La frontière comme institution sociale1
Des marges délimitant un ordre politique – un État, une région, un département, un territoire de politiques publiques, ou encore des « marches » d’entrée vers le politique ou l’administratif (Eymeri-Douzans, 2003) ou un ordre professionnel, la frontière est une notion centrale invoquée tant par l’action publique que par les sciences sociales (Simmel, 1999) et notamment par la science politique (Thoenig et Duran, 1996), sans oublier l’aménagement du territoire, intimement lié à la construction et la reconstruction de l’État et de la Nation (Guigueno, 2003). La frontière peut représenter un outil de classement du monde et de séparation entre catégories afin de structurer un espace social comme « espace à soi, un entre-soi rassurant qui sépare de celui qui n’est pas membre de la Cité, donc du Barbare » (Galloro, 2012). La question matérielle des frontières naturelles ou des bornes que les humains construisent soulève la question des espaces « à cheval » sur les frontières, de brouillage et d’enchevêtrements de toute sorte entre les espaces séparés. Les murs et les frontières ont suscité une riche littérature2 car les « espaces imposés » (de Certeau, 1980)3 aux humains sont nombreux. Parmi eux, l’ordre politique et, en son sein, les différents ordres institutionnels.
La question des recompositions territoriales et professionnelles étant d’une grande actualité à l’heure des fusions en tous genres, tout réagencement spatial, professionnel, organisationnel ou symbolique peut s’accompagner « d’une redistribution des statuts des individus et des groupes » (Galloro, 2012). Deux niveaux difficilement dissociables surgissent : l’organisation et l’institution. L’organisation serait « le type d’acteur collectif formel dominé par les régulations des rationalités instrumentales-utilitaires, de concert avec des rationalités cognitives. » (Padioleau, 2002). L’institution serait, elle, définissable « en contrepoint » : « L’Institution valorise une régulation commune du couple des rationalités instrumentales/utilitaires/cognitives avec d’autres rationalités principalement axiologiques mais aussi affectives et traditionnelles. » Le « supplément d’âme » apporté par une approche par l’institution, ajouterait alors les « rationalités instrumentales-utilitaires » à celles pragmatiques de l’« acteur collectif formel ». Si l’on s’en tenait à une définition durkheimienne de l’institution, « on peut en effet, sans dénaturer le sens de cette expression, appeler institution toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité ; la sociologie peut alors être définie : la science des institutions, de leur genèse, de leur fonctionnement ». En partant du principe que « les institutions découlent de ceux qui la font » (Tournay, 2014) et des rapports entre eux, nous souhaitons évoquer la définition donnée par Lagroye et Offerlé :
« Théoriquement et méthodologiquement, l’institution peut être considérée comme une forme de « rencontre » dynamique entre ce qui est institué, sous forme de règles, de modalités d’organisation, de savoirs, etc., et les investissements (ou engagements) dans une institution qui seuls la font exister concrètement. »4
Borner des territoires, en créant et recréant ainsi des espaces virtuels et des espaces de professions, revient à s’intéresser à la frontière comme une institution sociale issue des engagements de celles et ceux qui la font vivre au quotidien.
Redéfinir les frontières
En France, le système sanitaire, souvent considéré comme hors des frontières du politique (Pierru, 2005, Arnaud et Guionnet, 2005), s’est recomposé au gré des projets politiques (Buton et Pierru, 2005). La Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) et ses rapports ont laissé se déverser sur le monde administratif sanitaire5 une série de propositions de réformes avec des objectifs d’économies financières et de légitimations politiques. Parmi elles, en 2010, la mise en place des Agences Régionales de la Santé (ARS) issues de la loi Hôpital, Patients, Santé Territoires (HPST) de 21 juillet 2009. Chargées du pilotage régional de la santé6, les ARS remplacent sept organismes fusionnés7. Cette forme française d’agencification (Pollitt, 2004) se présente comme un fertile terrain de recherche pour l’analyse des « nouveaux sens communs institutionnels » construits ces dernières années – agences, UMR-isation des universités (généralisation des Unités Mixtes de Recherche liant universités et Centre National de la Recherche Scientifique) – qui peuvent être inventés par l’ordre politique sous le signe des modes managériales toute-saisons8.
