La polychromie du panneau de Libourne est-elle représentative de celle d’autres panneaux anglais, ou celui-ci constitue-t-il un cas à part ? Les choix des couleurs et des partis pris esthétiques sont-ils communs ou inhabituels ? L’examen des autres albâtres anglais du corpus néo-aquitain permet d’apporter des réponses à ces questions.
Parmi la centaine d’albâtres anglais de la région néo-aquitaine, seul un nombre limité présente encore des restes de polychromie significatifs. En effet, beaucoup d’œuvres, comme les deux retables de Saint-Seurin, celui de Génissac ou encore les panneaux d’Avensan, ont été décapées et apparaissent aujourd’hui entièrement blanches1. D’autres ensembles, comme les cinq panneaux conservés à Saint-Caprais, ont été intégralement repeints au XIXe ou au XXe s. Si l’on écarte en outre les statues de culte pour ne considérer que les panneaux historiés, on ne dénombre plus guère qu’une vingtaine d’œuvres présentant des informations chromatiques exploitables. Il s’agit tout d’abord des huit panneaux qui composent le retable de Saint-Michel de Bordeaux (non exempts de repeints)2, ainsi que de plaques conservées à Saint-André de Bordeaux (1), à Cambes (3), à Castelnau (1), à Lormont (1), ainsi qu’aux musées d’Aquitaine de Bordeaux (3), de Libourne (2 panneaux supplémentaires) et de Périgueux (1). Ces œuvres ont été soumises à des analyses physico-chimiques (cf. fig. 15).
Afin d’élargir ce corpus somme toute limité et en augmenter la représentativité, un certain nombre d’autres œuvres à la polychromie bien conservée ont été examinées visuellement et documentées à l’aide de macrophotographies. Il s’agit notamment des collections de plusieurs musées français3, auxquels s’ajoutent les retables de Nailloux, de Montgeard (tous les deux Haute-Garonne) et de Saint-Nicolas-du-Bosc (Eure). De manière moins systématique, d’autres panneaux ont été pris en compte lorsqu’il était possible d’en obtenir des clichés en couleur d’une qualité suffisante.
Une polychromie stéréotypée
Pour le dire d’emblée : contrairement à nos attentes initiales, la gamme de couleurs sélectionnée par les albâtriers, de même que la façon de les distribuer au sein d’un même panneau se sont révélées être fortement standardisées.
Parmi les éléments les plus significatifs et immédiatement repérables de cette mise en couleur standardisée figure l’agencement des fonds. Sur tous les panneaux historiés examinés, en effet, la partie inférieure montre invariablement un terrain bosselé peint en vert et orné de fleurettes, alors que la partie supérieure, parsemée de pastilles en gypse sur fond lisse, est toujours dorée à la feuille. Ces “prés” verts et ces cieux dorés caractérisent l’ensemble des scènes examinées, sans qu’il soit tenu compte de ce que l’événement représenté se soit déroulé à l’intérieur d’un habitat ou en extérieur. Les fleurettes du fond vert sont fortement stylisées : un point rouge vif peint au cinabre est entouré de cinq ou six points blancs au blanc de plomb. L’apparition de feuilles stylisées, et plus encore celle de véritables fleurs, comme c’est le cas à Saint-Michel de Bordeaux, demeure très rare (fig. 16 et 40).
Les fonds dorés de la partie supérieure des panneaux sont toujours semés de pastilles de gypse (fig. 17). La taille des pastilles et la densité du semis varient toutefois. Occasionnellement, les pastilles sont disposées de manière à former des motifs, tels que des fleurettes : une grande pastille centrale est entourée de cinq plus petites (fig. 18). Plus rarement encore, les pastilles sont alignées afin de former des carrés ou des losanges ; exceptionnellement, elles prennent la forme de feuilles stylisées4. Dans la très grande majorité des cas, toutefois, les pastilles, d’environ cinq millimètres de diamètre, se répartissent de manière aléatoire, quoiqu’assez régulièrement espacées, sur l’ensemble du fond doré.
Sur certains panneaux, une zone rose s’intercale entre les “prés” verts et le ciel doré. On en trouve des exemples bien conservés à Saint-Nicolas-du-Bosc (Annonciation, fig. 19 ; Adoration des Mages). Dans le corpus néo-aquitain, seule la Flagellation de Cambes semble présenter une telle zone. Les surfaces roses sont toujours semées de petits points plus sombres, souvent de couleur pourpre, parfois noire ou verte. Comme ces surfaces roses à pois sombres couvrent aussi le tombeau du Christ ou le trône de Dieu le Père (Trône de grâce) ou de la Vierge (Couronnement), on peut peut-être en déduire qu’elles représentent des surfaces de pierre – du marbre coloré ? – et indiquent un espace intérieur5.
La mise en couleur des vêtements n’est pas moins stéréotypée que celle des fonds. Qu’ils suivent la mode du temps de la création des albâtres ou qu’ils soient achroniques, comme les tuniques et manteaux des saints, et même les armures des soldats, ils adoptent la couleur blanche de l’albâtre6. Les doublures montrent toujours une couleur franche monochrome, le plus souvent du rouge cinabre, moins fréquemment du bleu, obtenu soit à partir d’indigo, soit à partir d’azurite, exceptionnellement du vert. Très souvent, même les armures des soldats présentent une “doublure” rouge cinabre7. Sur certains panneaux au moins, les peintres allèrent même jusqu’à indiquer, par un fin trait rouge (ou bleu), la doublure à des endroits où elle n’était en réalité guère visible, comme au niveau du col ou des manches ajustées8. À l’exception notable de ceux des anges, les vêtements tout comme les armures sont systématiquement ourlés d’or9. Les avers blancs des robes sont fréquemment animés d’une rangée de boutons dorés au niveau du buste ; la fente de la robe est indiquée par une ligne rouge ou bleue reliant ces boutons10 (fig. 20).
L’avers des manteaux et des robes peut être parsemé de motifs dorés divers, mais – ces motifs fragiles ayant souvent disparu – il est difficile de savoir si leur emploi était ou non répandu11 (fig. 21).
