Introduction
Dans l’histoire de la langue d’oc, l’usage d’« occitan » pour désigner l’ensemble des variétés de cette langue est relativement récent et doit son succès au mouvement occitaniste qui a largement diffusé et popularisé cette dénomination au cours du XXe siècle tout en promouvant un système graphique unitaire et englobant qui permet à la fois d’intégrer et de réduire à l’écrit une partie de la variation dialectale orale. Aujourd’hui la dénomination « occitan » fait majoritairement consensus dans la communauté scientifique et parmi l’ensemble des chercheurs qui travaillent sur cette langue. C’est aussi l’appellation la plus utilisée par les néo-locuteurs, les apprenants et les militants de la langue d’oc. Elle se répand aussi dans les usages populaires même si subsistent cependant encore de nombreuses appellations locales. Pour les locuteurs les plus âgés, l’usage d’« occitan » est moins spontané que pour les nouvelles générations, et peut dans les représentations des premiers renvoyer à une variété plus prestigieuse que leur langue qu’ils désignent encore souvent par le terme exogène de « patois »1.
En revanche, la généralisation d’« occitan » est encore loin d’être acquise en Provence où cette nomination reste bien moins consensuelle que dans le reste du domaine d’oc et où on lui préfère aujourd’hui encore l’usage de « provençal ». Dans l’espace occitan oriental, « provençal » peut apparaître comme un synonyme régional d’« occitan » ou de « langue d’oc », mais peut aussi renvoyer à une conception tout à fait particulière de cette variété régionale. Même si l’occitanisme s’est développé en Provence durant le XXe siècle, comme dans les autres régions occitanophones, sa progression s’est faite dans un contexte de tensions avec le Félibrige, le mouvement de renouveau linguistique qui s’est organisé en Provence autour de Frédéric Mistral à partir de 1854.
Le Félibrige a été le premier mouvement de renaissance littéraire occitane, qui, depuis la fin du Moyen Âge et la disparition de la graphie classique médiévale, a été en mesure de promouvoir un nouveau système graphique prévu pour être adapté à l’ensemble des variétés de la langue d’oc. C’est une des raisons pour lesquelles la progression de l’occitanisme et de son système graphique propre ne s’est pas faite sans heurts et a laissé des traces aujourd’hui encore en Provence dans la façon de nommer la langue occitane en Provence.
Dans l’espace administratif provençal, appelé officiellement « Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) », il existe également une autre nomination en vigueur à Nice, le « niçard », pour désigner une variété occitane traditionnellement incluse dans l’espace dialectal provençal, mais qui s’en distingue par des traits linguistiques originaux. L’usage de « niçard » rend compte de cette spécificité linguistique mais peut aussi renvoyer à une tendance séparatiste liée en partie à l’histoire singulière de cette ville occitane.
Il faut aussi souligner au passage que la région administrative PACA englobe, à côté du provençal, dans sa partie septentrionale, une partie d’un autre dialecte distinct, le vivaro-alpin2. Ce dialecte, longtemps dépourvu de nom propre, a pu être un temps considéré comme une variante septentrionale de provençal, pouvant être désignée par « provençal alpin » ou « nord-provençal », mais plus communément appelée « gavot », une dénomination qui implique pour les locuteurs-mêmes de ce dialecte qui l’utilisent une dévalorisation de leur variété par rapport aux parlers méridionaux, provençal ou niçard, généralement considérés comme plus prestigieux.
« Provençal », une dénomination ambigüe
Si les anciennes dénominations de la langue occitane telles que « languedocien », « gascon », « auvergnat », « limousin », « provençal » renvoient aux noms d’anciennes provinces historiques, celles-ci servent aujourd’hui majoritairement à désigner les divers dialectes de la langue d’oc tels qu’ils sont identifiés et décrits à travers une série de caractéristiques linguistiques propres (Bec 1996 : 32-61). L’évolution sémantique du terme « provençal »3 a donc conduit à réduire aujourd’hui l’usage de ce nom à la désignation d’un des six dialectes de la langue d’oc.
Selon sa définition actuelle, le « provençal » désigne donc un dialecte de l’occitan caractérisé par une série de spécificités phonétiques ou morphologiques propres que l’on peut schématiquement réduire aux traits suivants : amuïssement des occlusives finales (lo lop [luˈlu] ; l’amic [laˈmi] ; cantat [kanˈta]), vocalisation de L simple ou géminé latin en fin de mot (ostau ; castèu), maintien de –n final, souvent caduc ailleurs (camin [kaˈmiŋ]), maintien de [v] réalisé [b] en languedocien et en gascon (vaca [ˈvakɔ]), évolution de la morphologie du pluriel (los/las réduits à la forme épicène lei [lej]/[li]) et absence de -s du pluriel sur la catégorie nominale.
Provençal et Félibrige : un peu d’histoire
L’utilisation de « provençal » pour désigner l’ensemble de la langue d’oc est donc aujourd’hui désuète4, même si ce terme reste parfois encore utilisé aujourd’hui pour désigner la langue occitane médiévale, notamment par certains chercheurs médiévistes. Afin de réserver la dénomination « provençal » au seul dialecte de Provence, ce terme est aujourd’hui majoritairement remplacé par « occitan » dans la plupart des régions et aussi par « langue d’oc » en Provence.
