Faire terrain commun
Entre septembre 2021 et juin 2022, j’ai accompagné en tant que chercheur associé le chorégraphe et réalisateur Christophe Haleb tout au long des processus de tournage, de montage et de présentation des films Le chant du Kiwano et Baby Boom sur le territoire drômois. Soutenues par la scène nationale valentinoise LUX, et s’inscrivant dans la lignée du cycle de créations Éternelle Jeunesse développée par l’artiste sur différents territoires depuis 2015, ces deux productions partageaient le souci de réaliser des portraits de jeunesses à partir des outils de la danse in situ (ou « située1 ») et de pratiques documentaires, en particulier l’entretien. Parce que j’avais auparavant réalisé l’ethnographie d’une compagnie de danse à l’œuvre2, et que je m’intéressais désormais aux pratiques corporelles situées, le projet porté par Christophe Haleb m’intriguait en ce qu’il allait mobiliser la danse in situ comme outil d’enquête et de création. Parallèlement, mes travaux intriguaient l’artiste en ce qu’ils pouvaient nourrir ses pratiques d’observation sensible du réel et son entendement des facteurs sociaux travaillant les jeunesses auprès desquelles il créait. C’est à l’étude de notre relation artiste-chercheur, de notre manière de faire terrain commun, que cet article sera consacré.
Ainsi qu’en témoigne une littérature aujourd’hui abondante3, les formes d’associations entre anthropologues et artistes se sont multipliées depuis plus d’une décennie pour servir tant des enjeux de divulgation de la connaissance scientifique au travers de remédiations que des enjeux de co-créations réunissant les deux parties autour d’un objet commun. Pour autant, ainsi que le soulignent les coordinateurs du numéro « Rencontres ethno-artistiques » de la revue ethnographiques.org, l’enjeu même de la rencontre entre artiste et chercheur, et de la forme de leur collaboration, gagnerait encore à être investigué plus amplement. Il s’agit, entre autres, de penser les problématiques liées aux dialogues interdisciplinaires, au potentiel génératif des frictions occasionnées, mais encore, éventuellement, à l’influence des tutelles organisant ces rencontres à des fins de politiques publiques.
En m’appuyant sur l’exemple de ma collaboration avec Christophe Haleb, je souhaite ici contribuer à la cartographie des formes d’association entre artiste et chercheur à travers le portrait de la relation de « compagnonnage »4 que nous avons développé avec le temps, laquelle ne manquera pas de s’inscrire dans l’histoire d’une interdisciplinarité marquée tant par le « tournant ethnographique » de l’art contemporain que par le « tournant artistique » de l’anthropologie5. Inspirée des travaux de Tim Ingold, la notion de « compagnonnage » me permettra ici de décrire les processus d’arpentage communs et intermittents que nous avons mis en place tout au long des temps de création et au-delà, et au gré desquels nous avons appris l’un de l’autre sans chercher tout à fait à faire fusionner nos sujets et nos méthodes. L’accent sera ainsi porté sur les déplacements et les apprentissages occasionnés par cette collaboration, le « devenir ensemble »6 suscité par le compagnonnage, davantage que sur les connaissances et les œuvres produites, lesquelles furent le terrain de notre rencontre plutôt que sa finalité.
À cette fin, l’article sera structuré en deux temps : je proposerai d’abord un récit décrivant les circonstances et les formes de notre collaboration pendant le processus de création, puis, à partir de l’analyse d’un texte écrit à l’occasion de la présentation des films produits, je chercherai à décrire comment nous avons cherché – à l’aide de nous outils respectifs – à nourrir nos pratiques respectives, au gré de gestes d’accordage et d’apprentissages mutuels.
