Brun, P. (1987) :
Princes et princesses de la Celtique, Paris.
Cette conclusion de mon premier livre, rédigé alors que j’attendais le résultat de ma candidature à un poste de chercheur au CNRS, résumait d’emblée les points les plus saillants d’inspiration braudélienne qui caractérisèrent ma production scientifique : l’approche multiscalaire du temps et de l’espace, la pertinence du modèle du système-monde et l’évitement des simplistes oppositions binaires et relativistes du courant postmoderniste. Celui-ci continue cependant à exercer une influence aussi lourde que scientifiquement stérile en sciences humaines.
This conclusion to my first book, written while I was awaiting the outcome of my application for a research position at the CNRS, summed up the most salient points of Braudelian inspiration that have characterized my scientific output: the multiscalar approach to time and space, the relevance of the world-system model and the avoidance of the simplistic binary and relativistic oppositions of postmodernist thinking. Yet the latter continues to exert an influence in the human sciences that is as heavy as it is scientifically sterile.
On l’aura senti, comprendre cette période du IXe au Ve s. a.C. nécessite de se placer au carrefour de plusieurs champs de recherche, traditionnellement séparés. Plusieurs frontières institutionnelles artificielles doivent être chevauchées.
Tout d’abord, l’archéologie française en métropole sépare les antiquités préhistoriques des antiquités historiques. La frontière se situant vers la fin du VIIIe s. a.C. Elle crée ainsi une limite dommageable qui amène les archéologues à se spécialiser soit d’un côté, soit de l’autre, et, trop souvent, à s’ignorer mutuellement.
Durant cette période, la Grèce et l’Italie commencent de produire des écrits. Elles entrent de ce fait dans le champ d’investigation des historiens : les études archéologiques n’y tiennent qu’une place secondaire. En Europe non méditerranéenne au contraire, les documents archéologiques continuent d’apporter l’essentiel de l’information. Ainsi, sur le même continent et pour une même période, deux archéologies au moins, deux approches différentes sont à l’œuvre.
L’archéologie n’étudie pas les vestiges matériels hors de leur contexte naturel. Les légitimes réflexions sur l’environnement du passé ont engendré des recherches très pointues dans ce domaine : si pointues parfois qu’elles se coupent des questions à résoudre qui, en dernière analyse, sont d’ordre historique. Ils convient donc de rétablir une liaison que beaucoup tendent à perdre de vue.
Plus globalement, l’archéologie cherche à saisir l’homme derrière ses vestiges matériels. Elle participe pleinement des sciences humaines. Or, en raison même de sa complexité, l’homme est l’objet d’approches multiples qui, toutes, ont développé un champ de recherche spécifique. Si bien que sur l’homme se trouve braqué un faisceau serré d’observations, mais malheureusement, chaque source tend à méconnaître les autres. Ce morcellement, sans doute inévitable, nuit bien entendu à l’unité fondamentale du sujet. Le fait que les approches les plus fructueuses émanent de chercheurs qui se situent volontairement ou non à la charnière de plusieurs champs d’étude n’est pas fortuit. À l’évidence, un spécialiste des documents archéologiques doit coiffer plusieurs “casquettes“. Tour à tour, il doit emprunter celles de paléo-historien, de paléo-sociologue, de paléo-ethnologue, de paléo-économiste, sinon de paléo-écologue.
Il a été tenté dans ce livre de ramasser ces divers points de vue pour donner une image cohérente de la Celtique et de sa place en Europe, entre le IXe et le Ve s. a.C. La dynamique générale s’inspire des travaux de l’historien F. Braudel1. La logique interne emprunte aux analyses de M. Mauss2, neveu et disciple d’É. Durkheim3, apôtre de l’unité intrinsèque des sciences humaines. Le cadre archéologique, aux plans chronologiques et culturels, s’appuie sur les méthodes et les résultats de l’école germanique, au premier rang de laquelle il faut citer P. Reinecke4, V. G. von Merhart5, H. Müller-Karpe6, O. Frey7, W. Dehn8, G. Kossack9 : une mention spéciale allant à W. Kimmig10. La prise en compte globalisante des documents archéologiques doit aussi à J. Déchelette dont le célèbre “Manuel” demeure indispensable. Enfin, l’approche socio-économique du processus d’évolution des données archéologiques utilise une méthodologie développée surtout en Grande-Bretagne et aux États-Unis : E. R. Service11, M. Sahlins12, D. L. Clarke13, C. Renfrew14, M. J. Rowlands15 ou T.C. Champion16.