« Provençal » (« proensal » ou « proensalés ») est une forme déjà présente dans les écrits médiévaux pour désigner la langue occitane dans son ensemble. Cette dénomination renvoie à l’origine à l’ancienne « Provincia romana » (Bec 1996 : 63). À partir du XIXe siècle notamment, elle est reprise et diffusée par la plupart des romanistes pour désigner l’occitan médiéval (« ancien provençal ») et la langue occitane moderne (« provençal »). Le renouveau littéraire occitan qui se manifeste notamment avec la création du Félibrige en 1854 arrive au moment-même où le terme « provençal » a déjà été largement popularisé par les études consacrées à l’occitan médiéval des trobadors et, suivant l’usage de l’époque, « provençal » est le nom donné à la « langue d’oc moderne » par le Félibrige. Pour Frédéric Mistral, figure de proue de ce mouvement, il est évident que lorsqu’il utilise « provençal », il sous-entend une langue à la fois une et diverse dans toute son étendue géographique, « des Alpes aux Pyrénées », comme il l’écrit dans l’Ode i Catalan (Ode aux Catalans), publiée dans l’Armana prouvençau de 1862 :
« Des Alpes aux Pyrénées, et la main dans la main,
poètes, relevons donc le vieux parler roman !5 »
Cette dénomination de « provençal » est toutefois déjà ambiguë à l’époque-même de Mistral. Si le poète provençal a voulu en faire la dénomination officielle de l’occitan, comme indiqué dans le sous-titre du dictionnaire de Mistral, Lou Tresor dóu Felibrige, où « provençal » et « langue d’oc » apparaissent comme quasi synonymes (« Dictionnaire français-provençal embrassant les divers dialectes de la langue d’oc moderne »), ce rapprochement sémantique n’exclut pas complètement l’idée que le « provençal », variété locale, occupe une place de choix parmi les autres variétés d’occitan. Pour Philippe Martel, la question du nom de la langue au XIXe siècle pose aussi, au moment de la naissance du Félibrige, la question du centre du pouvoir de la renaissance d’oc :
« De fait, il y a eu bel et bien des débats, parfois vifs, portant en apparence sur la question de la langue et de la graphie, mais renvoyant en réalité à un problème bien plus profond : où doit se situer le centre de gravité, donc le centre de pouvoir de la renaissance d’oc ? Ce problème, on voit bien qu’il se pose toujours aujourd’hui, et pour les mêmes raisons. Il n’en est que plus intéressant de voir comment les lointains devanciers des acteurs du débat actuel avaient déjà mis en place une bonne partie des arguments qui s’utilisent aujourd’hui. » (Philippe Martel 2012 : § 1).
Plus encore, le fait que la graphie officielle du Félibrige soit représentée par une norme définie à partir d’un sous-dialecte provençal, le rhodanien6, tend aussi à marginaliser les autres productions écrites qui utilisent d’autres sous-dialectes provençaux ou du moins tend à établir une diglossie interne à l’occitan qui place le rhodanien au-dessus des autres variétés. En dépit de l’ouverture du Félibrige à la variété dialectale, cette primauté de « la langue de Frédéric Mistral », autrement dit du dialecte rhodanien est définie sans ambiguïté dans les statuts du Félibrige :
« La langue officielle du Félibrige est la langue de Frédéric Mistral et tous les actes officiels seront rédigés dans cette langue, telle qu’elle est définie dans les œuvres mistraliennes, sauf les actes officiels des maintenances qui pourront être rédigés dans la langue de la région. Cela dit, chaque félibre a la liberté d’employer le parler d’Oc qui lui plait et de l’écrire selon la façon qui lui convient le mieux. » (Statuts du Félibrige : Art. 2)7.
Joseph Roumanille, inventeur et promoteur de la graphie du Félibrige, n’a d’ailleurs jamais caché son attachement au rhodanien à travers un discours vantant la supériorité esthétique de ce sous-dialecte :
« Qu’est-ce, en effet qui établit une différence si marquée entre le dialecte des Alpes provençales et celui des rives du Rhône ? Qu’est-ce qui donne au premier un caractère si rude, si âpre, si déplaisant à l’oreille, et au second, un caractère si coulant, si mielleux, si ionien ? N’est-ce pas l’articulation exagérée et presque affectée de toutes les consonnes ébouriffées qui hérissent les propos des bas-alpins, et au contraire, l’anéantissement de ces dernières dans la bouche des Arlésiens et des Comtadins ? » (Roumanille 1853 : 34).
Au bout du compte, il faut reconnaître que le succès du Félibrige a sans doute permis d’évincer assez efficacement le terme de « patois » en Provence, sauf à Nice où s’est imposé l’usage de « niçard » et dans les variétés septentrionales de Provence telles que le vivaro-alpin où l’usage de « patois » subsiste à côté de celui de « gavot », l’usage de « vivaro-alpin » n’ayant pas encore véritablement trouvé un écho populaire au sein de la population concernée. Ainsi, aujourd’hui, « provençal » reste largement utilisé par la population pour désigner la variété dialectale de Provence. La dénomination « occitan » pour désigner la langue dans son ensemble et « occitan provençal » pour désigner le dialecte est généralement propre aux occitanistes, tandis que le Félibrige, dans la droite ligne de ses fondateurs, continue de lui préférer aujourd’hui encore celui de « langue d’oc » pour désigner la langue comme l’indique le site officiel du Félibrige dans sa présentation8 :
« Le Félibrige considère à égalité les différents parlers réunis sous le vocable de langue d’Oc. Strictement conforme à l’idée mistralienne, le Félibrige ne peut considérer tel ou tel parler d’Oc comme une langue à part entière. Tous les parlers d’oc sont la langue d’oc ».
Même si occitanistes et félibres ont dépassé aujourd’hui les querelles d’antan, l’utilisation d’« occitan » par les membres du Félibrige reste rare. De leur point de vue, cet adjectif reste sans doute encore partiellement associé aux tensions originelles entre les deux mouvements, mais il reste aussi attaché dans les représentations à l’origine languedocienne du mouvement qui a promu cette nomination. « Occitan » est surtout associé au système graphique englobant de la norme classique9, développé et diffusé par l’occitanisme, et avec lequel le Félibrige tient à garder ses distances, en restant fidèle au système graphique mistralien original considéré comme constitutif de ce mouvement. Avant que le Félibrige n’adopte une position moins nationaliste et plus régionaliste qu’à ses débuts (Martel 2004) et que ne se mette en place les dissidences entre félibres et occitanistes, « oucitan » et « Oucitanio » font cependant encore partie du champ lexical du Félibrige comme l’indiquent les statuts modifiés de 1911 : « Le Félibrige est établi pour garder toujours à̀ la nation occitane sa langue, ses usages, son génie et tout ce qui constitue son esprit national. Sa doctrine se trouve dans les œuvres de Fréderic Mistral et de ses disciples »10.
La référence à la « Nacioun oucitano » sera remplacée par l’expression « Nacioun miechournalo », autrement dit « méridionale » en 1934 (Salvat 1954 : 238). L’éviction du terme « occitan » en Provence et au sein du Félibrige est donc consécutive au développement de l’occitanisme en Languedoc, dans un contexte de querelle graphique entre félibres provençaux et poètes languedociens.
