Au moment où nous rédigeons cette préface, le monde est plongé dans une crise sanitaire sans précédent et à l’issue incertaine. Parmi ses multiples conséquences, la crise du Covid 19 interroge déjà frontalement la conduite des politiques publiques en contexte d’incertitude mais également les paradigmes dominants du développement économique et social. Une attention nouvelle est accordée à cet effet à la façon dont les territoires, à différentes échelles, viennent proposer des modèles alternatifs de gestion des problèmes publics soulevés par la crise sanitaire, en particulier auprès des populations vulnérables. Dans ce contexte, les modes d’institutionnalisation et de coordination promus par l’Économie sociale et solidaire (ESS) constituent l’une des réponses aux urgences socioéconomiques, qu’il s’agisse du secteur sanitaire bien sûr mais aussi des circuits courts alimentaires ou de mécanismes de solidarité dans le monde entrepreneurial.
La publication du Social à l’épreuve des valeurs, d’un Pays basque à l’autre survient à point nommé dans ce contexte troublé. Le livre propose une lecture « par le bas » des dynamiques de l’ESS qui travaillent de façon silencieuse les territoires. Cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat en science politique que j’avais eu le grand plaisir de diriger, présente à mon sens – au moins – quatre intérêts majeurs.
Le premier provient des secteurs et des territoires retenus. La focalisation sur l’Insertion par l’activité économique (IAE) et sur l’aide à domicile permet de s’extraire des discours par trop généralistes sur les dynamiques territoriales de l’ESS en se centrant sur deux secteurs qui sont des révélateurs des problèmes publics majeurs auxquels sont confrontés les territoires : vieillissement, santé, emploi, besoin de main-d’œuvre du marché du travail, accompagnement des populations vulnérables. Autant de problèmes publics qui se sont constitués en marchés, où les acteurs de l’ESS agissent et se positionnent aux côtés de l’État, central ou local, et des acteurs privés lucratifs. Le cadre territorial de l’étude en renforce à la fois l’intérêt et la gageure. La comparaison entre Pays basque de France ou du Nord et Communauté autonome basque est en effet généralement davantage évoquée que réellement mise en œuvre par les chercheurs. Les très nombreux travaux sur la construction politique des deux territoires ne mobilisent souvent l’autre versant de la frontière, dans un sens comme dans l’autre, que comme contraste ou cas limite venant appuyer une démonstration d’abord fondée sur une étude de cas. L’étude restituée ici innove en se fondant sur un protocole d’enquête rigoureusement équivalent des deux côtés de la frontière, ce qui met en évidence à la fois les ressemblances et les écarts entre les modes d’institutionnalisation des deux secteurs sur chacun des territoires. L’analyse souligne le poids des sentiers de dépendance institutionnels distincts, la structuration différenciée des États-providence et le rapport spécifique à la structuration marchande de l’IAE et de l’aide à domicile des deux côtés de la frontière. Elle souligne dans le même temps la proximité des problématiques sociales et démographiques auxquelles sont confrontés les deux territoires. En ce sens, ce livre n’est pas une étude de cas locale ou basco-basque, ni même franco-espagnole. Il est un exercice saisissant l’Europe au « microscope du local »1 et montrant l’imbrication des niveaux d’échelle tant sur le plan de la gouvernance territoriale que sur celui des mobilisations des acteurs de l’ESS. Cette double comparaison sectorielle et territoriale fournit une assise empirique solide à l’argumentation et lui confère une profonde originalité dans le paysage de la recherche sur l’ESS et le développement territorial.
