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Représentations et attitudes par rapport aux noms des variantes mishar, kryashen et nagaybak du tatar

par

Introduction1

Ce chapitre propose une analyse des nominations d’idiomes en situation minoritaire (Viaut 2019) plus précisément de glossonymes de certaines variantes du tatar en situation minoritaire du point de vue de la structure des représentations et des attitudes (Boyer 2021 ; Gueunier 1997 ; Lafontaine 1997 ; Maurer 2013). Nous précisons préalablement que seront utilisés les termes de variante, équivalent de variété, variété standard ou langue standard, proche ou équivalent de langue littéraire, et idiome, tous s’appliquant d’abord à des réalités linguistiques territoriales et/ou identitaires de langue. En particulier, nous retenons ici pour « idiome » une acception générique censée couvrir un éventail de significations allant de variété locale à langue établie et autonome, en passant par dialecte ou sous-dialecte géographique. Les variantes de tatar sur lesquelles nous nous penchons se situent à plusieurs degrés catégoriels de cet éventail tout en étant d’un point de vue génétique dans la partie Volga-Oural du système géolinguistique tatar. « Langue » renvoie à la langue tatare coofficielle de la République du Tatarstan et langue-toit qui recouvre des variantes telles que le kryashen (krâšen) ou le mishar (mišar).

Le cas du tatar est original et significatif de par sa répartition très extensive sur une vaste étendue en Russie et au-delà et ses variations géographiques subséquentes. Les Tatars, dont d’autres communautés éparses existent aussi dans des pays voisins de la Russie (Tatars baltiques, et autres du Kazakstan, d’Ukraine, etc.), sont numériquement le deuxième peuple après les Russes dans la Fédération de Russie. Leur nombre s’élevait à 5,3 millions, selon le recensement de 2010. Leurs régions d’implantation compacte y sont celles de la Volga dans les Républiques du Tatarstan, du Bachkortostan, en Mordovie, dans les oblasts d’Astrakhan, de Nižnij Novgorod, de Penza, de Samara, d’Oulianovsk, etc.), celles de l’Oural (oblasts d’Orenbourg, de Sverdlovsk, de Tcheliabinsk) et celles de la Sibérie occidentale (oblasts de Kemerovo, de Novossibirsk, d’Omsk, de Tomsk, de Tioumen, etc.)2. La nation tatare forme en Russie trois grands groupes ethno-territoriaux : les Tatars de la région Volga-Oural, et ceux d’Astrakhan et de Sibérie. Le groupe des Tatars de la région de Volga-Oural comprend les communautés des Tatars de Kazan, des Tatars-Mishars, des Tatars-Kryashens et des Tatars de Kasimov (Ishakov 2017). La langue tatare moderne comprend trois grands dialectes, occidental (mishar), central (de Kazan), et oriental (de Sibérie). Pour notre part, nous nous concentrerons ici sur les trois groupes dans la région Volga-Oural des Mishars, Kryashens et Nagaybaks (Nagajbaks), ces derniers dans l’oblast de Tcheliabinsk, qui nous paraissent présenter d’un point de vue heuristique, quant au lien entre groupe et nom de l’idiome ainsi que dans les limites de cette étude, l’avantage de trois configurations différentes et finalement complémentaires.

D’un point de vue sociolinguistique, la langue tatare est un exemple de l’une des configurations linguistiques les plus complexes et les plus intéressantes sur le territoire de la Fédération de Russie et, éventuellement, de tout l’espace post-soviétique. La complexité de la structure du tatar et de sa dynamique sociolinguistique, y compris de celle des nominations de ses variantes, est liée à un certain nombre de facteurs de nature extralinguistique et sociolinguistique. Les principaux facteurs extralinguistiques sont les suivants :

  1. Les spécificités de la géographie du tatar, notamment, sa distribution territoriale extrêmement large de la Volga à la Sibérie (facteur géographique).
  2. L’ethnogenèse longue et complexe des Tatars (facteur d’ethnicité), dont l’existence de plusieurs structures de type étatique tatares au cours de l’histoire, qui ont eu une grande influence, à la fois sur la formation des Tatars en tant que nation et aussi sur la structuration de leur identité.
  3. L’existence d’une structure politique propre (la République du Tatarstan) au sein de la Fédération de Russie et, par conséquent, l’existence de frontières linguistiques et politiques divergentes de par des effets de marge (Viaut 2012).
  4. L’existence de longues traditions de culture d’élites, de la langue écrite et de plusieurs variantes de langue littéraire (facteur de variabilité du langage littéraire).
  5. L’histoire propre de l’ethnonyme « Tatar » et du glossonyme « langue tatare » ou « tatar », qui sont longtemps apparus comme des appellations exonymiques historiques désignant des groupes de peuples et de langues (à rapprocher du terme moderne de langues turciques). En fait, ce n’est qu’au XXe siècle que la nomination « tatar » a commencé à s’appliquer à la langue tatare au sens moderne étroit et qu’elle est devenue une autonomination (facteur de nomination).

Ces facteurs, ainsi que les composantes culturelles, religieuses et politiques, ont déterminé la complexité de la structure ethnoconfessionnelle de la nation tatare, la variation des idiomes et la complexité de la structure des glossonymes des variantes de la langue tatare. La spécificité de la structure des paramètres proprement sociolinguistiques du continuum linguistique tatar n’est pas moins importante. Cela comprend la double diglossie, soit la diglossie russe-tatare et tatare-tatare (langue tatare littéraire / dialecte central (idiome de Kazan) / idiome local), le bilinguisme asymétrique, la dynamique complexe du continuum tatar avec des tendances à la fois à l’intégration des variantes et à l’autonomie d’un certain nombre d’entre elles, la structure complexe des représentations et des attitudes linguistiques, fondée sur des facteurs extralinguistiques (deux confessions présentes avec l’islam et le christianisme) tels que la différence dans la loyauté symbolique par rapport à l’histoire des structures étatiques tatares (valeur primordiale pour certains du Khanat bulgare de la Volga, du Khanat de Kazan ou bien de la Horde d’or pour d’autres), ainsi qu’une forte conscience d’être un peuple autochtone sur ces territoires. Ces facteurs maintiennent l’existence et l’utilisation des nominations autour du tatar. La catégorisation du tatar comme langue majoritaire ou minoritaire est également ambiguë et s’avère problématique.

Le choix des noms de variantes du tatar (mishar, kryashen, nagaybak, ou simplement tatar), spontanément utilisées par les locuteurs de ces différents idiomes, ainsi que la catégorisation sociolinguistique « spontanée » des simples locuteurs du continuum tatar, à savoir la perception de leur idiome en tant que langue, dialecte, ou sous-dialecte, sont au centre de la présente recherche. Le choix des glossonymes comme point de départ de l’étude était motivé par les considérations ci-après. En raison de leur matérialité et de leur portée sémiotique, les glossonymes et les noms donnés aux catégories qu’ils représentent contribuent à la description et à l’analyse de leurs situations linguistiques. D’une part, les nominations des variantes linguistiques (glossonymes) et les noms des catégories, en tant que signes linguistiques, reflètent, désignent et fixent les résultats de la perception et de la catégorisation des composantes du continuum linguistique. D’autre part, la réalité et la matérialité des nominations, l’absolue conscience qu’en ont les locuteurs, ainsi que l’appropriation de ces glossonymes par la communauté linguistique en font des objets centraux, une sorte de point de référence pour l’analyse des situations linguistiques, à travers l’aspect fonctionnel lié aux pratiques linguistiques et le champ symbolique. Dans cette étude, le glossonyme joue le rôle du stimulus qui donne accès, d’un côté, à la structure des représentations et des attitudes par rapport à l’idiome et, d’un autre, à l’analyse de l’imaginaire linguistique et des idéologies linguistiques. À leur tour, les structures obtenues à partir de l’analyse des représentations et des attitudes permettent de juger des orientations et des types de dynamique sociolinguistique à l’intérieur du continuum linguistique, de même que de la conformité des politiques linguistiques et des mesures d’aménagement linguistique avec la spécificité de la situation linguistique et les attentes des locuteurs des idiomes concernés.

Nous présentons pour cela les résultats d’une étude des représentations et des attitudes par rapport aux nominations des idiomes mishar et kryashen de la langue tatare et de la langue (officiellement catégorisée comme telle) nagaybak, exemple d’Ausbausprache dans le continuum du tatar. L’implantation de ces idiomes-là se situe sur le territoire de la Moyenne Volga et de l’Oural du Sud (oblast de Tcheliabinsk). Tous sont en situation minoritaire. Selon la classification généralement acceptée (par exemple, Ramazanova 2017), la langue tatare moderne comprend trois grands dialectes : occidental (mishar), central (de Kazan) et oriental (de Sibérie). Ici, nous ne traitons pas de problèmes liés au dialecte oriental. Le dialecte de Kazan (central) n’est pas non plus spécifiquement étudié, car il ne peut pas être considéré comme un idiome minoritaire en raison de sa propagation prédominante sur le territoire de la République du Tatarstan. Pourtant, le recours à cet idiome est inévitable et sert à comprendre les caractéristiques de la configuration sociolinguistique des variantes mishare, kryashenne et nagaybak.

La question du statut de la langue tatare en tant que langue majoritaire ou minoritaire est relative et provoque des débats. Dans la République de Tatarstan, le tatar ne peut pas être considéré comme minoritaire car il s’agit d’une langue coofficielle avec le russe selon un régime de territorialité à l’intérieur de cette République où elle jouit d’un statut élevé et de larges droits et possibilités. Cependant, dans les lieux d’habitation compacte des Tatars en dehors de la République du Tatarstan, y compris dans la région de la Moyenne Volga et du bassin de la Soura (oblast de Nižnij Novgorod, République de Mordovie, oblast de Penza, etc.), la langue tatare à travers son dialecte mišar est en situation minoritaire.

L’idiome des Tatars-Kryashens est dans une situation différente. Bien qu’ils vivent principalement sur le territoire du Tatarstan, où le tatar est langue d’État de la république avec le russe, et qu’ils parlent le dialecte tatar de Kazan, les Tatars-Kryashens sont culturellement différents des Tatars de Kazan et constituent au moins un groupe ethnico-religieux et ethnoculturel distinct. Beaucoup d’entre eux se définissent eux-mêmes comme un peuple à part. Les Tatars-Kryashens sont des Tatars anciennement baptisés3 qui professent traditionnellement le christianisme orthodoxe. Cela a déterminé la spécificité de leur mode de vie, les particularités de leur mode vestimentaire, leurs traditions alimentaires, ainsi que des stéréotypes dans leur comportement. Leur spécificité ethnoculturelle prononcée permet de considérer les Kryashens soit comme une ethnie distincte, soit comme une sous-ethnie au sein de la nation tatare. Il faut souligner que le facteur religieux lui-même (l’islam chez les Tatars et le christianisme orthodoxe chez les Kryashens) est très important en soi mais n’est pas suffisant pour déterminer l’appartenance identitaire des Kryashens. Par exemple, les Tatars « nouvellement baptisés », c’est-à-dire les Tatars musulmans qui ont récemment adopté le christianisme orthodoxe, ne sont pas classés comme étant des Kryashens et ne sont pas considérés comme tels par ces derniers. De fait, la variante de tatar des Kryashens présente un certain nombre de différences par rapport au dialecte tatar de Kazan ou du tatar en général. Dans cette variété ou variante, en effet, il n’y a pas d’emprunts à la langue arabe qui sont caractéristiques des dialectes des Tatars musulmans. Il y a également de légères différences dans le vocabulaire courant et la phonétique. Actuellement, ces différences sont extrêmement mineures en raison de l’enseignement de la langue tatare standard à l’école et de l’utilisation de cette dernière dans toutes les situations de communication formelle et publique au Tatarstan. Il est à souligner que les Kryashens ont leur propre expérience de la création et de l’utilisation d’une forme littéraire de langue qui remonte à la traduction de l’Évangile à la fin du XIXsiècle par le missionnaire et pédagogue N.I. Ilʹminskij. Il y a aussi eu d’autres exemples de littérature ecclésiastique et laïque traduits vers la variante kryashenne. Ainsi, la variante kryashenne peut être considérée comme une configuration très particulière du tatar dans une situation minoritaire.

Notre étude, ici, aborde également la situation de la langue nagaybake. Les Nagaybaks sont un peuple vivant dans les raïons4 de Nagajbakskij et de Čebarkulʹskij, dans l’oblast de Tcheliabinsk. Quant à leur confession, ils sont chrétiens orthodoxes, et quant à leur appartenance sociale traditionnelle, ils sont cosaques, c’est-à-dire des sujets de l’Empire russe qui effectuaient un service militaire mais ne payaient pas d’impôts. Le christianisme et le service militaire (celui des cosaques) se révèlent toujours être des éléments essentiels de l’identité des Nagaybaks. Leur idiome est proche de celui des Kryashens, mais une vie depuis longtemps isolée, loin des terres principales du continuum linguistique tatar, ainsi que leur statut social particulier ont conditionné une configuration sociolinguistique différente. À l’époque soviétique, les Nagaybaks étaient officiellement considérés comme des Tatars et leur variante linguistique était qualifiée de tatare. Au cours de la Perestroïka, la conscience de leur spécificité ethnoculturelle et leur volonté ferme d’autodétermination en tant que peuple distinct firent qu’en 1993 ils furent officiellement reconnus comme une ethnie distincte, avec l’ethnonyme officiellement reconnu de Nagajbaki, et leur idiome comme une langue indépendante, la « langue nagaybak » (nagajbakskij âzyk) (Beloroussova 2019).