Dès les années 1870, le félibre limousin Joseph Roux propose un système graphique en rupture avec le système proposé par le Félibrige plus proche de celui de la langue des troubadours, mais la question graphique deviendra, sans doute dès 1892, avec la création d’un félibrige dissident à Montpellier, dorénavant indissociable du nom donné à la langue au sein « d’un débat bien plus large sur la forme de langue la plus digne d’incarner la renaissance d’oc, débat inséparable de celui sur la localisation de ce qui doit être la capitale du Midi ressuscité » (Martel 2012 : § 54). Le choix d’« occitan » chez les réformateurs languedociens, qui ont d’ailleurs souvent aussi un temps été félibres, impliquera dans les premières années de sa diffusion une critique et un rejet du système graphique félibréen.
Les tensions entre occitanistes et félibres sont aujourd’hui apaisées, mais on en trouve encore l’écho dans la dénomination apparemment redondante d’« occitan-langue d’oc » utilisée par les textes officiels nationaux pour désigner la spécialité linguistique dans les concours d’enseignement (CAPES et Agrégation). Cette double appellation rend compte d’une volonté d’intégrer et de ménager les deux tendances représentées par l’occitanisme et le Félibrige, mais elle permet aussi plus spécifiquement une reconnaissance des deux systèmes graphiques en vigueur. Du fait même de sa double appellation, l’occitan est la seule langue de France qui, au niveau officiel, affiche l’absence de consensus autour d’une dénomination unique.
« Provençal » et « langues d’oc »
Ces dernières années, dans un climat d’apaisement des tensions entre félibres et occitanistes, qui a conduit à de nouvelles collaborations entre ces deux mouvements, notamment pour la défense de la langue, une association a relancé une polémique autour de la nomination « provençal ». Apparue sous le nom de Collectif Prouvènço en 2000, cette association s’est fait connaître à travers son site internet (http://www.collectifprovence.com) et son magazine trimestriel Me dison Prouvènço, en diffusant un discours à forte dimension identitaire, accompagné d’une position anti-occitaniste virulente. S’opposant aux positions du Félibrige qui reconnaît depuis toujours l’unité de la langue d’oc au-delà de ses variétés, le Collectif Prouvènço défend l’idée que, loin d’être un dialecte de l’occitan, le « provençal » est une langue distincte dans le domaine des « langues d’oc ». En choisissant délibérément d’utiliser le pluriel « langues d’oc », les membres de cette association entendent souligner l’originalité de la « langue provençale ». Paradoxalement, tout en s’opposant à la conception linguistique véhiculée par le Félibrige, le Collectif Prouvènço se réfère à Mistral et aux œuvres littéraires provençales, à la graphie du Félibrige et au Tresor dóu Felibrige, le grand dictionnaire à portée encyclopédique de Mistral, comme à un ensemble d’instruments de régulation normatifs de cette langue provençale distincte (Costa 2012). Dans le même temps, le Collectif Prouvènço prône inlassablement l’interdiction pure et simple de la graphie classique en Provence. Ce choix exclusif du système graphique félibréen de type phonétisant, peu utilisé en dehors de l’espace provençal, n’est pas anodin ; il permet de mettre en avant un certain nombre de spécificités provençales orales à travers l’écrit et de dessiner ainsi un espace linguistique apparemment distinct, là où le système classique occitan tend à effacer une partie de la variation dialectale à l’écrit. Fidèle à son principe de considérer que « provençal » désigne une langue distincte, le Collectif Prouvènço participe à l’Alliance des langues d’oc, une association fondée en 2009 pour la « reconnaissance des langues d’oc dans leur pluralité et leur diversité » et à laquelle se sont joints quelques associations issues d’Auvergne, de Gascogne ou des Cévennes et qui ont pour point commun de rejeter la conception unitaire de la langue d’oc.
Cette idée d’une pluralité des « langues d’oc » n’est bien sûr pas nouvelle. On la trouve déjà chez un autre Provençal au XXe siècle, Louis Bayle11, qui, tout en s’opposant au développement de l’occitanisme en Provence, insiste sur une forme d’évolution autonome de la Provence dont le Félibrige représenterait l’aboutissement le plus accompli :
« Quand la Provence en perdant le signe éminent de son propre génie, sa langue, aura abdiqué sa raison d’être et renoncé jusqu’à son nom au sein d’une Occitanie abstraite, tout ce que vingt siècles d’histoire et de poésie avaient fait d’elle, patiemment, à l’intérieur de ses frontières nouvelles jamais fermées, toujours ouvertes aux courants nourriciers, protectrice en même temps et d’une certaine manière, forgeuse de sa personnalité sera détruit à jamais12. » (Bayle 1964, non paginé).
Chez Bayle, comme le relève James Costa13, le rejet de l’occitanisme est fondé sur une position réactionnaire qui voit dans l’occitanisme des idées de gauche, une tendance à la contestation sociale, voire à l’indépendantisme dont la graphie, volontairement éloignée de celle du français, serait un des symboles :
« la réforme orthographique n’étant qu’un des moyens utilisés pour l’édification d’une “Occitanie” supra-provinciale, il y a, dans le choix que les Provençaux ont à faire entre la langue de Mistral et celle que leur proposent les grammairiens occitaniens, à décider de leur survie en tant que peuple distinct, avec sa langue particulière et sa littérature originale, ou de leur fusion et confusion dans le grand ensemble unifié du Midi de la France, assez barbarement et non sans pédantisme dénommé “Occitanie”. » (Bayle 1968 : 45).
S’il partage la conception de la pluralité des « langues d’oc », le Collectif Prouvènço ne revendique pas sa filiation avec Louis Bayle. En revanche, il se réfère volontiers au sociolinguiste Philippe Blanchet qui, dans les années 1990, s’est clairement positionné contre la notion-même d’« occitan » au profit d’une conception d’un pays d’oc morcelé en plusieurs « langues d’oc » :
« Les idiomes gallo-romans méridionaux seront désignés globalement sous le nom langues d’oc, et je n’emploierai pas le terme occitan, qui ne respecte pas les principes éthiques posés plus haut, et dont je ne partage donc pas les présupposés et les implications idéologiques. Il s’agit de ne pas employer un mot et un concept totalement artificiels, issus d’une élite, et ne respectant ni la réalité linguistique, culturelle, historique et sociologique des populations concernées, ni les règles de bases de la démocratie. » (Blanchet 1992 : 43).