La carnation des personnages se distingue presque toujours par sa blancheur immaculée (albâtre). Seuls les caractères négatifs, tels que les tortionnaires des martyrs ou les soldats romains des récits de la Passion, présentent une carnation rose (fig. 22). Beaucoup d’études consacrées aux albâtres anglais indiquent que la peau des personnages vils a été peinte en marron ou noir. Nous n’avons pas rencontré de cas avéré de cette pratique. Étant donné que le blanc de plomb, qui entre dans la composition des carnations roses, noircit avec le temps, il se peut que cette altération ait pu entraîner des nuances marron ou noir sur des visages initialement peints en rose. La carnation rose des personnages négatifs peut être surchargée de traits noirs ou rouge-marron12.
Les détails des visages sont indiqués généralement de la manière suivante : les yeux, cernés de fins traits de couleur pourpre (ocre rouge), se composent d’une pupille noire et d’un iris vert-bleu13 ; les sourcils sont tracés à l’ocre jaune, parfois à l’ocre rouge ; les lèvres et les narines sont peintes en rouge cinabre14 (fig. 23). Lorsqu’il s’agit de caractères négatifs, certaines couleurs diffèrent : les sourcils sont peints en noir ou à l’ocre rouge, mais jamais à l’ocre jaune ; de manière frappante, les iris sont fréquemment colorés en rouge vif, cette couleur étant caractéristique des yeux des êtres diaboliques15 (fig. 24). Sur l’un des panneaux du retable de la Passion de Naples, Pilate présente des yeux composés d’une pupille noire cernée d’un premier cercle d’or et d’un second cercle rouge vif, sans doute afin d’indiquer qu’il est possédé du démon16.
La chevelure des personnages saints a sans exception été dorée. Les hommes ordinaires, même s’il s’agit d’élus comme à Libourne ou d’un homme fidèle du Christ comme Joseph d’Arimathie, sont dotés de cheveux moins resplendissants, peints en gris ou rouge-marron. Compte tenu de ces constats, la gamme de couleurs de l’Entrée au Paradis de Libourne doit être considérée comme atypique, car exceptionnellement diversifiée, puisque les élus présentent des cheveux ocre jaune, jaune pâle (de nature organique) et ocre rouge. Les personnages vils, au contraire, ont une chevelure noire17 ou, moins souvent, marron-roux allant vers un ton pourpre18 (fig. 25). Certains personnages, comme les rois mages, peuvent être dotés de cheveux d’or sur certains panneaux, comme c’est le cas de l’Adoration des Mages de Lormont, et de cheveux gris et marron sur d’autres19. Cette variation de couleurs pour un même personnage reste néanmoins exceptionnelle.
Certains détails des panneaux montrent cependant une mise en couleur particulière, spécifique aux albâtres anglais. Il en va ainsi des ailes des anges, dont la très grande majorité est peinte en rouge cinabre et munie de plumes prenant la forme de larmes blanches ornées d’un point noir (fig. 9, 19)20. Le plus souvent, ces plumes blanches forment un semis sur le fond rouge ; parfois, elles sont alignées en registres21. Les ailes des anges sont aussi parfois colorées en vert, et peut-être aussi en blanc22. Il s’agit néanmoins d’exceptions à la règle. Tel est aussi le cas du saint Michel de l’Entrée au Paradis de Libourne, dont les ailes vertes sur fond d’or ne semblent guère avoir de parallèles23.
La coloration des nimbes est tout aussi caractéristique des panneaux anglais. D’une taille inhabituellement grande, ils ne sont en effet pas dorés comme c’est généralement le cas, mais peints en rouge (cinabre) et/ou en bleu (indigo, moins souvent azurite). Fréquemment, des motifs peints en blanc ornent les lobes résiduels que découpent les hastes des nimbes crucifères de Dieu, du Christ et, parfois, du Saint-Esprit (fig. 26). D’ailleurs, seuls Dieu, le Christ et la Vierge sont dotés de nimbes. Les saints, tout comme les apôtres ou les anges, n’en reçoivent guère que lorsqu’ils constituent le sujet principal d’un retable24.
De manière inattendue, la croix du Christ était le plus souvent peinte en bleu. En Nouvelle-Aquitaine, seuls les Trônes de grâce de Castelnau (azurite) et de Cambes (indigo) en conservent de faibles traces. Le fait est pourtant bien avéré : les croix bleues parfaitement conservées et ornées de fleurettes blanches à cœur rouge figurent au sein des retables de Châtelus-Malvaleix (Creuse ; 1 panneau), de Rabastens (3 ; fig. 27), de Swansea (3) et de celui de la Passion (3), tous deux au Victoria and Albert Museum de Londres, du retable Compans (1), du retable de la Passion provenant de l’abbaye de Cluny (Berlin, Bodemuseum), de celui de Rouvray à Rouen (2), et de celui de la Passion à Naples (3). À ces retables s’ajoutent, parmi bien d’autres, les panneaux isolés de la Crucifixion conservés à La Trinité de Cherbourg ou de la Crucifixion (Cl 16599) et de la Mise au tombeau (Cl 19322) du Musée national du Moyen Âge à Paris.
Les principes généraux de la mise en couleur
En résumé, l’étude de l’ensemble du corpus néo-aquitain confirme le nombre limité de couleurs qui composent la gamme habituelle sélectionnée par les peintres anglais, telle qu’elle se profilait déjà lors de l’examen de l’Entrée au Paradis de Libourne. Les couleurs de la plupart des panneaux sont même moins diversifiées encore que celles de l’exemple libournais. Ce dernier comportait par exemple trois jaunes différents, en l’occurrence l’or, l’ocre jaune et la “citrine” (jaune pâle). Les autres panneaux néo-aquitains n’en présentent généralement qu’un seul, à savoir l’or. L’ocre jaune est certes utilisé aussi ailleurs, mais, hormis pour certains sourcils, uniquement en tant que composante de la mixtion destinée à être recouverte de feuilles d’or ; il n’était donc pas visible.
