Le présent recueil réunit des articles issus des communications présentées lors de la journée d’étude organisée par le laboratoire Arts/Langages : Transitions et Relations (UR 7504) à l’université de Pau et des pays de l’Adour le 26 novembre 2021. L’un des cinq axes scientifiques de cette université a pour objectif de « questionner les frontières » et de « relever le défi des différences », notamment dans des champs linguistiques, littéraires et culturels qui s’articulent autour des notions d’altérités et d’identités d’une part, et celles de plurilinguisme et d’interculturalité, d’autre part. Tout événement scientifique sur la traduction s’inscrit donc logiquement dans ce programme inclusif. En effet, la traduction peut être perçue comme la traversée d’une frontière entre le texte de départ et le texte d’arrivée, et le traducteur est bien souvent décrit comme un passeur entre un auteur et un lectorat : le rôle de Maurice-Edgar Coindreau, premier traducteur de William Faulkner en France, a été à ce titre souligné. En outre, le traducteur, en tant que lecteur, auditeur ou spectateur du support linguistique qui lui est soumis, doit lui aussi, en tant que « transfrontalier », s’affranchir de ce que l’on appelle communément les barrières de la langue ou de la culture de l’Autre pour finalement parvenir à la meilleure transmission possible de l’œuvre. Cette frontière est particulièrement difficile à franchir dans des discours plurivoques fondés sur le double langage, le double jeu et le double sens, qu’il s’agisse des échanges quotidiens, d’un discours politique relevant de « la langue de bois », d’un texte littéraire ou bien encore d’un article de journal.
Souvent associée au politiquement et socialement correct, la « langue de bois », communément perçue comme un discours reposant sur des clichés, manifeste toutefois l’obliquité, voire la duplicité langagière alimentée par les euphémismes, les sous-entendus et les allusions, autant de procédés qui révèlent une forme d’hypocrisie langagière et qui tendent à donner une image incomplète et fallacieuse du locuteur. Cette duplicité est déjà présente chez Plaute, notamment chez le personnage du Miles gloriosus, ou encore dans la littérature espagnole du Siècle d’Or qui accorde une place de choix à l’idéologie baroque et aux discours sur les apparences, le mensonge et les faux-semblants. Le double sens est ainsi parfois le garant de l’honneur de certains personnages féminins qui se déclarent à demi-mot. D’ailleurs, le recours à une sorte de « degré double » du discours est parfois nécessaire pour contourner la censure ou subvertir insidieusement une morale ou des mœurs auxquelles un sujet rebelle doit se conformer : il est donc inévitablement associé à l’histoire et à l’évolution des cultures. Les textes construits ainsi comme des palimpsestes autour du double langage exploitent habilement la polysémie pour le plus grand plaisir du lecteur qui doit être assez averti pour en percevoir les nuances, nuances dont le traducteur devra se faire l’interprète et le passeur.
De nombreuses études ont déjà été consacrées à cette forme de duplicité langagière extrêmement répandue que constituent les jeux de mots : on citera l’ouvrage incontournable de Jacqueline Henry, La traduction des jeux de mots1, ainsi que le recueil d’articles Du jeu dans la langue. Traduire le jeu de mots, publié par Frédérique Brisset, Audrey Coussy, Ronald Jenn et Julie Loison-Charles2. Jeux de mots et mots d’esprit, il est vrai, traduisent souvent un souci jubilatoire de séduire ou de jouer avec le verbe, ce qui nous renvoie à la notion de wit en anglais. De la même façon, les expressions anglaises de double entendre ou sexual innuendo mettent en exergue la réception du double message à connotation sexuelle et sont aussi passionnantes à traduire dans les textes journalistiques d’aujourd’hui que dans les pièces de théâtre ou les sonnets de Shakespeare. Tout récemment encore, l’affiche du film Barbie a fait couler beaucoup d’encre, comme en témoigne le titre d’un article de Courrier international : « “Barbieˮ : cette allusion sexuelle sur l’affiche du film fait jaser les Français »3. En effet, le texte anglais ne comprenait pas a priori de connotation sexuelle : « Barbie is everything. He’s just Ken ». Mais la traduction française est plurivoque si l’on prend en compte la signification de « ken » en argot français : « Elle peut tout faire. Lui, c’est juste Ken. » Courrier international analyse le commentaire du média américain The Hollywood Reporter4. Le fait d’utiliser la forme verbale « faire » incite le lecteur, perçu comme consommateur possible du film, à considérer aussi « ken » comme une forme verbale. En fait, on voit que la traduction qui n’est pas à proprement parler fidèle au texte anglais, essaie de contribuer à l’efficacité d’un slogan publicitaire dont le double entendre est peut-être davantage susceptible de provoquer l’attention (et « provoquer » est le terme adéquat…).