Dans son ouvrage consacré au provençal, Philippe Blanchet critique la notion de polynomie appliquée à l’occitan par le sociolinguiste Jean-Baptiste Marcellesi (Marcellesi 1984 : 314), au motif qu’il faut privilégier l’autoglossonymie et l’enracinement populaire des dénominations utilisées par la population (Blanchet 1992 : 50). Autrement dit, puisque l’on parle spontanément de « provençal » en Provence, il n’y a pas de raison d’utiliser un autre nom. Dans le même ouvrage, Philippe Blanchet tend aussi à la même époque à réduire l’occitanisme à un mouvement à l’idéologie douteuse et aux penchants totalitaristes (Blanchet 1992 : 26) :
« [La linguistique] est en effet une merveilleuse école de tolérance, de respect d’autrui, de démocratie. On voit mal, d’ailleurs, comment elle pourrait amener à des idéologies totalitaires, et je crois ne pas m’avancer trop en pensant que la grande majorité des linguistes partage à des degrés divers, au moins à propos des idiomes, ces valeurs généreuses. Très rares sont les exemples où les travaux des linguistes les ont conduit (sic) à des prises de position opposées à̀ l’éthique des Droits de la Personne, bien que cela se soit produit pour le provençal à travers l’idéologie occitaniste qui a cherché́ à le phagocyter. »
Même si Philippe Blanchet semble assez peu suivi dans cette position par la communauté scientifique et ne semble plus manifester aujourd’hui une opposition aussi virulente à l’occitanisme, le Collectif Prouvènço tente de diffuser la même idée d’une supposée « colonisation rampante » occitane qui voudrait obliger les Provençaux à renoncer à leurs spécificités culturelles et linguistiques, notamment en les obligeant à adopter le système de la graphie classique et à effacer par là-même les caractéristiques propres au provençal. Dans un manifeste publié sur internet14 il y a quelques années, le Collectif Prouvènço reprend « le mythe d’un occitan standard » qui se verrait imposé aux Provençaux, en même temps que le nom d’« occitan » et la graphie qui l’accompagne. À ce sujet, James Costa rappelle avec justesse que « le mouvement occitaniste est porté en Provence par des acteurs locaux, parlant généralement une variante du provençal » (Costa 2012 : § 74). La graphie félibréenne, reconnue au même titre que la graphie classique dans l’enseignement continue d’être utilisée et enseignée en Provence15 et, dans les concours nationaux (CAPES et agrégation), les deux systèmes graphiques sont acceptés16.
Un respect bienveillant des institutions françaises
Si le Collectif Prouvènço défend l’idée que c’est bien l’occitan qui menace le provençal, on ne trouve pas dans ses écrits la moindre allusion au processus de substitution linguistique qui a conduit à la généralisation du français et fait reculer les usages du provençal. Concrètement, il ne remet jamais en cause le cadre institutionnel. Bien au contraire, ce cadre institutionnel est celui sur lequel il s’appuie pour son développement et pour l’obtention de subventions au niveau régional. De ce point de vue, le discours de loyauté envers les institutions est cohérent puisqu’en revendiquant des « principes humanistes », « un attachement à l’unité républicaine » et « en reconnaissant le bien-fondé des institutions, concrètement le CP cherche en permanence à demander une reconnaissance auprès de l’autorité légitime régionale » (Costa 2012). Pour mieux étayer son discours, le Collectif Prouvènço tente dans le même temps d’instiller un doute sur la loyauté républicaine de l’occitanisme17. Il va de soi qu’en jetant le discrédit sur l’occitanisme, il projette sans doute d’attirer vers lui la majeure partie des subventions de la Région Provence destinées à la langue d’oc. La cohérence idéologique du projet du Collectif Prouvènço s’organise autour du slogan « une région, une identité, une langue » qui s’oppose à la conception défendue par l’occitanisme d’un ensemble linguistique suprarégional qui dénonce pour sa part le cadre institutionnel et son implication dans l’effacement des usages de la langue régionale, comme le souligne James Costa :
« Les différences sont a priori marquantes. Le mouvement occitaniste semble poursuivre la dénonciation d’une situation diglossique, quand le Collectif Prouvènço envisage la relation entre français et provençal selon un mode de complémentarité. Les premiers envisagent l’État avec défiance, bien que faisant appel à son arbitrage, quand les seconds s’affilient à lui et voient en lui une instance légitimatrice et libératrice. Le territoire est à construire pour les premiers, il est donné (c’est la région administrative actuelle) pour les seconds. » (Costa 2012 : § 64).
Au bout du compte, le cadre administratif régional actuel, l’identité provençale culturelle passée (costumes, chants, écrits…) et ses éléments propres de régulation linguistique hérités du Félibrige constituent le cadre au sein duquel la « langue provençale » doit continuer à exister selon le Collectif Prouvènço. La réorganisation administrative de la France en grandes régions en 2015 a conduit à dessiner les contours de la nouvelle région Occitanie, fusion des anciennes régions Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon, tout en laissant intacte l’ancienne région de Provence. La création de cette nouvelle entité régionale, qui ne couvre ainsi qu’une partie de l’espace occitan et intègre par ailleurs aussi la partie catalanophone du département des Pyrénées orientales, a créé des remous et de l’amertume parmi les occitanistes de Provence se voyant dépossédés en particulier de la seule nomination servant à caractériser l’ensemble du domaine linguistique auxquels ils appartiennent et servant à définir les limites du territoire linguistique dans sa globalité. On suppose en revanche qu’elle a dû apporter de l’eau au moulin des partisans des « langues d’oc ».
Le « niçard »
L’usage de « niçard », autrement dit du nom qui désigne la variété occitane de Nice, souvent orthographiée « nissart »18, renvoie comme pour « provençal » à une dimension identitaire à l’échelle locale, cet usage n’est pas là non plus nécessairement le signe d’une volonté de se dissocier de l’espace linguistique occitan. Ce terme est largement utilisé dans le sens de variante locale de la langue d’oc, même si cet usage, comme pour provençal, gascon, limousin, auvergnat, voire même plus rarement languedocien19, tend à vouloir rendre compte de quelle variété d’occitan on parle.
Cette variété occitane de Nice se différencie du provençal général par des traits caractéristiques que ce soit dans la prononciation des occlusives finales, amuïes en provençal (lo lop [lu ˈlup] ou [lu ˈlupe]), dans la morphologie spécifique du pluriel qui ne s’est pas réduite à une forme épicène comme en provençal général (lu jorns « les jours », li fuelhas « les feuilles ») ou encore dans le maintien de proparoxytons inconnus dans les autres variétés (diménegue « dimanche »).