Au début de leur création, dans les années 2010, les ARS sont composées de personnels de l’État, de contractuels et des cadres de l’Assurance Maladie (AM) invités à rejoindre les nouvelles « maisons communes », dans les termes employés à l’époque par la ministre de la santé, Roselyne Bachelot. De nouvelles directions sont créées, des cellules et des pôles prennent la place des anciens services. Dans ces premières années de leur création et exceptés quelques exemples Outre-Mer, les ARS sont, en schématisant, structurées en trois Directions : une direction des affaires internes, nommée souvent « Direction des Opérations », une deuxième Direction qui gère l’Offre de Soins et de l’Autonomie – la « DOSA », et le cœur ARS incarné par les Directions de santé publique (DSP). Après la loi NOTRe de 20159, ces directions et, avec elles, l’organisation interne de certaines ARS subissent des modifications, notamment par l’augmentation du nombre des directions-métiers. Les ARS sont généralement situées dans les villes centres de régions et elles gardent, dans les années 2010-2015, des délégations territoriales10, reliquats des anciennes Directions Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales (DDASS).
Le champ sanitaire et les enjeux territoriaux de santé
des ARS
Le passage en ARS : une déconcentration qui centralise…
La notion bourdieusienne de « champ » (Bourdieu, 1984) comme sous-espace de luttes et de forces situé dans l’espace social, défini par une certaine autonomie et par des agents reliés entre eux par des relations, peut s’avérer utile pour montrer en quoi la création des ARS peut agir sur ce qui compose le champ sanitaire. Prenons d’abord les frontières des institutions : depuis la création des DDASS (département) et des DRASS (région) en 1964, des agents appartenant aux divers corps techniques de l’État, en charge des questions sanitaires et des inspections11 sont recrutés, suite à une formation à l’École des Hautes Études en Santé publique (EHESP) de Rennes. Par ailleurs, la mission de santé publique est en lien avec les services préfectoraux, l’échelle départementale permettant une connaissance plus approfondie du terrain et de ses frontières. Ces espaces d’intervention sont souvent décrits par les agents rencontrés comme étant « à taille humaine ». En poste dans les DDASS, parfois en DRASS, ces professionnels sillonnent alors les campagnes, connaissent les villes, sont en rapport direct avec le personnel médical et travaillent avec des « équipes petites mais solides ». Médecins ou pharmaciens évoquent, avec nostalgie, les débuts de leur carrière, dans des petites structures, parfois dépourvues d’équipements informatiques mais toujours très riches en tissu humain et en sens :
« Donc je pars un an à Rennes en 2000-2001, […] D’abord, seule médecin dans un petit département […], pendant 18 mois. […] je voyais passer tout. […] au sein de cette structure, tout de suite, j’ai mis en place des procédures […]. Ces 18 mois étaient très riches, j’étais disponible tous les week-ends pour les astreintes. En DDASS (…) ça a été très formateur en étant seule et en assurant ! »
— MISP, entretien 2015.
L’interconnaissance, les débuts de carrière décrits comme « enchantés », les temps politiques et sociaux passés, perçus comme moins mouvementés, dépeignent un paysage assez paisible du temps des DDASS et des DRASS. Puis les ARH sont créées en 1996. Elles sont les premières à lancer la dynamique de l’agencification régionale. Les agents des DDASS et des DRASS sont amenés à travailler avec elles. Les ARS verront le jour en avril 2010, précédées d’une période dite de « préfiguration », supposée familiariser les agents avec la nouvelle organisation :
« Le 15 octobre 2009, débute la préfiguration avec pour feuille de route, à marche forcée : préparer la fusion des services (soit 9 000 agents, 84 % de l’État, 16 % de l’Assurance Maladie) pour le 1er avril 2010. »
— Rolland, Pierru, 2013
Des directeurs préfigurateurs – en général issus de grandes écoles et dont la familiarité avec le domaine de l’administration sanitaire n’est pas une condition sine qua non12, sont nommés dans chaque ARS. Les services se retrouvent bousculés et les nouvelles organisations peinent à devenir stables et fonctionnelles. Au moment où nous prenons connaissance de l’une d’elles, en 2010, les habitudes de travail des DRASS et DDASS et la nouvelle terminologie néo-managériale des ARS coexistent. Les nouveaux directeurs doivent asseoir leur légitimité et s’entourer d’une équipe proche et loyale. Les nouveaux territoires de la santé ont du mal à se mettre en place en tant qu’institutions stables, malgré une forte volonté politique montrée à l’époque par la ministre de la santé.