Cet exemple illustre à quel point il est passionnant de traduire des contenus publicitaires, des articles de journaux et des textes littéraires. La traduction des jeux de mots est d’ailleurs une pratique stimulante et ludique, ce qui la rend particulièrement propice à une exploitation pédagogique. Dans un compte rendu du The New Yorker sur le même film, Richard Brody5, qui pointe du doigt les références implicites mais appuyées du film à l’homosexualité, ce qu’il appelle « the strong gay subtext », commente une scène particulière du film : « Ken and another Ken (Simu Liu) get into a dispute and threaten each other to “beach you offˮ ». Il est tout d’abord nécessaire de percevoir la polysémie de cette dernière expression qui est en fait une expression-valise fondée non seulement sur l’idée que la plage est le théâtre de la rivalité musclée entre les Ken dont l’un veut « défaire/vaincre » l’autre, mais aussi sur l’écho plus que probable avec « beat you off », qui renvoie à une activité sexuelle. Les deux sens de « to beat someone off » sont clairement mentionnés dans le Cambridge Dictionary6. On pourrait créer un mot-valise en français, mais par son caractère insolite, le « néologisme » ainsi créé et figurant dans le sous-titre ne serait pas assez clair pour des spectateurs qui ne maîtrisent pas assez l’anglais pour saisir le sens du double entendre dans la version originale. La défamiliarisation pourrait être trop importante. Il est donc plus prudent de traduire l’expression par « t’en mettre une », ce qui est un peu édulcoré et moins humoristique… Cet exemple montre à quel point il est parfois difficile de traduire l’argot car une question se pose alors : « Jusqu’où peut-on aller ? » Bien souvent, les sous-titres sont une version affadie des propos tenus par les personnages dans la langue de départ. L’auberge espagnole (2002), film du réalisateur français Cédric Klapisch, offre un exemple révélateur de cette perte de sens. Les traducteurs audiovisuels en charge de la version espagnole ont dû avoir bien des difficultés pour tâcher de restituer le double sens et les sous-entendus qu’enserre le titre original. Et force est de constater que le titre choisi, Una casa de locos, peine à en rendre toutes les subtilités et offre, par la même occasion, une belle illustration de l’heureuse paronomase italienne, Traduttore, traditore. Tout d’abord, la formule de Klapisch permettait d’emblée d’ancrer l’histoire dans l’espace espagnol puisque, pour mémoire, l’essentiel de l’intrigue se déroule à Barcelone, en Catalogne. Mais au-delà de la perte de cet ancrage géographique, c’est bien le double sens de l’expression française et le clin d’œil à la scène finale qui sont ainsi perdus. Faut-il rappeler avec le CNRTL que dans son acception figurée, l’expression « auberge espagnole » renvoie à un « endroit où l’on ne trouve rien que l’on n’ait soi-même apporté, par allusion à une caractéristique des anciennes auberges d’Espagne »7. Or, c’est bien là ce que met en scène Klapisch en narrant les aventures cocasses et truculentes de cette colocation composée de plusieurs jeunes Européens.