Dans un article consacré aux écrivains niçois en 2005, Rémy Gasiglia analyse les représentations du « niçard », véhiculées par la littérature d’expression niçoise à travers toute son histoire20. Il révèle ainsi la diversité des représentations qui se sont construites autour de cette nomination :
« De fait, si l’on peut aisément caractériser le discours métalinguistique consacré à la nature du nissart, l’on doit constater que le propos scientifique y cède souvent la place à un discours de type mytholinguistique et que rationalité et rêverie, objectivité et idéalisme interviennent tour à tour dans la manière dont les auteurs niçois rendent compte de la situation de leur idiome dans son habituel contexte multilinguistique. » (Gasiglia 2005 : § 2).
En dépit de ses caractères propres, son appartenance au domaine de la langue d’oc ne fait pas de doute dès le XIIIe siècle pour l’auteur niçois de la Vida de sant Honorat, Raymond Féraud, qui écrit : « ma lenga non es del drech proensales ». En reconnaissant que sa langue « n’est pas du véritable provençal », il ne déclare pas utiliser une autre langue que l’occitan, mais tient seulement à souligner les caractéristiques dialectales propres à son idiome ou sa distance avec les usages troubadouresques. Bien plus tard, au XIXe siècle, l’existence d’une seule langue d’oc ne fait pas de doute non plus chez l’écrivain niçois Joseph-Rosalinde Rancher qui tente de renverser l’image négative du « niçard », associée comme ailleurs dans l’espace occitan à un « patois » local :
« Quelques-uns vont me répéter nouvellement et à satiété qu’il est ridicule d’écrire dans notre idiome, qui n’est compris que dans une petite étendue de pays. Il est facile de se convaincre de la futilité de cette assertion, puisque dans la basse et la haute Provence, et je dirai même aux frontières de la Catalogne, la langue est la même qu’à Nice, à quelques inflexions près. » (Compan 1854 : 111).
C’est aussi dans le même esprit d’unité de la langue d’oc au-delà de ses spécificités dialectales qu’est fondée en 1880 la section locale du Félibrige, l’Escola felibrenca de Bellanda, par Antoine-Léandre Sardou et Jean-Baptiste Calvino pour lesquels l’« idiome niçois », comme ils l’appellent, est bien une forme de provençal et de la langue d’oc, même s’ils insistent sur le conservatisme de ce dialecte resté plus proche de la langue médiévale que le provençal actuel :
« C’est par suite de l’adoption de l’orthographe italienne que quelques personnes, trompées par l’apparence des formes ont pu penser que l’idiome niçois avait, dans la prononciation, subi l’influence italienne. La vérité est que cet idiome, plus que tout autre dialecte de la langue d’oc, est resté fidèle à la prononciation des vieux troubadours, et qu’en cela il n’a rien emprunté à l’italien : la preuve en est que les seules différences de prononciation existant réellement entre le langue de si et la langue d’oc, à savoir la manière de prononcer l’u et le z n’ont pas cessé d’exister entre l’italien et l’idiome niçois. » (Sardou & Calvino 1881 : 4).
Sardou et Calvino ont clairement conscience que certains choix graphiques (« l’apparence des formes » comme ils l’écrivent) peuvent être trompeurs et laisser à penser qu’une langue est apparentée à celle à laquelle elle emprunte son système graphique, autrement dit que le « niçard » translittéré en graphie italianisante semble plus proche linguistiquement de l’italien. Dans l’ouvrage qu’il consacre deux ans plus tôt à son dialecte occitan, Sardou tente d’ailleurs déjà de renverser les effets que le contact entre italien et niçard a provoqués sur les usages graphiques, notamment à travers une critique de la graphie italianisante de Rancher, qui aurait défiguré « l’idiome niçois » en le revêtant « de formes étrangères, en substituant à son orthographe primitive une orthographe contraire à son génie et à ses traditions littéraires » (Sardou 1878 : 6).
Loin de viser spécifiquement Rancher, cette remarque de Sardou est une réponse sans doute plus générale aux discours qui se sont développés autour de la spécificité linguistique du « niçard » dans la seconde moitié du XIXe siècle et de sa soi-disant parenté avec l’espace linguistique italien. C’est dans le cadre de ce débat sur la supposée proximité linguistique du « niçard », avec l’italien à cette époque qu’il faut interpréter les nombreuses déclarations d’érudits niçois qui prennent position en faveur de la provençalité du « niçard ». Ainsi, Juli Eynaudi, fondateur de l’Armanac niçart, déclare en 1903 que le niçard est « foncièrement provençal et qu’il n’est qu’un fils de la langue d’oc21 » (Eynaudi 1903 : 2). De même, le Dr Théodore Gasiglia, membre de l’Acadèmia nissarda, insiste sur le « lien de […] consanguinité qui relie le dialecte Niçard au dialecte Provençal » et affirme que son « dialecte ne dérive pas et ne peut pas dériver des dialectes italiens » (Gasiglia 1906 : 125). Au bout du compte, l’expansion du Félibrige à Nice, comme ailleurs dans l’espace occitan, a largement contribué à développer la conscience de l’unité de la langue d’oc au-delà de ses spécificités locales, mais sans parvenir toutefois à mettre fin aux revendications sur la spécificité du « niçard » face au provençal.
Entre la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle, on voit effectivement se dessiner clairement deux tendances opposant de façon souvent virulente partisans et adversaires de la provençalité du niçard. La graphie deviendra d’ailleurs un des lieux de crispation de cette opposition dans la mesure où le choix du système graphique italianisant ou du système graphique du Félibrige sera dorénavant révélateur de la conception que l’on se fait du « niçard ».
Le « niçard », langue distincte ?