Le deuxième intérêt de l’ouvrage provient de la problématique et du cadre théorique retenus, dont l’articulation pourrait dépasser très largement le seul cas basque. L’enjeu de la comparaison entre les deux territoires, explique J.-J. Manterola, consiste à appréhender un processus d’européanisation de l’ESS par une lecture néo-institutionnaliste, dont l’une des clés de différenciation tient à des normes et des valeurs en concurrence, plus ou moins conditionnées par les types d’État providence dont ces territoires remodèlent l’héritage. Surtout, et c’est l’une des originalités du livre, ces normes et valeurs sont à interroger au regard des dynamiques territoriales intersectorielles et transversales, qu’il s’agisse des agences de développement, du Conseil de développement ou des clusters territoriaux. Comment, à partir de ces deux secteurs, ces nouvelles formes de gouvernance territoriale prennent-elles en considération les populations vulnérables ? La théorie néo-institutionnaliste, l’économie politique ainsi que la sociologie des conventions fournissent à ce titre un alliage théorique robuste et pertinent.
Troisièmement, l’ouvrage propose un corpus d’hypothèses précieux. La première rappelle qu’ici comme ailleurs, l’IAE et l’aide à domicile s’insèrent désormais dans un marché, selon des conditions d’accès et des modalités opératoires définies au sein d’une arène composée de multiples intervenants, dont des acteurs locaux susceptibles d’en réinterpréter les enjeux, pour leur conférer des objectifs propres ou des conditions d’exécution spécifiques. Les ordres institutionnels ainsi constitués dépendent des capacités de coordination des acteurs au nom de normes et de valeurs partagées, révélées par les compromis et les formes de gouvernance territoriale influencées par l’européanisation, l’évolution des régimes d’État providence, de la régionalisation et de la décentralisation. Approche institutionnaliste oblige, ces modalités et compromis sont d’abord dépendants de modèles de protection sociale et de décentralisation distincts en Communauté autonome basque et en Pays basque de France. Au sein des communautés sectorielles en question cependant, on notera que les acteurs de l’ESS sont aujourd’hui rejoints par d’autres acteurs dans leur capacité à faire advenir des normes et des valeurs qui ne soient pas prioritairement marchandes et qui priorisent les besoins des populations vulnérables. La deuxième hypothèse considère que les territoires de la Communauté autonome basque (ici, le Guipuzcoa) et le Pays basque français cherchent à intégrer leurs populations vulnérables tout en poursuivant des objectifs de performance économique. Ce double objectif s’inscrit dans le droit fil d’une matrice territoriale fortement marquée par les expériences coopératives, à la fois sociales et marchandes, et d’ESS des deux côtés de la frontière. L’observation se déplace dès lors vers les nouvelles arènes territoriales, avec des instruments du type Conseil de développement, agences de développement, clusters etc. entendant répondre à la fois aux objectifs de compétitivité territoriale et aux enjeux sociaux. L’auteur observe néanmoins que les compromis ainsi construits parviennent à faire émerger une notion d’intérêt général dépassant la perception des populations vulnérables comme un simple marché. Cette approche permet à J.-J. Manterola d’aboutir à la conceptualisation de « systèmes territoriaux d’innovation sociale », qui produisent des effets permettant d’inscrire ou de réinscrire les populations vulnérables en tant qu’objets et sujets des dynamiques territoriales.Enfin et sur une note plus personnelle, soulignons que la trajectoire de l’auteur témoigne de la fécondité des allers-retours entre recherche et acteurs du développement territorial, de l’action sociale et de l’ESS. Longtemps formateur et consultant dans un centre de formation en milieu rural en Pays Basque, Jean-Jacques Manterola est aujourd’hui directeur des solidarités à la Communauté d’agglomération du Pays basque et directeur du Centre communal d’action sociale Pays basque. L’enquête académique restituée dans ce livre se ressent indubitablement d’une longue expérience de terrain aux côtés des acteurs du social en Pays basque. Inversement, l’on imagine sans peine que le compagnonnage académique pratiqué par l’auteur durant sa thèse puis dans la préparation de ce livre viendra nourrir sa praxis au moment où le Pays basque s’engage dans une nouvelle phase de son histoire institutionnelle et sociale. Cette nouvelle séquence permettra, n’en doutons pas, d’inventer des formes de développement/transition territoriales qui ne laisseront personne sur le côté. Milesker haundi bat lan eder hunentzat eta segi aintzina !