Il en va de même des rouges. Si le panneau libournais montre trois rouges différents, composés de pigments de cinabre, de minium ou d’ocre, on ne trouve sur d’autres panneaux guère que du cinabre. Le minium, à l’instar de l’ocre jaune, a été fréquemment employé, mais il sert exclusivement ou presque de sous-couche à la dorure. L’ocre rouge n’étant utilisé que pour de petits traits ou de surfaces réduites25, dont le contour des yeux notamment, parfois aussi les sourcils, c’est le cinabre qui a tendance à s’imposer comme nuance de rouge unique sur les panneaux. Le peintre de la Nativité du retable de Saint-Michel, par exemple, a utilisé du cinabre pour colorer les ailes des anges, la doublure de la robe de la Vierge et d’une des sages-femmes, le bâton de Joseph, les “coquelicots” et les cœurs des fleurettes des fonds verts, enfin les lèvres et les narines des personnages (fig. 28). L’ocre rouge n’a été utilisé que pour les sourcils et le contour des yeux ainsi que pour la mixtion de la dorure. Le minium n’apparaît qu’à l’intérieur, à peine visible, de la couronne de la Vierge26
La réduction à une nuance par couleur de la gamme chromatique utilisée s’applique également aux bleus et aux verts. Comme nous l’avons déjà mentionné, les peintres anglais utilisaient des pigments d’indigo ou d’azurite pour confectionner de la peinture bleue. Il est toutefois frappant de constater qu’aucun des panneaux examinés ne comporte les deux pigments bleus à la fois27 ; les peintres choisissaient soit l’un, soit l’autre. Les verts, quant à eux, peuvent être générés à partir de pigments à base de cuivre. Les analyses physico-chimiques concluent généralement à la présence d’acétate de cuivre (vert-de-gris) ou de résinate de cuivre (acétate de cuivre mélangé avec de l’huile et de la térébenthine de Venise puis chauffé). D’après nos observations, seule l’une ou l’autre variante du vert apparaît habituellement au sein d’un même panneau. Au sein du corpus aquitain, seul le panneau des Damnés conduits en Enfer de Libourne présente simultanément les deux types de vert (fig. 29).
Sur la plupart des panneaux anglais, le nombre de couleurs est presque aussi restreint que la variété des pigments utilisés. Les peintres ne tentaient donc pas d’augmenter leur diversité en mélangeant les pigments. Ils renonçaient même le plus souvent à superposer plusieurs couches partiellement transparentes qui permettaient, comme sur l’Entrée au Paradis de Libourne, de créer une deuxième nuance de vert (résinate de cuivre posé sur une feuille d’or)28. Les autres panneaux néo-aquitains ne présentent que rarement de telles superpositions29, et elles semblent tout aussi peu fréquentes sur des albâtres conservés dans d’autres régions30.
Des mélanges de pigments existent certes au sein du corpus néo-aquitain, mais ils restent rares. Hormis le rose que l’on trouve assez fréquemment, du bleu probablement mélangé avec du vert (indigo et vert-de-gris) a été utilisé pour peindre le revers du manteau de Joseph sur le panneau de l’Adoration des Mages de Lormont. Les deux sarcophages de la résurrection des chairs de Libourne sont peints en rose pour l’un, en vert clair pour l’autre, ce dernier étant composé d’un mélange d’indigo, de jaune organique et de blanc de plomb (fig. 30). Enfin, certains panneaux présentent aussi des surfaces grises ou encore du roux-orangé (minium et ocre rouge) – des couleurs mélangées sur lesquelles nous reviendrons un peu plus loin.
Les albâtres anglais et l’héraldique : deux univers chromatiques similaires
Pris dans leur globalité, les panneaux anglais présentent donc essentiellement cinq couleurs, à savoir – dans l’ordre de leur importance quantitative – du blanc (albâtre), de l’or, du rouge cinabre, du vert de cuivre et du bleu indigo, parfois de l’azurite. L’utilisation d’une gamme limitée seulement à quelques couleurs fondamentales n’est pas sans rappeler l’un des univers symboliques les plus importants du Moyen Âge, à savoir l’héraldique. Celle-ci n’admet effectivement que ces cinq couleurs, ainsi que le noir et parfois le pourpre, à l’exclusion de toutes les autres31. La façon d’employer les couleurs, par exemple, est similaire dans les domaines de l’héraldique et des albâtres anglais. Dans l’un comme dans l’autre, les couleurs sont utilisées de manière pure, sans les rabattre ni les casser ou les dégrader – autrement dit en écartant les nuances. Comme sur les albâtres, les objets ou “meubles” figurant sur les blasons (croissants, tours, lions etc.) sont peints d’une seule couleur hautement saturée ; la représentation renonce donc à toute suggestion de volume, d’ombres et de lumières qui pourrait renforcer le relief de la sculpture elle-même. L’attribution d’une couleur à un objet n’est pas conditionnée par l’objectif d’imiter la nature : un lion peut être noir, un aigle rouge. Dans le domaine du blason comme dans celui des albâtres, les surfaces qui se jouxtent offrent toujours des valeurs chromatiques très différentes. Dans l’héraldique existent même des règles régissant la combinaison des couleurs, dont notamment celle de la contrariété des couleurs qui veut qu’un meuble peint en blanc ou en jaune doit être placé sur un champ rouge, vert, bleu ou noir, et vice versa32. Cette règle n’existe pas stricto sensu pour les albâtres, l’or étant fréquemment posé sur le blanc de l’albâtre, mais les peintres l’adoptèrent largement en faisant alterner des couleurs “claires” (blanc et or) et des couleurs “foncées” (rouge, vert, bleu). Les prés verts des fonds sont ainsi agrémentés de fleurettes à pétales blancs. Les ailes rouges des anges – le rouge est considéré dans l’héraldique comme appartenant au groupe des émaux, que l’on peut assimiler aux couleurs foncées – sont dotées de plumes blanches, elles-mêmes ornées d’un point noir. Le sarcophage dans lequel est déposé le Christ est peint en rose (clair) à pois marrons ou pourpres (foncés), etc.