Au-delà de sa parenté supposée avec l’italien, l’usage de « niçard » peut aussi parfois être investi d’une dimension politique symbolique, voire idéologique, indépendamment des arguments linguistiques avancés par chacun des camps. En effet, la revendication du « niçard » comme langue distincte de l’occitan est en grande partie liée à l’histoire spécifique de la ville de Nice, rattachée à la France en 1860. Opposés à l’autoritarisme napoléonien, les « libéraux » niçois, tout comme les partisans de Garibaldi, attachés au retour de Nice dans le giron italien, ont contribué à mettre en place les conditions spécifiques au développement d’une vision politique nationaliste niçoise, inexistante dans les autres territoires occitans. Affirmer que le « niçard » est un sous-dialecte du provençal, comme le font les félibres niçois, revient pour les opposants au rattachement à la France à accepter une forme d’annexion de Nice à la région Provence et par extension une reddition à la souveraineté française. A contrario prétendre que le « niçard » est une langue distincte du provençal et refuser dans la foulée son assimilation par le Félibrige est un des arguments avancés pour justifier l’indépendance de Nice de la Provence et donc de la France. Dans l’Armanac nissart de 1930, on peut déjà lire sous la plume de Stéphane Bosio, qui évite soigneusement d’entrer sur le terrain de l’argumentation linguistique, une défense de la thèse de la pluralité des « langues d’oc » dont le « niçard », serait une branche distincte :
« […] les Niçois, qui ont conservé au cœur l’orgueil de leur patrie, soutiennent au contraire que le Nissart s’est formé comme le provençal, le languedocien etc. : issu de la décadence et de l’altération du bas latin, il est une langue ayant des particularités autochtones ; son individualité est apparentée certes au provençal voisin mais sœur et non pas fille dégénérée de la langue d’outre-Var. Plusieurs volumes de philologie ne suffiraient pas à épuiser cette controverse, ni à convaincre les adversaires. » (Bosio 1930 : 227).
La paternité de cette théorie sur la spécificité linguistique du « niçard » revient sans doute à Pierre Isnard, avocat et érudit local, qui n’aura de cesse de défendre cette thèse des années 1930 aux années 1960 :
« Le langage nissard qui n’est ni du provençal ni de l’italien, ni du génois ni du piémontais, appartient à la grande famille des langues romanes. Il est un rameau poussé directement sur le tronc bas-latin ; il n’est pas un sous-dialecte. » (Isnard 1929 : 216).
« […] on parle à Nice, dans la vallée du Paillon et sur le littoral, entre le Var et La Turbie, un dialecte particulier, issu du latin vulgaire, comme toutes les autres langues romanes et néo-latines auxquelles il s’apparente, mais son archaïsme en fait un ancêtre ou au moins un frère aîné de celles-ci. » (Isnard 1960 : 155).
Considérant que le « niçard » est une langue romane originale, il va ainsi proposer, en collaboration avec Eugène Ghis, un nouveau système graphique, en partie influencé par le système graphique du ligure, et qui, à partir de 1932, remplacera dans l’Armanac nissart le système félibréen qu’avait instauré Eynaudi22 depuis la création de cette parution. Dans la critique qu’Isnard fait du Félibrige, on retrouve l’idée d’une colonisation rampante qui imposerait une forme de langue et une graphie qui seraient étrangères à la variété locale. Mais Isnard défend aussi l’idée que le Félibrige, dans sa volonté d’assimiler le « niçard » au provençal, est manipulé par l’État français pour faciliter l’intégration de la ville de Nice à la Nation française : « Le gouvernement français […] favorisa les tentatives des félibres et des provençalisants qui veulent englober Nice dans la Provence et annexer son langage au provençal. » (Isnard 1929 : 127).
De la même façon que le fera quelques décennies plus tard le Collectif Prouvènço en déniant toute légitimité aux occitanistes provençaux en Provence, Isnard oublie que le développement du Félibrige à Nice est le choix délibéré qu’on fait nombre d’écrivains et érudits locaux de s’associer à ce mouvement de renaissance littéraire en langue d’oc. Il est d’ailleurs assez frappant de voir que les arguments qui président à la construction du discours d’opposition au Félibrige afin de revendiquer une « langue niçarde » distincte sont en partie similaires à ceux que le Collectif Prouvènço développe pour défendre le « provençal » face à la soi-disant expansion occitaniste, même si la différence majeure entre ces deux tendances est liée au fait que là où le Collectif Prouvènço affiche une loyauté envers les institutions dans le cadre régional de Provence, les partisans d’une « langue niçarde » distincte prennent à l’opposé le parti de remettre en question le rattachement de Nice à la France et à la Provence en affirmant l’originalité linguistique de leur idiome. C’est dans ce contexte particulier que la graphie niçoise est alors investie d’une dimension nationaliste locale par les partisans de l’existence d’une « langue niçarde » distincte, lesquels, en reprenant la tradition d’écriture italianisante pour montrer sa plus grande proximité avec le domaine italien, ou, en inventant un nouveau système pour souligner son caractère original, tentent dans un cas comme dans l’autre de souligner à travers sa forme graphique son caractère distinct du provençal, faute de trouver une argumentation linguistique plus convaincante.
Avec la progression de l’occitanisme dans le courant du XXe siècle, ce discours même minoritaire d’individuation du « niçard », pourra finir par engendrer une double opposition contre le Félibrige d’un côté et contre l’occitanisme de l’autre, dans la mesure où tous deux défendent l’unité de la langue d’oc au-delà de ses variantes dialectales.
Nationalisme niçois
Le discours nationaliste niçois a traversé le XXe siècle et s’est maintenu jusqu’à aujourd’hui en promouvant jusqu’à une date récente l’idée d’un référendum contre le traité de Turin de 1860 et contre le rattachement de Nice à la France, notamment à travers la Ligue pour la restauration des libertés niçoises (LRLN) qui œuvre pour la reconnaissance du « peuple Niçois ». La thèse de ce mouvement, fondé en 2001 par Alain Rouiller, présenté comme historien et écrivain par Wikipedia et aujourd’hui décédé23, est relayée par plusieurs sites internet, Nice Libre en français et Liberà Nissa en niçard qui se présentent comme les organes officiels de la LRNR. Dans plusieurs pages accessibles sur ces sites, la question de la colonisation et du droit à l’autodétermination reviennent de façon récurrente :
« Les signataires de la Déclaration de Genève ont donc informé à la même date, le Secrétaire général de L’O.N.U. afin de lui faire connaître [le] statut juridique de Nice et de la Savoie, pays colonisés qui sont concernés au premier chef par les articles I et 102 de la Charte des Nations Unies ainsi que par la résolution 55/146 adoptée le 08/12/2000 par l’Assemblée générale de l’O.N.U. qui dispose que l’année 2010 sera l’année ultime de la deuxième Décennie internationale de l’élimination du colonialisme. Nice et la Savoie se trouvant au nombre des derniers pays colonisées devant faire l’objet d’un processus de décolonisation semblable à celui de la Nouvelle Calédonie »24.