À la veille de la période traitée ici, l’Europe se trouve dans une situation qu’il importait d’exposer dans ses grandes lignes. Mais, avant même de brosser ce panorama, il a semblé utile de bousculer une idée reçue très répandue : celle selon laquelle l’identité ethnique serait synonyme d’identité génétique. On a vu que la tendance première de chacun d’entre nous, qui consiste à plaquer un schéma généalogique sur des sociétés humaines, ne revêt guère de sens. Elle conduit de fait à des impasses. Il s’agit toujours d’agglomérats aux contours fluctuants. Ces fluctuations obéissent à des modifications culturelles variables : politiques, économiques, idéologiques. S’occupant des vestiges matériels du passé, ce que l’archéologue appréhende le plus aisément, ce sont bien sûr les informations d’ordre technologique et économique. Ainsi peut-il identifier de vastes “complexes” à l’intérieur desquels s’exprime une forte homogénéité techno-économique. Il parvient à situer vers 2000 a.C. l’émergence des grands complexes qui sont présents au moment de la conquête romaine.
Une telle perspective ouvre sur une appréhension plus féconde de la préhistoire récente. Elle permet de traiter une documentation énorme, disparate et très inégale à l’échelle du continent. Il s’agit de l’échelle adéquate pour s’extraire d’une vision microscopique, au mieux pointilliste. Ainsi, prenant du recul, on perçoit l’ordre, la cohérence profonde de l’ensemble.
De cette manière, on constate qu’une importante modification du système d’organisation se déclenche en Europe au IXe s. a.C. Le mécanisme qui s’élabore ressemble étonnamment à ce que F. Braudel a appelé une “économiemonde” méditerranéenne. La compréhension de ce qu’était alors la Celtique s’enrichit dès lors d’une signification nouvelle. La Celtique tire sa spécificité de son rôle d’intermédiaire à l’intérieur de ce système. La Celtique, c’est le deuxième cercle du système centré sur le bassin méditerranéen.
Ces préliminaires posés, il convenait de dresser le tableau des acquis, à l’aube du IXe s. a.C., 1000 ans a.C., les sociétés européennes reposaient sur une structure familiale nucléaire semble-t-il. Les habitations étaient de petit module, excluant la résidence d’une famille élargie. Bien que bâties en matériaux périssables, ces maisons témoignent d’une excellente maîtrise architecturale. Solides, elles assuraient aussi une bonne isolation thermique. Ces communautés dominaient les problèmes de conservation des aliments. Elles pouvaient ainsi accumuler des surplus pour les saisons non productives, mais aussi pour échanger avec d’autres. Elles produisaient en abondance de la poterie et des objets en bronze.
À l’intérieur de ces sociétés, on discerne au moins trois catégories : les paysans qui exploitent intensivement leur finage, les artisans, au moins les métallurgistes, et une catégorie guerrière dominante. Ces communautés ne vivaient pas en vase clos. Elles entretenaient des relations d’échanges, parfois sur de très longues distances. Il semble bien que les chefs contrôlaient ces trafics d’objets précieux : ces objets qui rehaussaient leur prestige. Leur pouvoir paraît fragile, étroitement lié à cet approvisionnement en biens de prestige. Une compétition permanente devait ainsi les opposer entre eux pour étendre leur contrôle et s’assurer des arrivages constants, sinon plus importants encore.