Ethnographier un processus chorégraphique et documentaire
Assembler nos forces
Lorsqu’il devient artiste associé à LUX en 2019, Christophe Haleb arrive sur le territoire drômois chargé d’un protocole de création in situ qu’il mature depuis plusieurs années déjà. Si l’artiste a entrepris de chorégraphier dans des espaces non dédiés dans le début des années 2000, ses productions relevaient alors d’installations dans l’espace public, comme le chapiteau de Résidence secondaire (2005) que la critique qualifiera « d’espace de villégiature à partager »7. D’autres créations consistaient en des investissements d’espaces symboliques, à l’image d’Evelyne House of Shame (2009) qui subvertira certains lieux hérités de l’empire colonial français à Marseille en y célébrant des fêtes aux allures de cabarets. Ce n’est qu’à partir de 2015 que, à la suite de l’obtention d’une bourse de recherche délivrée par le Centre National de la Danse, le chorégraphe développera véritablement un travail d’enquête sensible et sociale sur l’île de Cuba. Il découvrira là-bas des formes d’appropriation de l’espace public, notamment par le parkour, et se liera d’amitié avec plusieurs jeunes rencontrés au gré d’arpentages. Quelques mois plus tard, il retournera sur les lieux, accompagné cette fois d’un vidéaste et d’un preneur son, et réalisera ses premiers courts-métrages documentaires et chorégraphiques, lesquels formeront une série intitulée Un sueno despierto (2015-2016). Les années suivantes, il poursuivra son expérimentation et adaptera cette méthode aux territoires qui l’invitent ou qu’il habite : Marseille, La Havane et Fort-de-France. C’est en assistant à la présentation de cette seconde série de films, Entropico (2017-2019), que Catherine Rossi-Batôt invitera le chorégraphe à redéployer son protocole de création dans la Drôme, où Christophe Haleb deviendra artiste associé pour trois saisons (2019-2022).
À l’automne 2020, à la suite de la présentation du moyen-métrage Éternelle Jeunesse # Valence (2020) et à l’exposition audiovisuelle et performative Entropic Now, la directrice du LUX et le chorégraphe partageront le désir de réaliser un carnet photographique et textuel qui documenterait le travail de l’artiste sur le territoire. Celui-ci ferait suite à la publication en ligne du Carnet de notes d’un tournage en cours8 rédigé par Christophe Haleb au cours de premiers repérages et serait enrichi de photographies prises par Sébastien Normand – l’artiste photographe qui avait accompagné le chorégraphe lors de ses premières sessions de repérage à Valence et alentour. C’est ainsi que Catherine Rossi-Batôt, avec qui j’étais régulièrement en relation du fait des charges d’enseignements en arts de la scène que j’assurais à Valence, m’invita à contribuer au projet de carnet et à rencontrer Christophe Haleb et son œuvre.
Le court texte que je produisis, « Le lieu, le geste et la parole »9 (2021), nourri par un entretien téléphonique mené avec le chorégraphe, ne manqua pas de mettre au jour une sensibilité et un fond thématique qui allaient plus tard nous réunir. La perspective était écologique, selon différentes acceptions : il s’agissait non seulement de relever les « écologies attentionnelles »10 des jeunes que le film laissait apparaître au travers de leurs gestes d’habitation des espaces, mais également de mettre ces dernières en écho avec les préoccupations environnementales qu’ils évoquaient au gré de leurs entretiens. Peu après la publication, des fragments de ce texte trouvèrent une place sur le site de la compagnie en guise de descriptif du projet Éternelle Jeunesse # Valence11.
Quelques mois plus tard, l’obtention d’un contrat post-doctoral auprès du Fonds National de la Recherche Scientifique de Wallonie autour des pratiques corporelles situées m’incita à recontacter l’artiste, car son travail se retrouvait au cœur des problématiques de recherche que j’avais récemment formulées. C’est autour d’un café que Christophe Haleb me partagea alors son « inquiétude » à l’idée de s’habituer à « faire des films avec des jeunes », sa crainte d’un « essoufflement ». Je lui proposai donc de l’accompagner pour sa dernière année de création à Valence, il se réjouit à l’idée « d’assembler nos forces » pour une saison, et c’est ainsi que notre compagnonnage commença.
Inventer une place de « chercheur associé »
À compter du mois d’octobre 2021, je rejoignis l’équipe de la compagnie la Zouze pour 12 journées de tournage, réparties sur trois mois, entre Valence et Romans-sur-Isère. Le travail photographique et filmique fut réalisé auprès de 62 jeunes, dans plus d’une quinzaine de lieux de tournage différents. Le montage durera environ 26 jours, répartis de février à mai 2022, entre Marseille et Montreuil. Les films furent ensuite présentés à LUX et à La Cordo de Romans-sur-Isère aux mois de juin et de septembre de la même année. Cependant, mon rôle au sein de la compagnie déborda les seuls temps de création, car l’équipe de la Zouze me sollicita – et me sollicite encore – pour intervenir dans le cadre d’événements organisés autour du travail de Christophe Haleb (formation PREAC12, rencontre avec le public lors de projections). En outre, je reste encore aujourd’hui étroitement lié à la compagnie dans le cadre de la rédaction d’un nouveau carnet textuel et photographique documentant le processus de création que j’ai suivi, et je suis également invité pour des résidences d’écriture et de partage au sein de leurs locaux marseillais : Dans les parages13 ()14.
