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Qu’est-ce qui nous lie au monde ? Le “dernier vêtement de l’âme”, de Proclus à Olympiodore

par

“Tout vêtement retranche du monde”, écrit Henri Michaux dans Un Barbare en Asie. Pourquoi se vêtir, sinon pour se protéger du monde ? En couvrant le corps, le vêtement réduit la violence du monde sensible sur la chair. Vêtus, nous sommes un peu plus loin du monde que nus. C’est pourquoi l’hindou se dénude pour prier, pense Michaux : “étendu, nu dans l’obscurité, le Tout afflue à vous, et vous entraîne dans son vent”. En se donnant pour point de départ la chair, une chair au contact du monde, on en vient à voir dans le vêtement un intermédiaire “entre le Tout et soi-même” qu’on doit dépouiller pour atteindre la “communion dans l’immense”1.

Le néoplatonisme affirme le contraire. C’est qu’il part non pas de la chair, mais de l’âme, incorporelle et en elle-même hors du monde. Et comme il refuse l’incarnation (l’âme ne peut pas devenir un corps), il voit dans le corps un vêtement qui s’ajoute à l’âme sans dès lors en modifier la nature. L’âme se couvre du corps pour s’inscrire dans le monde et y occuper une portion d’espace et de temps. Elle s’habille en mondaine. Le vêtement prend par-là une tout autre signification : non plus le gardien du corps pris dans le monde, mais la condition de la descente dans le cosmos, de la présence au monde.

Tout ce qui n’appartient pas à l’essence de l’âme pourra ainsi faire figure de vêtement. L’imagination, la sensibilité, le désir aussi bien que le corps charnel et massif sont des tuniques du moment que l’âme ne les revêt qu’à condition, tandis qu’elle descend dans le monde, de draper sa substance incorporelle dans des déterminations jusque-là inexistantes. Se dénuder ne revient pas en ce sens à s’ouvrir au cosmos, mais à détériorer notre présence au monde en décousant vêtement par vêtement le tissu qui nous relie à lui. Une fois nu, on a quitté le cycle des incorporations, on coïncide désormais avec son essence.

La vie philosophique consiste dès lors en une certaine pratique du dépouillement. Mais comment rendre l’âme à sa pureté ? Par quel vêtement commencer, et jusqu’où aller ? Une phrase dès l’abord bien mystérieuse, mais reprise avec conviction de Porphyre à Olympiodore, doit nous éclairer : la philotimia serait le dernier vêtement de l’âme. On la prendra pour fil conducteur de cette étude, en essayant de comprendre pourquoi les néoplatoniciens font du désir de reconnaissance sociale – l’amour des honneurs – le dernier lien qui nous attache au monde2

Brève histoire de l’expression 

L’expression de “dernière tunique” apparaît chez Porphyre pour désigner le corps, “notre tunique ultime et extérieure (τὸν ἔσχατον καὶ ἐκτὸς ἡμῶν χιτῶνα)”3. Il faut toutefois attendre Proclus pour voir apparaître l’idée que cette dernière tunique dont l’âme se dépouille lors de sa remontée, c’est la philotimia. Platon, écrit Proclus dans son Commentaire sur le premier Alcibiade, appelait le désir d’honneurs l’ultime tunique des âmes (ἔσχατον χιτῶνα) :

“En troisième lieu, on doit dire aussi qu’après le gouvernement conforme à la raison (πολιτείαν) vient le gouvernement de l’honneur ou gouvernement timocratique ; celui-ci, en effet, vient à l’existence immédiatement après celui-là et la dégradation à partir de la vie la meilleure se fait dans cette vie-là en premier, comme le dit Socrate dans la République, et dans la remontée, on se purifie de cette forme de vie en dernier. C’est pourquoi Platon appelait le désir d’honneurs (philotimia) l’ultime tunique des âmes. Car le dédain des richesses et le mépris des plaisirs appartiennent même aux âmes les plus moyennes, mais honneur, gloire, et pouvoir ont vaincu maints d’entre ceux que l’on croyait fort. Lors donc que nous remontons et que nous nous dépouillons des passions et des tuniques que nous avions revêtues au cours de notre descente, la toute dernière tunique dont nous devons nous dépouiller, c’est celle de l’ambition (ἀνιοῦσιν οὖν ἡμῖν καὶ ἀποδυομένοις τὰ πάθη καὶ τοὺς χιτῶνας οὓς κατιόντες προσειλήφαμεν, ἔσχατος χιτών ἐστιν ἀποδυτέος ὁ τῆς φιλοτιμίας) pour que nus (comme le dit l’Oracle) nous nous établissions auprès du dieu, devenues une raison pure et simple, ayant abandonné toutes les passions sur terre, là où justement est leur place, et nous étant complètement assimilés aux âmes divines. Si donc la première descente des âmes est constituée par la vie d’ambition, il est clair que le désir d’honneurs n’appartient pas aux êtres qui sont tombés au fond de l’abîme, mais à ceux qui séjournent dans le vestibule de la raison. C’est justement pour cela que Socrate a estimé que cet habitus (ἦθος) méritait l’amour, en tant qu’il domine la génésis et qu’il est très apparenté à la raison ; car le courage chez nous est plus voisin de la raison que le désir4.”

L’attribution d’une telle doctrine à Platon peut surprendre, et c’est en vain qu’on chercherait son origine dans les dialogues platoniciens. Il existe en revanche un précédent dans les Deipnosophistes d’Athénée de Naucratis (IIIe s. p.C.) : Platon, lit-on, en plus d’être méchant, était φιλόδοξος, épris de gloire, lui qui concevait la “tunique de l’amour de la gloire” comme la “dernière que nous dépouillons lors de la mort même”5. Son projet de constitution idéale le prouve assez : “Et qui n’appellerait pas amour de la gloire (φιλοδοξίας), ajoute Athénée, la volonté de fonder une cité et d’en établir les lois ?”6. On peut dès lors supposer que l’expression – l’amour de la gloire ou de l’honneur comme dernier vêtement de l’âme – consistait en une sorte de poncif, que Proclus, peut-être le premier, a pris au sérieux sans douter de son authenticité. Mais là où Athénée propage l’anecdote (il prétend l’emprunter à un certain Discoride) en cherchant à calomnier Platon, Proclus y décèle au contraire un sens métaphysique qui nous dit quelque chose de l’essence de l’âme, de sa descente dans un corps et inversement de sa remontée purificatrice. Damascius, dans un esprit de sérieux similaire à Proclus, reprendra l’idée dans son Commentaire sur le Phédon, et se fera, dans sa Vie d’Isidore, un critique acerbe de la philotimia, conçue comme une passion politique incompatible avec la vie philosophique dont l’ascèse purificatrice dénude l’âme de tout ce qui la porte vers le monde. Avec Olympiodore, la formule – la philotimia, dernier vêtement de l’âme – donnera lieu à une interprétation radicale dans sa formulation : le désir d’honneurs est désir de commandement, nous dit ce lecteur alexandrin de Damascius, et c’est cela même qui entraîne l’âme à gouverner un corps. Si la philotimia est le dernier vêtement que nous ôtons, elle est le premier que nous revêtons lors de notre descente dans le monde. Notre inscription dans le cosmos dépend alors de cette ultime tunique, et le retour vers soi, l’exil en soi loin du monde, n’ira pas sans son dépouillement.