Cependant, malgré la volonté de déconcentration, les ARS posent le problème d’une paradoxale centralisation. En effet, les compétences préalablement attribuées aux DDASS – comme la gestion de la veille sanitaire, l’inspection, etc. – sont désormais attribuées aux ARS, autrement dit centralisées au siège régional. Concrètement, pour les agents qui préalablement se déplaçaient sur leur territoire, cela signifie désormais être en attente des injonctions du centre régional. Progressivement, les déplacements et les réunions sont remplacées par la visioconférence, ce qui a comme conséquence un affaiblissement des liens entre centre et périphérie du territoire régional13. Ainsi, le territoire s’élargit en même temps qu’il se concentre, entraînant dans ce mouvement des pertes de repères et des divisions entre agents et statuts.
…et une centralisation qui divise
Avec la mise en place des ARS, plusieurs mondes professionnels sont mis ensemble : d’une part les personnels de l’État, anciennement en DRASS et DDASS, et les cadres de l’AM, régis, eux, par le droit privé. Dès lors, deux cultures professionnelles « dominantes » se doivent de collaborer et de construire ensemble un « sens commun » institutionnel. Malgré l’ambition d’unifier, les agences peinent à trouver ce rythme de travail en commun, d’autant plus que les conditions liées aux statuts et aux grilles de rémunération diffèrent pour le même travail effectué : à tâches professionnelles égales, un assistant de direction issu de l’AM n’aura pas le même salaire qu’un assistant issu du corps des fonctionnaires d’État ou encore un assistant embauché sous contrat14. Ainsi pour des cadres du privé qui ont rejoint l’ARS sous contrat, cette mise en commun régionale relève des particularités. Selon un responsable du pôle formation compétence, rencontré en 2015 :
« N’étant pas fonctionnaire, n’étant pas issue du « sérail » de l’Assurance Maladie, [j’avais] un regard neuf et neutre. La première chose qui m’a frappée c’est cette dichotomie forte entre AM et fonctionnaires. Au bout de trois ans, les choses se sont à peine atténuées, c’est à dire que les agents arrivent à fonctionner et à travailler en bonne intelligence la plupart du temps. [Mais] il y a encore des espèces de noyaux de résistance… Et qui se manifestent comment ? [Par] de la non-solidarité entre certaines équipes, vraiment. J’ai en tête un service constitué d’une quinzaine, c’est comme si ce service était deux services de sept, du coup c’est extrêmement compliqué à gérer pour les managers, dans la réalisation des missions… ça peut poser quelques questions, on est dans le travail en parallèle… »
— entretien ancienne responsable formation ARS, 2015
Pour les MISP, cette centralisation est parfois vécue comme une dépossession des pouvoirs de décision et d’intervention, qui touche au cœur même de l’ethos de corps auquel ils appartiennent.
« Nous, les MISP,15 on a tous un doctorat, on a tous des parcours différents mais on a tous fait de la médecine. Malgré ces parcours différents, notre culture est de soigner, on a choisi cette voie […] (Par) le prisme de l’École de santé publique, on nous apprend à travailler les uns avec les autres, (sur des) questions régaliennes de l’administration sanitaire, […] avec des compétences spécifiques : santé publiques, inspection contrôle. (Et puis), d’un autre coté vous avez les médecins Assurance Maladie, nous, c’est pas du tout ça, ce qu’on leur demande [aux] praticiens conseil : voir les pathologies, contrôler ; certains médecins (sont) dédiés à l’offre de soins, inspection contrôle… À partir de là, tout le monde s’est mis en mode ARS ! »
— entretien MISP ARS, 2015
Il convient ici de rappeler que les ARS ont été créées afin d’éviter la « vision centralisatrice, jacobine » de la gouvernance du système de santé (Rolland et Pierru, 2013), mais elles la reproduisent, pour certaines, au niveau régional.