Conformément à ce que le chorégraphe m’avait demandé, mon rôle sur le terrain n’a pas consisté en une observation distanciée du protocole de création – une position qui n’était pas souhaitée en raison du malaise qu’elle aurait pu susciter dans les contextes intimistes de tournage et de montage. Au fil des jours, ma place s’est inventée en empruntant aux rôles plus institués, d’une part, du regard extérieur – qui donne un avis, suggère, contribue au fond du processus de création à l’aide de références – et, d’autre part, de l’assistant – qui épaule, notamment sur les plans logistique et relationnel. Concrètement, j’ai partagé mes impressions et intuitions lors du tournage, j’ai discuté avec les jeunes pour apprendre à les connaître et nourrir le travail d’improvisation et d’entretien que menait le chorégraphe, j’ai porté le pied de la caméra, essuyé l’objectif quand il pleuvait, conduit la voiture lors des travellings, et surtout, j’ai participé activement aux débriefings et discussions avec l’équipe lors des trajets, des repas, des soirées – car j’étais accueilli dans leurs hébergements.
Entre octobre et décembre 2021, ce ne sont pas seulement des matériaux audiovisuels qui ont été produits, mais également des récits – ceux des jeunes, ceux de l’équipe à leur sujet, ceux de l’équipe sur le territoire que nous arpentions. Si le travail de Christophe Haleb accorde une attention certaine au recueil des paroles des jeunes, notamment en ce qui concerne leur perception de l’avenir, ainsi qu’au filmage de leurs pratiques ordinaires (boxe, moto, danse, etc), il ne cesse parallèlement de s’imaginer les pans inconnus de leur vie, voire de fabuler, d’amorcer des histoires à leur sujet, de les projeter virtuellement dans des situations extraordinaires. Se tissent ainsi des récits mêlant de l’actuel et du virtuel. C’est ce même tissage de récits que nous avons par la suite rapporté à la monteuse lors des séances de dérushage – ces temps pendant lesquels nous visionnions l’ensemble des matières tournées avant d’entamer le processus de composition. Et c’est ensuite face aux écrans, et pendant les pauses que nous avons travaillé et retravaillé ces récits et leurs rythmes pour aboutir aux formes filmiques finales, lesquelles proposent des alliages – différemment dosés selon les films – de description et de fictionnalisation de la vie des jeunesses drômoises rencontrées15.
Il est ici important de comprendre que ma place, au cours des temps de tournage et de montage, n’était donc pas à proprement parler celle d’un conseiller scientifique. Il ne m’était pas demandé de fournir une expertise théorique sur la teneur du processus de création auquel j’assistais, mais plutôt d’y participer à la manière des autres membres de l’équipe, c’est-à-dire à partir de ma propre sensibilité esthétique, relationnelle et politique. Cette sensibilité, bien sûr, est profondément informée par les techniques d’observation, d’interprétation et d’analyse gestuelle auxquelles mon expérience d’ethnographe et de chercheur en danse m’a initié, mais elle se nourrit également d’éléments biographiques (en l’occurrence, ma propre histoire avec le territoire drômois) et des références culturelles dont je suis imprégné. Dans l’intensité de ces épisodes de création, j’ai donc laissé passer à l’arrière-plan le projet de connaissance que je portais, conscient, pour le dire avec les mots de Jeanne Favret-Saada, que « dans le moment où on est le plus affecté, on ne peut pas rapporter l’expérience » et que « dans le moment où on la rapporte, on ne peut pas la comprendre. Le temps de l’analyse viendra plus tard »16.
Lui-même au fait de la rythmicité des processus de connaissance scientifique, Christophe Haleb ne m’a invité que plus tard, lors de la préparation des temps de restitution des films, à lui proposer quelques écrits réflexifs à propos de l’expérience de création que nous avions traversée ensemble. Deux premiers textes en sont sortis, et l’émulation qu’ils occasionnèrent au sein de l’équipe les conduisit à me proposer de prendre en charge la rédaction d’un carnet plus étoffé revenant sur le processus de création dans son intégralité, au travers de récits et d’analyses. Ces écrits, d’abord destinés à l’équipe de la Zouze et aux publics des œuvres produites, ne pouvaient reprendre les normes de l’écriture académique, au risque de voir la chaleur que j’avais pu apporter au projet se dissiper – ce que Christophe Haleb souhaitait explicitement éviter. Suivant la piste ouverte par mon précédent article, « Le lieu, le geste et la parole », j’ai donc expérimenté une forme d’écriture à la fois nourrie de la démarche prospective de Christophe Haleb et du regard analytique du chercheur.
