Au terme de cette présentation l’histoire que nous venons de relater sur le Pénitencier Saint-Jean, la colonie pénitentiaire de Saint-Louis et le pénitencier Sainte-Philomène nous laisse assez perplexe. Que s’est-il vraiment passé pour que l’abbé Buchou à qui l’on ne cesse d’adresser des compliments pendant 30 ans devienne la personne exécrable au point que le pouvoir central lui retire toute sa confiance et ferme son institution ? Sur le plan chronologique on a pu distinguer une première phase de création des pénitenciers 1837-1838, puis très vite en 1841 l’annexion d’une colonie agricole pénitentiaire.
L’abbé Dupuch et l’abbé Buchou partageaient les mêmes objectifs que ceux annoncés à la création de Mettray :
Notre but était d’enlever les jeunes détenus au régime des prisons, et pour substituer pour eux au système des murailles celui de la liberté avec le travail des champs. Il fallait conduire par la persuasion, la justice et la bonne volonté, en les soumettant à la discipline la plus rigoureuse, des êtres privés depuis leur enfance de tout principe et de toute éducation, et sans autre frein jusqu’à ce jour que celui de la force brutale ; il fallait, en un mot, rendre bons, laborieux et utiles des enfants vagabonds, ignorants et dangereux ; tel était le problème dont la solution ne pouvait s’obtenir par des moyens ordinaires1.
Une première cause de l’échec : le problème financier
L’assise économique instaurée par le système de prix de journée a sans doute été un des facteurs prépondérants de cet échec. Ce système était utile à l’administration car il permettait d’uniformiser les aides accordées et de faire des comparaisons entre les différentes institutions publiques et privées. Il incitait la direction de l’établissement à composer entre ses dépenses et l’effectif des enfants. Il obligea le directeur à augmenter sans cesse le nombre de détenus (de 50 garçons au début en 1838 à 291 à la fermeture en 1870) qui permettait de rendre la situation viable sur le plan financier mais la surpopulation qui en découlait engendra de graves difficultés dans la gestion quotidienne des enfants. Ainsi les conditions sanitaires et disciplinaires devinrent-elles problématiques.
Le prix de journée représentait à Bordeaux une dépense de 48 956 francs en 1841. En 1848, le ministère décide que le prix de journée passe à 70 centimes au lieu de 90 et que le costume serait le même pour tous les jeunes détenu mais fourni par l’État. L’attention de la direction s’était-elle centrée davantage sur le rendement des enfants, primordial pour l’équilibre financier du pénitencier industriel, plus que sur sa mission rééducative ?
Enfin, l’intransigeance de l’administration (à la fois soucieuse des règles judiciaires et gestionnaires) semblait ne pas vouloir tenir compte des incidences financières qu’elle avait sur le fonctionnement de l’institution. Toujours est-il qu’un décalage s’est instauré et accentué entre les exigences politiques du financeur et celles du gestionnaire privé. L’intransigeance de l’administration finit par lasser l’abbé Buchou au point de souhaiter la fermeture de la maison de correction bordelaise.
Il faut dire que le financement pour l’éducation correctionnelle des jeunes détenus (1 211 721 francs en 1851) était considéré comme « des sacrifices faits par l’État » et qui, plus est, au profit d’institutions privées. Le rêve de l’administration pénitentiaire était de couvrir par le produit du travail des jeunes détenus « ces sacrifices » et arriver ainsi à l’éducation gratuite des enfants.
Ce qui ressort de notre étude est la convergence avec la thèse avancée par Éric Pierre2 concernant la colonie de Mettray. Comme Frédéric-Auguste Demets, le fondateur de Mettray, l’abbé Buchou a eu une liberté d’action extrêmement réduite se trouvant « instrumentalisés par l’Administration. »
Une deuxième cause : les difficultés de la gestion éducative des garçons détenus
Il ressort assez nettement des sources disponibles que la gestion éducative de ces jeunes n’était pas de tout repos. Mais peut-on éduquer de la même façon les enfants abandonnés recueillis dans les orphelinats et les enfants faisant l’objet d’une condamnation pénale et enfermés dans un pénitencier ? Si apparemment l’abbé Buchou réussissait avec les premiers, il était manifestement en difficulté avec les seconds. Aujourd’hui tous les éducateurs savent bien que les méthodes à employer pour chacune de ces deux catégories d’enfants ont leur spécificité. Mais à l’époque, l’abbé Buchou expérimentait, juste après la création de la colonie agricole de Saint-Joseph d’Oullins en 1835, l’action éducative auprès de ces jeunes présentant des troubles du comportement. Une chose était le discours tenu par les philanthropes préconisant « la solution éducative » plutôt que la prison, autre chose était la réalité de sa mise en pratique3.