Les nominations de la langue peuvent être décrites de différents points de vue : historique, étymologique, proprement linguistique (structurelle), cognitive, etc. Cette contribution met l’accent sur la dimension symbolique de la langue et, plus précisément, sur les représentations de la part des locuteurs du continuum linguistique tatar dans son ensemble et de ses variantes locales à travers leurs nominations. La question du glossonyme privilégié (tatar ou bien le nom de la variante locale) a attiré notre attention en lien avec la question de l’autonomie de telle ou telle variante au sein du continuum linguistique tatar, du type et du degré de cette autonomie, des liens existant entre la variante locale et la langue tatare littéraire (standard). L’étude a également eu trait aux questions liées au niveau de valorisation des normes et des formes littéraires/standard et locales de la langue tatare, à la distribution fonctionnelle de la variété standard et des variétés diatopiques, ainsi qu’aux questions liées à l’influence de facteurs externes et internes sur la formation de l’identité ethnique et linguistique locale. Enfin, d’autres aspects de la nomination linguistique (historique, étymologique, etc.) ont été abordés autant que nécessaire pour la présentation de cette recherche.

Méthodologie de la recherche

Problématisation du sujet

Les trois idiomes étudiés (mishar, kryashen et nagaybak) ont une existence tout à fait réelle. Leurs locuteurs sont pleinement conscients de ces idiomes en tant que formes spécifiques et distinctes de la langue. L’objectif de notre étude était de déterminer le degré de cette autonomie au sein du continuum, ainsi que de répondre à la question de savoir quelles sont les représentations qui sous-tendent cette autoconscience linguistique, quels types d’attitudes lui sont associés, quel est le sens de sa dynamique sociolinguistique. Il s’agit de tendances à l’autonomie de l’idiome ou, au contraire, à l’intégration complète au sein du continuum tatar. Les orientations par rapport à ces idiomes sont conditionnées par des raisons que nous évoquons ci-dessous.

L’intérêt pour la situation des variantes mishares de la langue tatare était dû à leur large répartition géographique et à leur fort potentiel démographique, économique et culturel dans le continuum linguistique tatar. Le fait que les locuteurs de l’idiome résident principalement en dehors du Tatarstan5, dans un environnement russophone, tout en maintenant des contacts étroits avec cette république, rend spécifique la configuration de cet idiome et la structure particulière des représentations et des attitudes dont il fait l’objet. Il y a aussi les facteurs qui servent à maintenir ou impacter la préservation de cette variante native de la langue tatare, les mécanismes de sa transmission intergénérationnelle, sa relation avec la langue littéraire tatare et la variante de Kazan.

Les Kryashens, comme mentionné ci-dessus, vivent principalement sur le territoire de la République du Tatarstan. Le type de leur implantation sur le territoire de cette république est celui de la dispersion (voir carte ci-dessous). L’intérêt pour leurs pratiques linguistiques et les représentations de leur idiome découle de la recherche des facteurs qui permettent au groupe de maintenir un haut degré d’identité ethnique et culturelle dans des conditions défavorables face à l’éventualité d’une assimilation, ce qui pose la question du glossonyme employé de préférence. Dans ce cas des Kryashens, deux facteurs principaux ont empêché l’assimilation ethnique. Ainsi, la religion orthodoxe empêche l’assimilation des Kryashens par les Tatars, alors que la langue tatare (variante kryashenne) les protège de l’assimilation avec les Russes6. Le rôle de la religion s’est avéré extrêmement important pour préserver la stabilité ethnoculturelle du groupe. Cependant, le problème de la perte/préservation de l’idiome kryashen lui-même reste ouvert, ce dont nous allons traiter ici.

Carte des villages des Kryashens dans la République de Tatarstan (découpage administratif et territorial de 1967) réalisée par Ûrij S. Muhametšin (Ishakov 2017b : 212).
Fig. 1. Carte des villages des Kryashens dans la République de Tatarstan (découpage administratif et territorial de 1967) réalisée par Ûrij S. Muhametšin (Ishakov 2017b : 212).

La configuration sociolinguistique de la langue des Nagaybaks est intéressante comme exemple d’individuation sociolinguistique de type Ausbausprache favorisé par le facteur distance géographique. Les Nagaybaks vivent de manière compacte dans les raïons de Nagajbakskij et de Čebarkulʹskij dans l’oblast de Tcheliabinsk, les deux étant éloignés de Kazan de plus de mille kilomètres. D’autres facteurs importent également, à savoir la religion chrétienne orthodoxe et, chose très importante, l’appartenance à la communauté des cosaques. L’ensemble de ces facteurs a contribué à la formation d’une identité spécifique, à la préservation de leur culture et à l’auto-élaboration de leur idiome sous le nom de nagaybak. Ensuite, la préservation à l’avenir de la langue et de son éventuelle dynamique pourra faire l’objet d’une étude supplémentaire. Pour l’heure, les facteurs retenus dans le tableau n° 1 ci-dessous pour aborder les processus sociolinguistiques concernant les idiomes susmentionnés sont : l’implantation sur le territoire administratif par rapport à la République du Tatarstan, l’appartenance religieuse (l’islam ou le christianisme), l’éloignement du continuum linguistique principal et la conscience d’avoir appartenu à un groupe social particulier dans le passé.

Facteurs d’identification
IdiomeRésidence
sur le territoire de la République

du Tatarstan
ReligionÉloignement du continuum linguistique principal (Tatarstan)Groupe social spécifique
IslamChristianisme Orthodoxe
MisharNon7OuiNonÀ la marge du continuumNon
KryashenOuiNonOuiAu centre du continuum, de façon disperséeNon
NagaybakNonNonOuiEn dehors du continuum, de façon compacteCosaques
Tableau 1. Les principaux facteurs qui déterminent la spécificité des trois groupes étudiés (Mishars, Kryashens, Nagaybaks).

Étape empirique de l’étude

Inscription géographique de la recherche

Les enquêtes de terrain ont été réalisées dans la région de la Moyenne Volga en octobre 2018 et aux mois de mars, juillet et octobre 20198. Précisément, elles ont été menées dans les oblasts de Nižnij Novgorod et de Penza et dans les Républiques du Tatarstan et de Mordovie. Nous avons recueilli des matériaux relatifs aux représentations de locuteurs natifs par rapport à un certain nombre de variantes mishars, des Tatars de Sergač (oblast de Nižnij Novgorod), de Lâmbirʹ (République de Mordovie), et de Kuznec (oblast de Penza) ; par rapport à l’idiome kryashen dans la République du Tatarstan, dans les raïons de Pestricy, Kukmar, et Mamadyš, ainsi que par rapport à la langue des Nagaybaks (oblast de Tcheliabinsk). Les informations concernant celle-ci n’ont pas été effectuées sur place. Nous avons profité du Festival annuel de la culture de Kryashens de Pitrau9, qui a traditionnellement lieu le jour de la Solennité des saints Pierre et Paul, dans la localité de Zûri du raïon de Mamadyš, dans la République du Tatarstan. À cette fête viennent les Tatars-Kryashens de diverses régions, y compris des Nagaybaks de Tcheliabinsk, qui, en tant que chrétiens, entretiennent des contacts étroits avec les représentants des communautés culturelles Kryashennes du Tatarstan.

Le choix des zones d’enquête de terrain des variantes minoritaires a été déterminé par l’importance démographique, économique et historique de ces groupes régionaux de Tatars, ainsi que par leur identité culturelle prononcée. Parmi les sous-groupes de Mishars, c’est ainsi le cas des Tatars de Sergač, dont l’histoire de l’implantation sur le territoire de l’oblast moderne de Nižnij Novgorod remonte au moins au XVe siècle. C’est également le cas des Tatars de Lâmbirʹ, dont l’habitat compact sur le territoire du raïon de Lâmbirʹ de la République de Mordovie rend ce groupe consolidé, économiquement actif et singulier en termes de culture et de structure identitaire. Du point de vue historique, les Tatars de Lâmbirʹ, ainsi que ceux de Kuzneck dans l’oblast de Penza, constituent un groupe qui s’est séparé au XVIIe siècle des Tatars de Temnikov, dont l’importance historique était très forte. Les contacts entre les membres du groupe et leur volonté de participer à l’étude en tant qu’informateurs ont également joué un certain rôle dans la conception de l’enquête. En outre, le choix des points d’enquête a aussi tenu compte de l’histoire des lieux concernés et de leur fondation en tant que localités tatares pour les Mishars comme pour les Kryashens ou les Nagaybak.

Méthode

Le principe empirique et inductif ayant dominé dans cette recherche sur les représentations et attitudes par rapport aux idiomes tatars à travers leurs nominations, l’étude s’est voulue principalement qualitative. La méthode de recueil des données fut principalement, en conséquence, l’entretien semi-directif faisant partie du paradigme de l’interprétativisme, afin de faire correspondre au mieux ce format de recherche à nos objectifs qui comptaient des facteurs ayant une influence sur la catégorisation sociolinguistique et la nomination de variantes de langue en l’occurrence minoritaire ainsi que sur l’identification des liens internes entre ces facteurs en vue de prédire le sens de la dynamique des situations linguistiques concernées.

Au total, 40 entretiens ont été effectués : 21 entretiens avec les Tatars-Mishars (3 dans l’oblast de Nižnij Novgorod avec les Tatars de Sergač), 12 entretiens dans la République de Mordovie avec les Tatars de Lâmbir’, et 6 dans l’oblast de Penza ; 17 parmi les Tatar-Kryashens ; 2 avec plusieurs représentants de Nagaybaks. Dans la majorité des cas, plusieurs répondants étaient présents. Dans les citations des extraits des entretiens, chaque informateur est codé par le biais de la lettre I et d’un chiffre. Par exemple, I1 : informateur 1, I2 : informateur 2, etc. Les entretiens transcrits ont constitué le corpus textuel de recherche. Il a été codé selon les catégories décrites ci-dessous.

Le public d’informateurs ciblé par cette recherche a compris des représentants des organisations de militants et des autonomies culturelles des Tatars et des Kryashens, des rédactions de journaux en langue tatare, des popes et des religieux musulmans, des personnalités culturelles liées aux arts nationaux, des directeurs d’école et des enseignants de la langue et de la littérature tatares, des représentants des structures commerciales et des locuteurs natifs ordinaires. Pour des raisons éthiques, tous les entretiens ont été codés de la manière suivante :

I1 : numéro d’ordre de l’entretien
M : sexe masculin ; F : sexe féminin
I, II, III : le chiffre romain désigne une cohorte d’âge (I, de 20 à 35 ans ; II, de 36 à 55 ans ; III, plus de 56 ans)
KR : les Kryashens
M : les Mishars de Mordovie (Tatars de Lâmbir’)
P : les Mishars de Penza (Tatars de Kuzneck)
NN : les Mishars de Nižnij Novgorod (Tatars de Sergač)
2018 : l’année des recherches sur le terrain
mars : le mois de réalisation des enquêtes

Par exemple, le code I4MII-M2019oct signifie : interview n° 4, homme, âgé de 36 à 55 ans, Mordovie, octobre 2019.

Bases théoriques

Dans le cadre de cette étude, les représentations apparaissent sous forme d’idéologèmes actualisés dans le discours des locuteurs natifs. Par actualisation, on entend le choix et la proposition faite par l’informateur de telle ou telle représentation en tant que caractéristique de l’objet étudié. La fréquence de l’apparition de l’une ou l’autre de ces représentations en indique l’importance pour les locuteurs. Elles forment un réseau de sens usuel du champ sémantique et cognitif dénommé par le glossonyme. Dans un certain sens, la représentation peut être considérée comme la base de la formation des attitudes, dont la nature dynamique définit la structure des représentations et détermine leur valeur. Compte tenu qu’ici il s’agit d’un objet d’étude de nature plus complexe que la langue mais, si on s’adresse à la terminologie linguistique, il semble possible de comparer avec certaines réserves les représentations (terme relevant de la psychologie) avec le dictum de l’énonciation de Ch. Bally, alors les attitudes forment un cadre modal (modus). Les représentations donnent du contenu à la nomination, tandis que les attitudes expriment une volonté d’agir et un jugement sur la situation sociolinguistique.

Nous commencerons l’analyse du champ symbolique des situations linguistiques par la sélection d’une liste de représentations, puis nous passerons aux attitudes. Les nominations de l’idiome présentées comme stimuli lors d’entretiens avec les locuteurs ont permis d’obtenir des échantillons de discours sur leur idiome et sa situation sociolinguistique. Cela a permis d’identifier la structure de ces représentations10 et aussi de ces attitudes, dont la principale était la loyauté par rapport à l’idiome. Auprès des locuteurs d’idiome, l’évaluation de la situation sociolinguistique liée à des attitudes d’insécurité linguistique, de frustration linguistique et à la transmission consciente/spontanée de la langue à la jeune génération est également significative. Le type de besoins linguistiques que l’on peut discerner joue également un rôle important11. Il détermine l’idéologie linguistique et l’activité personnelle du locuteur de l’idiome.

