 4556, [en ligne] ark:/12148/bpt6k1092888c [consulté le 26/08/2023]
  5. Service historique de la défense, Vincennes, 1 VH 826, n°23, lettre de Ramsault, directeur des fortifications et des places de Flandre, datée de 1769, qui remarque que l’un de ses dessinateurs, nommé Rallier, « fait voir du goût » dans sa réalisation d’un plan de Gravelines.
  6. Voir par exemple : Peter Murrey et Mary Anne Stevens (éd.), Living Bridges : The Inhabited Bridge, past, present and future, Munich, New York, Prestel, Londres, Royal Academy of Arts, 1997.
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Pessac
Chapitre de livre
EAN html : 9791030008333
ISBN html : 979-10-300-0833-3
ISBN pdf : 979-10-300-0834-0
ISSN : 2741-1818
3 p.
Code CLIL : 3385
licence CC by SA

Comment citer

Carbonnier, Youri, “Ponts de papier, ponts rêvés. Introduction”, in : Schoonbaert, Sylvain, coord., Des ponts et des villes : histoires d’un patrimoine urbain, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 28, 2023, 113-115, [en ligne] https://una-editions.fr/ponts-de-papier-ponts-reves [consulté le 17/10/2023].
doi.org/10.46608/primaluna28.9791030008333.12
Illustration de couverture • Vue de la ville et du pont de Bordeaux, Ambroise Louis Garneray, ca. 1823 (Archives de Bordeaux Métropole, Bordeaux XL B 99).
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