Les pratiques picturales de l’héraldique ressemblent à celles des albâtres anglais également en ce qui concerne la façon de combiner les surfaces colorées. Tous deux partagent la tendance à la stylisation des objets (ou “meubles”), à les multiplier tout en standardisant leur forme, et enfin à les distribuer de manière régulière sur une surface monochrome (appelée “champ” en héraldique). Pour n’évoquer qu’un exemple bien connu : le roi de France porte jusqu’à la fin du XIVe s. un écu au champ d’azur semé de fleurs de lys d’or multiples (“sans nombre”), toutes identiques les unes aux autres. Les fleurettes des prés verts ou les plumes des ailes d’anges des albâtres anglais se caractérisent par cette même stylisation et simplification, la réplication de la même forme et la répartition en semis sur un champ monochrome.
Les connotations d’ordre moral de la couleur
En dépit de ces usages similaires, les conventions picturales de l’héraldique ne sont pas toujours les mêmes que celles des albâtres anglais. Si le noir (ou “sable”) fait pleinement partie des couleurs de l’héraldique, il n’en va pas de même pour les albâtres. Sur la plupart d’entre eux, le noir n’est guère utilisé que pour les pupilles des personnages ; autrement dit, ses occurrences sont si réduites en surface que cette couleur reste pour ainsi dire invisible. Des exceptions existent néanmoins. Au sein du corpus néo-aquitain, le panneau libournais des Damnés conduits en Enfer montre des surfaces étendues de noir, ainsi que d’autres couleurs inhabituelles, dont notamment un ton marron orangé, mais aussi du rouge violacé et du marron (fig. 31-34).
Le diable qui tire les damnés enchaînés, la gueule du Léviathan ainsi qu’un diablotin chevauchant le museau de ce dernier sont exclusivement peints de ces couleurs inusitées33. Contrairement à ceux de tous les autres personnages, leurs vêtements – des pagnes rudimentaires – ne sont pas blancs, mais marron orangé et rehaussés de traits noirs. Le fait que les hommes – bien qu’il s’agisse de damnés – soient dotés de l’habituelle carnation blanche (albâtre) met en exergue la connotation particulièrement négative de ces couleurs sombres ou mélangées, réservés aux êtres diaboliques. Comme nous l’avions déjà vu ci-dessus, à propos de la coloration des carnations et des cheveux des personnages vils, les couleurs des albâtres anglais ne sont donc pas utilisées de manière neutre, mais investies d’une forte charge d’ordre moral.
Si on comprend aisément la symbolique diabolique que le Moyen Âge attribuait au noir, il est peut-être plus étonnant de constater que le marron orangé (un mélange de minium et d’ocre rouge) possédait alors la même connotation. Comme l’a relevé Michel Pastoureau, cette couleur était considérée au Moyen Âge comme étant celle du mensonge et de la trahison ; Judas, l’archétype du traître, était censé avoir eu la chevelure rousse34. Si, sur les albâtres anglais, Judas est toujours doté d’une chevelure noire (qui contraste avec l’or de celle des autres apôtres ; fig. 22), la couleur rousse y avait néanmoins une connotation négative. Selon certains auteurs médiévaux, il s’agissait d’une bigarrure constituée de blanc, de noir et de rouge – autrement dit des trois pôles extrêmes de la gamme colorée médiévale35 – que l’on mélangeait ou “brouillait”36. Un auteur affirmait sans ambages qu’il s’agissait de la plus laide de toutes les couleurs37. On ne s’étonnera donc pas que ce marron orangé ait été choisi pour peindre les dragons, créatures diaboliques par excellence. Le plus souvent, le roux y est combiné avec du noir38. Dans le même ordre d’idées, le camail rouge-marron, souvent agrémenté de mailles noires, qu’arborent les soldats romains – dont ceux de la Résurrection de Saint-Michel de Bordeaux – souligne leur caractère vil (fig. 21)39. De manière plus surprenante, la couleur rousse fut également choisie pour le bœuf de la Nativité ou de l’Adoration des Mages40 (fig. 35). Au sein du corpus néo-aquitain, ceux de l’Adoration des Mages de Lormont et de Saint-Michel de Bordeaux en montrent encore quelques traces.
Compte tenu de la variabilité naturelle de la couleur des différentes races de bœufs, la sélection constante du marron orangé pour celui figurant sur les panneaux d’albâtre apparaît comme étant le fruit d’un choix délibéré. Peut-être certains textes exégétiques relatifs à la Nativité permettent-ils d’expliquer ce parti pris. Selon l’évangile de Luc 2, 7, Marie donna naissance à Jésus, l’enveloppa de langes et le coucha dans une crèche. La prophétie d’Isaïe I, 3 fut mise en relation avec cette phrase : “Le bœuf connaît son possesseur, et l’âne la crèche de son maître ; Israël ne connaît pas, mon peuple n’a point d’intelligence.” Certains Pères de l’Église virent dans l’âne de cette prophétie la “figure des gentils” (autrement dit les païens convertis) qui reconnurent la divinité du Christ, tandis qu’ils considérèrent le bœuf comme le symbole des juifs qui nièrent cette nature divine et causèrent la mort de Jésus41. Ce serait alors en tant que symbole des juifs et de leur incrédulité que le bœuf s’est vu attribuer sa couleur marron orangé.
Si la couleur rousse du bœuf possède effectivement une connotation négative, le gris de l’âne devrait en principe être chargé de valeurs positives42. L’emploi de cette couleur dans d’autres contextes semble confirmer qu’elle a été prise en bonne part. Le gris n’est en effet guère utilisé que pour la chevelure et la barbe de Joseph d’Arimathie et de Nicodème (dans la scène de la Mise au tombeau, comme c’est le cas à Cambes et à Périgueux43), du plus ancien des rois mages (dans certaines Adorations des mages44) et du centurion s’écriant face au Christ crucifié : “Vraiment celui-ci était fils de Dieu” (Crucifixion)45. Dans tous les cas, il s’agit d’hommes vénérables et pieux d’un âge avancé. Il convient d’ajouter à ce groupe Joseph, dont les cheveux et la barbe sont également souvent peints en gris46. Signalons que les tons gris sont d’une grande diversité, plus ou moins clairs ou obscurs, et généralement “colorés”. Le gris se teinte en effet de nuances de bleu, plus rarement de vert (fig. 36).