La structure des représentations du glossonyme est liée aux structures de l’identité linguistique et ethnique, aux fonctions instrumentales et symboliques du langage ainsi qu’au domaine de la politique et de l’aménagement linguistiques. Ces liens, en fonction de leur importance pour les locuteurs de l’idiome et en fonction de la configuration de la situation linguistique, sont actualisés dans les interviews sous forme de groupes de représentations linguistiques et d’attitudes qui y sont liés. Par exemple, pour les locuteurs des idiomes mishars, le caractère autochtone de leur ethnie est d’une grande importance. Par conséquent, pour eux, l’ancienneté et le caractère autochtone de leur expression linguistique le sont aussi. Dans la structure de l’identité des Mishars et des Tatars de Kazan, les traditions étatiques jouent un rôle important. La loyauté des Tatars de Kazan se portait principalement sur le Khanat bulgare de la Volga et celle des Mishars sur la Horde d’Or, choses qui influent également sur leurs attitudes envers leurs idiomes propres, eux-mêmes liés à leurs territoires respectifs et non à d’autres, « étrangers ». Par ailleurs, dans la structure de l’identité des Kryashens, le christianisme joue un rôle essentiel et y figure souvent le motif de l’adoption ancestrale du christianisme, sans que soit mis en évidence celui du rejet de l’islam. Le facteur de leur autochtonie clairement territorialisée importe. Pour les Nagaybaks, leur histoire en tant que groupe cosaque apparaît comme le signe inconditionnel de leur identité, ce qui influe grandement sur la perception de leur idiome comme langue à part et maintient l’usage du glossonyme.

Le domaine de la politique et de l’aménagement linguistiques repose sur la situation linguistique car il répond à ses demandes et à ses défis mais les mesures qui en découlent peuvent affecter et recatégoriser des expressions linguistiques, y compris en institutionnalisant et fixant certains glossonymes dans le discours public. Or le facteur politique linguistique est particulièrement important pour les réalités linguistiques de l’URSS et de l’espace post-soviétique. Ainsi, par exemple, le sens moderne de la notion de « langue tatare » a pris forme au fil de mesures conscientes, décisives et volontaires, à l’époque de l’« édification linguistique » (jazykovoe stroitel’stvo) en URSS dans les années 1920-30.

Schématiquement, la logique de notre approche et le rôle de la nomination de la langue comme point de départ de l’analyse de la situation linguistique en général et de sa dimension symbolique en particulier sont présentés ci-dessous dans la figure 2. Celle-ci est censée évoquer les relations existant entre la nomination d’un idiome et quatre fonctions liées à la situation linguistique : la fonction identitaire des locuteurs de la langue, la fonction instrumentale de la langue, la fonction symbolique de la langue, la fonction sociale normative de la langue (fonction de régulation interne, en particulier l’établissement des relations de proximité sociale), ainsi que la relation entre la situation linguistique et son impact par des mesures de politique linguistique et d’aménagement (fonction de régulation externe).

La nomination d’un idiome dans la structure de la situation linguistique (réalisé par S. Moskvitcheva).
Fig. 2. La nomination d’un idiome dans la structure de la situation linguistique
(réalisé par S. Moskvitcheva).

Ce modèle a servi de base à l’analyse du corpus d’entretiens auquel a été appliquée une procédure de codage selon quatre catégories : identité linguistique/ethnique, dimension instrumentale de la situation linguistique (pratiques linguistiques), dimension symbolique et politique linguistique et ses effets. Les dénominations des variantes locales de la langue tatare (mishare, kryashenne et nagaybak), ainsi que la variante de Kazan (centrale) et la langue littéraire tatare ont été utilisés comme glossonymes-stimuli12. La procédure de codage des textes des entretiens a permis d’obtenir cinq groupes de représentation selon les fonctions identitaire (F1), instrumentale (F2), symbolique (F3), normative (F4), et de régulation (politique linguistique / aménagement) (F5). Ces groupes se sont avérés les plus importants dans la structure des relations des trois situations étudiées (mishar, kryashen et nagaybak). Les principaux types de représentation, répartis en cinq facteurs, sont présentés dans le tableau n° 2. Le groupe de facteurs liés aux fonctions instrumentale (F2) et symbolique (F3) est situé dans la même case du tableau car les représentations associées à l’utilisation réelle de la langue en tant qu’instrument de communication (F2) et les représentations de l’utilisation symbolique de la langue en tant que marqueur d’identité ethnique/culturelle/religieuse ou autre (F3) sont liées à l’utilisation de la langue dans les mêmes domaines.

GroupeLes facteurs déterminant la représentation
Groupe 1 Identité F1 « Qui sommes-nous ? »ethnicité ; territoire / autochtonie ; histoire / mémoire des traditions étatiques / structure étatique ; religion ; culture traditionnelle / d’élite ; groupe social
Groupe 2 Fonction instrumentale F2 « Quelle langue utilisons-nous ? »   Groupe 3 Fonction symbolique F3 « Qu’est-ce que cela signifie pour nous ? »domaines d’utilisation : – dans les situations de communication quotidienne en famille ; – dans des situations de communication anonyme de différents niveaux ; – langue de formation ; – langue de la culture populaire/élevée ; – langue et religion
Groupe 4 Fonction normative F4 « Quelle langue devrions-nous utiliser ? »Formes de langage et domaines d’utilisation : – langue littéraire – forme littéraire du kryashen – forme littéraire du nagaybak – variante de Kazan – variante mishar – variante kryashen – variante nagaybak
Groupe 5 Fonction de régulation « Politique linguistique » F5 « Que faire pour que les besoins linguistiques soient satisfaits »– idéologies linguistiques diffusées via le discours officiel et les discours des acteurs de la politique linguistique ; – vecteur de normalisation ; – vecteur de revitalisation ; – vecteur de divergence sociolinguistique et d’autonomie d’un idiome ; – vecteur de convergence sociolinguistique
Tableau 2. Types de représentations significatives dans le continuum linguistique tatar.

La loyauté linguistique

Parmi les attitudes, le rôle principal appartenait certainement à la loyauté linguistique, dont nous examinerons plus en détail la structure et les paramètres. Néanmoins, il est important de noter que l’insécurité linguistique et la frustration linguistique jouent aussi un rôle important dans les situations linguistiques étudiées. En raison de l’espace limité celles-ci n’ont pas été analysées dans ce chapitre. La transmission consciente/spontanée de la langue à la jeune génération et en général à tous ceux qui souhaitent apprendre la langue, apparemment, aurait dû être examinée séparément et plus en détail. Pourtant, ce chapitre ne l’aborde pas non plus, à l’exception de quelques remarques en relation avec les types de loyauté discutés.

Pour déterminer les types de loyauté, nous avons utilisé l’approche proposée par Lorena Ciscar Ramírez et al. (2002), dans laquelle la fonction instrumentale de la langue forme la base de la grille d’analyse et la typologie des loyautés est construite en fonction des domaines d’utilisation de la langue et des compétences linguistiques (actives/passives) en expression orale et écrite. Les auteurs proposent de distinguer entre la loyauté instrumentale 1 (L-Ins1), associée à l’utilisation de la langue dans des situations de communication familiale, la loyauté instrumentale 2 (L-Ins2), associée à des situations de communication anonyme, la loyauté instrumentale 3 (L-Ins3), associée à l’utilisation de la forme écrite de la langue, ainsi que la loyauté évaluative (L-Ev). En général, cette approche des types de loyauté semble pertinente et efficace. Cependant, la spécificité de la situation étudiée, en particulier la présence d’une langue littéraire fonctionnellement développée, la position particulière du dialecte central (de Kazan), associée à l’existence d’une autonomie nationale (la République du Tatarstan), le rôle important de la religion dans les processus d’identification linguistique et de particularisation linguistique, rend nécessaire les précisions à apporter au système proposé par ces auteurs afin de l’adapter à la situation étudiée.

Dans le cadre de la loyauté évaluative, principalement associée à un groupe de représentations symboliques, nous proposons de distinguer la loyauté esthétique (L-Ev-Esth), la loyauté affective (L-Ev-Af) et la loyauté historique (L-Ev-His), associée aux représentations sur l’ancienneté et la valeur attribuée à la culture tatare. Ces types de loyauté ont été identifiés sur la base de l’analyse des données du corpus d’entretiens. Il est également nécessaire de distinguer le type prescriptif de loyauté (L-Pres) associé aux concepts de norme et de tradition perçus par les locuteurs comme des valeurs de référence. Cela étant dit, la structure de la loyauté linguistique sera ici la suivante :

Type de loyautéCaractéristiquesRapport à la structure de la situation linguistiqueRapport
aux besoins
des personnes
13
Instrumentale (L-Ins)
Instrumentale 1 (L-Ins1)Communication
familiale
situations de communication formes de langue (variations diatopiques, -stratiques et -phasiques)compétences
Instrumentale 2 (L-Ins2)Communication quotidienne anonyme
Instrumentale 2A (L-Ins2a)Communication dans les domaines de la religion, de l’éducation, de la culture
Instrumentale 3 (L-Ins3)Communication écrite
Évaluative (L-Ev)
esthétique (L-Ev-Esth)Beauté de la langueformes de langue (variations diatopiques, -stratiques et -phasiques)proximité sociale autonomie
affective (L-Ev-Af)Amour de l’idiome
historique (L-Ev-His)Ancienneté, autochtonie, gloire
Prescriptive (L-Pres)Valeur/loyauté par rapport aux normes et traditionssituations de communication formes de langue (variations diatopiques, -stratiques et -phasiques)autonomie
Tableau 3. Types de loyauté et leur rapport à la structure de la situation linguistique et les besoins des individus.

La typologie de la loyauté, basée sur la fonction instrumentale de la langue, paraît être valide et adéquate pour analyser les situations linguistiques minoritaires à condition qu’un niveau de vitalité des idiomes qui y sont liés, et, en premier lieu, d’utilisation réelle de la langue dans les pratiques linguistiques quotidiennes, soit suffisamment élevé. Le continuum linguistique tatar de la moyenne Volga caractérisé par un haut niveau de préservation et d’utilisation de la langue correspond à cette condition. Cependant, il est nécessaire de déterminer quelles variantes exactes de la langue/des langues sont associées au plus grand nombre de représentations dans le discours épilinguistique des locuteurs dans chacune des régions étudiées. Il peut s’agir de la langue littéraire tatare, ainsi que du dialecte de Kazan ou d’un idiome local. Cela permettra d’analyser les représentations de chaque variante et de déterminer les relations entre les idiomes qui formeront le noyau de la structure de la loyauté, ce qui permettra alors de mieux cerner les configurations de la diglossie dans les régions étudiées.

Contexte de l’étude : facteurs d’influence généraux

Avant de passer à l’analyse des représentations dans des situations spécifiques, il convient de donner quelques indications sur le contexte général de l’étude et sur ses traits spécifiques. En particulier, une description plus détaillée sera donnée pour les facteurs extralinguistiques et sociolinguistiques les plus importants, que nous avons brièvement énumérés dans l’introduction, et qui sont caractéristiques de toutes les configurations de la langue tatare dans la région étudiée. Ces facteurs comprennent le type d’implantation des locuteurs et les pratiques culturelles et linguistiques qui y sont liées, les effets de la politique linguistique de l’URSS et de la Fédération de Russie dans la région, le rôle de la culture haute dans la langue tatare, ainsi que les types de diglossie et de bilinguisme. Il semble de plus nécessaire d’examiner plus en détail la dynamique du sens et du contenu de la notion « langue tatare » de la fin du XIXe siècle à la fin des années 1940 du XXe siècle.

Type d’habitat et risques de substitution linguistique

L’habitat compact et ethniquement séparé est de tradition pour les zones rurales de la Russie et tout à fait caractéristique pour les Tatars comme les Russes14. Cela a joué et continue à jouer un rôle important dans la préservation et l’utilisation de la langue : les localités tatares et russes de composition ethniquement homogène, situées à proximité et interagissant les unes avec les autres, ne se sont jamais mélangées. Dans la République du Tatarstan, la situation est encore plus compliquée à cause de la présence de localités tatares, kryashens et russes15. Le fait que les gens habitent dans « leur » localité crée un environnement linguistique local assez homogène. En outre, la mobilité relativement faible de la population dans le passé et la rareté des mariages interethniques jusqu’aux années 1970-1980 ont favorisé la stabilité de la situation linguistique. Ces mariages ont été entravés principalement par la religion (l’islam chez les Tatars et le christianisme orthodoxe chez les Russes et les Kryashens) et les stéréotypes comportementaux qui y sont associés, tels que les interdits alimentaires.

Le Kryashen, localité de Komarovka (raïon de Mamadyš, Tatarstan)

SM : Et avant… Y avait-il beaucoup de mariages mixtes dans les années 50 et 60 ?
I : À cette époque-là, ils étaient beaucoup plus rares… Très rares. Les gens étaient même surpris… si quelqu’une avait épousé un Tatar. Il y a un village mari à proximité, à trois kilomètres d’ici. Et pourtant, à l’époque, les gens de notre village ne se sont jamais mariés avec des gens de leur village.
SM : Pourquoi ? Les Maris sont orthodoxes, c’est ça ? Alors, qu’est-ce qui avait empêché ?
I : C’est un autre peuple. (I12-MIII-Kr-2019 juillet)

En général, le système traditionnel d’organisation et de régulation des relations matrimoniales était un facteur essentiel pour la préservation de la langue. Par exemple, les habitants de différentes localités kryashennes se rencontraient régulièrement pendant des fêtes communautaires, les jeunes avaient donc l’occasion de se rencontrer. Or ces contacts ont en même temps contribué au maintien de la communication en idiome kryashen. En même temps, les contacts de diverses sortes entre les groupes de population en dehors de « leurs » localités ont été et sont toujours étroits. À l’époque soviétique, les localités tatares et russes pouvaient faire partie d’un même kolkhoze ou d’un même sovkhoze. Auparavant et maintenant, les habitants utilisent une structure sociale commune qui est généralement située au centre du raïon. Ils peuvent fréquenter la même école (généralement le lycée qui est presque toujours hors de la localité), le même hôpital, les mêmes centres de loisirs, bibliothèques etc. La langue commune de communication dans ces cas de contact multiethnique est alors le russe.