Le fragment de texte qui va suivre, écrit dans une perspective à la fois heuristique et documentaire, cherchait plus précisément à présenter les intentions de création de Christophe Haleb aux jeunes. Il s’agissait d’une sorte de note d’intention écrite a posteriori, d’abord écrite à la première personne, jouant moi-même à me mettre à la place du chorégraphe pour le décrire et l’imaginer de l’intérieur. La version présentée au cours de l’exposition fut raccourcie et ré-écrite à la troisième personne, afin de ne pas générer de confusion auprès du public.
Enchâsser le prospectif et le descriptif
Note d’intention a posteriori
Cher·e jeune,
Je voudrais réaliser ton portrait. Te dire au travers de ce que tu as cultivé, soigné, nourri. Te dire au travers de « là où ça pousse en toi ». Cette chose-là, je l’appellerai : « ta pratique », qu’il s’agisse d’un art de frapper du pied et du poing, d’un art d’inventer des fables post-apocalyptiques ou encore d’un art de danser, de peindre, de travailler le bois. Car ces pratiques te racontent, sans doute davantage que tu ne l’imagines. Elles te constituent, au sens où elles te donnent consistance.
Cabrer, faire du volley, t’occuper des plantes, contempler la lune, jouer à la Play, réparer des trucs, te muscler, faire de la moto, faire la fierté de tes parents, aimer.
On pourrait dire que ta pratique te transverse, qu’elle recoupe de nombreuses strates et lignes de ton existence, et ce sans jamais te segmenter. Elle est une perspective depuis laquelle tu apparais dans un éclat, de façon multidirectionnelle ; elle est une perspective depuis laquelle tu parles de tant de choses, sans jamais vraiment en parler tout à fait.
Jeune boxeureuse, fils et fille,
Ta boxe anglaise, française ou thaïe,
Laisse entrevoir la voix et le corps de ton grand frère, de ton père, de ton coach,
L’espace étriqué de ta chambre dans laquelle tu as appris,
L’espace étriqué de la prison albanaise dans laquelle il a appris,
Mais aussi ton regard sur des féminités, des masculinités,
La sensation d’être vivant et de vouloir le rester.
Ta musculature cherche à dire ton statut, ta stature,
aussi ce qui implose en toi,
parce qu’un homme, ça implose,
ça ne pleure pas, ça transpire,
tu me dis qu’il n’y a que ta mère qui pleure devant les films tristes,
toi tu ne pleurerais qu’en cas d’extrême nécessité,
par exemple, tu me dis, si tu ratais ton bac.
Cher.e jeune,
Je voudrais réaliser ton portrait comme on tire un fil. Mais je ne voudrais pas te réduire à ce fil. Ou du moins, j’aimerais que ta laine soit assez filandreuse, touffue, mal tenue, pour que tu demeures toujours fuyant, pour que tu transpires toujours les traits qui composent ton portrait, comme le fuseau échappe toujours au dessinateur en dispersant ses poussières de graphite sur le papier.
Alors je te propose de danser, parce que je crois que la danse permet de contourner les attachements, les assignations, les réductions. Je crois que la danse te permettra de rester ouvert devant l’objectif, elle te permettra de résister aux projections simplifiantes qui habiteront les regards de celles et ceux qui te regarderont, elle te permettra aussi de résister à tes propres discours simplificateurs. Elle t’invitera à prendre appui sur ce que tu as cultivé, sans pour autant te caricaturer. Elle t’invitera à ne pas être un prototype, à monter en étrangeté vis-à-vis des modèles dont tu as hérité, que tu as forgés, et auxquels tu pourrais t’accrocher trop fort par peur que la caméra ne filme tes abysses.
Je crois que la danse te permettra de maintenir ouvert le portail entre ce que tu cherches à devenir et ce que tu es au moment où nous nous rencontrons.
Alors, je te dis,
Boxe comme si tu étais face à un géant.
Joue au billard avec tes outils de menuiserie.
Cherche ton groove dans un fil entre tes mains, entre ton occiput et ton coccyx,
Danse avec un foulard albanais ou, à défaut, avec le chiffon blanc qui traîne sous le tableau,
Décale.
Ôte à ton geste son efficacité technique pour le considérer en lui-même,
Joue avec les coordinations, les espaces, les rythmes, les échelles, les amplitudes, les directions.
Prête attention à ton corps gestant.