Un dernier point au sujet des frontières professionnelles bousculées serait l’impact sur les niveaux de management, notamment quand, par exemple, les MISP perdent des positions dans la hiérarchie ARS :
« Accessoirement, en DRASS, on était conseiller du DRASS16, en ARS, compte tenu des logiques d’organisation, on est à des échelons à n-5, n-6, au niveau hiérarchique le DG, il y a le DG adjoint, il y a le responsable de pôle (…), on doit être à n-5 ou n-6 d’un point de vue hiérarchique, l’agencification a eu des conséquences ! »
— entretien téléphonique MISP ARS, 2015
Les nouveaux jeux d’échelles du re-calibrage des ARS :
des limites du département aux « confins de l’empire »17
En 2015, suite à la loi NOTRe, les ARS reproduisent la recomposition des régions. Le nombre des ARS passe de 22 à 13 en métropole. 9 d’entre elles ayant disapru, celles-ci doivent redéfinir leurs territoires en l’élargissant par fusion de plusieurs ARS18. Dans ce contexte, certaines ARS choisissent la formule de gestion en bi-sites afin d’organiser le changement « en douceur ». Regardé de plus près, le fonctionnement en bi-sites19 révèle déjà – ce que l’on constate par ailleurs – la première mesure de la difficile recomposition entre deux centres qui se passent les pouvoirs tout en se les disputant et se retrouvant ainsi mis en concurrence. Pour les ARS qui font l’objet de ces recompositions, les frontières se retrouvent à nouveau modifiées. D’un territoire déjà redéfini en 2009-2010 par l’arrivée des agences, le fait d’évoluer vers une plus grande région pour certains MISP évoque l’idée de « confins de l’empire »20 : les départements limitrophes voient l’ancien centre disparaître et le nouveau s’éloigner encore plus d’eux.
Le territoire est de nouveau tendu, la nouvelle échelle régionale ne peut pas être instituée aussitôt et sans heurts. Confrontés à un réajustement progressif, les agents composent avec des équipes basées sur des formes de solidarité de circonstance, ce qui n’est pas sans impact sur les frontières professionnelles.
Les enjeux des frontières professionnelles éclatées dans les ARS
En prenant appui sur la notion de « juridiction professionnelle » élaborée par Andrew Abbott (1988), selon qui les professions se structurent socialement et de manière cognitive, dans le système des professions où seulement les professionnels ont la légitimité ou l’autorisation légale d’exercice de ces pratiques, en définissant et en gardant le contour des professions, l’on verra que ces frontières se retrouvent à leur tour brouillée avec les ARS.
L’émiettement des tâches avec la création des agences
Prenons l’exemple de la profession médicale représentée en ARS par les Médecins-Inspecteurs de Santé (MISP). Auparavant à la tête des services en charge de l’inspection, ces médecins qui représentent, au moment de l’enquète, un petit corps technique d’environ 350 personnes formées à Rennes, se retrouvent à la tête de services nécessitant des compétences managériales. Leurs missions, préalablement effectués en lien direct avec les préfectures, se retrouvent effectuées au niveau du siège régional, parfois en sous-effectif et, selon les données de notre enquête, la plupart du temps émiettées en temps partiels disputés par les différents services. Dans ces conditions, où l’injonction est de « faire plus avec moins », la résilience institutionnelle repose sur des réseaux d’agents de circonstance qui, tout en s’alliant momentanément pour « résister » à la réforme, organisent un travail, dont la division interne des tâches se retrouve affectée. Ainsi, par exemple, un infirmier qui se trouve en première ligne pour répondre au numéro unique régional et qui recueille ainsi par téléphone les signaux sanitaires, saura mettre en œuvre un protocole de réponse qui, quelques fois, équivaut à celui du médecin qui assure la gestion des signaux. Souvent, ces infirmières et infirmiers se constituent en une sorte de « mémoire institutionnelle » de plus longue durée car de nombreux médecins en poste dans les ARS ne sont que de passage. Les infirmières et infirmiers maîtriseront alors mieux, dans certains cas, les spécificités régionales mais aussi les routines de la réponse sanitaire. Organisées en missions ou en pilotage, certaines équipes voient les frontières hiérarchiques ou statutaires disparaître le temps d’une réunion autour d’un projet, lors de laquelle le stagiaire tutoie le médecin et le secrétaire briefe le pilote.