Même s’il ne concerne sans doute plus aujourd’hui qu’une minorité de personnes, ce mouvement micro-nationaliste niçois continue de défendre un discours d’opposition au rattachement de Nice à la France dans lequel la « langue niçarde » est brandie comme étendard de la contestation et en des termes assez proches de ceux qui circulaient encore au XXe siècle contre l’assimilation du « niçard » au Félibrige à Nice, conçue comme responsable du déclin de la variété locale, la perte de l’identité spécifique du « niçard » se poursuivant aujourd’hui à une plus large échelle à travers son intégration dans l’occitan et l’occitanisme. Un autre site de la mouvance nationaliste, Païs nissart (bis), affiche d’ailleurs clairement son opposition à la Provence et à l’occitanisme en proclamant dans le bandeau d’en-tête de son blog : « Occitans et marseillais, ennemis héréditaires de Nice »25, et en développant un discours de défense de l’originalité de la « langue niçoise » face au provençal et à l’occitan comme il est fait mention dans un billet de 2010, date à laquelle le site semble avoir cessé d’être mis à jour :
« L’objet est d’inféoder la langues (sic) niçoise au provençal, pour prouver que Nice serait provençale. Et qu’en conséquence, noyée dans l’ensemble Occitan, elle relèverait de la culture mais aussi de l’autorité provençale, ce qui est une aberration historique »26.
Pour terminer ce panorama, il convient enfin d’évoquer brièvement l’utilisation de la dénomination « niçard » comme étendard identitaire depuis 2005 par un groupuscule d’extrême droite à connotation xénophobe, Nissa rebella. Son fondateur, Philippe Vardon, a tenté il y a quelques années de promouvoir le renouveau de l’identité niçarde auprès de la jeunesse, notamment à travers l’organisation d’un défilé annuel en hommage à une figure mythique de Nice, Catherine Ségurane, lavandière qui, armé de son seul battoir, aurait mis en déroute les Turcs venant envahir Nice au XVIe siècle. En reprenant le modèle instauré par le Front National pour le défilé en l’honneur de Jeanne d’Arc, Nissa rebela a tenté d’instrumentaliser cette héroïne locale à des fins xénophobes. L’utilisation de la dénomination « niçard » dans ce mouvement ne semble pas faire l’objet d’une réflexion approfondie et ne s’accompagne pas d’une quelconque revendication linguistique, mais s’affiche ici comme un simple attribut identitaire, un moyen de se référer à l’identité culturelle et linguistique locale dans une perspective xénophobe et anti-islamiste d’exclusion de l’altérité. Ce mouvement identitaire semble aujourd’hui s’éteindre, sa page Facebook27 n’étant plus alimentée depuis 2016 et son animateur principal étant à présent membre du bureau national du Rassemblement National et candidat aux élections municipales de 2020 à Nice.
Conclusion
Si on observe que majoritairement l’utilisation de « provençal » ou de « niçard » en Provence ne sert au bout du compte qu’à nommer la variété régionale ou locale d’occitan, on observe aussi que certains contextes de tension ou d’opposition, qu’ils portent sur des questions d’identité ou des questions politiques, ont conduit au développement de configurations particulières et de représentations linguistiques qui tendent à se dissocier d’une conception majoritairement unitaire de l’occitan. L’ambiguïté ancienne véhiculée par le terme de « provençal » a contribué à investir cette nomination de représentations divergentes et même opposées de ce dialecte. De même, les tendances nationalistes antagonistes au centre desquelles s’est retrouvée prise la ville de Nice à partir de la seconde moitié du XIXe siècle ont fini par trouver un écho dans les représentations qui se sont construites autour de la nomination de la variété locale, le « niçard ». Dans les enjeux qui mettent en scène le nom de la langue, Philippe Martel rappelle à propos du provençal que les discours dominants ont généralement peu à voir avec des questions de linguistique :
« […] il n’est pas seulement question ici de linguistique. Il y a dans cette histoire d’autres dimensions, et des enjeux qui sont de nature identitaire. La définition d’une Provence historique appelle assez logiquement le recours à la mise en exergue d’une identité culturelle et linguistique spécifique au territoire légué par l’histoire […] c’est en fonction de l’évolution des rapports de force entre les militants de la cause occitane dans les diverses régions « d’oc » que le concept de provençal change de sens : désignant globalisant aux temps où le centre de gravité de la renaissance se situe sur les bords du Rhône, puis réduit aux contours de la seule Provence au fur et à mesure que le désignant alternatif occitan l’y contraint, avant de finir comme objet de revendication séparatiste au terme du processus, au rebours des ambitions initiales des premiers porteurs. » (Martel 2018 : 249).
Loin d’être en mesure d’avancer des arguments linguistiques convaincants qui permettraient d’étayer les positions défendues, les discours séparatistes identitaires se contentent bien souvent de brandir l’étendard symbolique de la graphie pour prouver le caractère distinct de la langue, comme si celle-ci était un des éléments fondamentaux du système linguistique et non une simple convention autour de laquelle se retrouvent à un moment donné les utilisateurs de la langue pour les usages écrits. La graphie classique de l’occitan, autrement dit la codification écrite de cette langue dans une perspective englobante, qui ne fait d’ailleurs que redonner vie et moderniser les usages graphiques en vigueur aussi en Provence et à Nice au Moyen Âge, a pu être interprétée à plusieurs reprises comme une forme de négation de la spécificité du « provençal » au bénéfice d’une occitanité qui les assimilerait en les effaçant. C’est exactement la même configuration que l’on retrouve à une échelle plus réduite pour le « niçard » face à la graphie du Félibrige. En l’absence d’argumentation linguistique convaincante dans ce débat, c’est aujourd’hui en unissant leur diversité revendiquée au sein de l’« Alliance des langues d’oc » que, quelques-unes de ces tendances séparatistes du domaine d’oc ont choisi de faire entendre leur voix, reconnaissant paradoxalement leur appartenance commune au même ensemble linguistique au-delà de leurs différences, mais voyant dans la défense de la pluralité des « langues d’oc » et dans le rejet de l’occitanisme la seule garantie de la préservation de leurs identités respectives propres, au risque d’occulter les véritables causes du déclin des usages de la langue occitane.
Bibliographie
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- Sardou, Antoine Léandre et Calvino, Jean-Baptiste (1881). Grammaire de l’idiome niçois accompagnée de nombreux éclaircissements historiques sur cet important dialecte de la langue d’Oc et précédée d’un exposé du vrai système orthographique de ce dialecte. Nice : Librairie Visconti.