En ce qui concerne la mobilité de la population, à partir des années 1970-1980 du XXe siècle, elle s’est accrue. Et dans les années 1990, la tendance à quitter les villages pour s’installer dans des agglomérations plus importantes a fortement augmenté. La présence de grandes villes, surtout si celles-ci se trouvent à proximité, contribue à l’exode rural des jeunes. Ceci est principalement dû à un manque d’emplois dans les zones rurales, bien que les régions étudiées soient traditionnellement des zones agricoles rentables. L’abolition des kolkhozes et la modernisation de l’agriculture par la création de grandes exploitations et la transition vers ces nouvelles fermes ont également contribué à l’extinction de la localité. La forte mobilité de la population liée au déménagement vers les centres de raïon ou dans les grandes villes affecte ainsi la transmission intergénérationnelle de la langue : les jeunes, et en particulier les enfants qui sont nés et vivent en ville, ne connaissent plus la langue tatare. L’érosion linguistique et culturelle dans un environnement linguistique tatar, stable jusque très récemment, a par conséquent commencé. Cela s’applique à la fois à la république du Tatarstan et aux autres régions de l’ensemble traditionnel tatar. Voici quelques autres exemples tirés de nos interviews :

Le kryashen, localité de Komarovka (raïon de Mamadyš, Tatarstan)

SM : Et la population rurale, est-elle plus ou moins stable ici ou diminue-t-elle ? Et si elle diminue, est-ce que ce processus est rapide ?
I : Elle diminue de façon assez dynamique. Le taux de natalité dans les zones rurales est faible aujourd’hui, et les gens partent pour les grandes villes ou pour Mamadyš [le centre du raïon] (I13-МII-Kr-2019juillet).

Toutefois, il existe des tendances de mobilité inverses. Les gens reviennent dans les villages pour y vivre à la retraite, après avoir terminé leur carrière. Pour ce faire, les jeunes et les personnes d’âge moyen y construisent des maisons, les maintiennent. Les gens passent leurs vacances au village, ils y envoient leurs enfants en vacances. C’est la situation que nous avons observée, par exemple, dans la localité de Krasnaâ Gorka, dans l’oblast de Nižnij Novgorod, et dans plusieurs autres localités. Il n’est pas rare non plus que les hommes travaillent en permanence ou par rotation en dehors d’une localité, tandis que les femmes et les enfants restent à la maison. Dans ce cas, le lien avec le village demeure, ce qui contribue a priori à soutenir la langue tatare, et surtout les variantes qui sont traditionnelles pour la région.

Il faudrait cependant parler de ces processus avec une certaine prudence et plutôt les considérer comme des tendances. Il faut aussi tenir compte du fait que les localités de petite et moyenne taille – tatares et russes – disparaissent, les gens se déplacent vers de plus grands lieux d’implantation où il y a des écoles, des collèges, des lycées et d’autres infrastructures. Souvent mais pas toujours, il s’agit, en règle générale, des centres de raïon habités par une population déjà mélangée. Néanmoins, il existe encore de grandes localités tatares monoethniques, économiquement fortes, dans toutes les zones étudiées. Parmi elles, on pourra citer par exemple Krasnaâ Gorka (oblast de Nižnij Novgorod), Srednââ Elûzanʹ (oblast de Penza), Tatarskaâ Tavla (République de Mordovie).

Effets de la politique et de l’aménagement linguistiques

La politique soviétique nationale et linguistique reposait sur les principes de l’autonomie nationale et territoriale. Cela impliquait la création d’unités administratives et territoriales allant des plus grandes (République soviétique) aux raïons nationaux et même aux conseils de localité nationaux dans les lieux d’implantation compacte de tel ou tel peuple (Moskvitcheva 2021). Ainsi, sur le territoire de l’oblast de Nižnij Novgorod (oblast de Gorki, jusqu’en 1990), il y avait le raïon national tatar de Krasnooktâbrʹskij (1929-1962) et sur celui de la République de Mordovie, le raïon national tatar de Lâmbir’ (1933-1963). En outre, il y avait un grand nombre de conseils de localité nationaux dans les territoires des raïons « ordinaires » c’est-à-dire non nationaux. L’existence d’unités administratives et territoriales nationales présupposait une infrastructure développée en langue tatare (presse, bibliothèques, clubs, loisir). Cela permettait non seulement de maintenir l’environnement linguistique, mais aussi de le développer, d’inculquer de nouvelles formes de la culture haute à la population et d’assurer la communication en langue native dans des sphères sociales supérieures.

L’aspect le plus important de la politique linguistique qui a profondément influencé un développement positif de la situation sociolinguistique et sa configuration actuelle a été l’enseignement en tatar dans les écoles avec ceux de la langue littéraire et de la littérature tatare16. L’idéologie de l’édification linguistique en URSS17 avait donné la priorité au développement de l’éducation dans la langue maternelle/nationale18 dans l’enseignement secondaire complet (10-11 ans d’études)19, l’enseignement secondaire général (7-9 ans) ou, au moins, dans l’enseignement primaire (3-4 ans d’études). Dans le même temps, le développement de la culture traditionnelle dans les langues nationales était encouragé. Il s’agissait généralement d’ensembles choraux et de danse, ainsi que du développement des arts appliqués traditionnels, mais aussi de très belles éditions de textes divers et variés de littérature populaire dans les langues d’origine et avec la traduction en russe.

Les traces de ces traditions, héritage de l’idéologie de l’ère soviétique, se sont maintenues et préservées jusqu’à nos jours. Dans toutes les localités d’habitat compact des Tatars en dehors de la République du Tatarstan, l’enseignement de la langue et de la littérature tatares est proposé soit dans les écoles primaires (de la 1re à la 4e année d’étude), soit dans les écoles secondaires générales (de la 5e à la 9e année d’étude), soit dans les écoles secondaires complètes (de 10 à 11 années d’études) en lien avec les nombres d’habitants et d’élèves de la localité concernée. À partir de 2019, il s’est agi d’un enseignement de deux heures par semaine de tatar et la littérature tatare à tous les niveaux. Avant cela, le nombre d’heures variait selon l’année d’étude et pouvait aller jusqu’à 5 heures par semaine (langue et littérature tatares ensemble). Dans toutes les localités étudiées, jusqu’à la fin des années 1960 et au milieu des années 1970, il y avait des écoles où l’enseignement de toutes les matières (à l’exception de la langue et de la littérature russes) était entièrement dispensé en tatar. À l’heure actuelle, les écoles avec l’enseignement dispensé en langue tatare n’existent que dans la République du Tatarstan. En République de Mordovie, la dernière école nationale tatare20 a existé dans la localité de Tarhany, dans le raïon de Temnikov, et a été fermée en 2019.

De nos jours, il existe par ailleurs, dans les lieux de résidence compacte des Tatars, des musées de la culture tatare dans toutes les écoles. En règle générale, il s’agit de musées d’histoire locale ou ceux qui sont consacrés à des personnages importants de la culture tatare, des personnes connues originaires d’une localité. Du reste, presque toutes les écoles possèdent des clubs ou d’autres formes d’activités extrascolaires liées à la culture nationale (chorale, danse, lutte nationale à la ceinture (koreš)…). Toutes les écoles organisent des concours littéraires pour la meilleure prose ou poésie en langue tatare. Les gagnants des concours locaux participent ensuite au concours au niveau de l’oblast ou de la République et au concours panrusse qui se tient chaque année à Kazan. Tout cela contribue certes, à son niveau, à la préservation et au maintien de la langue et d’un environnement linguistique favorable.

Le rôle de la langue littéraire tatare
et de la littérature en langue tatare

L’existence d’une langue littéraire ou standard développée est d’une importance capitale pour la situation du tatar. Dans le continuum étudié, il existe trois formes de langue littéraire avec des histoires propres et des fonctionnalités différentes. La langue littéraire tatare proprement dite a des traditions écrites anciennes ainsi que des structures développées, fonctionnelles, stylistiques et de genre. Ses premiers textes remontent au XIIIe siècle. La forme moderne de cette variété a commencé à se former dans la seconde moitié du XIXe siècle, en se basant principalement sur le vocabulaire du dialecte central (de Kazan) et la grammaire du dialecte occidental (mishar)21. Le rôle principal de ces deux dialectes permet à leurs locuteurs de considérer la langue littéraire comme « la leur ».

Outre la langue littéraire tatare, une langue littéraire des Tatars « baptisés » (kreŝeno-tatarskij âzyk) a été créée22 pour les Kryashens dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il s’agissait principalement d’une variété destinée à la liturgie orthodoxe, à la traduction de la Bible et d’autres ouvrages religieux chrétiens, mais aussi d’ouvrages pratiques concernant le traitement des maladies humaines et animales, l’hygiène, l’entretien ménager, etc. Contrairement à la langue littéraire tatare qui, avant les réformes des années 1920-1930, utilisait l’alphabet arabe23, la langue des Tatars baptisés fut initialement mise au point sur la base de l’alphabet cyrillique. Cette forme de langue a été activement utilisée jusqu’à la fin des années 1920 du ХХe siècle par les Kryashens du Tatarstan et les Nagaybaks (cf. infra, Fig. 3). Actuellement, elle n’est utilisée que dans le domaine ecclésiastique. Mais c’est exactement cette variante que les Kryashens considèrent comme étant leur propre langue qu’ils catégorisent d’ailleurs comme langue (jamais comme dialecte du tatar) et qu’ils nomment « kryashen ».

Rapport entre les formes standard (littéraires) et dialectales du continuum linguistique tatar (réalisé par S. Moskvitcheva).
Fig. 3. Rapport entre les formes standard (littéraires) et dialectales du continuum linguistique tatar (réalisé par S. Moskvitcheva).

Enfin, dans les années 1990, une version écrite24 de l’idiome nagaybak est apparue mais elle n’a pas connu une large diffusion, notamment en raison du nombre réduit des Nagaybaks. Son utilisation est donc très limitée. La figure 3 montre schématiquement la relation entre les formes de langue littéraire « tatares ». La langue littéraire (standard) tatare est devenue la langue littéraire des Kryashens et des Nagaybaks à partir de la fin des années 1920 du XXe siècle. Elle reste la variété standard de référence pour les Kryashens dans tous les domaines, à l’exception de la religion. Les Nagaybaks, qui ont obtenu le statut de peuple distinct en 1993, utilisent la langue littéraire des Tatars baptisés de N.I. Ilminskij (cf. supra) dans leurs pratiques religieuses. Dans d’autres domaines, soit le tatar standard, soit leur propre version de la langue écrite (très rarement) sont utilisés.

L’enseignement en tatar et/ou l’enseignement du tatar comme discipline dans la République du Tatarstan et dans les zones d’implantation des Tatars en dehors de la République a contribué à l’adoption et à la diffusion généralisée de la forme standard du tatar, également variante prestigieuse. Une conséquence importante de cet enseignement du tatar aura été la consolidation de l’espace communicationnel tatarophone, la maîtrise de la variante standard permettant d’accroître le niveau de compréhension dans les actes de communication où participent des locuteurs de différents idiomes. Le fait de pouvoir lire et écrire exerça, comme ailleurs dans une telle configuration, un effet positif sur le prestige de la langue. De plus, la capacité de mise en œuvre de compétences dans le domaine de la langue écrite aura créé à cet échelon des besoins linguistiques instrumentaux. L’existence et la disponibilité d’un grand nombre d’œuvres littéraires de qualité, de différents genres et susceptibles d’intéresser divers groupes cibles, jouent là aussi un rôle important. Il s’agit de la poésie, la prose et la dramaturgie, et la plupart de ces œuvres ont un sujet et une intrigue modernes ou actuels et non figés dans une perception folklorisante de la langue. Voici un exemple tiré de nos entretiens :

Le mishar, ville de Saransk (Mordovie)

SM : Existe-t-il une littérature attrayante, intéressante pour enfants ?
I1 : Bien sûr. Il y a une littérature d’aventure. Il y a des livres tatars que vous ne connaissez pas. Ils ne sont pas traduits en russe, mais ils ont été écrits en tatar, ces livres pour enfants. Par des écrivains pour enfants.
SM : S’agit-il de livres contemporains ?
I1 : Oui. Il y a des livres contemporains, mais aussi ceux qui ont été écrits dans les années 30 ou 50. Il existe des livres d’aventures glorifiant nos commandants tatars rouges qui ont combattu contre les Basmatchis25, disons, en Ouzbékistan, en Asie Centrale.
SM : Sont-ils populaires maintenant ?
I1 : Ils sont demandés ! Ils sont intéressants à lire. Nous comprenons que c’est de la propagande. Mais quand même ! Ils sont très passionnants. Il y a aussi des livres de fiction en tatar. (I8-MII-RМ2019oct)

Types de diglossie dans la région étudiée

Les types de représentation de la langue et la loyauté linguistique sont liés au schéma principal de la diglossie. Dans notre cas, nous pouvons parler à la fois de diglossie russe-tatare et de diglossie tatare-tatare, dont la configuration comprend les relations et les représentations entre la langue tatare littéraire, le dialecte de Kazan et les idiomes locaux, soit donc le mishar et le kryashen, et la langue nagaybak. La diglossie russo-tatare, la prédominance de la langue russe dans les villes situées en dehors de la République du Tatarstan et dans les grandes et moyennes villes de la République, ainsi que la situation incertaine de la transmission de la langue tatare aux jeunes générations demeurent des problèmes pour la préservation d’un usage fonctionnellement normal de la langue tatare. Ce problème s’inscrit dans la configuration classique de la diglossie entre une langue d’État majoritaire fonctionnellement forte et une langue minoritaire au sein d’un État.