En effet, de façon plus générale, la perte de sens, l’entropie, est le risque encouru dans les formes de représentation telles que le cinéma, le théâtre ou la musique où le double langage peut revêtir une fonction d’atténuation, lorsque la teneur du propos s’avère trop violente. Le traducteur peut être tenté de ménager le destinataire de son travail. Lorsque la langue parle crûment, comment traduire la crudité de certains mots ou expressions sans recourir à l’atténuation au risque de tomber dans une sorte d’hypocrisie sémantique, qu’il s’agisse des sous-titres d’un film ou des paroles d’un chanteur de rap ? Hypocrite lecteur, double infidèle du locuteur qui cède à l’autocensure et aux sirènes apaisantes et conciliatrices de la « langue de bois »… Si le présent recueil insiste sur le double jeu, c’est parce qu’il tient à nouveau à affirmer la jubilation de ce jeu d’équilibriste qui, pour reprendre l’image de la frontière, permet au traducteur de parcourir le fil ténu et sinueux entre le texte source et le texte cible. La traduction de l’humour et de l’ironie est l’un des exercices les plus périlleux et peut faire appel à différentes stratégies, véritable corps-à-corps du traducteur avec le texte qui permet de construire une méthodologie et une pratique de la traduction.
Dans son article « Traduire les jeux de mots et calembours de journaux satiriques ‒ Le Canard enchaîné et Private Eye », Joëlle Popineau affirme à juste titre que « [t]raduire le rire est un exercice linguistique complexe car il met en jeu de nombreux éléments lexicaux, stylistiques, sémantiques, phonétiques et culturels »8. Nous empruntons nous aussi au Canard enchaîné des exemples qui illustrent ces propos. « La bactérie qui rend chèvre »9, à savoir la brucellose qui a conduit à l’abattage – jugé excessif ‒ de chèvres sauvages en Haute-Savoie demandé par « le lobby du reblochon », peut ainsi donner lieu à des traductions telles que « the bacterium that drives you up the mountain », détournement de l’expression « to drive someone up the wall », laquelle renvoie davantage à la colère qu’à la folie. « The bacterium as fouled up as Hogan’s goat » est une expression moins connue, mais mentionnée dans The Free Dictionary ou Urban Dictionary. Cette solution est certes osée dans la mesure où elle appartient à un registre encore plus familier que « rendre chèvre », mais elle a le mérite de reprendre l’image de l’animal et de renvoyer au chaos et à la désorganisation et, de façon oblique, à l’idée d’exaspération. Autre exemple de difficulté liée au double langage : « Le premier qui Louvre », article sur la course architecturale entre les Émirats arabes unis et le Qatar et sur la construction du Louvre Abu Dhabi10. La solution de facilité serait « the first who opens his m…useum », une transcription littérale avec un jeu sur la lettre initiale et la ponctuation, mais il est possible de proposer « What’s not to Louvre » : bien que plus éloignée sémantiquement du titre français, elle joue sur la ressemblance phonique avec « What’s not to love », qui, de plus, fait écho à une chanson assez connue. Et le Louvre, que demander de plus pour accroître le prestige de son pays ? La traduction journalistique requiert d’autant plus de connaissances culturelles et de grandes capacités d’analyse et d’adaptation, qu’il s’agisse de la low ou de la high culture, qu’elle est bien souvent confrontée à la même densité et au même feuilletage qu’un texte littéraire. C’est ce que souligne Nathalie Vincent-Arnaud dans un article astucieusement intitulé « Titres en jeu : humour et “traduisible poétiqueˮ dans la presse anglophone » :
[…] les textes journalistiques sont bien loin d’être exempts de toute dimension littéraire, de littérarité, la prose journalistique se nourrissant bien souvent d’innombrables sédiments et réminiscences littéraires, échos intertextuels et autres clins d’œil artistiques et culturels qui en font un objet éminemment susceptible de se prêter à une analyse des procédés qui l’ont façonnée, au même titre parfois qu’une production littéraire patentée.11