- Sardou, Antoine Léandre (1878). L’idiome niçois. Ses origines, son passé, son état présent. Nice-Paris : Malvano-Mignon-H. Champion.
Notes
- Si depuis le Moyen Âge la langue occitane a connu diverses appellations, c’est au bout du compte le terme péjorativement connoté de « patois » qui a fini par se généraliser à partir du XVIIe siècle au sein même de la population occitanophone, mais aussi pour désigner les autres langues de France.
- C’est à partir de l’édition de 1978 de La langue occitane de Pierre Bec que le terme de vivaro-alpin sera diffusé et largement repris par les divers travaux s’intéressant à la dialectologie occitane (Bec 1996 : 40). En Provence, le vivaro-alpin s’étend dans sa partie orientale vers le sud jusqu’à la ville de Menton.
- Il convient de signaler que le dialecte provençal proprement dit ne se limite pas totalement à l’espace provençal puisqu’il déborde à l’ouest de la région PACA sur l’actuelle région Occitanie, dans le Gard et jusqu’aux confins de l’Hérault.
- Pour une description détaillée des usages du mot « provençal » dans l’histoire de la langue et dans les ouvrages qui y font référence, je renvoie à l’article de Philippe Martel cité en bibliographie (Martel 2018).
- Traduction française de Mistral à partir de : « Dis Aup i Pirenèu, e la man dins la man/,Troubaire, aubouren dounc lou vièi parla rouman! ».
- Le provençal rhodanien se caractérise par une réduction des diphtongues en position atone (l’article pluriel lei prononcé [lej] en provençal maritime se prononce [li] en rhodanien) ou encore par une absence de diphtongaison de la voyelle [ᴐ] tonique caractéristique du provençal maritime (fòrt se prononce [ˈfᴐʀ] et non [ˈfwaʀ] comme à Marseille), une marque de première personne en -e contre -i ailleurs.
- http://www.felibrige.org/le-felibrige/la-langue-d-oc/ (consulté le 01/10/2019).
- http://www.felibrige.org/le-felibrige/la-langue-d-oc/ (consulté le 01/10/2019).
- La norme classique est une norme graphique endogène qui s’est construite à partir de la tradition médiévale et qui est utilisée aujourd’hui dans l’ensemble de l’espace linguistique occitan. Cette norme est majoritairement englobante et va donc dans le sens d’une unicité de la représentation graphique, même si elle retient par ailleurs quelques éléments qui rendent compte minimalement de la variation dialectale. La norme mistralienne est la graphie officielle du Félibrige, en partie construite sur la norme exogène du français, même si elle renoue avec la tradition romane de transcription des diphtongues. Son usage est aujourd’hui majoritairement limité à l’espace provençal, même si on peut encore la rencontrer ailleurs, déclinée dans d’autres variétés dialectales.
- Traduction personnelle à partir de : « Lou Felibrige es establi pèr garda longo-mai à la Nacioun-oucitano sa lengo, sis us, soun gàubi e tout ço que coustituis soun èime naciounau. Sa dóutrino es caupudo dins lis obro de Frederi Mistral e de si disciple ».
- Éditeur de la revue La Targo. Revue bilingue de la Provence (1962 ff) et fondateur en 1965 à Toulon de l’association « L’Astrado prouvençalo » qui édite des ouvrages et met en place un système de cours par correspondance pour l’apprentissage du provençal.
- « Quand la Prouvènça aura, en perdènt lou signe eminènt de son gèni propre, sa lenga, abdica sa resoun d’èstre, e renouncia jusqu’à soun noum au sen d’una abstracho Oucitania, tout sara degaia pèr sèmpre de ço que vint siècle d’istori e de pouësio l’avien facho, pacientamen, à l’endedins de si frountiero naturalo jamai barrado, toujour duberto i courrènt nourriguié, apararello en meme tèms e, dins un biais, fargarello de sa persounalita » (traduit par moi-même en français).
- L’article de James Costa de 2012 auquel je me réfère et auquel j’emprunte ici certaines références propose une analyse détaillée des discours du Collectif Prouvènço.
- http://www.collectifprovence.com/Les-petitions-papier-arrivent-de-toute-la-Provence (consulté le 01/10/2019).
- Et ce même jusque dans l’université languedocienne de Montpellier où les étudiants provençaux ont toute latitude pour l’utiliser à condition d’être cohérents dans leurs choix graphiques.
- Un des deux lauréats au premier concours de l’agrégation interne d’occitan-langue d’oc en 2019 est un Provençal utilisant la graphie mistralienne.
- Voir le billet « Les milieux occitanistes sont-ils anti-républicains ? » http://www.collectifprovence.com/Les-milieux-occitanistes-sont-ils-anti-republicains (consulté le 01/10/2019).
- Si « niçard » est la forme utilisée en graphie classique comme en graphie mistralienne (dans Lou Tresor dóu Felibrige), l’utilisation de « niçart », transformé plus tard en « nissart », dans l’orthographe félibréenne de Nice permet d’insister sur le caractère original de sa prononciation du -t final.
- Il est très rare qu’un Languedocien précise quelle variété d’occitan il parle : soit il dira « patois », soit « occitan », même si, dans les faits, les pratiques orales renvoient aujourd’hui encore à des usages différents en fonction des régions.
- Je renvoie à la lecture de cet article de Rémy Gasiglia cité en bibliographie qui détaille avec de nombreuses références la manière dont les auteurs ont représenté leur dialecte à travers l’histoire. Je me contenterai ici de lui emprunter quelques références qui me semblent importantes pour l’usage de la nomination « niçard ».
- « […] es founcieramen prouvençau que noun es qu’un fièu de la lenga d’oc » (traduit par moi-même en français).
- Avec cette rupture consommée avec le Félibrige, le nom du fondateur de la revue, Juli Eynaudi, est effacé des futures parutions. L’orthographe même du titre de cette publication évolue : Armanac niçart est remplacé par Armanac nissart, à partir de 1928.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Alain_Roullier (consulté le 01/10/2019).
- http://www.liberanissa.eu/archives/2010/04/27/17537964.html (consulté le 01/10/2019).
- http://paisnissartbis.canalblog.com (consulté le 01/10/2019).
- http://paisnissartbis.canalblog.com/archives/2010/04/18/17617023.html (consulté le 01/10/2019).
- https://www.facebook.com/NissaRebela/ (consulté le 01/10/2019).