Il y a une autre question, peut-être plus significative du point de vue des prévisions sur la dynamique du continuum linguistique tatar, qui renvoie aux rapports entre les représentations des idiomes périphériques, mishar, kryashen et nagaybak, de la langue littéraire (standard) tatare et du dialecte central (de Kazan), et les attitudes qui prévalent à leur égard. Le rôle particulier du dialecte de Kazan découle du rôle de la ville de Kazan en tant que centre politique, culturel et scientifique de la République du Tatarstan et de sa région. C’est aussi le centre de la préparation et de publication des ouvrages littéraires et scientifiques en langue tatare, de l’élaboration et de la production des manuels et des matériaux pédagogiques de et en langue tatare destinés à toutes les écoles de Russie où la langue tatare est enseignée et où il y a des matières enseignées en tatar. Des villes du Tatarstan comme Kazan, Naberežnye Čelny, Nijnekamsk font partie des grandes villes industrielles de la Russie, et des centres d’attraction de la population active. De plus, Kazan était la capitale du Khanat de Kazan et, par la suite, le centre reconnu de la pensée musulmane et culturelle de l’Empire de Russie. Ces facteurs, ainsi que d’autres, donnent une grande importance et un prestige particulier au dialecte de Kazan et contribuent à sa représentation comme une langue tatare « vraie » et « pure ». En même temps, les locuteurs natifs – surtout des représentants des dialectes mishars – perçoivent souvent le dialecte de Kazan et la langue littéraire tatare comme des expressions synonymes et peuvent donc les mélanger. Cela se reflète dans le fait que le tatar littéraire est souvent appelé « tatar de Kazan » dans un discours spontané irréfléchi. Quoi qu’il en soit, en réalité, lorsqu’on demande à nos informateurs de préciser ces expressions, ils ne mélangent pas la langue littéraire proprement dite et le dialecte de Kazan (central).

Bilinguisme selon les groupes d’âge

Dans tous les raïons enquêtés, la langue administrative et celle utilisée dans la documentation est le russe. Tous les habitants des localités tatares sont, dans une certaine mesure, bilingues tatar-russe ou bien russe-tatar. Le degré de maîtrise du russe et du tatar peut varier et dépend de la trajectoire de vie de chaque locuteur. Aujourd’hui, trouver des monolingues tatars absolus est une tâche difficile, voire impossible. Depuis 1938, l’URSS a introduit l’enseignement obligatoire de la langue et de la littérature russes dans toutes les écoles nationales. Nos informateurs de 85 à 90 ans ont tous étudié le russe sans exception. Néanmoins, dans un certain nombre de cas, les interviews avec les femmes âgées ont été menées avec l’aide d’un interprète : ces dernières avaient compris l’essence de la question, avaient commencé à répondre avant que la question ne soit traduite en tatar, mais s’étaient exprimées avec plus d’aisance dans cette langue. La compétence en russe des femmes de la génération la plus âgée peut varier d’une maîtrise complète à une faible connaissance. Les femmes les plus âgées connaissent moins bien le russe, car leur mobilité tout au long de leur vie s’était limitée à leur village ou à quelques localités voisines, parfois le centre de raïon. En revanche, les hommes de toutes les générations ont tendance à parler couramment ou très bien le russe. Parmi les raisons de cet état de fait, il convient de mentionner le service militaire où on n’utilisait et n’utilise que la langue russe, ainsi qu’une mobilité territoriale plus élevée que pour les femmes.

L’égale maîtrise du tatar et du russe est caractéristique de la génération intermédiaire. En règle générale, il s’agissait des personnes ayant reçu un enseignement secondaire général (8-9 années d’études) ou, dans certains cas, un enseignement secondaire complet (10-11 années d’études) dans une école nationale où la langue d’enseignement était le tatar. Ils maîtrisent la version parlée des idiomes locaux mais aussi la langue littéraire orale et écrite. Et ils ont fait leurs études secondaires et supérieures en langue russe. Ils se caractérisent, de plus, par un degré élevé de mobilité territoriale et par des changements relativement fréquents de résidence et d’emploi.

Les jeunes vivant dans des zones de résidence traditionnelle des Tatars dans la plupart des cas parlent une variante locale de la langue tatare. La maîtrise d’une langue littéraire dépend de la possibilité de l’apprendre à l’école. Cependant, le nombre d’écoles dispensant un enseignement en tatar n’a cessé de diminuer depuis la fin des années 1960 et le milieu des années 1970. À l’heure actuelle, partout sauf au Tatarstan, la langue tatare n’est enseignée que comme une matière et le nombre d’écoles qui l’enseignent diminue également. Par exemple, dans les années 1990, l’Oblast de Nižnij Novgorod comptait 34 écoles où la langue tatare était enseignée en tant que matière. En 2018, il en reste 11 (I1-FII- M-NN2018oct). Dans tous les entretiens, on a constaté la baisse du niveau des connaissances et de l’utilisation de la langue tatare dans la jeune génération. Cela est particulièrement vrai pour les enfants et petits-enfants des informateurs qui vivent avec leurs parents dans les zones urbaines. En général, un début de substitution linguistique peut être daté du milieu des années 1970.

Analyse des représentations
et des attitudes à l’égard des idiomes retenus

Après ces éléments de contexte, nous présenterons en suivant une sélection de résultats de l’analyse des nominations des idiomes tatars en se fondant sur l’exemple central des représentations et des attitudes à l’égard du mishar au miroir du kryashen et du nagaybak dans le cadre du continuum linguistique tatar de la région de la Moyenne Volga et de l’Oural. Nous ferons précéder par ailleurs cette présentation d’un rappel de la signification moderne de l’ethnonyme « Tatar » et du glossonyme « langue tatare » qui sont interdépendants.

Formation de la signification moderne
de l’ethnonyme « Tatars » et du glossonyme « langue tatare »

La dénomination « Tatar » a évolué au cours des 150 dernières années, passant d’une nomination vague et indéfinie de tous les peuples turcs et parfois même non turcs de l’Empire russe au nom d’une nation moderne et du peuple tatar. Pratiquement jusqu’aux premières décennies du XXe siècle, « Tatar » et « langue tatare » doivent être considérés comme des nominations exogènes par rapport à des groupes très différents de la population turcophone de l’Empire. La formation de la signification et la portée moderne du concept de Tatar sont liées aux mouvements nationaux de renaissance des Tatars et, plus largement, des musulmans, ainsi qu’aux idées du jadidisme, qui sont apparues parmi les Tatars de Crimée, mais qui se sont aussi rapidement répandues parmi les Tatars de la région de la Volga. Les idées et projets de construction d’une nation culturelle des années avant la révolution de 1917 ont également joué un rôle important. La politique nationale et linguistique des bolcheviks, dont l’objectif était de construire des nations soviétiques, a emprunté de nombreuses idées à la période précédente, en les réinterprétant dans l’esprit du marxisme (Moskvitcheva 2021).

En se basant sur l’exemple de trois dictionnaires encyclopédiques, il est facile de retracer comment la sémantique de la dénomination « Tatar » ou « Tatars » au pluriel, et du glossonyme « tatar » a évolué de la fin du XIXe siècle aux années 1960 et 1970, c’est-à-dire jusqu’à l’époque de stabilisation du régime soviétique. On consultera pour ce faire le Dictionnaire encyclopédique de F. Brokzauz et I. Èfron (Brokzauz & Èfron 1890-1907), la première édition de la Grande encyclopédie soviétique (BSÈ 1), ainsi que sa troisième édition (BSÈ 3) :

Dictionnaire encyclopédique de Brokzauz et Èfron (1890-1907)

  • Tatars : « Le terme « Tatars », en tant que terme, que nom d’un peuple, a une signification plutôt historique qu’ethnographique. Les Tatars en tant que peuple distinct n’existent pas ; le mot « Tatar » est un nom collectif pour un certain nombre de peuples d’origine mongole et, principalement, turque, parlant la langue turque et professant le Coran26 » (Brokzauz & Èfron 1901 : vol. 64 : 671).
  • Langue tatare : Il n’y a pas d’article dans cette encyclopédie27.

Grande encyclopédie soviétique, 1re éd. (1926-1947)

  • Tatars : « Tatars, nom commun d’un groupe de peuples qui parlent une langue turque-tatare, mais dans certains cas très différents en termes d’origine et de culture. Le terme « Tatars » avait un sens encore plus large et plus indéfini dans l’ancienne littérature, qui l’appliquait à des peuples non seulement d’origine turque, mais aussi mongole28 » (BSÈ 1 : vol. 53 : 663).
  • Langue tatare : « Désignation obsolète pour un certain nombre de langues appartenant au système des langues turques. Les langues tatares comprennent les langues suivantes : le tatar de la région de la Volga, ou le tatar de la Volga, y compris le dialecte mishar et le dialecte de Perm ou de Glazov, ainsi que la langue tatare lituanienne et la langue tatare de Tobolsk29 » (BSÈ 1 : vol. 53 : 656).

Dans la première édition de la Grande Encyclopédie soviétique, le concept de Tatars est encore extrêmement vague, mais le territoire de la langue tatare est clairement défini et correspond plus ou moins à celui d’aujourd’hui.

Grande encyclopédie soviétique, 3 éd. (1969-1978)

  • Tatars : « Tatars, la population principale de la République Autonome Socialiste Soviétique Tatare (1 536 mille personnes, recensement de 1970). Ils vivent également dans de nombreuses autres régions de l’URSS. La langue est du groupe turc de la famille des langues altaïques. Les Tatars (à l’exception d’un petit groupe de Kryashens qui pratiquent le christianisme orthodoxe) sont musulmans sunnites. À la fin du XIXe et au début du XXsiècle, la plupart des groupes de Tatars sont entrés dans un processus de consolidation avec les Tatars de la Moyenne Volga et de l’Oural qui, après la révolution d’octobre 1917, ont obtenu l’autonomie (République Autonome Soviétique Socialiste Tatare) et ont formé une nation socialiste30 » (BSÈ 3 : vol. 25 : 296).
  • Langue tatare : « Langue des Tatars. Elle est parlée principalement dans la République Autonome Socialiste Soviétique Tatare, dans la République Autonome Socialiste Soviétique Bachkire, la République Autonome Socialiste Soviétique tchouvache, la République Autonome Socialiste Soviétique mordve et dans plusieurs régions de la RFSSR. Le nombre de locuteurs de la langue tatare est d’environ cinq millions de personnes (recensement de 1970). Les principaux dialectes sont le central ou moyen (parlé par la majorité de la population de la RASS tatare), l’occidental ou mishar, ainsi que le dialecte oriental (dialecte des Tatars de Sibérie) » (BSÈ 3 : vol. 25 : 296).

La troisième édition de la Grande Encyclopédie soviétique reflète les résultats du processus achevé de construction d’une nation socialiste tatare et montre clairement le lien entre le territoire, la langue et l’autonomie politique (République). Il est intéressant de noter que l’article mentionne aussi la religion : c’est parce que la question de la foi était et reste essentielle dans l’identité des Tatars-Mishars, Kryashens et Nagaybaks et détermine l’existence et le maintien des nominations de la langue et de ses variantes, leurs représentations et les vecteurs de loyauté.

Représentations de la nomination « tatar-mishar »
dans le continuum linguistique mishar

Les locuteurs de mishar, lors des interviews, emploient spontanément le glossonyme « langue tatare », rarement « mishar » pour nommer leur idiome, et, dans ce dernier cas, presque toujours sans ajouter le mot « langue », et principalement dans le cadre du syntagme verbal « parler mishar ». Ou alors, rarement, cela arrive quand ils la désignent par les termes « langue native », « langue du foyer », « notre langue ». Lorsqu’on leur demande de préciser le nom de la langue qu’ils parlent, ils n’hésitent pas à la qualifier de tatar et à s’identifier comme Tatars.