Néanmoins, comme nous le rappelle Fabrice Antoine, le jeu de mots, élément fondamental du double langage, ne doit pas retenir toute l’attention des traducteurs qui « ont été les victimes à répétition du syndrome de la pépite polarisante »12. Inversement, il ne s’agit pas d’évacuer le double langage en n’essayant pas de le traduire. Emily Eels montre ainsi que traduire « À la recherche du temps perdu » par l’emprunt de « Remembrance of Things Past » au 30e sonnet de Shakespeare conduit à une certaine incomplétude, car l’idée selon laquelle le temps est aussi « gaspillé » est occultée. Ce qui n’est pas le cas dans la traduction proposée par D. J. Enright, « In Search of Lost Time »13. Le traducteur peut aussi succomber à la tentation d’échapper à ce jeu d’équilibriste en se réfugiant dans la note de bas de page – l’impasse sur la traduction-traversée ? – pour expliciter l’implicite, ou ce qui n’est pas connu du lecteur, en particulier lorsqu’il s’agit des allusions culturelles. Mais différents manuels de traductologie proposent des solutions telles que le report pur et simple, l’incrémentialisation, l’hypéronymisation ou encore l’équivalence14. Quant à la note de traducteur, elle est loin de faire l’unanimité. Jacqueline Henry la perçoit comme un aveu d’échec, comme si, finalement, le traducteur rendait les armes face à ce qu’il estime être l’intraduisible : « Écrire sans ambages, en note, “Jeu de mots intraduisibleˮ, en expliquant ou non que tel mot de l’original peut avoir deux significations que l’on n’a pu rendre à cause d’une impossibilité, en langue, c’est sans nul doute dire, en termes voilés, que l’on n’a pas su traduire »15. En fait, en dépit du souci de rester fidèle au fond et à la forme du texte, le traducteur n’est pas qu’un simple passeur dont la mission serait la simple translittération : « La traduction des jeux de mots est toujours problématique, c’est pourquoi il est souvent préférable de ne pas s’obstiner à vouloir traduire mot à mot et opter plutôt pour l’infidélité à la lettre tout en restant fidèle à l’esprit »16. Michaël Mariaule revendique également la liberté du traducteur face aux obstacles qu’il doit franchir : « Paradoxalement, il semblerait que plus il y a de contraintes, plus le traducteur doive faire preuve de créativité et aussi se sentir libre »17. Ces contraintes peuvent être par exemple celles du sous-titrage ou de la bande dessinée. Dans le cas de la traduction d’Astérix, Catherine Delesse jette un éclairage sur les difficultés soulevées par le support, à savoir le lien entre le texte et les images et la taille des phylactères : le traducteur peut choisir de compenser ailleurs dans la série en s’inspirant de l’image18. Le traducteur est un double « je », car il est à la fois lecteur-interprète et auteur lui-même. Aucune traduction ne peut se passer d’une interprétation, d’une exégèse du texte, qu’il s’agisse de traduire des jeux de mots ou d’autres éléments textuels : « […] comme dans toutes les autres situations de traduction, avant de proposer une reformulation en langue cible, il faut passer par une déverbalisation, c’est-à-dire comprendre et interpréter le sens de l’original »19. La référence au texte cible est intéressante, car comme nous l’avons vu précédemment, le traducteur doit aussi anticiper les attentes du lecteur et prendre en compte ses connaissances culturelles et parfois historiques. Et comme le contexte socio-culturel ou historique évolue, il en est de même pour les traductions en général. Enfin, le traducteur, qui porte aussi parfois la casquette de l’écrivain, devient auteur en traduisant ; comme le dit Christine Raguet, c’est un « traducteur-acteur », comme s’il y avait une identification, voire une fusion au-delà de la frontière entre texte source et texte cible : « Donc si, en lisant, le lecteur devient poète, pourquoi le traducteur-lecteur ne pourrait-il pas devenir cet auteur-poète qui s’approprie un langage pour mieux en redonner tout ce que ses sens et son corps ressentent ? »20
Cette brève et incomplète synthèse des commentaires suscités par le double langage montre bien les enjeux de la traduction de ce dernier et indique des pistes qui vont être exploitées par les articles qui composent ce volume. La première partie regroupe des études sur les formes du double langage dans l’aire hispanophone à différentes époques. Isabel Ibáñez consacre son article à la traduction du roman pastoral de Cervantès, La Galatea (1585), qui s’est avérée tardive. En effet, après avoir dressé l’historique des traductions françaises des pastorales ibériques et montré le goût d’un lectorat initié pour l’approche psychologique et les références mythologiques, elle compare l’adaptation du roman par Florian en 1784, la traduction de Claude Allaigre pour la Pléiade en 2001 et le travail mené à l’université avec les étudiants. Isabel Ibáñez met en exergue l’importance des codes de l’époque, le lectorat de Cervantès étant une élite aujourd’hui disparue, et elle insiste sur la nécessité d’acquérir un savoir interculturel et d’effectuer un travail d’exégèse de l’œuvre. Alors que l’adaptation de Florian est caractérisée par la perte et