Le concept de tunique chez Proclus

Il s’agit donc d’essayer de comprendre comment un simple poncif se transmue progressivement en une pensée, métaphysique, de notre être-au-monde. À cette fin, il faut d’abord cerner le sens et la fonction de la notion de khitôn dans la pensée de Proclus. L’idée de tunique permet en effet d’expliquer comment l’âme peut, sans s’incarner (ce qui détruirait sa nature), se lester des éléments, puis prendre en charge un corps par lequel elle prend place dans le monde. Il faut avant tout rappeler que Proclus attribue à nos âmes (partielles et non cosmiques) un certain véhicule (okhèma), sans lequel on ne pourrait pas expliquer qu’une substance immatérielle, la psukhè, se rapporte à un corps aussi dense, aussi complexe et massif que le nôtre. La notion de véhicule est liée à une loi métaphysique de continuité, formulée dans les Éléments de théologie (prop. 29), selon laquelle la procession d’un terme à un autre, différent, doit passer par un intermédiaire ressemblant7. Là où il y a procession, passage d’une entité à une autre, la différence ne saurait se produire d’un coup. La vie mouvante du réel ne fait pas de sauts. Entre l’âme incorporelle et le corps terrestre, il doit donc exister un intermédiaire. Tel est le véhicule : fait d’éther, il esquisse la matérialité à venir du corps, sans lui-même l’introduire dans l’âme. Il rend ainsi possible le rapport de l’âme au corps, qu’on doit dès lors concevoir de manière triadique : âme, véhicule, corps8. Si le véhicule d’éther s’ajuste à la nature immatérielle par son caractère éthéré, il lui faut toutefois se doubler d’un deuxième véhicule, fait, lui, des éléments pris chacun dans leur simplicité, là où le corps terrestre sera le produit du mélange des éléments les uns avec les autres9. Ce véhicule second constitue ainsi un proto-corps élémentaire, une sorte d’arrière-corps qui se charge d’une matérialité inconnue du premier okhèma. Si le premier véhicule consiste en une sorte d’esquisse de la matérialité, ou de forme de la matière, le second véhicule est véritablement matériel, mais matériel d’une matérialité simple, au sein de laquelle les éléments se conservent chacun dans leur pureté. C’est à le supposer seulement qu’on peut comprendre comment notre âme peut se charger d’un corps aussi complexe que cette chair massive. La corporéité elle-même est donc triadique : le véhicule d’éther d’une part, le corps terrestre d’autre part, et entre les deux le deuxième véhicule (fait des quatre éléments).

L’important, pour ce qui nous occupe, est que le concept de véhicule permet d’expliquer que notre âme puisse devenir chose du monde, en-kosmios. Le Commentaire sur le Timée distingue en ce sens trois formes de vie : il y a la vie de l’âme unie seulement au véhicule d’éther, qu’elle ne quitte jamais. Telle est “la forme universelle de la vie dans l’âme (τὸ καθολικὸν εἶδος ἐν τῇ ψυχῇ τῆς ζωῆς)”, par laquelle elle “habite le Monde entier avec les dieux”10. Lorsque notre âme, dans sa forme intellective, ne se trouve unie qu’à son véhicule congénital, son activité embrasse celle de l’âme du monde elle-même. Elle ne vit pas tant située dans le monde que d’une vie totale, encosmique au sens où elle épouse l’activité cosmique elle-même. Le point de chute extrême de cette forme de vie, c’est alors la vie dans le corps terrestre quand l’âme, écrit Proclus, “est devenue chose d’un être particulier au lieu d’appartenir au Tout (τινὸς ἀντὶ τοῦ παντός)”. Entre la forme de vie universelle et la forme de vie partielle (τὸ μερικόν), il doit dès lors exister une vie intermédiaire, forme de vie partielle universelle (μερικὸν καθολικόν). Cette forme appartient à la vie de l’âme unie au véhicule second. Il s’agit là d’une vie qui a perdu la pure universalité pour descendre vers une partie du monde, sans toutefois être descendue. La vie universelle partielle, c’est la vie de l’âme en train de descendre. Cette forme de vie rend l’âme “citoyenne du devenir (γενέσεως πολῖτις)”, autrement dit la fait entrer dans le cycle temporel des naissances. Il y a en nous une vie qui a connu d’autres vies, une vie aux biographies multiples. Cette vie demeure certes mortelle, parce qu’elle cesse lorsque notre âme parvient à “prendre la tangente” hors du cercle des naissances et retrouve alors son véhicule premier dans toute sa pureté pour n’être plus que raison unie aux dieux. La vie de l’âme dans le véhicule second n’en reste pas moins plus longue que telle vie incarnée. Elle en traverse une multitude et assure, entre la succession des vies individuelles, une continuité et une identité en excès sur celle de la personne.

On peut maintenant comprendre les usages que fait Proclus de la notion de tunique. En tant que médiation entre le véhicule d’éther et le corps terrestre, le véhicule second se charge d’une matérialité elle-même intermédiaire. Ses éléments constitutifs apparaissent alors comme autant de tuniques qui s’empilent les unes sur les autres (tunique aérienne, tunique ignée, tunique aqueuse, etc.) jusqu’à former un vêtement en quelque sorte multi-couche11[11]. Quand Proclus pense les éléments constitutifs du véhicule second comme autant de tuniques, il semble recourir à cette métaphore pour penser l’indépendance des éléments les uns par rapport aux autres. La notion de khitôn permet donc d’abord (1) de penser la non-confusiondes éléments dans le deuxième véhicule. Les éléments se superposent, à la manière de vêtements empilés, sans fusionner. Elle permet ensuite (2) de faire apparaître le véhicule second comme inessentiel vis-à-vis du véhicule d’éther, ce dernier étant quant à lui connaturel à l’âme. Au regard du premier, le véhicule second est tunique, vêtement que l’âme peut dépouiller lorsqu’elle régresse jusqu’à sa forme intellective. L’état où l’âme ne fait plus que penser sur le mode de la noèsis, allant d’intuition en intuition, c’est dès lors l’âme nue, certes unie au véhicule d’éther, mais dépouillée de cette tunique multiple et inessentielle que constitue le véhicule second. Khitôn dit donc la non-confusion des éléments, leur superposition dans l’okhèma aussi bien que le caractère inessentiel, vis-à-vis de l’âme, de la matérialité. Penser la corporéité comme tunique, c’est directement refuser la possibilité de l’incarnation, l’âme ne se matérialisant elle-même jamais.