Cette situation a été l’une des caractéristiques du système européen pendant tout le IIe mill. a.C. Celui-ci apparaît comme une suite de velléités d’expansion très vite avortées. Cette tendance expansionniste n’était pas le seul fait de chefs ambitieux. Elle reposait aussi sur la stratégie de production. Les meilleures terres subissaient, semble- t-il, une surexploitation. Certaines allaient même devenir définitivement stériles vers le XIVe s. a.C. C’est précisément à ce moment que l’on constate une brusque extension géographique des produits nord-alpins. Une migration est là sérieusement envisageable. L’expansion s’effectue, pour partie au détriment des communautés périphériques, et pour une autre partie par la mise en culture de terres délaissées jusqu’alors. Ces mouvements n’ont pu se dérouler sans heurts. C’est justement une période durant laquelle l’armement croît en nombre et en efficacité. On tient là tous les ingrédients de la crise du système expansionniste. Vient en effet le temps où la pression sur les ressources, à la fois sur la terre et sur les matières premières, atteint un plafond. Les techniques agricoles ne bénéficient pas d’innovation qui permettrait une productivité accrue. Les autres communautés, elles-mêmes en limite de possibilités, résistent plus fermement à d’éventuels empiètements. La concurrence, inhérente à l’économie des biens de prestige, s’exacerbe dans une compétition pour les ressources de base. Elle n’aboutit qu’à précipiter les choses. La crise est particulièrement aiguë 1000 ans a.C. Les communautés doivent transformer les modalités de leur organisation.
Ces changements vont s’opérer du IXe au VIIe s. a.C. Ils se manifestent aussi bien dans l’habitat que dans les pratiques funéraires et la technologie. Avant tout, ils s’observent dans les objets fabriqués. De nouvelles formes apparaissent : les décors épousent de nouveaux styles. L’habitat ne change ni dans les matériaux utilisés, ni dans les techniques d’assemblage. Il se modifie dans la taille et la densité des bâtiments composant les agglomérations. D’une façon générale, les maisons tendent à devenir plus spacieuses, et les villages plus peuplés. Pour les rites funéraires, l’incinération devient exclusive. À côté des tombes plates auparavant majoritaires, apparaissent des tumulus. Ces monuments recouvrent des individus souvent accompagnés d’un mobilier funéraire plus riche que la moyenne. Ils forment de petites nécropoles réservées à une élite détentrice de l’armement, de l’équipement équestre et de parures choisies. La nouveauté principale réside dans la manifestation funéraire ostentatoire des écarts sociaux. Le changement technologique est de taille. Il s’agit de la généralisation d’une métallurgie du fer. Passer du bronze au fer ne représente pas un simple saut qualitatif. Cela constitue une véritable mutation. Pour l’une et l’autre de ces métallurgies, les contraintes sont très différentes. Présent auparavant de façon sporadique, le fer n’a été adopté qu’en réponse à la crise qui désorganisait les réseaux d’approvisionnement en cuivre et en étain. Disponible presque partout à l’état alluvionnaire, le fer rendait les communautés moins dépendantes d’approvisionnements devenus trop irréguliers. Pour s’enrichir, les chefs vont dorénavant s’intéresser davantage à la production de leur propre communauté. Leur intérêt va se fonder plus qu’avant sur l’amélioration de la productivité locale, sur sa protection et sa coordination.
Le changement qui se manifeste dans tous les secteurs d’activité produit des effets dont les répercussions vont transformer l’Europe. Les principaux axes des échanges se déplacent. En même temps, c’est toute l’organisation sociale et économique qui se modifie. Les très nombreux gros dépôts de bronzes, si caractéristiques des IXe et VIIIe s. a.C., expriment les difficultés d’approvisionnement en matières premières et en produits finis. Ils témoignent aussi des difficultés d’écoulement de la production pour les zones riches en minerais. La désorganisation des réseaux traditionnels d’échanges transparaît également dans la composition chimique des bronzes. L’origine des minerais change. On recourt à des palliatifs pour compenser la faiblesse des arrivages en minerais non disponibles sur place. Un autre effet de la mutation socio-économique est un véritable “boom” des fortifications. Dans les régions bien explorées, elles révèlent une densité très forte. Ce phénomène s’observe partout en Europe, sauf dans le complexe nordique. Ces petites fortifications sont le siège des aristocraties locales : leur nécropole tumulaire s’étend à quelques distances. Elles polarisent de petits territoires de 5 à 10 km de rayon dont les limites se fixent plus nettement. On peut supposer qu’à l’intérieur de ces territoires parsemés de fermes, de hameaux ou de villages ouverts, s’établissent des complémentarités économiques.