l’atténuation et constitue une réécriture, Claude Allaigre prend en compte la versification, la prosodie et la tonalité sans sacrifier le sens. Quant aux pratiques pédagogiques, elles doivent s’appuyer sur les effets de miroir entre deux, voire quatre cultures, en raison des quatre siècles qui séparent l’auteur des traducteurs contemporains : « En fin de compte, le langage du roman pastoral est, toujours encore, bien plus qu’un double langage, c’est un langage foisonnant dont les sens ne demandent qu’à être éveillés par de nouvelles lectures »21. C’est ce même foisonnement qui est propre à El Pasajero, miscellanées écrites par Cristóbal Suárez de Figueroa, auteur castillan du XVIIe siècle, qui n’a pas encore été traduite. Dans une première partie, Blandine Daguerre décrypte le double langage présent dès l’introduction du récit de Juan, l’un des quatre hommes qui dialoguent au cours du voyage qui les conduit de Madrid à Barcelone. Dans une seconde partie, elle étudie certains passages révélateurs de cette écriture de l’entre-deux qui requiert une double lecture, ce qui lui permet d’explorer quelques cas concrets. En effet, l’enchâssement des récits alimente ce foisonnement sémantique. Juan, « aubergiste militaire », incarne à lui seul le double langage, ses professions elles-mêmes étant associées à la malhonnêteté. Elle s’interroge sur la polysémie de certains mots comme « viejo » dans le segment « como soldado viejo » et décrit non sans humour le processus qui l’a conduite à traduire cette expression par « fieffé briscard », montrant par là même à quel point l’exercice de la traduction, fondé sur une quête herméneutique, peut revêtir une dimension à la fois ludique et pédagogique. Par ailleurs, Blandine Daguerre oppose parfois le caractère elliptique de la langue espagnole aux exigences textuelles du français qui impose le recours à l’étoffement et aux périphrases. Enfin, elle prend en compte la réaction du lectorat suffisamment initié pour percevoir le double langage de Juan, ce qui crée une complicité entre l’émetteur du message et son destinataire final.
L’article de Coralie Pressacco nous projette dans un temps et un espace différents puisqu’il porte sur la traduction de l’albur mexicain dans le roman ¡Pantaletas! (2001) de l’écrivain Armando Ramírez. Son étude a pour but de trouver une équivalence sémique, phonique et graphique pour rendre le jeu de ce langage parlé dans les quartiers populaires de la ville de Mexico et chargé de connotations sexuelles. Dans un premier temps, elle recherche l’étymologie du mot « albur », très présent dans la culture mexicaine, qu’il s’agisse de la langue écrite ou de la langue orale. Dans un second temps, en s’appuyant sur la typologie de Jacqueline Henry, elle s’interroge sur les traductions possibles de plusieurs jeux de mots complexes et note l’importance de la créativité : « Penser la traduction comme une équivalence et non comme une correspondance ou une équation linguistique permet de lever bien des obstacles, offrant ainsi au traducteur une plus grande liberté dans la recherche d’un équivalent. La créativité – nous l’avons constaté à plusieurs reprises – est l’un des maîtres-mots de la traduction »22. Blanche Turck, quant à elle, se livre à un exercice de « funambulisme traductif »23, car elle analyse la traduction anglaise par Rebekah Smith de Ova Completa (1987), dernier recueil de la poétesse argentine Susana Thénon, avant d’émettre elle-même des propositions de traduction en français. Elle utilise le terme de « rhapsodie » pour qualifier le lien du recueil avec ses traductions. En effet, ce roman est bien enraciné dans le territoire argentin et puise aussi dans ses formes musicales populaires. Son esthétique est également fondée sur la syllepse, l’hétérolinguisme et le dialogisme, autant de choix qui contribuent au double langage et finalement à l’ironie d’une posture, celle de Susana Thénon en tant que « rhapsode de la nation argentine ». Après avoir situé Ova Completa dans le contexte de l’Argentine des années 1980, Blanche Turck met l’accent sur les difficultés rencontrées par le traducteur dans ses choix linguistiques, en raison de la distance critique que l’auteure elle-même établit à l’égard de la langue espagnole. Enfin, dans un troisième temps, comme l’œuvre s’inscrit dans une véritable profusion sémantique, au carrefour de l’excès exhibitionniste et de l’ironie véhiculée par le double langage, elle constitue donc un véritable défi pour le traducteur : Blanche Turck prend l’exemple du voseo pour illustrer son propos. Finalement, elle s’interroge sur la traduction du titre polysémique du recueil lui-même, qui relève de l’anamorphose, et qui à lui seul reflète la complexité intertextuelle et hypertextuelle de ce palimpseste qu’est le texte : « Ova Completa s’inscrit dans une certaine définition du double langage, loin d’être elliptique et davantage du domaine du sur-entendu que du sous-entendu »24. On retrouve bien évidemment ces enjeux et problématiques dans les articles de la deuxième partie, car les tours et détours de la langue anglaise mettent également le traducteur à rude épreuve.