Il existe enfin un dernier aspect du terme khitôn, le plus intéressant pour nous. La proposition 209 des Éléments de théologie explique que notre âme, à mesure que son véhicule se revêt de tuniques, “descend en s’ajoutant des vies irrationnelles (ἀλόγους προσλαβοῦσα ζωάς)”12, aussi appelées γενεσιουργοὺς δυνάμεις13. Ces puissances sont γενεσιουργοὺς, à l’œuvre dans le devenir, parce qu’elles s’activent lorsque l’âme entre dans le cycle des incorporations – dans le kuklos de la génésis. En ajoutant que l’âme devient pure et nue (γυμνὴ)14 de toutes ces puissances lors de sa remontée, Proclus conçoit alors implicitement les vies irrationnelles que l’âme produit en rapport avec son véhicule second comme des tuniques. Le dernier usage proclien (3) de khitôn permet ainsi de penser l’indépendance de l’âme, prise dans la pureté de son essence, avec les vies irrationnelles, avec les puissances qu’elle produit, juchée sur son deuxième okhèma, en descendant dans le devenir.

La philotimia comme pulsion d’incorporation et désir de gouverner le corps

On peut maintenant comprendre pourquoi la philotimia correspond au dernier vêtement que l’âme dépouille lors de sa remontée. Si ce vêtement est le dernier que l’âme ôte, c’est qu’il est le premier que nous revêtons lors de notre descente dans un corps. L’amour des honneurs consiste ainsi en la tunique même de la “descente” : elle coïncide avec la tension vers le corps, avec le désir de prendre possession d’un corps. L’âme nue, encore pure raison, entre dans le cycle de la génésis du même mouvement par lequel elle revêt cette première tunique. C’est pourquoi dans le texte sur l’Alcibiade cité au début, Proclus affirme qu’une fois la philotimia retranchée, nous redevenons nus (γυμνῆτες), ne sommes plus que λόγος καθαρὸς, raison pure, et nous délestons de ce qui nous séparait des dieux15. Dire de la philotimia qu’elle constitue la première vie irrationnelle de l’âme et la première tunique que celle-ci revêt, c’est d’abord dire que la philotimia est le désir même qui nous rend citoyen du devenir. Penser toutefois cette pulsion d’incorporation comme tunique, vêtement non inhérent à l’âme, c’est affirmer qu’une telle pulsion ne se trouve pas invinciblement inscrite dans notre nature ; que, ce désir n’appartenant pas à l’âme prise dans sa pureté d’éther, nous pouvons devenir indifférents au corps à condition de couper le lien qui nous y unit. La philotimia est donc une tunique en ce que la pulsion de gouverner un corps n’appartient pas à l’âme en tant que telle ; elle est première tunique que l’âme revêt dans sa descente en tant qu’il faut en passer par ce lien, le désir d’avoir un corps, pour se charger d’une chair ; et elle est dernière tunique que l’âme dépouille en tant que ce qui nous fait désirer l’incorporation constitue notre ultime attache au cycle des naissances.

Il faut alors insister sur le caractère intermédiaire de la philotimia, qui n’est ni un affect que l’âme produit une fois liée à un corps, ni une puissance dont disposerait l’âme seulement unie à son véhicule d’éther, congénital. L’âme engendre le thumos, l’ardeur,et la philotimia lorsque son véhicule second se constitue, lorsque le premier véhicule se charge d’éléments simples qui sont pour lui autant de tuniques. La philotimia necorrespond ni à la vie universelle de l’âme unie aux dieux dont on a parlé, ni à la vie partielledans un corps. Elle relève de la forme intermédiaire, universelle-partielle, celle de l’âme-en-train-de-descendre. Elle consiste bien en une pulsion qui précède toutes les autres, en une pulsion qui vise la corporéité elle-même. Si je n’avais pas en moi le désir de prendre possession d’un corps, renonçant à mon universalité pour me situer, pour me particulariser en lui, je ne pourrais éprouver, faute d’être en rapport avec un corps, aucune pulsion, aucun appétit particulier, aucune soif de ceci, aucun amour pour quelqu’un. Indifférent au corps, je ne l’éprouverais pas. La prolifération des pulsions particulières dans la vie corporelle a pour condition l’existence d’un désir plus ancien que tous les autres. Ainsi conçue, la philotimia est désir de gouverner la corporéité en en prenant possession. Elle relève ainsi d’une vie irrationnelle qui déborde la vie affective dans le corps composé. Partant, elle détient sur ce corps une supériorité qui se manifeste dans sa capacité à le gouverner : 

“… la vie dans les simples ‘tuniques’ diffère de la vie dans le corps composé, parce que celle-ci obéit au mélange corporel, celle-la en revanche éduque et peut dominer les mélanges corporels (παιδεύεται καὶ κρατεῖν δύναται τῶν σωματικῶν κράσεων.).16

Par son association au véhicule second, par ce que Proclus appelle ici “la vie dans les simples ‘tuniques’” – le rapport à l’okhèma constitué d’éléments simples –, l’âme possède un pouvoir sur le corps. Si la philotimia est bien première tunique, on ne saurait y voir un pur affect corporel : elle est bien plutôt un désir que l’âme éprouve dans son désir d’éduquer (cf. παιδεύεται) et de dominer (κρατεῖν) le corps. On peut comprendre en ce sens que le Commentaire sur l’Alcibiade valorise la philotimia en refusant de l’attribuer aux “êtres tombés au fond de l’abîme (τῶν εἰς βάθος πεσόντων)”17. Ceux qui, tel Narcisse, s’identifient avec leur image, leur corps, ne connaissent qu’une seule forme de vie (partielle) dont ils ne se distinguent pas eux-mêmes : ils sont la vie qu’ils ont dans le corps terrestre. Dire qu’ils sont tombés au fond de l’abîme de la vie corporelle, c’est dire qu’ils ne prennent aucune distance vis-à-vis d’elle, ne s’élèvent pas hors d’elle, ne parviennent dès lors même pas à savoirque cette vie n’est pas la seule. La pulsion de maîtriser le corporel, par suite, ne saurait leur appartenir, dans la mesure où leur vie subjective n’excède pas la corporéité. Simplicius restera fidèle à cette perspective dans son Commentaire sur le Manuel d’Epictète, en affirmant que :

“l’amour de la gloire donne la force de surmonter les passions les plus sordides. En effet, l’amour de la gloire est utile pour corriger les autres passions. C’est pourquoi on appelle l’amour de la gloire la dernière tunique des passions (Διὸ καὶ ἔσχατος λέγεται χιτὼν τῶν παθῶν ἡ φιλοτιμία), parce que l’âme, après s’être dépouillée, avec son aide, des autres passions, s’en dévêt en dernier lieu, étant enfin dénudée pour recevoir le Bien lui-même.18

Le désir de reconnaissance par le monde social constitue ainsi le moteur de la maîtrise de soi. Inversement, le philotimos est avant tout celui qui, parce qu’il détient un pouvoir sur lui-même, justifie sa supériorité, dans la cité, sur les autres. Désirer les honneurs, vouloir affirmer et faire admettre sa supériorité, passe par une certaine stylisation de la vie où la dominationde soi-même fonde la domination des autres. La difficulté qu’il y a à dépouiller ce vêtement s’explique donc d’abord par le fait que la philotimia est la passion de ceux qui tentent de maîtriser leur corps pour s’élever au-dessus de la foule. Supprimer ce désir revient, partant, à renoncer à la force qui nous pousse à dominer nos affects en vue d’une reconnaissance sociale – à s’en prendre à l’énergie affective qui fonde la lutte.