Dans le complexe nord-alpin, que l’on peut qualifier de Celtique, l’aile orientale manifeste un dynamisme particulier. Là se situe notamment le fameux site de Hallstatt. Cette région a subi les transformations internes exposées précédemment. Son dynamisme spécifique est dû à des facteurs externes. Elle est en effet traversée par un axe d’échanges désormais prédominant : celui qui relie l’Adriatique à la Baltique. Il convient aussi de souligner qu’elle a dû être moins affectée que les autres régions par la désorganisation des réseaux d’échanges. Cas assez rare en Europe, des gisements de cuivre et d’étain y sont présents, conjointement et en abondance. L’opulence de ses chefs éclate dans les nombreuses tombes à char et dans les prestigieux services à boisson en bronze que l’on y a découverts. L’ambre de la Baltique constitue avec ces luxueuses vaisselles l’indice le plus visible de l’intense trafic sud-nord qui culmine, là, au VIIe s. a.C. La communauté de Hallstatt doit sa richesse exceptionnelle aux mines de sel. Il faut ajouter à cet avantage celui de se situer au débouché des passes alpines par où transite l’essentiel des échanges. On a trouvé dans les sépultures de Hallstatt tous les biens qui circulent alors. Cela illustre parfaitement la place d’intermédiaire obligé dont bénéficie la Celtique orientale à cette époque.
Cet axe sud-nord, qui s’est substitué à la dynamique estouest auparavant déterminante, est animé par la Grèce et l’Italie où s’est engagé un processus d’urbanisation. À partir du IXe s. a.C., on y observe le même phénomène de concentration territoriale autour de sites fortifiés. Très vite toutefois, dans cette zone méditerranéenne, ces sites fortifiés tendent à devenir des Cités-États. De ces concentrations citadines émane une demande de plus en plus forte auprès des communautés périphériques. De la sorte se dessine un système économique qui s’élargit en zones concentriques depuis ces centres-moteurs. L’ensemble du continent s’intègre progressivement dans l’“économie-monde” méditerranéenne. La Celtique correspond au deuxième cercle dans ce modèle. Ce modèle doit être nuancé bien entendu. L’impact du centre ne se diffuse pas en ondes uniformes. Il emprunte préférentiellement certains secteurs du cercle. Au VIIe s. a.C., le rayon le plus actif traverse et dynamise la Celtique orientale.
Ainsi, en moins de trois siècles, l’Europe a radicalement changé. De foncièrement expansionnistes, ces communautés se sont fixées sur des territoires plus nettement délimités. Ce processus s’est accompagné d’une accentuation, et probablement d’une certaine institutionnalisation de la hiérarchisation sociale.
Au VIe s. a.C., l’axe est-alpin subit une relative désaffection. C’est que le secteur occidental capte les principaux échanges. En Celtique occidentale naissent consécutivement de spectaculaires “principautés“. Cet axe est animé, non seulement par les cités étrusques dorénavant puissantes, mais aussi par les colonies phocéennes qui s’installent dans le sud de la France. Cet axe est ainsi double : le trafic empruntant soit les cols alpins, soit la vallée du Rhône puis de la Saône ou du Doubs. En Celtique occidentale, les chefs qui s’érigent en intermédiaires dans cet important trafic acquièrent une richesse et une puissance inédites. Cette opulence se manifeste avec une rare profusion dans leur tombe. Ces sépultures particulièrement luxueuses se pressent autour de fortifications où l’on trouve aussi des importations grécoétrusques. Il s’agit probablement de la résidence de ces “princes“. Ces “résidences princières” se trouvent réparties assez régulièrement de la Bourgogne au Wurtemberg. Elles polarisaient vraisemblablement chacune un territoire de 30 à 40 km de rayon. Des écarts de richesse se discernent parmi les tombes à char de Celtique occidentale. L’étude du mobilier de ces tombes permet d’établir des rapports de dépendance entre des chefs subalternes et le “prince“. Ainsi peuton conclure que quelques chefs ont gagné en puissance à la faveur des services qu’ils rendaient aux négociants méridionaux, et qu’ils ont fait de leurs voisins des sortes de vassaux, plaçant le territoire de ces derniers sous leur obédience. Ainsi se sont constituées ces “principautés” centralisées.