La managérialisation des professions
L’exemple du répertoire interministériel des métiers de l’État (RIME) que l’on peut analyser, au sens de Lascoumes et Le Galès (2005) comme « un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur », est ici éloquent. En effet, le RIME est « un outil mis en place dans sa première édition en 2006 afin d’organiser l’administration, les emplois et les métiers de l’État ». Une approche à partir des grandes fonctions de l’État, découlant de ses missions, classe les emplois-types ministériels en concordance avec les emplois-référence du RIME21 auquel les ARS ont participé en 2013. Premièrement, la santé y apparaît dans le « domaine fonctionnel Santé-Cohésion Sociale » qui « regroupe les emplois relatifs à la veille, à la prévention et à l’amélioration de l’état général de la population et au fonctionnement du système de santé ainsi que ceux relatifs au développement de la cohésion sociale, de la solidarité et de la promotion de l’égalité. » Les métiers vont de « gestionnaire administratif et budgétaire » à « épidémiologiste », sans que le mot « médecin » n’apparaisse quelque part, excepté dans l’adjectif « médical » de l’intitulé « conseiller médical ». Deuxièmement, de nouveaux intitulés apparaissent, tandis que le cœur identitaire des corps techniques est en train d’être substitué, tout en mobilisant des MISP par exemple, sur des positions de management. La compétence managériale n’est pas exclue de la formation reçue à Rennes. En revanche, l’intitulé de leur poste modifie progressivement la liste des tâches à accomplir. De médecin responsable du service X, on peut retrouver un MISP devenu « pilote régional de … », « chargé du plan X », « responsable de la cellule Y ». L’agencification opère ainsi progressivement une conversion de l’ethos de santé publique en un ethos managérial pour lequel les professionnels en question ne sont pas toujours préparés :
« Ça a été pour moi une épreuve terrible parce que déception terrible, très rapide, à titre individuel et à titre collectif, j’étais avant médecin inspecteur régional, […] j’ai été affecté contre mon gré sur un poste que j’ai extrêmement mal vécu.[…] de la lumière à l’ombre, médecin dans une direction que je ne souhaitais pas, […] ça m’a coûté énormément sur le plan personnel, familial […] depuis, pour moi, l’ARS c’est de Charybde à Scylla. »
— entretien MISP ARS, 2015
Troisièmement, les agences étant caractérisées par une forte plasticité institutionnelle, et étant soumises à des changements réguliers d’organisation, les agents sont amenés régulièrement à bouger au sein des services sans forcément voire évoluer dans leur carrière.
Les agences, des formes institutionnelles instables
Prenons l’exemple des chargés de plans « pandémie grippale » : dans les années 2010-2015, cela représente souvent très peu d’heures pour des agents qui cumulent d’autres missions (par exemple animation de la Cellule Régionales de Défense Sanitaire ou encore des personnels qui travaillent pour la zone de Défense qui est associée à certaines des ARS-centres des régions de défense). Chargés de centraliser les informations et d’animer les réunions des acteurs, ces agents sont la plupart du temps formés « sur le tas » et acquièrent une connaissance et une visibilité inter et intra-institutionnelle très forte. Pourtant, si le niveau central le requiert – et c’est en cela que réside, par ailleurs, l’une des particularités des « agences à la française », comparées par exemple à leurs homologues britanniques – ces agents, sont mutés ou évoluent au sein des différents services de l’agence. Les rôles, les routines et la mémoire d’institution sont ainsi en permanente dynamique ce qui conduit d’ailleurs Christophe Pollitt à parler des agences comme des formes « jellylike » (Pollitt et al. 2004), prenant, à la manière de la gelée, la forme du récipient où elle est versée.