On comprend déjà que pour se laver de la philotimia, il faudra apprendre à briser jusqu’à notre désir de domination, indissociablement du corps et des autres. Il faudra non moins accepter de laisser derrière soi l’amour d’autrui. Quand Proclus écrit que la philotimia, considérée commeἦθος, “mérite l’amour (ἀξιέραστον), en tant qu’elle domine (ὑπερανέχον) la génésis et qu’elle est très apparentée à la raison”19, et quand il explique, dans un autre texte, que le philotimos, tout opposé aux âmes enfouies dans les “lieux souterrains” qui se contentent des biens présents (τὰ παρόντα)20, se rend aimable par son désir de grandeur, il donne une raison, moins apparente, à la difficulté qu’il y a à abandonner ce vêtement. Puisque l’amour des honneurs nous porte à vouloir plus que ce qui est là, acquis, possédé, et que ce désir de grandeur nous rend aimables des autres, renoncer à cet amour, c’est renoncer à être aimé, aimé du moins de l’amour des hommes intégrés dans le tissu social de la polis. Aller vers la nudité de l’âme ne sera donc possible qu’à condition de s’extirper hors du tissu social : purger la passion des honneurs, c’est nécessairement aller vers la phugè, vers l’exil hors de l’ordre de la cité, en empêchant d’agir la force qui nous poussait à intégrer cet ordre et à nous y élever. 

Ainsi la philotimia est-elle le dernier vêtement que l’âme ôte dans sa purification car il est le premier qu’elle revêt, dans son association avec le véhicule second fait des éléments simples, et consiste en un désir supérieur au corps, capable de le dominer dans sa vie affective proliférante. La philotimia inscrit alors l’âme non seulement dans le cycle de la génésis, mais aussi dans le monde social et politique en ce qu’elle distingue de la masse et attise ainsi l’amour des autres. Auxiliaire de la raison, intermédiaire entre l’éther et la terre, elle tisse un lien avec le cosmos aussi bien qu’avec le monde social. Y renoncer supposera nécessairement de désactiver une certaine dynamique de notre être-au-monde.

Proclus, avide d’honneurs ?

Une indication de Marinus, son élève, doit nous en apprendre davantage. Le maître était, dit-il, φιλότιμος, mais ne faisait pas, contrairement à d’autres, usage de la philotimia comme d’une passion (ἐχρήσατο πάθει), au contraire son amour des honneurs se dirigeait exclusivement sur “la vertu et le bien”. Et Marinus d’ajouter que “rien de grand dans le monde” ne se ferait sans cette force (ἐνέργεια) qui nous pousse à de grandes œuvres21. En se faisant l’écho d’une perception traditionnelle et populaire de la philotimia dans la Grèce classique22, Marinus cherche à justifier la présence, chez le maître, d’un trait de caractère que Proclus lui-même recommandait de purifier. Encore que l’on ne sache pas comment Proclus se serait lui-même jugé, une telle valorisation, non pas de la philotimia, mais d’un certain usage de celle-ci, semble cohérent avec la pensée proclienne. On lit en effet dans le commentaire surl’Alcibiade que le désir de pouvoir peut conduire à la puissance apparente, à la tyrannie même, aussi bien qu’au “salut et [à] l’élévation là-haut”23. C’est dire que la philotimia peut fonctionner comme une force capable de transcender le sensible et le corps, aussi bien que comme une passion qui nous conduit à nous perdre dans les puissances apparentes du monde politique.

Au risque d’aller plus loin que le texte même, on pourrait distinguer entre une philotimia désirante dont on peut faire bon usage en la canalisant vers le bien – et une philotimia pathétique, captivée par le pouvoir apparent, mondain. Proclus faisait usage de la philotimia comme d’une force motrice et élévatrice, sans subir simplement, à travers elle, la puissance d’attraction de la polis. Dans la possibilité d’un double usage de l’amour des honneurs, c’est toute une ambiguïté métaphysique et psychologique qui se révèle alors. Parce que la philotimia est irrationnelle mais supérieure au corps, elle peut tirer celui qu’elle anime des deux côtés, en direction de son origine, la pureté de l’âme, ou de son point de chute, la vie dans le corps. À la dualité métaphysique de la philotimia, répond ainsi un double usage, entre procession et conversion. L’amour des honneurs peut être subi (il est alors pur pathos) et entraîner vers l’abîme, vers la confusion du moi avec les honneurs apparents que le monde lui offre, mais il peut aussi être dirigé vers la séparation d’avec le corps et les idoles qui l’illusionnent. Proclus n’avait donc pas lui-même tout à fait dépouillé le dernier vêtement. On sait par Marinus que Plutarque d’Athènes l’a poussé à faire des copies des explications qu’il lui donnait sur Aristote et Platon en recourant “à la philotimia du jeune homme” : “‘Une fois achevées ces scholies, disait-il, on attribuera aussi à Proclus un commentaire sur le Phédon’”24. On sait aussi que Proclus passait pour philotimos auprès de certains orateurs qu’il reprenait crûment quand il les trouvait trop négligents25.

Il ne faudrait pas cependant présenter Proclus comme un homme absolument à sa place dans le monde social : Marinus raconte comment son maître, pris dans “une tempête et un flot de difficultés” à Athènes, tandis que “des vents Typhoniens soufflaient contre la manière de vivre conforme à la loi”, dut s’exiler par mer en Asie. Menacé dans sa forme de vie par les chrétiens, le néoplatonicien dut un moment faire sienne la maxime que Marinus attribuait à Pythagore, “vis caché”26. Encore une fois, la question de l’amour des honneurs n’est pas indifférente à ce thème du retrait hors du monde. En se dépouillant de la philotimia, on se purge du désir même qui nous porte vers la reconnaissance du monde. Inversement, on ne peut s’exiler hors du monde politique sans renoncer à ses honneurs.