Ayant décrit le deuxième cercle, il convenait de se tourner vers le premier cercle : vers ces zones de la périphérie immédiate des centres-moteurs. Dans le Midi de la France, la présence étrusque et grecque détermine une évolution économique et sociale particulière. À partir d’une situation comparable à celle qui s’est mise en place en Celtique du IXe au VIIe s. a.C., la hiérarchisation se renforce. Les chefs s’enrichissent. Toutefois il ne se produit pas là de phénomène “princier“. Il semble que, chaque chef pouvant être contacté directement du fait de sa relative proximité, les relais aient été inutiles. Dans la péninsule Ibérique se discernent des indices analogues derrière la côte orientale. Plus au sud, on bute sur une difficulté : une autre “économie-monde” y exerce son influence. Ce système levanto-carthaginois doit provoquer une déformation de notre modèle concentrique. Il y a tout lieu de penser que le fameux “royaume de Tartessos” constitue la version locale des “principautés” de Celtique occidentale. Dans la région du nord-est de l’Adriatique se développent très tôt des centres producteurs de biens de prestige et consommateurs de biens septentrionaux. Très proche en cela des centres urbains grecs et étrusques, le riche site de Stična ne devient toutefois pas une ville. Plus dynamique que la plupart des autres zones non urbaines du premier cercle, cette région apparaît cependant comme une émanation directe des centres d’Italie du nord. En Yougoslavie, on devine un phénomène comparable à ce que l’on a observé dans le sud de l’Espagne. Une autre influence s’exerce depuis l’est. Il semble que l’installation de colonies grecques sur les rives de la mer Noire, où elles entrent en contact avec les Thraces et les Scythes, produise logiquement une autre déformation du modèle concentrique. Bien que cela sorte de notre propos, on peut supposer que le premier cercle, au lieu de se poursuivre vers le sud, se redresse vers le nord-est quelque part dans les Balkans pour englober la mer Noire et son arrière-pays immédiat. Il ne serait pas déraisonnable d’émettre, pour les spectaculaires tombes scythes qui ont livré des trésors d’orfèvrerie, l’hypothèse d’une variante locale du phénomène “princier” celtique.
Le tableau devait se compléter par un tour d’horizon du troisième cercle. Sur de nombreux points, les îles Britanniques, choisies pour illustrer l’évolution du complexe atlantique, reflètent ce qui se passe en Celtique du IXe au VIIe s. a.C.
Mais, différences importantes, la métallurgie du bronze y reste dominante jusqu’au Ve s. a.C., et l’on n’y observe pas de tombe vraiment luxueuse. Dans le complexe nordique en revanche, de riches sépultures sont attestées. Les produits de luxe s’y révèlent plus nombreux. Il faut noter que ces tombes riches datent pour la plupart du VIIe s. a.C. L’essentiel de la vaisselle métallique de prestige a emprunté l’axe est-alpin. Du sud vers le nord, après une prise en charge par les chefs de Celtique orientale, ces biens étaient relayés par des centres redistributeurs secondaires sur l’Oder, sur l’Elbe ou sur la Weser. Ces centres secondaires avaient surtout pour fonction de faire transiter vers la Baltique les métaux dont le complexe nordique était dépourvu. Car, là, comme dans le complexe atlantique, les communautés restent plus longtemps attachées à la métallurgie du bronze. Leur position en périphérie extrême du système européen explique ce retard technologique. Elle explique aussi le progressif infléchissement de leur dynamisme économique qui se trouve au plus bas au VIe s. a.C. Le complexe lusacien s’apparente surtout au complexe atlantique pour ce qui concerne ses rapports avec l’“économie-monde” méditerranéenne. Hormis la vallée de l’Oder, qui tient une place équivalente à celle de la Tamise en Grande-Bretagne, il se situe globalement en marge des principaux échanges. Dans ces trois complexes techno-économiques, qui forment le troisième cercle, les contacts avec les centres méditerranéens s’avèrent sporadiques et comme amortis.