Mylène Lacroix nous livre une analyse très approfondie des différentes traductions de « Will/will » dans le sonnet 135 de William Shakespeare (édition princeps de 1609) : ce poème, depuis 1821, a été traduit pas moins de soixante-dix fois. La polysémie du mot « Will/will » en fait un cas-limite au sein d’un sonnet décrit comme un mille-feuille dont la traduction doit être adaptée aux connaissances et à la langue du lectorat contemporain. Le traducteur se trouve confronté à une labilité grammaticale et lexicale qui semble lui résister tant il peut craindre d’appauvrir le texte shakespearien. Après avoir examiné les traductions qui rendent « will » par un seul et même terme, Mylène Lacroix explore les différents sens du mot « Will/will » et commente les solutions proposées notamment par Darras et Déprats. Bien souvent, la meilleure traduction repose sur la nécessité de rester fidèle à l’effet, ce qui implique une certaine créativité, voire la recréation du texte : « Parce qu’elle “actualiseˮ l’original et le clarifie pour un lecteur moderne, la traduction peut même parfois s’avérer plus efficace, voire plus drôle que le texte en anglais élisabéthain, dont un lecteur anglophone contemporain ne saisira pas forcément les nuances »25. Dans l’article suivant, Yoo-jung Kim interroge aussi la créativité du traducteur par le truchement de la figure de celui qui s’autotraduit et s’autoconstruit, comme c’est le cas de Samuel Beckett dans Company/Compagnie, texte largement autobiographique. Elle jette un éclairage sur la traduction de certains termes polysémiques, notamment « lie » et « still », et elle étudie la stratégie de défamiliarisation et les effets d’étrangeté générés par l’autotraduction qui repose sur une poétique de la vie et de la mort, notamment par l’utilisation du verbe « gésir ». L’auteur/narrateur/personnage principal joue avec les sonorités anglaises puis françaises et construit sa poétique « dans, par et entre deux langues »26. Yoo-jung Kim conclut que finalement l’œuvre aboutit à une « autographie », issue de l’association entre autotraduction et autobiographie : la traduction est finalement constitutive de l’identité. S’inspirant des travaux de Gérard Genette, Virginie Buhl s’intéresse aussi aux dispositifs narratifs de trois récits de littérature de jeunesse dont elle commente la traduction en français. Ces récits fondés sur la narration d’une voix enfantine et sur une intrigue plutôt tragique, se font l’écho d’une tension ironique entre ce que disent les enfants-narrateurs et ce que l’auteur transmet implicitement aux lecteurs : il s’agit donc d’un « double jeu lectorial »27 qui révèle une complicité entre l’auteur implicite et le récepteur. Virginie Buhl nous présente sa propre expérience en tant que traductrice d’au moins deux récits et son étude relève donc de la recherche-création, laquelle porte, dans ce cas précis, sur la traduction d’un style « faux-naïf »28 qui implique aussi un engagement émotionnel : « […] cette expérience de lecture engage la personne qui traduit dans sa relation intime à l’enfance et à la langue juvénile autant que dans sa prise en charge ré-énonciative des jeunes narrateurs qu’il s’agit de faire renaître dans une autre langue-culture »29. Ce problème de la langue-culture est aussi au cœur de l’article de Kossi Gerard Adzalo qui s’interroge sur la traduction des œuvres africaines et les difficultés liées à la plurivocité issue de leurs proverbes et référents culturels. Il puise des segments dans la culture littéraire et filmique nigériane ‒ en particulier la culture igbo ‒ et n’exclut pas le recours à la note de bas de page pour expliquer certaines allusions culturelles et montrer leur caractère polysémique. La traduction passe en effet par la connaissance indispensable des codes ethnographiques de la langue source et tout le jeu d’équilibriste du traducteur consiste à ne pas effacer la langue et la culture de l’autre ; Kossi Gerard Adzalo propose donc plusieurs solutions en s’appuyant par exemple sur l’ethnographie ou la notion de décentrement inspirée par la lecture des écrits de Henri Meschonnic.