Damascius et la furtivité du philosophe

En liant explicitement vie clandestine et sacrifice de la philotimia, Damascius va porter la critique de l’amour des honneurs à un niveau supérieur d’intensité. Sa Vie d’Isidore adresse des reproches très durs à ceux de ses contemporains qu’il juge ambitieux : Pamprepius, qui prend part à la révolte d’Illus et cherche à restaurer le paganisme, puis acquiert successivement les titres de questeur, de consul et de patricien à Constantinople, est à ses yeux un être sans valeur, qu’on doit rapprocher de Typhon27. D’une philotimia excessive, il n’y a guère qu’avec Proclus qu’il n’osait pas se mesurer28. Damascius y voit un contre-modèle, dont il désapprouve l’engagement politique. Dans le même sens, Sévérien, “épris de gloirecomme aucun autre”, ne trouve pas grâce à ses yeux. Sa philotimia était si nocive qu’ellel’a porté à tourner le dos au bonheur : “Au lieu de choisir la philosophie et une vie heureuse étrangère aux affaires (ἀντὶ γὰρ φιλοσοφίας καὶ ἀπραγμοσύνης εὐδαίμονος), Sévérien se tourna vers la politique (εἰς τὴν πολιτείαν) et le pouvoir (εἰς ἀρχὰς)”29.

Damascius ne semble pas s’évertuer, comme Marinus, à préserver une dimension bienfaitrice du désir d’honneurs. Il l’oppose diamétralement à la philosophie. Surtout, il associe plus étroitement que Proclus philotimia et vie politique, amour des honneurs et désir de pouvoir dans la cité. On lit encore dans la Vie d’Isidore qu’un certain Marus, dédaigneux de la richesse, n’en restait pas moins φιλοτιμούμενος ἐν τοῖς πολιτεύμασιν30, épris d’honneurs en matière d’affaires publiques. La philotimia a pour champ essentiel le public, les responsabilités politiques, en somme tout ce qui nous donne un pouvoir sur les autres et nous distingue par là même au sein du monde. Il paraît en ce sens de plus en plus clair que dans le renoncement à la philotimia se trouve impliqué un certain rapport, fût-il négatif, à la politique, à l’ordre de la polis. Damascius conçoit la philosophie comme inactivité heureuse (cf.ἀπραγμοσύνης εὐδαίμονος), non-affairement bienheureux. Le philosophe se purge de l’intérêt pour la polis, rend inopérant ce qui en lui désire le pouvoir. À Pamprepius, homme engagé, il oppose alors Sarapion, un ami proche d’Isidore qui fit le choix d’une vie isolée (μονάδα βίον)31, habitant une petite maison, ne fréquentant les voisins qu’en cas de nécessité absolue. Sarapion ne sort que très peu, ne lit que les écrits d’Orphée, ne voit guère qu’Isidore (le maître de Damascius) et passe concrètement sa vie à prier dans le silence. Tout le contraire d’un philotimos, donc : “il négligeait tellement l’honneur (τιμῆς) qui vient des hommes, que même son nom était inconnu dans la cité”32. En renonçant à la philotimia, en préférant la vie inactive à la vie dans le monde, Sarapion opta pour une certaine forme de furtivité. On peut voir en lui le philosophe nu, dépouillé de tout désir de gloire, dont l’âme, rendue à sa pureté, vit en exil dans la polis. Sarapion fit sienne la maxime pythagoricienne λάθε βιώσας, mais pour toute sa vie et non (comme Proclus) momentanément. Or aux yeux de Damascius, ce choix le fit “vivre d’une vie non pas humaine, mais à proprement parler divine (ζῆν, οὔ τινα ἀνθρωπίνην ζωήν, ἀλλ’ἀτεχνῶς εἰπεῖν θείαν)”33.

Âme nue, donc, que le monde politique ne peut dépouiller de rien puisqu’elle n’en attend rien, ne le désire pas, l’ignore même par un travail de chaque instant. Damascius reprend, dans son Commentaire sur le Phédon, le propos attribué à Platon selon lequel la philotimia constitue le dernier vêtement de l’âme :

“La dernière tunique, la plus difficile à ôter (μάλιστα δυσαφαίρετος), est, en matière de désir (κατὰ μὲν ὄρεξιν), l’amour de l’honneur, et en matière de connaissance (κατὰ δὲ γνῶσιν), l’imagination. C’est pourquoi même de nombreux philosophes restent entravés par eux, et surtout par l’imagination.34

Avant de tirer les conséquences politiques de cette affirmation, on doit remarquer que Damascius, à la différence de Proclus, semble broder l’imagination et l’amour des honneurs dans le dernier vêtement de l’âme. Il n’en distingue pas moins deux aspects : la philotimia est la dernière tunique en matière d’orexis, de pulsion ou de tendance, tandis que la phantasia l’est sur le plan de la connaissance. Dans un autre paragraphe du Commentaire sur le Phédon, on trouve l’ordre de l’ascèse purificatrice détaillé : “celui qui se purifie (τὸν καθαιρόμενον)” doit d’abord se débarrasser des plaisirs et des peines, puis opter pour une alimentation austère et végétarienne, puis, “troisième étape, couper court au mouvement débordant du désir irrationnel (τῆς ὀρεκτικῆς ἀλογίας)”. Ce n’est qu’une fois le mouvement excessif de l’orexis interrompu que (quatrième étape), on pourra se laver des sensations et des imaginations, jusqu’à confondre son activité avec celle de la dianoia (cinquième étape), et enfin de l’intellection (noèsis), plus unifiée que la pensée discursive (sixième et dernière étape)35. Il existe donc deux derniers vêtements : la pulsion (orexis) métaphysiquement première, c’est la philotimia, que nous ne pouvons donc réprimer qu’à la fin. En revanche, la première faculté cognitive irrationnelle, c’est l’imagination, que nous retranchons en dernier de la pensée. Puisque nous supprimons le désir avant l’imagination dans la catharsis, il faut alors reconnaître que l’imagination détient une force supérieure à celle de la philotimia – que la dernière faculté cognitive précède la dernière pulsion. Ainsi s’explique que les philosophes soient “surtout entravés par l’imagination”. Damascius conçoit pour cause cette dernière comme un obstacle qui trouble l’intellection “à la manière d’une tempête lors d’une navigation (ὡς πλέοντα χειμών)”36.  L’imagination s’invite dans la pensée sans prévenir, elle vient figurer ce que celle-ci parvenait jusque-là à penser concrètement, dans la pureté de son essence. De cette imprévisibilité provient toute la difficulté qu’il y a à désactiver l’imagination.