En résumé, la polychromie des panneaux d’albâtre se caractérise par des pratiques standardisées qui régissent l’emploi des couleurs. Peu nombreuses, hautement saturées, juxtaposées et (rarement) superposées selon un certain nombre de règles, les couleurs sont affectées aux personnes et objets selon une série de conventions. Elles créent ainsi un code visuel d’ordre symbolique chargé d’exprimer des notions telles que le “bien” et le “mal”.
Cette forte codification symbolique distingue l’univers des albâtres de celui du blason, où un “meuble” donné peut indistinctement adopter l’une des six couleurs héraldiques.
Codification collective et choix individuels des couleurs
Les conventions chromatiques que nous venons de passer en revue s’appliquent pour ainsi dire à l’ensemble de la production des albâtres anglais que nous avons pu prendre en compte, c’est-à-dire plus d’une centaine d’œuvres présentant encore des restes significatifs de leur polychromie médiévale. Étant donné que les panneaux anglais ont été produits par plusieurs générations de sculpteurs et, sans doute, dans des ateliers fort éloignés les uns des autres, ce constat implique que la mise en couleur des albâtres ne relevait pas du libre choix de chaque peintre, mais que l’ensemble des albâtriers utilisait ce même langage codifié – ce qui, d’ailleurs, n’est pas sans susciter des questions relatives à la manière dont ces conventions ont été fixées, transmises et unanimement suivies47. Il en découle également que les commanditaires et les clients, eux non plus, n’intervenaient pas ou peu dans le choix de la coloration des œuvres qu’ils acquéraient : quelles aient été achetées à Kirkjubaer en Islande, à Lade en Norvège, à Bordeaux en France, à Naples en Italie ou à Čara en Croatie, les œuvres montrent partout les mêmes schémas décoratifs.
La forte codification de l’usage de la couleur ne veut pas dire pour autant que la peinture des albâtres se soit faite de manière stéréotypée voire mécanique. Les couleurs des ailes d’anges, des nimbes et de la croix du Christ, spécifiques aux albâtres anglais, illustrent le fait que leurs créateurs prenaient la liberté de s’écarter, du moins dans certains cas, des habitudes picturales de l’art chrétien occidental. Les conventions généralement observées ne constituaient pas un carcan rigide, comme peuvent l’illustrer les panneaux du retable de Saint-Michel de Bordeaux ou la Mise au tombeau de Périgueux. Les peintres y renonçaient en effet à l’habituelle alternance entre avers de vêtements blancs et revers rouges ou bleus ; les manteaux du Christ et de la Vierge présentent des revers blancs ; à Saint-Michel, ces revers sont en outre semés de mouchetures d’hermines noires (fig. 38, 39). De même, le décor des prés verts ne se limite pas aux habituelles fleurettes, mais introduit également des fleurs individualisées, sorte de coquelicots, qui sont moins fortement stylisés et vues de face (et non d’en haut ; fig. 40).
Tous les éléments des panneaux ne disposent pas d’un “code couleur” déterminé, laissant ainsi l’initiative aux peintres de les colorer à leur guise. Il en va ainsi de la colonne de la Flagellation, qui peut être rouge (Cambes), rose (Rabastens), bleue (Rouvray), pourpre (Paris48), gris-vert (Lille, fig. 2549), porter ou non un décor moucheté – sans parler de son chapiteau et de sa base, souvent parés d’autres couleurs et d’autres ornements encore.
La réduction habituelle de la palette à quelques couleurs fondamentales et le renoncement aux mélanges n’empêchent pas la création d’accords chromatiques qui nous paraissent étonnants ou osés. Il en va ainsi de la barbe et chevelure de Joseph d’Arimathie dans la Mise au tombeau de Rabastens, dont la couleur gris bleu est combinée avec des traits de couleur pourpre qui séparent les mèches (fig. 36). Sur certains Couronnements, le trône de la Vierge est peint en rose animé de mouchetures vertes ; il en va parfois de même du sarcophage du Christ50. Les nuages desquels émerge l’ange des Damnés conduits en Enfer de Libourne se composent d’un fond bleu vert auquel se superposent des parties rouges et des “larmes” blanches ; en outre, des rayons verts sur fond doré en émanent (fig. 29). Le travail du peintre d’albâtre n’était donc pas mécanique et purement répétitif. En tout état de cause, et à l’instar de ce que nous observons pour la composition iconographique des scènes, il ne semble exister deux panneaux d’albâtre dont la mise en couleur soit totalement identique.
Notes •••
- La réfutation de l’opinion de Francis Cheetham, pour qui les retables de Saint-Seurin ne seraient pas d’origine anglaise, dépasserait le cadre que s’est fixé la présente étude. Voir Cheetham, 2003, 6 et 177; id., 2005, 51. Tous les érudits ne partagent pas l’opinion de l’éminent spécialiste anglais ; voir par exemple Williamson 2010, 21, note 10.
- Le neuvième panneau, qui représente un saint Joseph, est un pastiche du XIXe s. L’original peut sans doute être identifié à un panneau de Jean l’Evangéliste aujourd’hui conservé au Walters Art Museum de Baltimore (inv. n° 27.310).
- Il s’agit du Musée de Cluny et du Musée du Louvre à Paris, du musée départemental de la Seine-Maritime à Rouen, du musée des Augustins à Toulouse et du château comtal de Carcassonne.
- Pour la disposition des pastilles en losanges et en carrés, voir le retable de la Passion inv. nr. 50-1946 et l’Annonciation avec la Trinité dans un écrin en bois, inv. nr. A.193-1946, tous deux conservés au V&A Museum de Londres, ou encore la Résurrection de l’église de Hawkley. Les feuilles stylisées se rencontrent sur le grand retable de la Passion de Naples provenant de l’église San Giovanni a Carbonara, et conservé au Musée de Capodimonte à Naples, inv. A.M. 10816.
- Il existe néanmoins plusieurs panneaux appartenant à un même retable, conservés au Musée de Cluny à Paris, qui présentent une telle zone rose, bien que la scène représentée ait lieu à l’extérieur, en l’occurrence l’Arrestation (inv. Cl 19345) et la Crucifixion (inv. Cl 19334).