Localité de Krasnajâ Gorka (oblast de Nižnij Novgorod) 

SM : Et si on revient au nom de la langue, vous l’appelez comment ?
I : Le tatar. Uniquement la langue tatare. Nous écrivons en tatar, parlons en tatar. Nous ne disons pas que nous parlons le mishar. Il y a un dialecte, le dialecte mishar mais la langue, c’est le tatar. La langue tatare qui est parlée par tout le monde. (I3MII-NN2018oct)

Localité d’Aksenovo (Mordovie) 

SM : Quelle est votre langue native ? Le mishar ?
I1 : Le mishar ? Mais il n’y a pas vraiment de langue mishare. Il y a le dialecte mishar. Mais en ce qui concerne la langue, c’est la langue tatare.
SM : Et alors, qu’est-ce que le mishar signifie pour vous ?
I2 : La langue tatare. La langue native. (I8FII-M2019)

Et donc, aussi, les personnes interrogées s’identifient comme Tatars sans la moindre hésitation ou le moindre doute. Néanmoins, l’ethnonyme « Mishar » et le glossonyme « mishar » sont compréhensibles et familiers aux informateurs, ils sont largement utilisés mais n’ont commencé à s’infiltrer dans le milieu des locuteurs natifs qu’assez récemment, probablement dans les années 1970-1980 du XXe siècle. Et ils se sont largement diffusés pendant la Perestroïka et la mobilisation ethnique et linguistique qui y sont liées :

Ville de Sergač (oblast de Nižnij Novgorod) 

SM : Le mot « Mishar » est-il souvent utilisé maintenant ou est-ce que c’était le cas avant ? Vous vous appelez comme ça ou pas ?
I1 : Avant c’était rare… C’est déjà après la Perestroïka que le mot « Mishar » est apparu. Mais à l’époque nous étions tous Tatars.
I2 : Et maintenant aussi ! Oui, maintenant aussi ! Il est Tatar. Moi, je suis Tatar, nous sommes tous Tatars !! (1FII-NN-2018oct)
I3 : Dans les villages, le mot « Mishars » n’est pas utilisé couramment. Les Tatars sont des Tatars. Mais pour souligner la différence…, par exemple pour le distinguer des Tatars de Kazan… On utilise le terme « Mishar de Sergač ». Les Mishars de Sergač. Les Tatars de Sergač.
SM : Donc le mot « Mishar » est apparu pendant la Perestroïka ?
I2 : Mais non ! Il existait bien avant ! Depuis la nuit des temps ! Mais après la Perestroïka, il est devenu plus utilisé. (I1МII-NN2018oct)

Ainsi, les nominations « Mishars » et « mishar » (glossonyme) ont pénétré dans le milieu des locuteurs natifs à partir du discours scientifique ou de la vulgarisation scientifique, et ils sont tout d’abord associées à la division dialectale du continuum linguistique tatar dans les ouvrages scientifiques où les dialectes occidentaux de la langue tatare sont désignés avec le terme « mishar ». Cette dénomination n’a pas été inventée par les chercheurs, elle existait chez les locuteurs de l’idiome mais n’est devenue courante dans le discours quotidien que dans les années 1980 et 1990 du XXe siècle. Le succès de cette nomination est lié à l’affirmation de l’identité régionale des Tatars-Mishars et leur émancipation et à la perception de leur statut comme égal de celui de Tatars de Kazan. Pourtant, le peuple s’est toujours identifié comme faisant partie des « Tatars », et ils ont toujours appelé leur langue « la langue tatare » et le dialecte, le « mishar ».

Loyauté par rapport au mishar

Les paramètres de la loyauté évaluative sont les plus spécifiques et individuels car ils sont surtout déterminés par la situation concrète et le contexte. De plus, c’est cette loyauté qui de façon claire et nette met en valeur et rend conscient le phénomène de nomination de l’idiome. Les loyautés instrumentales, en particulier celles du premier et du deuxième type, dépendent, dans une grande mesure, des facteurs pragmatiques, tandis que la loyauté évaluative est étroitement liée à la conscience linguistique et devient importante dans les situations diglossiques lors des processus d’individuation d’un idiome eux-mêmes liés à la mise en exergue d’une nomination propre. Nous rappelons néanmoins le fait que l’on n’a pas affaire ici à un processus d’individuation du mishar par rapport au tatar.

Loyauté évaluative de type esthétique et affectif et diglossie

Nos matériaux montrent qu’il existe des liens des plus étroits et une corrélation directe entre la loyauté évaluative et la structure de l’identité ethnique et linguistique. L’analyse des données des entretiens a montré que les types de loyauté évaluative les plus significatifs dans les zones mishares par rapport à l’idiome mishar sont plutôt ceux d’une loyauté esthétique (L-Év-Esth), affective (L-Év-Af) et historique (L-Év-His). Ces types sont ceux classiques de la loyauté par rapport aux langues minoritaires dans une situation de diglossie. La particularité de la présente configuration est que ces loyautés sont principalement liées au domaine de la diglossie tatare-tatare, où l’on ne compare pas même la variété tatare littéraire (sans doute considérée comme « la leur ») avec l’idiome local mishar, mais on compare la variété de Kazan avec l’idiome mishar. La diglossie tatare-tatare devient encore plus spécifique vu la confusion entre les représentations de la langue tatare littéraire et celles de la variété de Kazan. Sans une telle confusion, la situation avec la langue littéraire tatare et le mishar aurait été stable et sans contradictions.

En ce qui concerne le tatar littéraire, surtout ses formes écrites (la littérature, la langue des journaux, etc.), les locuteurs de l’idiome mishar le considèrent de manière organique et inconditionnelle comme étant absolument « leur » langue tatare, quoique l’idiome mishar existe essentiellement sous forme orale et dans les domaines de la communication quotidienne, et aussi éventuellement, dans l’écrit ordinaire. Pour les locuteurs de l’idiome mishar, le tatar littéraire et le mishar sont certainement une seule langue, jamais deux. L’étude de la langue tatare littéraire à l’école a contribué à la clarté et à la précision de cette perception de la part des personnes interrogées. L’apprentissage de la langue à l’école conditionne également la perception des différences entre les variantes littéraires et locales de la langue qui sont perçues comme insignifiantes, normales, et concernent principalement la phonétique et une petite partie du vocabulaire.

Les représentations de l’idiome ou régiolecte de Kazan sont plus complexes. Il s’agit d’un idiome prestigieux, celui de la capitale. De plus, la version littéraire de la langue est marquée par ses normes phonétiques et, dans la zone de sa diffusion, se trouve le centre de la culture tatare ancienne et moderne (ville de Kazan). Sa zone de diffusion peut être considérée comme celle du plus ancien centre de l’État tatar. La position centrale et le prestige de Kazan en tant que centre de la culture tatare entraînent la confusion entre le concept de langue tatare littéraire et le concept de dialecte de Kazan qui sont présentés sous la désignation unique de « tatar pur ». Cependant, cette confusion concerne généralement la communication orale plutôt qu’écrite, et elle est caractéristique de locuteurs natifs dont l’activité professionnelle est très éloignée de la linguistique ou des sciences humaines. Les locuteurs natifs apprécient la beauté, la douceur, la mélodie du dialecte de Kazan et la « grossièreté » du dialecte local. Les différences entre les deux idiomes sont perçues comme peu importantes et liées principalement aux particularités de la prononciation. L’idiome local mishar est perçu comme étant « claquant »31, « plus grossier ». Les locuteurs décrivent la variété de Kazan comme étant « plus douce, plus mélodieuse », « une belle langue ».

Ville de Sergač (oblast de Nižnij Novgorod)

I3 : Je pourrais écouter sans fin quand ils parlent la langue tatare pure. C’est une très belle langue. C’est un plaisir pour moi ! (I1FII-NN2018)

Malgré les représentations de la variante de Kazan comme étant « belle », la loyauté affective est fermement liée à la variante locale de la langue. Quand on est dans sa propre région, « chez soi », le passage à la prononciation de Kazan n’est pas du tout considéré comme nécessaire, ou désirable, car la version locale est valorisée, étant associée à l’enfance, à la famille, aux proches. Cette version est également associée à une forte identité régionale :

Localité d’Aksenovo (Mordovie)

I1 : C’était bizarre, si quelqu’un parmi avait essayé de nous parler en langage littéraire, il aurait été durement ridiculisé et moqué. Sans aucun doute ! (I09MII-M2019)

Un fait intéressant : les Tatars-Mishars sont censés mieux comprendre les Tatars de Kazan que l’inverse :

Ville de Sergač (oblast de Nižnij Novgorod)

I4 : Il y a aussi des cas comme ça. Quand nous parlons en mishar, avec ces sons [ts], les gens parlant la variété de Kazan ne nous comprennent pas. (Tous les participants le confirment : Oui, ils ne comprennent pas…). Par conséquent, on doit parler avec eux en russe. (I09MII-NN2019)

Cela peut s’expliquer par le fait que la langue tatare littéraire, proche de l’idiome de Kazan en termes de normes phonétiques et lexicales, est enseignée dans les écoles des zones habitées par les Mishars. Les Tatars de Kazan, par contre, n’étudient pas les particularités des idiomes mishars. Cependant, on ne peut pas complètement exclure les représentations liées au prestige supérieur de l’idiome de Kazan. Cela s’est manifesté par un sentiment d’insécurité linguistique, qui a été noté à plusieurs reprises lors de l’analyse des entretiens :

Localité de Čeremyševo (Mordovie)

I1 : Au début, nous étions gênés de parler… Quand nous sommes allés à Kazan.
I2 : Parce que tout le monde riait.
I1 : Oui. Parce que ça s’était vu du premier coup d’œil, que nous sommes Tatars, mais pas tout à fait Tatars. Et maintenant, quand nous y allons, personne ne se moque de nous. Ils nous soutiennent. Et nous nous sentons à l’aise là-bas. (I8-FIIMIII-M2019)

Loyauté évaluative historique (L-Év-His) vs identité historique :
le prestige de l’idiome mishar

Dans la région étudiée, les représentations liées au passé historique et culturel des locuteurs sont extrêmement importantes, voire déterminantes pour la structure de l’identité ethnique. Elles sont projetées sur l’identité linguistique, conditionnant le prestige de l’identité mishare et la fidélité à la variante mishare de la langue tatare. La structure de la loyauté historique comprend des représentations liées à la nature autochtone du peuple, au fait que le peuple habitait sur ce territoire, « son » territoire, depuis des temps anciens : si le peuple tatar est venu ici, cela s’est passé il y a longtemps. Et il ne s’agit pas vraiment d’une dispute territoriale avec les Russes ou d’autres peuples autochtones mais plutôt d’une certaine indépendance de l’histoire des Tatars-Mishars par rapport à celle des Tatars de Kazan, cela renvoyant à une quête de leurs propres points cardinaux historiques :

Ville de Sergač (oblast de Nižnij Novgorod)

I3 : Mais nous sommes d’ICI ! Nous ne sommes pas venus de là-bas [de Kazan] ! On était ici depuis toujours ! Nous sommes le peuple indigène !!! (I1MII-M2019)

C’est la conscience de son autochtonie, de son identité qui conduit à la compréhension des caractéristiques et de l’importance de son idiome, de sa légitimité, qui rend difficile, sinon impossible, le passage à la variante de Kazan au quotidien. L’idiome mishar n’est pas une variante de Kazan « gâchée », mais une partie intégrante du continuum tatar. Le deuxième élément important de la structure de l’identité historique est la loyauté consciente envers les différentes entités étatiques chez les Mishars et les Tatars de Kazan. Pour ces derniers, il s’agit de l’ancienne Bulgarie de la Volga (VIIIe-XIIIe siècles), le premier État musulman de la région de la Moyenne Volga conquis par les Tataro-Mongols en 1240, et du Khanat de Kazan de 1438 à 1552, année où il fut conquis par la Principauté de Moscou. Les Mishars associent leur statut étatique à la Horde d’Or et, plus tard, à la principauté de Moscou. Auprès de cette dernière, ils effectuaient leur service militaire comme des Tatars servants32, employés principalement à la protection des frontières de l’État :

Localité d’Aksenov (Mordovie)

I1 : Regardez, en 52… en 1552, ils ont conquis le khanat de Kazan. Eh bien, ce sont les Russes qui l’ont fait. Mais parmi les conquérants il y avait beaucoup de nos Tatars. Les Mishars sont venus et ont soumis Kazan. Et ils étaient des commandants partout, nos Mishars. C’est pourquoi, il y a un certain antagonisme [avec les Tatars de Kazan] qui demeure encore… (I06MIII-M2019oct)

La Horde d’Or est associée à la représentation de l’appartenance à la culture haute, à la langue littéraire développée, qui était aussi « leur » langue mishare. Les hommes d’État, les scientifiques, les éducateurs, les poètes et les écrivains jouent un rôle important dans la structure de l’identité historique. Des musées scolaires leur sont dédiés, leurs œuvres sont étudiées en cours, des activités parascolaires sont consacrées à leur mémoire. Dans l’oblast de Nižnij Novgorod, dans la localité de Krasnaâ Gorka, nous avons visité le musée de l’école dédié à Faizhan Husainov (1823-1866), éducateur du peuple tatar, originaire de ce lieu. Par exemple aussi, dans la localité de Kikino, dans l’oblast de Penza, le musée de l’école est dédié à l’écrivain tatar et premier traducteur du Coran en langue tatare, Musa Bigiev (1973-1949). Dans la zone des dialectes mishars, sont nés l’un des créateurs de la prose et du théâtre tatars modernes, Šarif Kamal (1884-1942), ainsi que l’un des créateurs de la poésie tatare moderne, Hadi Tahtaš (1901-1931). Dans la localité de Tatarskaâ Pyšlâ, en Mordovie, se trouve le musée de l’écrivain et dramaturge Šarif Kamal (1884-1942). Ces derniers et d’autres représentants des parlers mishar contribuèrent à former la base de la grammaire de la langue littéraire tatare moderne, alors qu’ils sont eux-mêmes des figures emblématiques à la base du prestige de l’identité et de la culture tatare mishare. Il est notoire que ces personnalités historiques et culturelles appartiennent à la culture tatare commune, ce qui crée un espace culturel commun de la langue tatare. Et, néanmoins, les Tatars-Mishars se souviennent de leur origine mishare, ce qui contribue à une haute appréciation de leur culture et de leur idiome. Les représentations associées au type de loyauté évaluatif constituent la base des types de loyauté instrumentaux, auxquels nous proposons de passer. Il s’agit, avant tout, du prestige de l’idiome lié à sa dimension culturelle et historique, des affects dont il fait l’objet et, dans ce cas, dans une moindre mesure, de caractéristiques esthétiques qu’on lui attribue.