Que l’imagination soit plus redoutable que la philotimia n’enlève rien au fait que Damascius condamne l’amour des honneurs plus fortement que Proclus. Surtout, il l’inscrit clairement dans l’ordre des vertus politiques, inférieures aux vertus cathartiques. Les premières sont politiques en ce sens qu’elles introduisent de l’ordre dans les passions liées au corps, de manière à rendre possible l’insertion dans le tissu social. Politiques, elles le sont alors aussi en tant qu’elles relèvent d’un gouvernement du corps : les politikoi, entendre les hommes qui vivent en rapport avec la cité, “reconnaissent avoir besoin d’un instrument, de sorte qu’ils jugent que la mort est un mal. Seuls dès lors les cathartiques croient que la mort est un bien, parce qu’elle est l’auxiliaire de leur fin propre”37. La grande différence entre le vertueux politique et le vertueux cathartique, c’est que le premier ne cesse jamais d’user de son corps comme d’un instrument, de craindre qu’il ne s’endommage, de l’éduquer, d’affirmer sur lui la puissance de l’âme en le gouvernant, tandis que le cathartique ne s’y rapporte plus que comme à un perturbateur qu’il faut entretenir seulement quand c’est nécessaire.

Il s’ensuit un certain nombre de différences : le dieu modèle, pour l’homme dans la cité (le politikos), c’est celui qui exerce sa providence sur toute chose, les instrumentalisant en quelque sorte, tandis que pour le cathartique c’est “le dieu qui transcende toute chose et s’unit à lui-même”38. Quant au courage, l’homme dans la cité n’en est capable que pour un motif donné, l’honneur notamment : “certains hommes deviennent courageux et tempérants pour l’honneur (διὰ τιμὴν)”39. Il ne lutte contre une pulsion, la peur, que par une autre, tandis que le courage du cathartique consiste en une indifférence totale vis-à-vis du corps, accompagnée de la certitude que la mort permet d’atteindre le telos de la vie, la pureté de l’âme40.

Il paraît alors clair que Damascius tolère la philotimia uniquement au niveau des vertus politiques, où elle peut servir d’énergie motrice (ce que redira, on l’a vu, son élève Simplicius). Le cathartique doit en revanche dépassercelle-ci, se dépouillant ainsi du dernier vêtement en matière d’orexis. Cette opération désactive un certain usage du corps, instrumental, pour instaurer vis-à-vis de lui un rapport paradoxal d’indifférence qui ne consiste plus en son gouvernement. Damascius écrit en ce sens que Socrate “sépare (χωρίζειν) l’homme cathartique du zèle politique relatif aux passions (ἀπὸ τῆς πολιτικῆς περὶ τὰ πάθη σπουδῆς)”41. La séparation d’avec le corps est séparation d’avec le politikè, compris comme existence au sein de la cité et gouvernement du corps. En déchirant la tunique de la philotimia, le cathartique sacrifie l’excellence politique sur l’autel de la pureté, va vers la nudité du solitaire en réprimant la pulsion qui le porte sans cesse à gouverner le corps et, indissociablement, à gouverner les autres. Il s’assimile alors au dieu seul avec soi, fuit seul vers lui-même en transmuant le rapport social en rapport à soi. L’énergie érotique devient désir de soi et non-désir d’un autre désir. Damascius explique en effet ailleurs que “le désir irrationnel (ὄρεξις ἄλογος) n’est pas désir de lui-même, mais de quelque objet de convoitise, comme l’honneur, la vengeance, etc.”42. Le désir irrationnel ne tend (ὀρέγεται) pas vers soi, au contraire son être s’épuise dans une échappée qui nous porte vers le monde. La pensée, en revanche, même sous la forme de la dianoia, est “par elle-même dirigée vers elle-même”43. La pensée dans son exercice cherche à se clarifier, à exposer toujours mieux et correctement ce qu’elle comprend de ses notions connaturelles. Elle se vise elle-même, sans que le monde politique et sensible constitue une médiation. La catharsis relève ainsi d’une pratique autotélique de la pensée, d’une activité qui substitue à l’élan vers le monde le désir de soi, l’exil en soi. La penséea en ce sens toujours déjà fait sienne la maxime “vis caché”.

Olympiodore : philotimia et philarkhia

Avec Olympiodore, qui a eu accès aux textes de Damascius44, la dimension cosmique du thème du “dernier vêtement de l’âme” s’affirme alors en toute clarté. Son Commentaire sur le Phédon fait de la philotimia une passion, conçue, dans le sillage de Proclus et de Damascius, comme le dernier vêtement de l’âme :

“L’amour des honneurs est la première tunique de l’âme dans les vies (ἐν ζωαῖς), car c’est en tant qu’elle aime commander (φίλαρχος) que notre âme a fait le choix (ᾑρήσατο) de descendre dans le devenir.45

Ce que Olympiodore appelle “les vies” renvoie aux facultés et aux affects que l’âme produit dans sa conjonction avec le véhicule second. La philotimia consiste dès lors dans la première faculté irrationnelle que l’âme déploie. Quant à l’imagination, elle est première tunique “dans les connaissances (ἐν δὲ γνώσεσιν)”46 : la phantasia est la première forme de savoir que l’âme développe. Ces affirmations ne sont toutefois pas les plus intéressantes. Là où Olympiodore parvient à un degré de clarté supérieur, c’est dans l’idée que le désir de gouvernement s’identifie avec la pulsion d’incorporation, et même entraîne l’âme à choisir de descendre dans le cycle de la génésis. La philotimia est philarkhia, désir de gouverner, d’être principe et non pas seulement subordonné. Un tel vocabulaire pourrait renvoyer à Plotin, qui rend raison de la temporalisation de l’âme universelle et de sa mise en rapport avec le monde par le désir qu’elle a de se gouverner elle-même (ἄρχειν αὐτῆς)47, d’être son propre principe. Sans exclure qu’Olympiodore fut influencé par Plotin, dont il connaissait la pensée, il paraît plus probable que ses affirmations viennent en quelque sorte préciser et clarifier ce qui se trouvait déjà en germe chez Proclus et Damascius. On a vu que la philotimia consistait, chez Proclus, en un désir médiateur entre la raison, la vie dans le véhicule d’éther, et la vie dans le corps. La philotimia pouvait en outre nous rendre philarkhoi. Quant à Damascius, il a rangé la philotimia parmi les pulsions, les orexeis, tout en lui donnant un aspect politique plus fort. Tout était donc prêt pour l’identification explicite, par Olympiodore, de la philotimia avec le désir politique de gouverner la corporéité. C’est une pulsion politique qui nous porte à nous établir dans le monde, dans cette portion que nous y occupons, le corps.  Le désir de pouvoir s’affirme d’abord comme désir de gouverner le corps. C’est de la philarkhia que dépend notre inscription dans le cosmos aussi bien que dans la polis.