Après avoir parcouru l’Europe et vérifié l’adéquation des documents disponibles dans les diverses régions avec le modèle des zones concentriques, il était nécessaire de préciser la notion capitale de “biens de prestige“. Car pour un Européen d’aujourd’hui, il reste difficile d’admettre que l’on puisse prêter une telle importance à ces “cadeaux“, aussi somptueux soient-ils. Son expérience propre ne le dispose pas à comprendre que la circulation de ces biens ait pu avoir un impact tel qu’il ait conditionné pour une large part le destin de l’Europe. Pour donner à comprendre, il convenait de partir sur les traces des ethnologues. Il fallait un détour chez les Indiens pour modifier la perspective. Ainsi pouvait-on appréhender à quel point la pratique du don détermine le fonctionnement global d’une société où n’existe pas d’économie de marché. Le monopole des “princes” de la Celtique prenait alors le relief souhaité. On parvenait de surcroît à débusquer dans les écrits antiques des preuves de l’existence de cette pratique en Europe, durant la période traitée.
Pour clore cet ouvrage, il restait à montrer la ruine des “résidences princières” et à en chercher l’explication. Comme pour rendre compte de leur éclosion, il était indispensable de mettre clairement en lumière l’organisation interne de la Celtique au Ve s. a.C. Il fallait en particulier regarder de près le nouveau glissement vers le nord-ouest des manifestations funéraires d’opulence. On pouvait, de fil en aiguille, proposer une solution cohérente à cette intéressante énigme. Il semble bien que les “princes” d’Occident se trouvent, à l’aube du Ve s. a.C., dépouillés de leur fonction d’intermédiaire sur l’axe sud-nord. Les communautés du Tessin d’une part, et celles des régions Rhin-Moselle et Aisne-Marne d’autre part, se partagent en quelque sorte les fonctions qu’ils monopolisaient. Ce n’est pas un hasard si celles-ci se trouvent implantées, respectivement à l’entrée et à la sortie du deuxième cercle. Les premières assurent le contact avec les centres-moteurs, les cités étrusques principalement, et les autres avec les chefs plus septentrionaux. Autrement dit, du sud vers le nord, les envois font des ricochets plus courts et, bien sûr, plus nombreux.
On a vu le caractère fondamentalement contradictoire d’une stratégie expansionniste dans un espace fini. La crise qui culmine aux Xe et IXe s. a.C. ne peut se résoudre que par une modification des rôles à l’intérieur des communautés. C’est en fonction de ce nouveau schéma d’organisation, où la hiérarchisation sociale se centralise à l’intérieur de territoires plus stables, que l’impact extérieur peut jouer pleinement. C’est de ce “dialogue” entre les facteurs internes et externes que naissent les “principautés” de la Celtique. Ce “dialogue” prend la forme d’un vaste système concentrique, où les composants se trouvent fonctionnellement hiérarchisés du centre vers la périphérie.
Notre tour d’horizon confirme amplement la puissance d’explication du modèle de l’“économie-monde“, F. Braudel convenait lui-même de l’imperfection de ce terme qu’il traduisait de l’expression allemande Weltwirtschaft, forgée par le médiéviste F. Rörig17. Il n’est pas facile en effet de désigner en français : “un fragment de l’univers, un morceau de la planète économiquement autonome“. Ce “système de Braudel“, comme on pourrait l’appeler, semble bien s’installer dès qu’il y a des villes. Celles-ci vont chercher de plus en plus loin les biens dont elles ont besoin.
Aujourd’hui, le “système de Braudel” est devenu littéralement mondial. Plus aucune portion d’espace ne peut prétendre à une quelconque autonomie. Tracer les zones concentriques du système serait certes plus compliqué, mais une hiérarchisation analogue s’observe. Le Tiers-monde constitue le troisième cercle. L’Europe se situe dorénavant en limite du premier et du deuxième. Les principaux centres-moteurs tendent en fait à s’en éloigner inéluctablement. On peut le déplorer : il ne fait aucun doute en tout cas qu’une éventuelle inversion de cette tendance exigerait pour l’Europe une modification de ses modes de fonctionnement.