Cela n’excusait pas la maltraitance dont étaient victimes les enfants détenus et la violence des châtiments qu’on leur infligeait et l’on peut s’indigner devant les témoignages dont nous avons donné un aperçu et que nous qualifierions aujourd’hui de maltraitance institutionnelle grave, même si, pour l’administration de l’époque, le pénitencier et la colonie agricole étaient avant tout des lieux menant une politique répressive conditionnant une conception coercitive de l’éducation morale, religieuse et professionnelle4. L’abbé Buchou a fait l’expérience des difficultés de l’éducabilité des jeunes délinquants, question qui ne cesse de se poser, aujourd’hui encore.
L’abbé Buchou à la suite de l’abbé Dupuch qui avait adhéré à toutes les propositions émises par Lucas (voir Le Traité) qui étaient loin d’être libérales sur le plan éducatif, était persuadé du bien-fondé de la force et de l’efficacité de la morale religieuse. Seulement, progressivement, il a fait l’expérience douloureuse que « ça ne marchait pas » toujours avec ce type de jeunes. Croire en Dieu ne suffisait pas et renvoyait à quelque chose de l’ordre de l’impensable pour lui à cette époque. Cette mise en échec renvoyait à des choses douloureuses, insupportables à son âge pour un religieux, ce qui sans doute a motivé sa réaction d’entêtement quelque peu suicidaire mettant fin à l’existence du pénitencier. Pour ne pas rester sur cet échec, soutenu par Mgr Donnet, archevêque, il va s’investir dans la réalisation d’un autre chef-d’œuvre, à haute valeur spirituelle, la construction d’une grande église inaugurée de son vivant en 1884, l’église du Sacré-Cœur à Bordeaux.
Une troisième cause : le leurre politique de la solution agricole
Nous ne reviendrons pas sur les débats contradictoires concernant la nécessité de la colonisation que nous avons exposés dans notre ouvrage précédent et qui devaient être ressentis avec une certaine sensibilité à Bordeaux, ville coloniale par excellence. En tout cas, en 1841, sous la Monarchie de Juillet, lorsque l’abbé Buchou propose, soutenu par Charles Lucas, le transfert des détenus du pénitencier industriel Saint-Jean à la colonie agricole pénitentiaire Saint-Louis, il n’a aucun mal à faire entériner son projet par les autorités locales et par le ministre de l’Intérieur.
On aurait pu penser que la loi du 5 août 1850 consacrant l’expérience des colonies agricole (art. 4) ait conforté la position de l’abbé Buchou auprès du Ministère. Or il n’en a rien été. Henri Gaillac confirme que l’interprétation qui sera faite par Persigny, ministre de l’Intérieur, de cette loi dans sa circulaire du 5 juillet 1853 et les dispositions financières qui suivront étrangleront progressivement les colonies privées et supprimeront rapidement les effets favorables de la loi5.
L’échec de la colonie pénitentiaire Saint-Louis n’est pas tant celui de son directeur que celui d’une solution à laquelle la société accordait des vertus que la pratique sociale a finalement montré illusoires. Les critiques que formulent les différentes inspections à l’égard de la colonie Saint-Louis et de l’abbé Buchou, pour une grande part sont celles qui seront adressées à toutes les colonies agricoles privées, comme nous avons pu déjà le voir pour la colonie de Saint-Sauveur. Ces critiques émanant de l’administration pénitentiaire seront encore plus virulentes sous la IIIe République6. Au fil du temps on se rend compte que les colonies ne réussissent ni à solutionner la question agricole ni à assurer une formation morale et professionnelle aux jeunes détenus. Les colonies agricoles fermeront les unes après les autres. La colonie Saint-Louis n’aura eu que le privilège d’avoir inauguré prématurément la série.