Un troisième niveau d’analyse concerne les représentations.
Bouger les frontières des territoires : bousculer les représentations
La régionalisation des enjeux sanitaires influence les représentations mentales des espaces institutionnels pour ceux qui doivent la mettre en œuvre. Ces effets se retrouvent dans le tissu de relations et au niveau communicationnel ainsi que dans la matérialité institutionnelle.
Faire, défaire et refaire la matérialité institutionnelle
Les aspects matériels concrets (nouveaux locaux, nouveaux bureaux, nouveaux équipements) – autrement dit, la matérialité institutionnelle objective – ou symbolique (nouvelles appellations de région ou de postes, nouvelles liens hiérarchiques) évolue également. Une nouvelle ARS implique de nouveaux organigrammes qui sont autant de « moyens d’écrire l’institution et de l’inscrire dans la durée » (Charvolin, 2003). Mais à l’ARS, dans les années de début, les organigrammes se réécrivent souvent, bénéficiant de peu de visibilité et s’inscrivent rarement dans les mémoires. Les postes évoluent et les différentes recompositions internes conduisent parfois les agents à changer de bureau, parfois en changeant d’étage, voire même en changeant de ville selon la création des nouvelles « grandes ARS ». Ces évolutions sont accompagnées de modifications de l’intitulé du poste, de l’intitulé de l’adresse de courriel, autant de formes d’identification d’un agent au sein d’une organisation. Il devient alors compliqué de suivre la vie de l’institution et de s’y représenter clairement sa propre place.
Dans ce contexte, l’archivage, les effets personnels, les routines ont moins de temps pour s’accumuler. Les bureaux ne sont pas personnalisés, les espaces peuvent se dédoubler pour accueillir plusieurs personnes si nécessaire. Les changements influencent la mémoire institutionnelle. Malgré le « tuilage » généralement répandu entre les équipes, une grande partie des documents sont sauvegardés sur des serveurs informatiques. Les « documents papier », les dossiers, sont conservés quelques années dans le meilleur des cas. Souvent, un déménagement impose de faire de la place pour le successeur et les dossiers peuvent alors se retrouver sans utilité. Ces agences, comme d’autres entités organisationelles récentes, n’ont pas encore acquis l’intérêt pour l’archivage. Par conséquent, une grande partie des écrits annotés se perdent et l’expérience des anciens est peu valorisée :
« Moi, je vais partir en retraite. Il n’y a pas de transmission. [Il y aura] un contractuel avec une clause de mobilité. La personne va arriver et tout ce que j’ai acquis…(pause) les vieux, […]… on zappe ! De l’air ! On passe à autre chose […] C’est très difficile, maintenant tout va partir à droite à gauche [alors que] je me suis pas mal tracassé, (j’ai) fait des recherches pour faire [ma] carrière, je me suis éclaté dans le travail que je faisais que d’être cadre supérieur, je partirai moi aussi à 65 donc voilà… »
— entretien IASS, 2015, ARS
Préserver la mémoire passe aussi par la construction d’un tissu de relations.
Redéfinir le tissu d’interactions
La mise en place de cadres dynamiques d’action publique conduit ainsi les agents à être adaptables tout en se montrant efficaces sur les dossiers qu’ils ont à traiter.
« Nous, on bouge aussi à l’intérieur, on change… l’ennuyeux c’est qu’il (n’) y a pas trop de continuité…[ce sont] vraiment des fonctionnements différents et quand on commence à s’habituer, l’organisation change… […]. Avec la grande région, qu’est ce qui va nous arriver ? (rires) »
— entretien IASS, octobre 2015
Les évolutions peuvent revêtir davantage que de simples aspects fonctionnels. Travailler sous la direction d’un ancien collègue du même niveau hiérarchique ou subalterne, intégrer l’équipe d’un jeune contractuel ou d’un collègue de statut opposé n’est pas chose rare. Il devient alors important de manœuvrer un système de stratégies d’adaptation à la culture professionnelle de l’autre (et d’imposer aussi la sienne), à la taille de l’équipe, aux particularités des statuts qui s’ajoutent au travail proprement dit. Les nouvelles équipes nécessitent du temps pour se mettre « en musique ». Le temps est « gaspillé » par l’auto-réflexivité et les ménagements réciproques des orgueils.