Au fil de ces articles, l’on constate donc que la traduction n’a rien d’automatique, en particulier lorsqu’il s’agit de double langage, que ce dernier soit textuel ou culturel ; le corpus, certes limité à huit articles, permet néanmoins de bien appréhender non seulement l’évolution des pratiques, mais aussi les stratégies et méthodologies mises en place pour essayer de rendre hommage aux versions originales des auteurs qui se lisent et se traduisent comme des palimpsestes. Le traducteur n’est pas un simple passeur dans les domaines linguistique, stylistique et culturel et il lui est difficile de rester à distance du texte, pétrifié dans une posture neutre et objective, tant il est aux prises avec, en fin de compte, les sens et ses propres sens : on pourrait presque parler de « guts translation », une traduction « qui vient des tripes ». Mais même cette expression imagée peut donner lieu à bien des débats entre traductologues…
Bibliographie
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Filmographie
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Sitographie
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- Courrier international, « Vu des États-Unis : « “Barbieˮ : cette allusion sexuelle sur l’affiche du film fait jaser les Français ». [en ligne] https://www.courrierinternational.com/article/vu-des-etats-unis-barbie-cette-allusion-sexuelle-sur-l-affiche-du-film-fait-jaser-les-francais [consulté le 12 décembre 2023].
Notes
- Publiée aux Presses de la Sorbonne Nouvelle en 2003.
- Publié aux Presses universitaires du Septentrion en 2019.
- Courrier international, [en ligne] https://www.courrierinternational.com/ [consulté le 12 décembre 2023].
- Ibid. « Dans ce cas précis, le mot “forniquerˮ, ou plutôt son diminutif “niquerˮ, devient “queniˮ ou “keniˮ, transformé en “kenˮ au fil du temps, précise le média américain ».
- Brody R., 2023, [en ligne] https://www.newyorker.com/ [consulté le 12 décembre 2023].
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- Popineau J., 2015, p. 54.
- Le Canard enchaîné, 26 octobre 2022.
- Les dossiers du Canard enchaîné, octobre 2022, p. 104-106.
- Vincent-Arnaud N., 2019, p. 284.
- Antoine F., 2019, p. 121.
- Eels E., 2019, p. 236.
- Nous faisons ici référence en particulier aux ouvrages de Delphine Chartier (2012) et Corinne Wecskteen-Quinio, Mickaël Mariaule et Cindy Lefebvre-Scodeller (dir.) [2015].
- Henry J., 2000, p. 239.
- Hiernard J.-M., 2003, p. 44.
- Mariaule M., 2008, p. 68.
- Delesse C., 2019, p. 271-272.
- Henry J., 2003, p. 81.
- Raguet, 2017, p. 162.
- Ibáñez, p. 23-42.
- Pressacco, p. 55-68.
- Turck, p. 69-80.
- Ibid.
- Lacroix, p. 83-102.
- Kim, p. 103-118.
- Buhl, p. 119-132.
- Ibid.
- Ibid.