La cause principale : bouc émissaire d’un conflit de pouvoir
Quand on lit L’Oraison funèbre prononcée par Auguste Nicolas, il ressort que « M. Buchou était d’une nature foncièrement honnête7 ». Quand on lit le compte rendu du Conseil général du 28 août 1868, le préfet déclare que « la Colonie agricole de Saint-Louis, dirigée par M. l’abbé Buchou, continue à mériter les encouragements du département ». Quand on ferme le pénitencier Saint-Jean on ne ferme pas le pénitencier Sainte-Philomène que l’abbé Buchou continuera à diriger jusqu’en 1883. Comment peut-on expliquer que les pouvoirs locaux encensent le directeur alors que l’administration pénitentiaire manifeste à son encontre les pires manquements ? Finalement l’explication la plus plausible se trouve dans l’hypothèse avancée par Éric Pierre :
Pendant cette période, l’administration pénitentiaire, blessée d’avoir été écartée de la gestion
des établissements au profit de l’initiative privée, [surtout après la loi de 1850] tente de reprendre la direction du secteur de l’enfance délinquante. Elle veut s’en assurer le contrôle, en privilégiant ses colonies au détriment de celles du privé. Peu importe alors que les établissements n’évoluent pas, du moment qu’elle réussit à affirmer son pouvoir et à reprendre la maîtrise du secteur. Pendant de longues années, l’administration mène une véritable guérilla qui se fait au détriment des jeunes8.
Il situe comme moment déterminant l’enquête faite en 1853 par l’inspecteur général adjoint Paul Bucquet9 qui, en préambule, rappelle que les établissements privés sont des établissements « en faveur desquels l’État, le meilleur et le plus légitime représentant de l’intérêt social, a bien voulu se départir de son droit exclusif et imprescriptible de tutelle administrative et d’éducation correctionnelle10[10]. » Dans son enquête, Paul Bucquet développe les mêmes thèmes que ceux utilisés pour mener campagne contre le privé et que nous avons trouvé dans les critiques formulées à l’encontre de l’abbé Buchou : l’absence de règles strictes de comptabilité et d’administration dans la plupart des colonies, la mauvaise tenue des registres, le coût plus élevé du prix de journée attribué aux établissements privés par rapport aux dépenses des établissements publics et surtout l’insuffisance et l’incapacité du personnel.
Le personnel de certains établissements privés laisse beaucoup à désirer, les fonctionnaires indispensables manquent, les surveillants ne sont pas assez nombreux, les prétendus chefs d’ateliers ne sont que de simples ouvriers mal rétribués et employés aux mêmes travaux que les enfants. Ils sont en outre sans éducation et incapables de faire respecter l’autorité et de faire prévaloir la discipline11.
Paul Bucquet conclut son rapport en disant « qu’il faut réglementer le service des jeunes détenus. » Un règlement décrété en 1869 répondra aux souhaits de l’administration pénitentiaire qui voit ainsi son pouvoir de contrôle sur le secteur privé notablement accru. Elle dispose d’un nouveau moyen de pression et n’hésite pas alors à l’utiliser pour faire fermer des colonies, celle de l’abbé Buchou sera la première : première créée, première fermée.
Le conflit entre l’administration pénitentiaire et les partisans des colonies privées n’en est qu’à ses débuts. L’administration utilise abondamment les colonies privées, en raison de la forte augmentation des populations détenues, tout en entretenant une attitude de méfiance à leur égard. L’administration des prisons s’est vue imposer la primauté accordée aux colonies privées et elle se doit de l’accepter. Cependant, dès 1854, F. Persigny, ministre de l’Intérieur, signant un texte écrit par le directeur de l’administration pénitentiaire, L. Perrot, déplore cette primauté. En fait, il reprend les craintes exprimées l’année précédente par l’inspecteur général adjoint Paul Bucquet.
Les contradictions de l’administration qui oscille alors entre une attitude fréquemment défavorable et un recours permanent aux « services du privé » ne sont qu’apparentes car en fait tous les inspecteurs souhaitent accroître le contrôle sur les établissements privés, et limiter leur part d’autonomie. Ce type d’attitude n’est pas spécifique à cette époque, nous la connaissons encore aujourd’hui concernant la gestion des institutions privées ayant une délégation de service public.