Loyauté instrumentale des types 1 (L1) et 2 (L2)
et communication quotidienne

En examinant la structure des loyautés linguistiques des locuteurs de l’idiome mishar, nous nous limiterons dans le cadre de ce propos à l’analyse de la structure des loyautés et des représentations associées à l’idiome minoritaire (mishar ou kryashen) par rapport à la variante de Kazan et à la langue littéraire tatare. Nous rappelons que les questions liées à la représentation du russe et, plus généralement, à la diglossie russe-tatare ne sont pas spécifiquement abordées.

Les résultats de la recherche montrent qu’en général, dans les localités mishares prises en compte, la langue tatare dans sa variante mishare est toujours le principal moyen de communication dans toutes les situations de communication quotidienne parmi les Tatars ethniques. La loyauté instrumentale (L1) est active et spontanée. Au-delà, si une localité est ethniquement homogène (de telles localités existent encore aujourd’hui), la langue tatare (mishare) est activement, spontanément et naturellement utilisée dans toutes les situations de communication quotidienne :

Localité de Krasnaâ Gorka (oblast de Nižnij Novgorod)

SM : La langue est-elle transmise aux générations plus jeunes ?
I : Oui, la langue est transmise de génération en génération.
SM : Et la plupart des enfants qui habitent ici, parlent-ils spontanément le tatar ?
I : Oui, spontanément. Ils communiquent donc à la maison en tatar, dans une langue tatare pure. Avec les parents, avec la famille.
SM : Et à l’école, entre eux, les enfants parlent-ils aussi tatar ?
I : Oui. Ici, entre eux, ils parlent la langue tatare. Nous communiquons en tatar, et les enseignants aussi, entre eux, communiquent dans la langue tatare. (I03-MII-NN2018)

Dans les centres de raïon à population mixte et dans les localités situées à proximité des grandes villes, qui sont actuellement des banlieues, le tatar est la langue de la communication domestique la plus fréquente. Cependant, il est activement utilisé dans les lieux publics si tous les participants à l’acte de communication sont Tatars et familiers les uns avec les autres. En plus des facteurs déjà notés qui affectent la préservation de l’environnement linguistique, le fait important à retenir est que les professionnels (enseignants, médecins, ingénieurs, etc.) qui ont reçu une éducation spéciale supérieure ou secondaire ont la possibilité de retourner dans leur localité :

Localité de Krasnaâ Gorka (oblast de Nižnij Novgorod)

SM : Et les enseignants sont-ils aussi locaux, originaires du raïon ?
I : Même pas du raïon… Il se trouve que presque tous nos enseignants sont locaux, indigènes… De notre village. Je suis moi-même originaire de ce village, je suis né ici, j’ai fait mes études dans cette école, et je continue à travailler dans cette école depuis 39 ans. (I03-MII-NN2018)

La loyauté instrumentale des types 1 et 2 dans les limites du continuum vise la variante locale mishare :

Localité de Tatarskaâ Tavla (Mordovie)

SM : Et vous, votre génération, vous vouliez parler la langue tatare littéraire ?
Tout le monde [de manière unanime] :
I3 : Eh bien… dans le dialecte local tatar. Dans le dialecte local !
I1 : Parler, non ! … Dans le dialecte local !
I3 : Eh bien, non ! C’était inutile. Parce que les grands-mères ne nous comprenaient pas. Elles se moquaient de nous…, si nous essayions de parler dans la langue littéraire.
I2 : Oui, si nous essayions de parler… C’était bizarre dans le village (I12-MIIIFII-NN2018)

En ce qui concerne la loyauté instrumentale écrite (L-Ins3), elle est actuellement entièrement liée à la forme littéraire de la langue tatare. Cependant, des formes locales de langue peuvent être utilisées dans la correspondance privée :

Ville de Sergač (oblast de Nižnij Novgorod) 

I1 : Je me souviens d’avoir écrit. Ma grand-mère m’a demandé. L’arrière-grand-mère m’a demandé d’écrire des lettres à ses fils à Moscou. Moi, j’ai écrit en [dialecte] mishar et je ne pensais même pas qu’il y avait une langue tatare là-bas.
I2 : Eh bien, maintenant, il est rare d’écrire des lettres…
I3 : Maintenant, on tente d’écrire en pur tatar [littéraire]. (I03-MIIFIIMII-NN2018oct)

Au miroir du kryashen et du nagaybak

Si les Tatars-Mishars se considèrent certainement comme des Tatars et que leur idiome fait partie de la langue tatare, c’est différent quant aux Kryashens et Nagaybaks. Dans le système des représentations de la population locale, les Tatars sont principalement musulmans et l’islam est un élément essentiel de leur identité culturelle et ethnique. La religion détermine non seulement la vie spirituelle du peuple mais aussi la plupart des pratiques quotidiennes, en particulier dans la société traditionnelle, jusqu’à récemment, en milieu rural. Les Kryashens et les Tatars étaient voisins pendant des siècles mais se distinguaient clairement. Pendant la période soviétique, malgré l’athéisme officiel, il y avait une différenciation. Dans les représentations des Kryashens, les Tatars sont strictement et nécessairement musulmans et leur dénomination est celle de Tatars. Les Kryashens se nomment toujours Kryashens, jamais Tatars :

Localité de Komarovka (kryashen) (raïon de Mamadyš, Tatarstan)

I1 : On s’est appelés Kryashens malgré le fait que dans les passeports… on était officiellement des Tatars. On était Tatars selon leurs passeports. Mais on s’est appelés Kryashens… Les Tatars n’élevaient pas de porcs. Cela aurait été perçu comme un péché, comme quelque chose d’impur… Ainsi, même à l’époque [soviétique], les Tatars se différenciaient. Les Tatars se considéraient comme des Tatars, les Kryashens se considéraient comme des Kryashens.
SM : Et les Tatars, comment vous appelaient-ils ?
I1 : Les Kryashens. Les Tatars qui vivaient comme voisins avec les Kryashens, ceux-ci considéraient les Kryashens comme des Kryashens. Dans l’ordre des choses, ils sont des Kryashens. Mais ceux qui ne connaissaient pas les Kryashens, ils ne vivaient pas [cela] et ne savaient pas, et donc seulement grâce aux livres… Ce sont eux qui croient que les Kryashens sont des Tatars… (I09MII-T2019juillet)

Si l’auto-identification nationale dans le continuum de Kryashens ne suscite pas de questions, ils se définissent sans équivoque comme Kryashens et non comme des Tatars, alors que leur langue est principalement appelée tatare. La langue kryashenne existe actuellement en tant que langue ecclésiastique. C’est la variante qui a été traitée par N. I. Ilminski et a formé la base des traductions de la Bible à la fin du XIXe siècle. Les représentants des Kryashens sont tout à fait conscients de l’existence de leur propre langue littéraire tatare. Ils connaissent, comprennent, lisent la littérature religieuse sans trop de difficultés. La situation est facilitée par le fait que le cyrillique est à la base de la langue littéraire kryashenne et tatare, et que la plupart des informateurs ont étudié à l’école en tatar. Il existe des différences graphiques entre les deux variantes littéraires, mais elles sont très mineures. Au quotidien, cette variante de kryashen littéraire n’est pas utilisée et le kryashen parlé est assimilé au tatar.

La principale raison de la perte de leur idiome par les Kryashens est leur habitat dispersé dans l’environnement tatar, la politique nationale soviétique qui considérait officiellement les Kryashens comme des Tatars, et les processus de scolarisation et de socialisation des Kryashens qui se sont effectués en tatar standard. Il ne faut pas non plus sous-estimer le fait que ce continuum linguistique dans la Grande-principauté de Moscou et dans l’Empire russe a été qualifié plus tard de tatar. Du reste, N. I. Ilminski a créé une variante littéraire appelée « langue des Tatars baptisés ». Ainsi, le glossonyme « tatar » n’était pas étranger aux Kryashens. Le noyau de l’identité ethnique des Kryashens demeure en fin de compte la religion et la langue de l’église qui lui est associée. Les personnages et les héros les plus vénérés et les plus importants dans leur culture sont des représentants de l’église, des éducateurs et des missionnaires : Abraham de Bulgarie (mort en 1229), N. I. Ilminski (1822-1891), V.T. Timofeïev (1836-1995).

La variante de la langue nagaybak est étroitement liée à l’idiome kryashen. Les Nagaybaks, comme les Kryashens, sont chrétiens mais, contrairement à ces derniers, ce n’est pas une communauté paysanne, mais de cosaques. Leur patrie d’origine se trouve sur le territoire du Bachkortostan moderne mais, en 1834, le gouvernement les a déplacés dans la province d’Orenbourg (actuellement, dans l’oblast de Tcheliabinsk) pour protéger les frontières du Sud. Les Nagaybaks ont activement participé à la campagne militaire contre Napoléon Ier et sont arrivés jusqu’à Paris. Les Nagaybaks eux-mêmes se nomment exclusivement « Nagaybaks ». C’est la religion qui les sépare des Tatars, tout comme les Kryashens. Pour autant, l’appartenance à la communauté cosaque les sépare des Kryashens proprement dits, ce qui implique un mode de vie différent et d’autres pratiques culturelles. Leurs héros légendaires sont intervenus dans les guerres d’antan, les principaux jalons historiques sont leurs victoires militaires. Un point d’honneur particulier réside dans le nom de certaines localités : Feršampenuaz, Parij, Cassel, chacune liée à des victoires au cours de la campagne napoléonienne. À l’époque soviétique, tout comme les Kryashens, ils étaient officiellement considérés comme des Tatars, ce qui a provoqué de leur part une forte protestation. À la fin de cette période, ils ont ainsi préféré l’assimilation et la transition vers la catégorie ethnique des Russes. Pendant la Perestroïka, les Nagaybaks ont activement recherché et obtenu en 1993 la reconnaissance du peuple distinct qu’ils sont maintenant.

Dans le continuum nagaybak, les représentations de l’ethnonyme sont dans une situation similaire à celle des Kryashens : les Nagaybaks ne sont pas des Tatars, mais ne sont pas des Kryashens non plus. Quant à la nomination de la langue, c’est plus compliqué. La génération la plus âgée peut appeler sa langue le tatar (les raisons, en général, sont les mêmes que dans le continuum kryashen) et le kryashen, et, moins souvent, le nagaybak. Cependant, il y a une tendance nette à appeler leur langue, nagaybak. D’abord, le nagaybak existe officiellement et il est reconnu depuis 1993. Mais, en réalité, cette tendance est apparue beaucoup plus tôt et est associée à la perception de l’idiome kryashen comme celui qui a perdu son identité et qui est simplement devenu du tatar (Bellorousova 2019). Le facteur d’éloignement des zones d’implantation de l’idiome nagaybak par rapport au Tatarstan a contribué à une meilleure conservation des formes orales de la langue, qui se sont en fait perdues chez les Kryashens du Tatarstan. Cependant, l’enseignement de la langue tatare à l’école à l’époque soviétique sous le statut de langue native a contribué aux processus d’assimilation des Nagaybaks, dont beaucoup ont choisi de devenir russes et pas d’être nommés Tatars. Néanmoins, comme dans la situation des Kryashens, à l’exception du fait que les Kryashens ont opté pour la norme tatare dans toutes les situations de communication, à l’exception de l’église, les Nagaybaks ne reconnaissent pas leur inclusion dans le continuum linguistique tatar tout en considérant leur langue comme un parent du tatar.

Représentants des Nagaybaks de la localité de Pariž
(localité de Zûri, fête des Kryashens / Pitrau) 

SM : Et si nous revenons à la langue, est-ce que vous [les Nagaybaks] êtes unis par la langue ?
I1 : La langue est ce qui nous unit avec eux [avec les Tatars]… et nous-mêmes, nous sommes unis par le fait d’être cosaques.
SM : Et la langue ne vient pas en premier, en termes d’identité ?
I1 : Pourquoi ? Elle occupe l’une des premières positions.
SM : Et quelle langue ?
I2 : Le nagaybak.
I1 : Pas le tatar, pas le tatar ! Encore moins aujourd’hui. Si, auparavant, sous la pression de l’État, on disait que nous parlions tatar, maintenant…
I2 : C’était plus la résignation [avant] que l’auto-identification. C’était forcé. (I12-MIIFII-T2019juillet)

Si nous parlons de la dimension instrumentale de la situation linguistique, dans le continuum kryashen du Tatarstan, la préservation et l’utilisation de la langue sont beaucoup plus patentes que dans la situation de la langue nagaybak. C’est une langue absolument vivante qui est parlée dans pratiquement toutes les situations mais c’est la langue tatare standard. Et les Kryashens en sont parfaitement conscients et le comprennent. Ils savent par ailleurs que ce qu’ils entendent comme étant leur langue a été perdu et n’a été conservé que comme langue d’église. En ce qui concerne le nagaybak, il y a des processus évidents de substitution linguistique dans cette zone linguistique. La langue n’est utilisée que comme langue de communication familiale. Même au sein d’une localité, elle n’est pas utilisée partout car la population y est ethniquement hétérogène et une grande partie de celle-ci est passée au russe. Mais, satisfaisant à une dimension symbolique, les Nagaybaks ont réussi à conserver leur expression linguistique propre et à obtenir sa prise en compte officielle comme langue à part.