- Lorsqu’un panneau d’albâtre anglais présente des vêtements à l’avers peint, il s’agit généralement d’un repeint récent. Tel est le cas, en Nouvelle-Aquitaine, des cinq panneaux de Saint-Caprais de Bordeaux. En dehors du territoire néo-aquitain, on peut évoquer, parmi bien d’autres, la sainte Ursule du Musée de Cluny à Paris (inv. Cl 19336), le retable dédié à Jacques le Majeur de Saint-Jacques-de-Compostelle, les panneaux de la chapelle de Haddon Hall en Angleterre, une Assomption et une Crucifixion vendues chez Galateau Pastaud à Limoges en 2015, ou encore une Crucifixion du Musée des Beaux-Arts de Lille (inv. nr. A 2063). Les vêtements à l’avers peint ne sont toutefois pas complètement inconnus au Moyen Âge. À titre d’exemple, citons les donateurs agenouillés en bas du Trône de grâce d’Anglesqueville-la-Bras-Long (Rouen, Musée des Antiquités, inv. D.91.7.3). Les clercs portant l’habit peuvent également présenter des avers peints ; il en va ainsi du saint Antoine du retable de La Selle (conservé au musée d’art, histoire et archéologie d’Évreux) ou encore des cardinaux figurant sur le panneau de Thomas Becket rencontrant le pape, conservé au V&A Museum de Londres (inv. A.166-1946). Comme nous le verrons plus loin, certains panneaux apparemment précoces échappent également à cette convention ; il en va ainsi de l’Assomption du Musée d’Aquitaine.
- On trouve cette “doublure” rouge des armures par exemple sur les panneaux de l’Arrestation au jardin des Oliviers et de la Crucifixion conservés au Musée de Cluny à Paris (inv. Cl 19345 et inv. Cl 19334), de la Résurrection du Musée des Beaux-Arts de Dijon, les panneaux du retable de Rouvray (conservé au Musée départemental des Antiquités de Rouen, inv. R. 90.3.a-e) ou encore sur ceux du retable de la Passion du Musée de Capodimonte à Naples (inv. A.M. 10816).
- Compte tenu de la finesse de ces traits colorés, qui accroît la probabilité de leur disparition au cours du temps, il n’est pas aisé de savoir si les doublures des manches et des cols étaient colorées de manière systématique ou non. Le retable de Saint-Nicolas-du-Bosc offre des exemples bien conservés, dont notamment la Vierge de l’Annonciation. En Nouvelle-Aquitaine, plusieurs personnages des panneaux de Saint-Michel de Bordeaux présentent encore, de manière plus ou moins fragmentaire, des traits rouges cernant les manches ajustées de leur robe. Des restes subsistent également sur la Mise au tombeau de Cambes.
- Les robes ou aubes portées par les anges ne montrent le plus souvent de dorures qu’au niveau du col.
- Très fragiles, ces éléments ont très fréquemment disparu. Parmi les exemples bien conservés, citons le retable de Rabastens présenté au Musée des Augustins de Toulouse. La couleur choisie pour la ligne est celle de la doublure de la robe.
- Parmi les exemples bien conservés, citons les figures du Christ et de Pilate sur un panneau du retable de Rabastens (Musée des Augustins de Toulouse), un apôtre conservé au Louvre (inv. OA 202), les apôtres du Credo apostolique conservés au V&A Museum de Londres (inv. 148 – 159-1922) ou encore les bourreaux du Portement de croix du retable de Naples (Musée de Capodimonte, inv. A.M. 10816). Quelques rares panneaux présentent des motifs sur l’avers des manteaux peints en rouge et noir (retable de MunkaꝤvera au Musée national de Copenhague) ou en rouge et bleu (Adoration des Mages et Assomption du musée de la cathédrale d’Ávila).
- La carnation rose distingue les tortionnaires de la Flagellation de Cambes ; elle est mieux conservée sur les Flagellations du Musée de Cluny, sur les soldats des différents panneaux des retables de Rabastens (Toulouse, Musée des Augustins), de Rouvray (Rouen, Musée des Antiquités), de Naples (Musée de Capodimonte) ou encore de Plentzia (pays basque espagnol). Les gens d’armes de l’Arrestation du Christ à Lade (Norvège) montrent des traits noirs en surcharge (les visages ont été au moins partiellement repeints).
- Les exemples d’iris ne sont que très rarement conservés, encore moins souvent documentés de manière suffisamment détaillée ; le plus souvent, les iris bleus sont très fragmentaires, et nous n’avons pas pu déterminer la nature du pigment utilisé (azurite ?). Des exemples assez bien conservés se trouvent au Jewry Wall Museum de Leicester (Christ de l’Apparition à Madeleine), à celui des Augustins à Toulouse (Christ de la Mise en croix), au Musée National de Moyen Âge à Paris (Christ du Couronnement de la Vierge, inv. Cl 19337), dans la Burrell Collection de Glasgow (Dieu le Père de l’Annonciation), ainsi qu’au Musée des Beaux-Arts de Dijon (Christ de la Résurrection).
- On trouve des exemples presque intacts à Libourne (Résurrection des morts, inv. 02.1.44), au Musée des Beaux-Arts de Dijon (Résurrection) ou encore au Metropolitan Museum de New York (Adoration des Mages, inv. 25.120.485) ; le retable du musée Capodimonte à Naples, à la polychromie exceptionnellement bien conservée, en offre de multiples témoignages, même si les iris semblent avoir le plus souvent disparu. Pour ce qui est des narines peintes en rouge cinabre, seules ont été analysées celles des soldats romains de la Résurrection et celles de la Vierge de la Nativité du retable de Saint-Michel de Bordeaux.
- Voir les exemples littéraires analysés par Logié 2000, dont par exemple la description du diable Astarot dans le Roman de Thèbes, § 15 : “les [oils] ot rouges come lepart / onc homme ne vit tant laide regarde (v. 2856-7)”.
- Les yeux du diable ou des monstres sont habituellement peints en noir sur fond d’or. Le visage de Pilate est reproduit dans Giusti 2013, 192.