On comprend donc pourquoi, dans son Commentaire sur l’Alcibiade, Olympiodore, à la recherche des raisons qui expliquent pour quelle raison la philotimia est “la passion la plus difficile à ôter (πάθος πλέον πάντων ἐστὶ δυσέκνιπτον)”, affirme que l’âme descend pour “fuir la soumission aux êtres supérieurs, dans le désir de commander (ἄρχειν) aux inférieurs”, revêtant ainsi “d’abord (πρῶτον)” l’amour des honneurs48. Si un tel dépouillement est difficile, c’est que lutter contre la philotimia revient à s’en prendre à l’élan même qui nous porte vers le monde et le corps. C’est dire qu’il faut renoncer au gouvernement du corps pour se dénuder : l’homme dans la cité “prend soin du corps comme d’un instrument, et son but n’est pas l’impassibilité, mais la mesure des passions. En revanche le cathartique et le théorétique méprisent le corps comme un voisin bavard, pour qu’il ne fasse pas obstacle aux activités par ses sornettes, et leur but est l’impassibilité”49. Ne plus user du corps, fût-ce en en maîtrisant les passions, c’est résister à une pulsion plus vieille que tous nos autres affects – c’est combattre la pulsion d’incorporation. La catharsis se déploie ainsi dans une opposition à la vie dans la cité et dans le monde, où vivre signifie gouverner. Elle est non-maîtrise. Se dépouiller du dernier vêtement, c’est alors s’élever à une connaissance supra-cosmique : “Nous connaissons les choses intramondaines par les vertus politiques ; les choses hypercosmiques par les vertus purificatrices (κατὰ δὲ τὰς πολιτικὰς τὰ ἐγκόσμια ἴσμεν· κατὰ δὲ τὰς καθαρτικὰς τὰ ὑπερκόσμια·)”50. Tandis que la vie dans la cité va de pair avec une connaissance des passions, les siennes comme celles des autres, donc des corps, du sensible, la vie cathartique est connaissance de ce qui dépasse le perçu – elle s’accomplit dans la connaissance d’une intelligibilité irréductible au phénomène du monde. Elle est connaissance de l’être en tant qu’il excède le cosmos dont il fonde la manifestation. 

Politique du dépouillement

La pensée néoplatonicienne du “dernier vêtement de l’âme” se tient donc au point de confluence d’une cosmologie et d’une éthique négativement politique. La philotimia permet du même mouvement d’expliquer pourquoi l’âme désire le corps, c’est-à-dire la vie dans une portion limitée du cosmos où elle se fixe, et pourquoi elle se porte sans cesse, lors de ses vies terrestres, vers l’honneur, vers la reconnaissance sociale. C’est que la philotimia consiste en une pulsion d’instrumentalisation et de soumission de l’autre de l’âme, la corporéité, que le désir de gouverner autrui prolonge. Désirer les honneurs, c’est se faire l’écho d’une pulsion plus forte que la vie affective du corps lui-même. De là l’ambiguïté de la philotimia : elle peut aussi bien perdre l’âme dans les mondanités que lui permettre de surplomber le corps, qu’elle discipline au nom de l’honneur. Damascius nous semble trancher cependant, car il conçoit la philotimia comme un désir politique vain, contraire même à la philosophie définie comme un “non-affairement”bienheureux. C’est sur ce dernier point que je propose de conclure, en essayant d’esquisser une figure néoplatonicienne du dépouillement politique.

En concevant la purification éthique comme un renoncement au gouvernement politique du corps et du monde, Damascius élabore une sorte de politique négative dont l’opération se coule dans l’éthique tout en la débordant en un certain sens. Dans Platonopolis, O’Meara s’oppose à la vue conventionnelle pour laquelle il ne saurait y avoir de politique dans le néoplatonisme du fait que leur éthique exige que l’âme s’échappe hors du corps et du monde51. O’Meara montre que la pensée néoplatonicienne ne cesse en vérité, fût-ce indirectement, de théoriser l’action du politicien52. Il me semble que le cas de Damascius trace, entre ces deux voies – l’absence de philosophie politique ou sa présence – un troisième chemin.

Dans son Commentaire sur le Philèbe, Damascius, qui croyait son époque décadente du fait des empereurs chrétiens, lui qui dut s’exiler un temps en Perse à la suite de la fermeture de l’école néoplatonicienne par Justinien en 529 – Damascius range, non sans sarcasme, la rédaction d’une constitution idéale parmi les “vains espoirs”53. Dans la Platonopolis de Plotin, ce projet d’une cité conforme à la forme de vie platonicienne, il ne faut voir qu’un plaisir illusoire, aussi dépourvu de corrélat réel que le plus saugrenu de nos rêves. Les “constitutions idéales… ne se réalisent pas”54. Dans ces conditions, on peut difficilement supposer qu’il ait placé ses espoirs dans la réalisation d’une politeia parfaite, ce qui n’exclut pas la présence chez lui d’éléments de philosophie politique. Il n’en reste pas moins que dans sa pensée même de la catharsis, se configure un certain rapport à la politique, qu’on ne peut réduire ni à une pure indifférence ni à une epistèmè politikè. S’appliquer à dépouiller le dernier vêtement, la philotimia, c’est s’évertuer, par une ascèse, à se déprendre du désir de pouvoir ; c’est s’efforcer de neutraliser ce qui en nous tend vers l’honneur, les responsabilités, les statuts et la reconnaissance par le monde de la polis.

Il faudrait, partant, apprendre à déceler la présence, dans l’éthique néoplatonicienne, d’une politique négative. L’âme nue serait alors l’âme, non pas exposée au politique, mais dépouillée de ce qui la lie à la cité. En déposant le dernier vêtement, elle s’extrait par là même du tissu social dont elle n’attend plus rien. Elle ne désire plus l’amour des autres, mais se vise elle-même dans une forme d’exil en soi qui constitue une vie impénétrable par le pouvoir. L’âme nue, lavée de la philotimia, est le contraire de la vie nue : c’est la vie inexpugnable, la forme insécable, vraiment in-dividuelle. Dans cette perspective, la métaphore de la philotimia comme “dernier vêtement” pourrait exprimer le désir, peut-être pas étranger au désespoir de voir s’établir une constitution idéale, de développer une manière de vivre que la politique ne pourrait plus dénuder en la dépouillant de sa forme. Damascius distingue en ce sens deux apologies de Socrate : la première, prononcée devant les juges, vise à préserver l’organisme vivant, le composé, elle lutte pour sa préservation (ἡ μὲν ὑπὲρ τῆς τοῦ ζῴου σωτηρίας ἀγωνιζομένη). Elle obéit à une logique, politique, de gouvernement de soi et de conservation de soi. On veut préserver la vie, quelle que soit sa forme. Il existe en revanche une deuxième apologie, celle du Phédon, où Socrate défend non plus son propre organisme contre la mort, mais une forme de vie elle-même indifférente à la mort : elle lutte pour la vie à proprement parler, séparée <du corps> (ἡ δὲ ὑπὲρ αὐτῆς τῆς χωριστῆς οἰκείας ζωῆς). D’une apologie à l’autre, c’est toute la différence entre le politikos et le cathartikos qui se configure. Le cathartique défend la zôè philosophikè, et non la vie du composé où le corps sert d’instrument à l’âme55. Partant, il plaide pour une forme de vie que la politique ne saurait défaire, l’indifférence aux honneurs, à la mort organique et à la préservation du corps exceptant cette vie de la politique de sorte qu’elle ne peut plus en être bannie. Il y a assurément un refus de la politique dans cette attitude. Ce refus ne consiste pas pourtant en une absence de politique – il est bien plutôt politique négative, résistance, désœuvrement de la polis dans la tentative d’édification d’une communauté véritable, non politique. Une communauté d’exilés, non pas de telle ou telle cité, mais de la cité, de la politique elle-même.