Changer de mode de communication
Enfin, un autre aspect lié aux frontières évolutives de l’action publique est lié aux modes de communication. Les agents des ARS ne peuvent plus se passer désormais des moyens de communication à distance. Le téléphone mais aussi – et ce, de plus en plus – la visioconférence, deviennent des moyens incontournables pour réaliser des réunions. En poussant les frontières des espaces d’interaction, l’on impose aux agents ces modes d’intercommunication tout en rendant lucratif le commerce de ces équipements qui représentent un coût financier pour l’agence. Pourtant, ces instruments de communication, analysés comme des instruments d’action publique (Lascoumes et Le Galès, 2005) ne sont pas neutres. La communication par écrans interposés permet de rationaliser l’intermittence de la présence, de se montrer dans le champ des caméras uniquement si nécessaire, de réduire ainsi l’essence des communications à un échange dilué, durant lequel tous les codes des interactions réelles sont affaiblis (Iugulescu-Lestrade, 2016).
Conclusion
Si l’on considère les institutions comme des formes uniques de continuités dans l’espace (Tournay, 2014) et si l’on considère les frontières comme des institutions, on constate, en prenant l’exemple des frontières des territoires de santé comme découpage institutionnel administratif, qu’elles sont en permanente évolution. La frontière en tant qu’institution, ancrage dans les représentations mentales des agents, a du mal à s’imposer dans ces contextes mouvants. La politisation de ces institutions – entendue comme inclusion dans le champ politique des problématiques du champ sanitaire et leur inscription sur l’agenda politique – bouscule ces frontières en les repoussant jusqu’aux « confins » d’un territoire qui peine parfois à trouver un sens.
Les nouvelles frontières prennent alors plutôt la forme de discontinuités dans l’espace et dans les représentations. Or, ce sont ces discontinuités-mêmes qui empêchent une institution d’éclore. Dans ce contexte de dynamique institutionnelle, l’administration de la santé repose sur des réseaux de circonstance dont les objectifs sont à court terme et le tissu professionnel brise lui aussi les frontières des professions et fait éclater les ethos construits dans des lieux de socialisation commune.
L’expression « confins de l’empire » évoquée lors d’un entretien, fait référence non seulement à l’extrémité d’un territoire autoritairement gouverné, mais induit aussi une certaine idée d’infini, c’est-à-dire justement le contraire des frontières et des limites, l’indéfini, le flou. Les nouvelles administrations de la santé, hybrides du point de vue de leur personnels, hybrides dans leurs statuts (Kickert, 2001) ne parviennent pas à structurer, par leurs limites intégrées, l’espace de politiques publiques. Ainsi faisant, elles augmentent la marge d’incertitude et font faire le travail administratif à des organisations vacillantes, qui se muent sur les exigences politiques et la configuration sociale du moment.
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- Pierru Frédéric, Genèse et usages d’un problème public : la «crise» du «système de santé» français, 1980-2004, thèse sous la direction de Patrick Hassenteufel, Université d’Amiens, 2005.
- Pollitt Cristopher, Talbot Colin, Caulfield Janice, Smullen Amanda, Agencies – How Governments do Things through Semi-Autonomous Organizations, Basinstoke: Palgrave Macmillan, 2004.
- Rolland Christine, Pierru Frédéric, Les Agences Régionales de Santé deux ans après : une autonomie de façade, Santé Publique, 2013-4 : 25, 411-419. [En ligne] https://www.cairn.info/journal-sante-publique-2013-4-page-411.htm [consulté le 21/03/2021]
- Simmel Georg, Sociologie. Étude sur les formes de la socialisation, Paris, Presses universitaires de France, 1999, 756 p.