- Au sein du corpus néo-aquitain, les quatre soldats de la Résurrection de Saint-Michel de Bordeaux ainsi que l’Hérode de l’Adoration des Mages faisant partie du même retable ont les cheveux noirs. Il en va de même de deux des tortionnaires de la Flagellation de Cambes. Les exemples ne faisant pas partie de ce corpus sont trop nombreux pour être énumérés ici.
- Il en va ainsi de deux des tortionnaires de la Flagellation de Cambes.
- Les mages aux cheveux gris et marron se trouvent par exemple sur les panneaux de l’Adoration des Mages du retable de Saint-Nicolas-du-Bosc, au Metropolitan Museum de New York (inv. 25.120.485), ou encore au Castle Museum de Nottingham.
- Parmi les rares œuvres qui, en dehors de la production des albâtriers anglais, montrent des ailes d’anges rouges à plumes blanches figure un émail en ronde bosse d’origine française représentant le Christ mort entre la Vierge et saint Jean (New York, Metropolitan Museum, inv. 17.189.931).
- Les ailes des anges du Trône de Grâce de Cambes étaient probablement dotées de larmes blanches alignées en registres. Les anges du Trône de Grâce du V&A Museum de Londres (inv. 901-1907) en constituent un exemple très bien conservé, celui de la Mise au tombeau Cl 19322 du Musée de Cluny à Paris en fournit un autre.
- Des ailes vertes figurent sur la mise au tombeau de sainte Catherine conservée à Vejrum (Danemark) ; la peinture, d’une fraîcheur étonnante, a probablement été renouvelée lors de la restauration des années 1930 ; toutefois, elle semble fidèlement reproduire l’état ancien. Des ailes blanches à larmes noires figurent sur le Trône de Grâce de Montgeard (Haute-Garonne) ; les panneaux de Montgeard n’étant pas exempts de repeints, il n’est toutefois pas sûr que cette coloration soit médiévale.
- Des ailes similaires distinguent apparemment l’un des anges de l’Assomption, le corps recouvert de plumes de l’ange de la Nativité, ainsi que l’aigle de saint Jean du retable de Möðruvellir (Reykjavik, Musée national d’Islande). Le retable a été repeint en cherchant à reproduire, de manière plus ou moins fidèle, la polychromie médiévale.
- La très grande majorité des retables anglais est consacrée à la Passion du Christ ou à une série de scènes mariales couramment désignées par le terme de “Joies de la Vierge”. Les retables consacrés à des saints – Catherine, Jean-Baptiste, Pierre, Martin, Georges ou à plusieurs martyrs – ne les montrent pas toujours nimbés. Ainsi, sur les retables consacrés à divers martyrs, conservés à Gondreville en Picardie ainsi qu’au Denver Art Museum, aucun des saints n’en est doté (seul Dieu le Père, qui figure sur le panneau central des deux retables, en est pourvu). Sur le retable de La Selle (conservé au Musée d’art, histoire et archéologie d’Évreux) dédié à la Vierge et à saint Georges, seule celle-ci en porte un. Les cinq panneaux illustrant la vie de Martin à Génissac, en revanche, montrent le saint nimbé. Sur le retable de Gdansk dédié à Jean-Baptiste, le Précurseur n’en porte un que sur le panneau central.
- Font ici exception les panneaux représentant des bourreaux ou des tortionnaires, souvent dotés de cheveux marron-roux, tels que ceux de l’Arrestation au jardin des oliviers ou ceux de la Flagellation.
- Le rouge de la lettre “G” figurant sur le phylactère de l’ange n’a pu être identifié avec certitude : rouge organique ou peut-être minium ?
- À notre connaissance, seul le panneau de Fontarabie (pays basque espagnol) représentant la décollation de sainte Catherine contient apparemment en même temps de l’indigo et de l’azurite. Voir Martiarena Lasa 2012, 166.
- En se référant à Aristote, Vincent de Beauvais affirme (vers 1240) que les couleurs ne pouvaient se mélanger. Les couleurs intermédiaires s’obtiendraient par la transparence des couleurs, non miscibles et l’une sur l’autre. Afin d’illustrer cette idée, Vincent de Beauvais évoque l’exemple des ongles : “Et ainsi on obtient le milieu du supérieur et de l’inférieur, comme cela se voit dans l’ongle de l’homme, qui a une couleur translucide, complétée par la couleur du sang. Ainsi généralement de toute couleur intermédiaire.” Cité d’après Hüe 1988, § 15. Voir aussi Pastré 1988, § 8 et 9, qui insiste sur la superposition du teint blanc et des joues rouges (un pétale de rose posé sur un lys) chez les auteurs médiévaux allemands ; il n’y a pas de mélange entre les deux couleurs.
- La scène des Damnés conduits en Enfer, conservée au Musée des Beaux-Arts de Libourne (inv. 02.1.43), représente un ange émergeant des nuées ; les rayons émanant de ces nuées sont peints en vert translucide sur fond d’or. La couronne d’épines du Christ de la Mise au tombeau du Musée d’art et d’archéologie de Périgueux montre, elle aussi, du vert sur fond d’or.
- La Mise au tombeau (inv. CL 19322 du Musée de Cluny à Paris) met en scène un ange thuriféraire dont le col présente un glacis vert posé sur un fond doré. Cette même technique a été utilisée pour la Vierge à l’Enfant récemment acquise par le British Museum (Pereira-Pardo et al. 2018, 8) ; les auteurs indiquent ibid. qu’il en existe d’autres exemples dans les collections du V&A Museum de Londres. Dans le retable de Munkaꝥverá (Copenhague, Musée national du Danemark), le globe doré du Christ est partiellement couvert d’une peinture verte translucide.
- L’héraldique utilise les termes souvent savants d’argent (blanc), d’or (jaune), de gueules (rouge), de sinople (vert), d’azur (bleu) et de sable (noir) pour désigner ces six couleurs. Certains traités d’héraldique, comme celui du héraut d’armes Sicille (vers 1435), admettent une septième couleur, à savoir le violet, tout en insistant sur le fait que son emploi demeure rare.