On mesure mieux ainsi la résonnance de la préhistoire sur notre présent. La préhistoire recèle des clefs pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. C’est durant la préhistoire que naissent la plupart des formes d’organisation des sociétés européennes. Il s’avère capital de connaître les conditions de leur genèse. De façon particulièrement claire, la préhistoire met le doigt sur l’une des principales lacunes du monde contemporain. Deux grands modèles d’explication ou paradigmes s’opposent. Ces deux instruments d’analyse sont d’une part le Fonctionnalisme, et son succédané curieusement appelé Libéralisme en France, et d’autre part le Marxisme. En un temps où ce dernier essuie des accusations d’archaïsme, il est cocasse de ne trouver à lui substituer qu’un paradigme datant lui aussi du XIXe s. Cette attitude verse dans le comique lorsque l’on regarde l’évolution des recherches anthropologiques en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Dans ces pays, champions du “Libéralisme” économique, les réflexions les plus porteuses se bâtissent actuellement sur une relecture des concepts marxistes. Que ces derniers souffrent d’insuffisance est patent. Que le Fonctionnalisme s’épuise dans le cercle vicieux du raisonnement ne fait aucun doute. C’est bien de modèles dont nous manquons. Nous avons besoin de principes d’explication plus riches. Il s’agit d’un besoin impérieux pour l’homme, être intelligent. Cette absence crée ces désarrois qui s’expriment de manière si éloquente dans le succès des sectes par exemple. Nos sociétés sont malades de cette absence. La préhistoire, qui traite de sociétés moins complexes, est un champ d’investigation crucial pour contribuer à combler ce vide.
Bibliographie
Braudel, F. (1979) : Civilisation matérielle, Économie et Capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, Paris.
Champion, T. C., éd. (1989) : Centre and Periphery: Comparative Studies in Archaeology, London.
Champion, T., Shennan, S., Gamble, C. et Whittle, A. (1984) : Prehistoric Europe, London.
Clarke, D. L. (1968) : Analytical Archaeology, Londres.
Dehn, W. (1974) : “Einige Bemerkungen zum eisenzeitlichen Befestigungswesen in Mitteleuropa”, in: Archeologický ústav, éd.: Symposium zu Problemen der jüngeren Hallstattzeit in Mitteleuropa, Bratislava, 125‑136.
Durkheim, E. (1937) : Les règles de la méthode sociologique, Paris.
Frey, O. H. (1962) : “Der Beginn der Situlenkunst im Ostalpenraum”, Germania, 40, 56‑73.
Kimmig, W. (1969) : “Zum Problem späthallstättischer Adelssitze”, in: Otto, K.-H. et Herrmann, J., éd.: Siedlung, Burg und Stadt: Studien zu ihren Anfängen, Festschrift für Paul Grimm, Schriften der Sektion für Vor- und Frühgeschichte der Deutschen Akademie der Wissenschaften zu Berlin 25, Berlin, 95‑113.
Kossack, G. (1959) : Südbayern während der Hallstattzeit, Römisch-Germanische Forschungen 24.
Mauss, M. (1923) : “Essai sur le don, forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques”, L’Année Sociologique-1, 30‑186.
Merhart (von), G. (1930) : “Urnengrab mit Peschierafibel aus Nordtirol”, in: Schumacher-Festschrift, 161‑221.
Müller-Karpe, H. (1956) : Das urnenfelderzeitliche Wagengrab von Hart a. d. Alz, Oberbayern, Bayerische Vorgeschichtblätter 21.
Reinecke, P. (1965) : Mainzer Aufsätze zur Chronologie der Bronze- und Eisenzeit, Bonn.
Renfrew, C. et Bahn, P. (1991) : Archaeology: Theories, Methods and Practice, London.
Rörig, F. (1933) : Mittelalterliche Weltwirtschaft, Blüte und Ende einer Weltwirtschaftsperiode. XL, Jena.
Rowlands, M. J. (1980) : “Kinship, alliance and exchange in the European Bronze Age”, in : Barrett, J., Bradley, R., éd. : Settlement and Society in the British later Bronze Age, British Archaeological Reports 83, Oxford, 15‑55.
Sahlins, M. (1972) : Stone age economics, Chicago & New York.
Service, E. R. (1962) : Primitive social organization : an evolutionary perspective, New York.