- Tournay Virginie, Penser le changement institutionnel, Paris, Presses universitaires de France, 2014, 352 p.
- Thoenig Jean-Claude, Duran Patrick, L’État et la gestion publique territoriale, In Revue française de science politique, 1996-4, 46, 580-623. [En ligne] https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1996_num_46_4_395082 [consulté le 21/03/2021]
- Lien des sources RIME : http://rime.fonction-publique.gouv.fr
Notes
- Galloro Piero-D., « Frontière(s) et migration, une relation aporique ? Le cas de la Lorraine, 1880-1914 », Migrations Société, 2012-2, 140, p. 61-70.
- Voir le n° 2012/2 (n° 63), de la revue Hermès ayant comme thématique : « Murs et frontières ».
- De Certeau Michel, Giard Luce, Mayol Pierre, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Éd. Gallimard, 1990, 349 p., p. 43.
- Lagroye Jacques,. Offerlé, Michel (dirs), Sociologie de l’institution, Ed. Belin, Paris, 2010, p. 12.
- Les ARS mettent en œuvre des missions comme l’inspection-contrôle, la santé-environnement ou la veille sanitaire.
- Le pilotage régional comprend trois champs d’intervention : la veille et la sécurité sanitaires, ainsi que l’observation de la santé, la définition, le financement et l’évaluation des actions de prévention et de promotion de la santé. l’anticipation, la préparation et la gestion des crises sanitaires, en liaison avec le préfet. (https://www.ars.sante.fr).
- Elles se substituent ainsi aux agences régionales de l’hospitalisation (ARH), aux unions régionales des caisses d’assurance maladie (URCAM), aux missions régionales de santé (MRS), aux groupements régionaux de santé publique (GRSP), ainsi qu’aux DRASS, aux DDASS aux caisses régionales d’assurance maladie (CRAM).
- Hood Christopher, « A Public Management for All Seasons », Public Administration, 1991-3, 69, p. 3-19.
- La loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite «loi NOTRe».
- Les ARS sont représentées dans chaque département par une délégation départementale qui décline localement la stratégie régionale de santé régionale. (https://www.ars.sante.fr).
- Il s’agit notamment des MISP (médecins inspecteurs de santé publique), des PHISP (pharmaciens inspecteurs de santé publique) ou encore des IASS (inspecteurs des affaires sanitaires et sociales).
- Il suffit à ce sujet de mentionner que les directeurs des DRASS ne sont que très rarement nommés directeurs ARS et qu’ils voient leurs compétences réduites tout en restant « quelque part dans l’organigramme ». Symboliquement c’est une situation de perte de pouvoirs qui est très mal vécue.
- À ce sujet, voir l’article Visioconférences ou les paradoxes de la réunion par R. Iugulescu-Lestrade.
- Cf. Bilan social ARS 2014.
- L’acronyme MISP représente les médecins inspecteurs de santé publique.
- Directeur régional des Affaires Sanitaires et Sociales.
- L’expression « confins de l’empire » a été utilisée en entretien au sujet de l’une des nouvelles ARS qui ont fusionné par un médecin inspecteur interviewé en 2015 pour décrire l’éloignement de son territoire du centre-siège régional.
- Les sièges des agences fusionnées seront localisés à Bordeaux, Caen, Dijon, Lille, Lyon, Montpellier et Nancy (voir le Décret n° 2015-1650 du 11 décembre 2015 adaptant les agences régionales de santé à la nouvelle délimitation des régions et prorogeant le mandat des unions régionales de professionnels de santé regroupant les infirmiers).
- Voir à ce sujet la communication de Liana Prigoana et Raluca Iugulescu Lestrade, initulée « La nouvelle régionalisation en France à ses débuts : bi-sites et “jeux de chaises musicales” dans les institutions régionales, présentée lors du congrès belge de Science Politique, thème Transformations de l’État », Mons, 3-4 avril 2017.
- Selon les propos d’une MISP ARS, rencontrée en entretien en octobre 2015.
- Cf. http://rime.fonction-publique.gouv.fr