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Notes

  1. Michaux 1967, 48-49. Nous empruntons au commentaire de Jean-Louis Chrétien 1990, 32.
  2. Sur ce sujet, et dans une approche différente, on pourra lire Van den Berg 2017, 149-165.
  3. De Abst., 2.46.4.
  4. In Alc., 138.10-139.9, trad. Segonds 2003, 115.
  5. Ath. 11.116, 25-30.
  6. Ibid., 30-31.
  7. Πᾶσα πρόοδος δι’ ὁμοιότητος ἀποτελεῖται τῶν δευτέρων πρὸς τὰ πρῶτα (Inst. Theol., 29.1-2).
  8. Sur la notion de véhicule chez Proclus, voir Trouillard 1957, 102-107 et le commentaire de Dodds 2004, 304-310 et 313-321. Le livre de Finamore 1985 analyse l’histoire de cette notion de véhicule dans le néoplatonisme, et consacre plusieurs développements à Proclus. Voir aussi Toulouse 2006, 103-128.
  9. Voir Procl., In. Tim., 3.299.10-13 ; et 3.320.14-321.26.
  10. Procl., Ibid., 3.296.25-297.9 ; trad. Festugière 1968, 174, légèrement modifiée. Tous les passages cités dans ce paragraphe font partie de ce texte.
  11. In. Tim., 3.297.16-298.2
  12. Prop. 209, 1.5.
  13. Ibid., 1.6.
  14. Ibid., 1.7.
  15. In. Alc., 138.16-139.3.
  16. In. Tim., 3.285.9-12, trad. Festugière 1968, 161-162.
  17. In. Alc., 139.4-5, trad. Segonds 2003, 114.
  18. In Ench. Epict., 16.53-57, trad. Hadot 2001, 103.
  19. In Alc., 139.6-7, trad. Segonds 2003, 114.
  20. Ibid., 138.2-7.
  21. “De l’ambition, certes, [Proclus] en avait, mais à la différence des autres il n’y était pas sujet comme à une passion (καὶ ἦν φιλότιμος, ἀλλὰ τῇ φιλοτιμίᾳ οὐχ ὡς ἕτεροι πάθει ἐχρήσατο). Car il n’avait d’ambition que pour la vertu et pour le bien ; et peut-être n’y aurait-il jamais rien de grand dans le monde sans cette force-là (τάχα δὲ οὐδ’ ἂν γένοιτό τι μέγα ἐν ἀνθρώποις ἄνευ τῆς τοιαύτης ἐνεργείας)”. (Marinus, Vit. Procl., 16, 401-405, trad. Saffrey et Segonds 2001, 19).
  22. Sur cette conception classique, Marloes 2013, 69-87.
  23. In. Alc., 136.20-21 (trad. Segonds 2003, 113).
  24. Marinus, Vit. Procl., 12.296-300.
  25. Ibid., 16.398-399.
  26. Voir Ibid., 15. Sur cette maxime dans le néoplatonisme, Van den Berg 2005, 101-116. Sur les rapports de Proclus au christianisme, Saffrey 1975.
  27. Fr. 112A dans Athanassiadi 1999.
  28. Ibid., fr. 112B.
  29. Ibid., fr. 108, 20-21.
  30. Ibid., fr. 92, 4-5.
  31. Ibid., fr. 111, 12.
  32. Ibid., fr. 111, 33-34.
  33. Ibid., fr. 111, 17.
  34. In Phaed., 111.1-3.
  35. Ibid., 120.
  36. Ibid., 113.2.
  37. Ibid., 156.4-7.
  38. Ibid., 119.
  39. Ibid., 146.1-2.
  40. Voir Ibid., 157, 158, 164.
  41. Ibid., 76.1-2.
  42. De Princ.., p. 44.7-11 (= Ruelle, I, 30). Damascius écrit plus loin : “La vue ne se voit pas elle-même ; l’imagination n’imagine pas qu’elle image ; le cœur et les tendances ont tous leurs actes entièrement tournés vers l’objet extérieur de désir” (De Princ., p. 49.19-21 [= R, 33-34], trad. Combès).
  43. ἡ δὲ διάνοια καθ’ ἑαυτὴν μὲν πρὸς ἑαυτήν (In Phaed., 99.2). 
  44. Sur ce point et sur Olympiodore en général, Westerink 1976, introduction et p. 18 pour les sources.
  45. In Phaed., 6.2.2-4.
  46. Ibid., 6.2.1.
  47. Traité 45 (III, 7), 11.15.
  48. In Alc., 50.25-51.10.
  49. καὶ γὰρ καὶ τοῦ σώματος φροντίδα ποιεῖται ὡς ὀργάνου, καὶ τέλος αὐτοῦ οὐχ ἡ ἀπάθεια ἀλλ’ ἡ μετριοπάθεια· καθαρτικὸς δὲ καὶ θεωρητικὸς τοῦ σώματος φροντίζουσιν ὡς φλυάρου γείτονος, ἵνα μὴ ἐμποδὼν γένηται ταῖς ἐνεργείαις φλυαροῦν, καὶ τέλος αὐτῶν ἡ ἀπάθεια (In Phaed.,
    4.4.11-16).
  50. Ibid., 8.3.5-6.
  51. O’Meara 2003.
  52. Sur ce point, outre le livre de O’Meara, on pourra lire Goarzin 2020.
  53. In Phil., 171.7. Ces réflexions s’appuient sur la pensée de l’histoire de Damascius, analysée par Hoffmann 2017, et sur certains éléments de contexte biographique et historique (cf.Hoffmann 1994).
  54. Ibid., 8-10.
  55. In Phaed., 174.
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Volume : 30
ISSN : 2741-1818
Posté le 03/06/2024
18 p.
Code CLIL : 3385
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Baudroux, Martin, “Qu’est-ce qui nous lie au monde ? Le “dernier vêtement de l’âme”, de Proclus à Olympiodore”, in : Delalande, Juliette, Enfrein, Barthélémy, Jabin, Misel, Mézière, Dimitri, Sanfilippo, Floriane, Rates, Pauline, éd., Himation. Métaphores du vêtement dans l’Antiquité classique et tardive, Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 30, 2024, 347-364 [en ligne] https://una-editions.fr/quest-ce-qui-nous-lie-au-monde/ [consulté le 03/06/2024].
doi.org/10.46608/primaluna30.9782356133878.19
Illustration de couverture • Achille assis, enveloppé dans un himation, représenté sur une kylix datant d'environ 500 ans avant J.-C.
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