Conclusion

Dans le continuum linguistique tatar les nominations des idiomes kryashen, mishar et nagaybak demeurent réelles, usuelles et tout à fait conscientes. Leurs configurations sociolinguistiques sont différentes, ce qui est lié aux facteurs suivants :

  1. La représentation des idiomes en situation minoritaire dans le continuum linguistique tatar est étroitement liée aux structures de l’identité ethnique, dans laquelle le facteur religieux joue un rôle de premier plan, et, pour les Nagaybaks, il y a en plus, l’appartenance sociale aux cosaques. Pour les Kryashens et les Mishars, leur autoconscience d’être des peuples autochtones anciens est également à prendre en compte.
  2. Outre cela, les principaux facteurs sociolinguistiques influençant la situation de la langue tatare sont le type d’habitat, les frontières de la république, l’éloignement du continuum principal, la double diglossie russe-tatare et tatare-tatare (tatar – idiome local), le type de bilinguisme caractéristique des situations minoritaires, la présence de plusieurs normes (langues littéraires).
  3. La langue tatare par rapport au mishar et au kryashen reste une langue forte en termes de communication et de fonctions. Elle est le principal moyen de communication quotidienne dans les zones rurales, dans les zones de résidence traditionnelle des Tatars, sur le territoire du Tatarstan et dans les villes petites et moyennes. Par ailleurs, le problème de la diglossie russe-tatare, que les locuteurs natifs de la langue tatare ressentent comme une menace, est important. Le problème de la diglossie tatare-tatare (variété standard / variante autre) existe, la représentation et la loyauté envers l’idiome peuvent aller de son acceptation complète et de sa fierté dans son utilisation à l’insécurité linguistique, jusqu’à la frustration de l’absence de langue (variante, en l’occurrence), ainsi qu’à des sentiments d’anxiété dus à des représentations linguistiques de la perte de la transmission linguistique intergénérationnelle.
  4. Les loyautés instrumentales du premier et du second type (communication familiale et anonyme) sont strictement liées aux formes locales de la langue dans les continuums mishar et nagaybak ; dans celui du kryashen, elles coïncident avec la forme standard de la langue tatare.
  5. La loyauté envers les formes écrites et à la langue littéraire dans son ensemble est différente dans les trois groupes étudiés : dans le continuum mishar, la langue littéraire tatare est pleinement acceptée et la variante mishare est perçue comme faisant partie de la langue tatare utilisée dans la communication orale. Dans le continuum kryashen, il y a la reconnaissance et l’acceptation de la langue littéraire tatare et de la norme parlée mais, en même temps, la loyauté aux formes de la langue littéraire du kryashen est seulement constatable à l’église. Dans le continuum nagaybak, les processus d’isolement de la langue sont en fait terminés et le nagaybak peut être considéré comme une langue Ausbau avec les traits bien prononcés de la conversion à l’état de langue.


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Notes

  1. Je remercie vivement l’ensemble des informateurs mishars, kryashens et nagaybaks sans qui cette recherche n’aurait pu être réalisée. Je tiens aussi à représenter mes remerciements à l’équipe de rédacteurs du journal tatar Tugan Âk (ville de Sergač, oblast de Nižnij Novgorod) et au Centre culturel des Kryashens (Kazan, Tatarstan). Ma gratitude particulière va envers Liliana Safina, Lûdmila Belusova et Gennadij Makarov. 
  2. Ce chapitre n’aborde pas les questions relatives au cas très spécifique des Tatars de Crimée et du nom de leur idiome.
  3. L’adoption du christianisme remonte au moins aux XVIe-XVIIIe siècles, mais il est bien possible qu’elle ait eu lieu encore plus tôt, ne serait-ce que pour partie. En tout cas cette idée apparaît souvent dans les représentations. Cette question est controversée et parfois douloureuse pour la communauté des Kryashens et des Tatars et doit renvoyer à une étude séparée.
  4. Le raïon est une unité administrative de base en Russie et quelques autres pays comme la Biélorussie ou la Bulgarie. Il peut être traduit par « district » (rural ou arrondissement de ville) ou « canton » en français, il s’agit d’une subdivision d’un oblast, d’un kraï ou d’une république autonome.
  5. Des locuteurs du dialecte occidental (mishar) vivent également sur le territoire de la république du Tatarstan et de la république du Bachkortostan. Cependant, la dynamique de leur idiome dans ces régions présente un profil différent. Dans cette étude, ils n’ont pas été pris en compte.
  6. On sait que la religion a pu jouer à notre époque un rôle significatif dans la survie ou la revitalisation d’une langue. Le cas de l’histoire de l’hébreu, exemple certes éloigné de celui de l’idiome kryashen, est ainsi bien connu (Chetrit 1993).
  7. Un nombre indéterminé de locuteurs du dialecte mishar habitent traditionnellement aussi sur le territoire du Tatarstan. Pourtant, ils n’ont pas créé de groupes ethnoculturels aussi consolidés et prononcés que les Tatars de Sergač, de Lâmbir’ ou de Kuzneck. Le cas de ces derniers ne peut pas être réduit aux particularités dialectales. Ces dernières sont, en effet, liées à la conscience claire et nette de la particularité de leur culture ancrée dans un territoire.
  8. Enquêtes par entretiens organisées et menées par S. Moskvitcheva avec la collaboration de A. Viaut (CNRS, France) en lien avec le projet de recherche Nomination des variétés de langue minoritaire et identification sociolinguistique, comparaison franco-russe (tatar vs occitan et basque) (coord. A. Viaut et S. Moskvitcheva, 2019-2020) dans le cadre du Centre d’études franco-russe du CNRS.
  9. En 2019, la fête a eu lieu le 27 juin.
  10. La représentation est notamment entendue dans l’esprit des travaux de J-C. Abric (1987, 1989, 1992) et S. Moscovici (Moscovici 1973, 1989, 1992).
  11. En conceptualisant la notion de « besoin linguistique », nous nous sommes appuyée sur un paradigme cognitif en psychologie de E. L. Deci et R.M. Ryan (Deci & Ryan 1985, 2002) et aussi sur la théorie de la motivation d’A.A. Leontiev (Leont’ev 1971) et D. A. Leontiev (Leont’ev 2002). Pour plus de détails, voir (Moskvitcheva & Viaut 2021).
  12. Dans les entretiens, la notion de « langue littéraire » a été utilisée car demeurant encore la plus habituelle, et souvent la seule acceptable pour les informateurs. Mise parfois en relation avec celle de variété ou langue standard, nous l’avons aussi utilisée telle quelle dans le présent propos. Notons que la notion de langue littéraire, encore utilisée, est en outre généralement compréhensible pour les locuteurs natifs.
  13. Pour les besoins personnels voir Deci et Ryan (1985, 2002). Les auteurs distinguent le besoin de compétence, de proximité sociale, et d’autonomie.
  14. Ce type d’habitat est bien conservé et il a été largement dominant jusqu’aux années 1960 et 1970 du XXe siècle. Même aujourd’hui, il existe et reste bien présent.
  15. Dans les régions étudiées, il y a aussi des localités peuplées par d’autres ethnies (surtout Mordves, Maris, Tchouvaches). Cependant, elles ne présentent guère d’incidences sur la diglossie russo-tatare et tataro-tatare, même si ce facteur reste également important pour les situations de diglossie propres à ces langues, chose qui est abordée dans cet ouvrage par E. Devyatkina (2024).
  16. Il est important d’observer qu’au début de l’URSS, le soutien des langues natives et les mesures développées en faveur de la normalisation de leur situation se sont accompagnés de la mise en place des nations soviétiques (Moskvitcheva 2021) et de la création de langues nationales littéraires uniques pour chacune d’entre elles. Dans notre cas, les Kryashens et les Nagaybaks ont été assimilés aux autres Tatars. Par conséquent, depuis la fin des années 1920, ils ont perdu le droit à la fois à une reconnaissance officielle en tant que groupes spécifiques qui existait jusqu’à la fin des années 1920 et, en conséquence, à la préservation de leur autonomie y compris à travers les nominations de leurs expressions linguistiques propres ainsi qu’au développement de variétés standard. Les Kryashens ont ainsi pratiquement perdu leur langue littéraire mise au point au XXe siècle sauf dans la pratique liturgique (cf. infra). Les Nagaybaks ont obtenu le droit d’être un peuple distinct au début des années 1990 (Belorussova 2015) et ont créé leur propre forme de langue littéraire pourtant peu utilisée. L’idiome mishar, de façon manifestement consensuelle, en est resté à un statut de dialecte du tatar.
  17. Depuis les années 1920-1930 du XXe siècle, cependant, l’héritage et les principes les plus généraux de la politique linguistique de l’époque se sont pour l’essentiel perpétués jusqu’à nos jours.
  18. Sur la relation entre les notions de langue maternelle et de langue nationale, voir Moskvitcheva 2019.
  19. À différentes périodes de l’existence de l’URSS et de la Fédération de Russie, le nombre d’années de cet enseignement a varié.
  20. En URSS et dans la Fédération de Russie, une « école nationale » est une école où toutes les matières sont dispensées en langue nationale non-russe.
  21. Le format de ce chapitre ne nous permet pas de présenter une image plus ou moins complète de la formation de la langue littéraire tatare moderne. Sans entrer dans les détails de la formation de la langue littéraire tatare moderne, on se contentera juste d’évoquer l’influence des idées du jadidisme et le rôle de l’idéologie révolutionnaire du premier tiers du XXe siècle dans les orientations des normes finalement retenues.
  22. Le créateur de la langue littéraire kryashenne fut Nicolaj I. Ilminskij, pédagogue et orientaliste réputé et missionnaire (1822-1891).
  23. En 1929, le tatar a été transcrit en alphabet latin, puis, en 1939, en alphabet cyrillique. De nos jours, il utilise l’alphabet cyrillique.
  24. Pour cette forme de langue, la définition la plus appropriée semble être celle de « langue écrite ». Il est difficile de la qualifier de langue littéraire ou standard en raison de sa faible diffusion et utilisation.
  25. Nom donné aux groupes armés musulmans d’Asie centrale contre la domination russe et soviétique dans le premier tiers du XXe siècle.
  26. Traduit du russe : « “Татары” как термин, как название народа имеет скорее историческое, чем этнографическое значение. Татар как отдельного народа не существует; слово “татары” является собирательным именем для целого ряда народов монгольского и, главным образом, тюркского происхождения, говорящих на тюркском языке и исповедующих Коран ».
  27. L’encyclopédie comporte un article, « Parlers et littératures turcs » dans lequel les auteurs présentent le continuum des langues turques allant du iakoute à « la population de la Turquie européenne – les Ottomans » (Brokzauz & Èfron 1902 : vol. 67 : 159). Les auteurs de l’article notent aussi la présence d’un groupe de langues tatares proprement dites : « Une partie des dialectes turcs (certains de Sibérie, de Volga, de Crimée, du Caucase, d’Azerbaïdjan et quelques autres) sont connus du public sous le nom de “dialectes tatars”. Le terme, vague et non scientifique, est basé sur un malentendu historique » (ibid.).
  28. Traduit du russe : « Татары, общее наименование группы народов, говорящих на тюрко-татарском языке, но в ряде случаев совершенно различных по происхождению и культуре. Еще более широкое и неопределённое значение имел термин “татар” в старой литературе, которая применяла его к народам не только тюркского, но и монгольского происхождения ».
  29. Traduit du russe : « Устаревшее обозначение ряда языков, принадлежащих к системе тюркских языков. К татарским языкам относится татарский язык Поволжья, или поволжко-татарский, с примыкающим к нему мишерским наречием и наречием пермских, или глазовских татар; литовско-татарский язык; тобольско-татарский язык ».
  30. Traduit du russe : « Татары, основное население Татарской АССР (1536 тыс. чел.; 1970, перепись). Живут также во многих других районах СССР. Язык тюркской группы алтайской семьи языков. Верующие татары (за исключением небольшой – группы кряшен, исповедующих православие) – мусульмане сунниты. В конце 19 – начале 20 вв. большинство групп татар включилось в процесс консолидации с татарами Среднего Поволжья и Приуралья, получившими после Октябрьской революции 1917 года автономию (Татарская Автономная Советская Социалистическая республика) и сформировавшимися в социалистическую нацию ».
  31. Au lieu du son palatal [tʃ] du dialecte moyen, on prononce [ts] dans les dialectes occidentaux et, donc, en mishar.
  32. Plus ou moins régulièrement, le groupe des Tatars de la grande-principauté de Moscou, puis du royaume ou tsarat de Russie et de l’Empire russe, effectuait un service militaire.
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EAN html : 9791030008395
ISBN html : 979-10-300-0839-5
ISBN pdf : 979-10-300-0840-1
ISSN : 3000-3563
42 p.
Code CLIL : 3153
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Comment citer

Moskvitcheva, Svetlana A., « Représentations et attitudes par rapport aux noms des variantes mishar, kryashen et nagaybak du tatar », in : Moskvitcheva, Svetlana, Viaut, Alain, éd., Les noms des variantes de langue minoritaire. Études de cas en France et en Russie, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux , collection Diglossi@ 2, 2024, 211-252 [en ligne] https://una-editions.fr/representations-et-attitudes-par-rapport-aux-noms-des-variantes-mishar [consulté le 15/04/2024].

http://dx.doi.org/10.46608/diglossia2.9791030008395.12
Illustration de couverture • L'illustration de la première de couverture a été réalisée par Ekaterina Kaeta (École académique des Beaux-Arts de Moscou - Département de Création graphique). Deux textes y apparaissent en arrière-plan : à gauche, un extrait d'une poésie en mordve de Čislav Žuravlev (1935-2018), recopié manuellement par l'illustratrice à partir de Žuravlev Č. (2000), Večkemanʹ teše [Étoile d’amour] (tome 2, Sarans, Tipografiâ Krasnyj Oktâbrʹ, p. 139), et, à droite, un extrait d'un poème inédit en occitan de l'écrivain Bernard Manciet (1923-2005), avec l'aimable autorisation de sa famille.
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