- L’héraldique distingue deux groupes de couleurs, en l’occurrence les “métaux” (argent et or) et les “émaux” (gueules, sinople, azur, sable, parfois pourpre). Lorsqu’un meuble est posé sur un champ, leurs couleurs respectives ne doivent pas appartenir au même groupe.
- En font exception les panneaux mettant en scène des caractères négatifs, qui ont fréquemment recours à la couleur noire pour les barbes, les cheveux et les chaussures.
- Voir le passage suggestif de Pastoureau 2012, 221-230, en part. 221 : “Depuis longtemps, en effet, la trahison avait en Occident ses couleurs, ou plutôt sa couleur, celle qui se situe à mi-chemin entre le rouge et le jaune, qui participe de l’aspect négatif de l’une et de l’autre et qui, en les réunissant, semble les doter d’une dimension symbolique non pas double mais exponentielle. […] Dans la rousseur médiévale il y a toujours plus de rouge que de jaune, et ce rouge ne brille pas comme du vermeil, mais au contraire présente une tonalité mate et terne comme les flammes de l’Enfer, qui brûlent sans éclairer”.
- Pastoureau 2012, 168 note ainsi à propos de la codification des couleurs liturgiques : le système est construit “autour des trois couleurs « de base » de la culture occidentale du haut Moyen Âge : le blanc, le rouge et le noir, c’est-à-dire le blanc et ses deux contraires”.
- Le poète Jean Robertet (mort en 1502/1503) par exemple appelle cette couleur “le riolé-piolé, bigarrure ainsi définie : Broille meslé de rouge, noir et blanc”. Voir Hüe 1988, § 6.
- Pastoureau 2012, 228.
- Pour certains auteurs médiévaux, le noir et le roux sont si étroitement liés qu’ils utilisent le même mot, en l’occurrence “brisus”, pour désigner aussi bien l’un que l’autre. Voir Hüe 1988, § 34, qui se réfère au glossaire précédant le cahier de Jean le Bègue (BnF Ms lat. 6741). Des dragons roux et noirs figurent par exemple sur le groupe bien connu de saint Georges tuant le dragon conservé à la National Gallery of Art à Washington, ou encore sur le panneau latéral gauche du retable de l’église danoise de Borbjerg, dédié lui aussi à saint Georges.
- Parmi les nombreux exemples conservés en dehors du territoire néo-aquitain, mentionnons les panneaux du retable de Rabastens (conservé au Musée des Augustins de Toulouse), une Résurrection du Musée de Cluny à Paris (Cl 19328) ou encore la Crucifixion du retable Compans. Le plus souvent, les mailles du camail y ont été schématiquement indiquées à l’aide de peinture noire.
- Voir le bœuf de l’Adoration des Mages de Saint-Nicolas-du-Bosc, d’Anglesqueville-la-Bras-Long et d’un panneau isolé (ces deux derniers conservés au Musée départemental des Antiquités de Rouen, inv. D. 91.2 et inv. 4503), ou encore le bœuf de la Nativité (Cl 23755 du Musée de Cluny) et du retable de Munkaꝥvera (Musée national de Copenhague).
- Grousset 1884, 337-338.
- L’âne de l’Adoration des Mages de Lormont et celui de la Nativité de Saint-Michel de Bordeaux conservent encore quelques traces de gris. Des exemples à la polychromie mieux préservée se trouvent dans la Nativité du retable provenant de Munkaꝥvera (Musée national de Copenhague), sur le panneau représentant le même thème au V&A Museum de Londres (inv. A.94-1946), ou encore sur l’Adoration des Mages de l’Ashmolean Museum à Oxford, au musée de la cathédrale d’Ávila (Espagne) ou au Metropolitan Museum de New York (inv. 25.120.485)
- Parmi les albâtres conservés hors Nouvelle-Aquitaine, les Mises au tombeau du Musée de Cluny Cl 19325, Cl 19322 et Cl 19324 montrent Nicodème et Joseph d’Arimathie dotés de barbes et de cheveux gris
- Voir le retable de Saint-Nicolas-du-Bosc et un panneau conservé au Castle Museum de Nottingham (inv. NCM 1954-38).
- Cette phrase figure dans l’évangile de Mathieu, 27, 54 et dans celui de Marc, 15, 39 (“Vere filius Dei erat iste”). Le texte, qui a dû être inscrit sur les phylactères près du centurion du retable de la Passion de Naples (Musée de Capodimonte, inv. A.M. 10816 ; seules quelques lettres noires sont conservées) et de bien d’autres albâtres représentant la Crucifixion ne s’est apparemment conservé que sur le panneau faisant partie du retable de la Passion du V&A Museum de Londres (“Vere filius dei” ; inv. A.172-1946). Le phylactère de la Crucifixion du retable entièrement repeint de Compiègne porte l’inscription “Jesus Nazarenus rex Iudeorum” ; il s’agit très probablement d’une erreur de restauration. Pour la chevelure grise du centurion, voir entre autres les Crucifixions suivants : retable de Rouvray (Rouen, Musée départemental des Antiquités, inv. R. 90. 3c) ; Cl 19334 du Musée de Cluny ; A.9:1-1943 du V&A Museum de Londres.
- Il en va ainsi du Joseph de la Nativité du retable de Saint-Michel de Bordeaux ; l’authenticité du gris ne nous semble toutefois pas hors de doute. La chevelure de Joseph est indubitablement grise, entre autres, sur l’Adoration des Mages du musée de la cathédrale d’Ávila.
- Le plus souvent, les panneaux d’albâtre semblent avoir été sculptés et peints par la même personne. Sur ce point ainsi que sur la question déroutante de la standardisation des œuvres et de leur mise en couleur, nous nous permettons de renvoyer à Schlicht 2019, 190-191.
- Paris, Musée de Cluny, inv. Cl 19347.
- Palais des Beaux-Arts de Lille, inv. A 31.
- Pour le trône du Couronnement de la Vierge, voir par exemple Cl 19337 du Musée de Cluny de Paris ; pour le sarcophage, voir par exemple Cl 19322 du même musée.