Le rapport de Felix Voisin en 187512 conclura que l’État ne peut être relégué au second rang dans le domaine de l’éducation des jeunes détenus. Il souhaite que les colonies agricoles privées ne soient plus en position hégémonique dans le système pénitentiaire. Faute de réforme, de moyens financiers et d’une volonté politique, l’éducation correctionnelle s’enfonce alors dans la crise. Les colonies agricoles survivent, mais de plus en plus difficilement. Les établissements ne trouvent plus l’équilibre budgétaire indispensable à leur survie. Les fermetures de colonies privées se succéderont à un rythme alors élevé13.
Mais peut-être faut-il accorder avec Jean-François Condette une importance particulière au rôle qu’a pu jouer un basculement des conceptions concernant la rééducation des jeunes prévenus. Le modèle de départ adopté par l’abbé Buchou est celui du pénitencier industriel où est fait le choix de l’incarcération, de la cellule individuelle de nuit et du travail silencieux en commun de jour pensant la réinsertion en milieu industriel, en ville. Mais dans un second temps un autre modèle fortement promotionné va s’imposer, contestant les vertus de l’enfermement : celui de la colonie agricole, largement plus ouvert sur le monde rural et sur l’idée d’insertion professionnelle au contact des vertus rédemptrices de la nature14.
Ces deux conceptions font référence à des positionnements idéologiques peu compatibles sur le fond surtout si l’on ne tient pas compte de la nature et de la gravité des délits commis par les jeunes. Et l’on peut s’imaginer que l’abbé Buchou n’a pas su ou pas pu assumer un tel changement de perspective dont il percevait intuitivement le bien-fondé mais trop difficile à gérer au regard des enjeux politiques complexes dont il était l’objet.
Cette photo montre en premier plan à gauche l’emplacement de l’orphelinat Saint Louis, et en deuxième plan à droite l’emplacement de la colonie agricole correctionnelle à Villenave-d’Ornon. Les bâtiments de l’orphelinat ont été détruits, par contre l’emplacement de l’ancien pénitencier est occupé par le Centre Peyriguère depuis 1905.
Notes
- Cantagrel François, Mettray et Ostwald, étude sur ces deux colonies agricoles, Paris, Librairie de l’École sociétaire, 1842, p. 17.
- Pierre Éric, « F.-A. Demetz et la colonie agricole de Mettray entre réformisme romantique et injonctions administratives », Paedogogica Historica, numéro spécial « Doers », XXXVIII 2002, n° 2-3, pp. 451-466.
- Voir : Bourquin Jacques, « La difficile émergence de la notion d’éducabilité du mineur délinquant », Trames, 1998, n° 3.
- Art. 1 de la loi du 5 août 1850.
- Gaillac Henri, op. cit., p. 100.
- Ibid., p. 156.
- Laprie abbé, Oraison funèbre de l’abbé P.-J. Buchou, op. cit., p. 58.
- Pierre Éric, « Les colonies pénitentiaires pour jeunes détenus : des établissements irréformables (1850-1914) », Revue d’histoire de l’enfance irrégulière, n° 5, 2003, pp. 43-60.
- Bucquet Paul, Tableau de la situation morale et matérielle en France des jeunes détenus et des jeunes libérés et recherches statistiques sur les colonies agricoles, les établissements correctionnels et les sociétés de patronage de jeunes détenus, Paris, Dupont, 1853. Paul Bucquet est inspecteur général adjoint des prisons.
- Ibid., p. 16.
- Ibid., p. 18.
- Enquête parlementaire sur le régime des établissements pénitentiaires, Rapport sur le projet de loi relatif à l’éducation et au patronage des jeunes détenus, fait par M. Félix Voisin, Paris, Imprimerie nationale, 1875.
- Pierre Éric, « Les colonies pénitentiaires pour jeunes détenus… », op. cit.
- Condette Jean-François, « Entre enfermement et culture des champs, les vertus éducatives supposées du travail de la terre et de l’atelier. Les enfants de Clairvaux (1850-1864) », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », n° 7, 2005, p. 41.