Peut-être suis-je parfois trop habité par des manières d’être danseur ou chorégraphe,
Par des corporéités aussi qui me sont chères,
Pour être touché par ce que tu proposes, ou pour comprendre quels chemins libéreraient ta parole ou ton geste.
Mais bon gré mal gré les choses sont ainsi faites,
Et notre rencontre ne peut qu’être, d’abord, celle de nos corps.
Tu me trouves excentrique,
Bizarre,
À mes yeux tu l’es peut-être tout autant,
Et si nous ne nous comprenons jamais tout à fait,
L’écart qui nous sépare est aussi le terreau de la beauté singulière de notre rencontre.
Cher.e jeune,
Je voudrais réaliser ton portrait comme on recueille un fossile. Observer la manière dont ton corps s’imprime dans un environnement, la manière dont un environnement s’imprime dans ton corps. Savoir si tu es plutôt caméléon ou tortue, fondant ou tout en carapace. Tu marcheras des espaces qui te sont familiers pour les habiter de ces gestes et de ces attitudes si inconscientes qu’elles vous raconteront, ce lieu et toi, sans que tu n’aies à y penser. Ou alors, tu te réjouiras de détourner ces lieux, ou encore d’arpenter des espaces inconnus, incongrus, excitants et étranges. Tu apprendras à les connaître, à les peupler aussi de tes fictions, à mesure que l’objectif de la caméra apprendra à te connaître.
Tu me diras ce qu’un espace t’inspire, nous en ferons le point de départ de nos explorations,
L’air de ce lieu dans tes poumons, jusque dans ton esprit, comme un agent révélateur,
De ces mondes et de ces énigmes qui t’habitent.
Écrire pour nourrir
« Note d’intention a posteriori » est un texte qui, dans sa forme comme dans son fond, raconte à plus d’un titre la forme de compagnonnage que nous avons développée avec Christophe Haleb. Car en premier lieu, il fait état d’une pratique presque-commune : « l’art de l’enquête »17. « Presque-commune », car l’enquête de création menée par le chorégraphe n’est pas une enquête ethnographique, et le territoire qu’il arpente est moins un terrain ethnographique qu’un terrain de jeu. Il y a bien des points de correspondance entre nos méthodes : l’imprégnation, le développement de relations interpersonnelles et de rapports de confiance, la suspension temporaire de tout projet trop dessiné de création ou de connaissance au profit d’une appréciation plus ouverte des milieux investis. Mais là où l’ethnographe s’emploiera à étudier le quotidien « tel qu’il est vécu par des personnes singulières en des espaces et des temps singuliers »18 , l’artiste s’ingéniera bientôt à le faire dérailler au moyen de protocoles d’improvisations de danse in situ, pour le révéler autrement, pour lui faire tomber ses stratégies d’exposition, pour chercher sa fragilité. Il filmera ainsi tant des situations d’entretien avec les jeunes, des situations de pratiques ordinaires (un entraînement de boxe, le maniement d’outils de menuiserie) que des dispositifs d’improvisation (boxer des géants, faire du « air menuiserie », danser en cercle autour d’une machine à découper le bois).
Cette même dynamique prospective, attentive à « tous ces “aurait pu” et “pourrait être” qui hantent les situations19 » de rencontre et de création, se poursuivra au moment de l’écriture du film. Avec la monteuse Bénédicte Cazauran, il ne s’agira pas seulement de composer « un compte-rendu riche, détaillé et nuancé20 » des quotidiens filmés, mais également de s’autoriser à les ouvrir pour les laisser potentiellement raconter d’autres choses. Le montage s’est ainsi construit autour d’une dynamique paradoxale, d’une recherche d’équilibre entre, d’une part, la nécessité de faire le récit d’une enquête, de permettre aux jeunes de s’y reconnaître, de les valoriser, de permettre à leurs proches de les voir autrement, donc de faire retour au terrain21, et d’autre part, la nécessité d’ouvrir le récit pour qu’il puisse circuler, supporter les projections d’autres publics, nourrir un imaginaire politique cher au chorégraphe. Pour le dire avec les mots de Tim Ingold, l’enquête de Christophe Haleb n’a pas tant cherché à « remettre les choses dans leur contexte22 », au risque de les « neutraliser », qu’à « donner naissance à un nouvel être, un être qui aura sa propre vie ».
Cette dynamique de création, brouillant les frontières entre le descriptif et le prospectif, que Christophe Haleb développe avec les jeunes, sera finalement celle que je mobiliserai moi aussi lors de l’écriture de la « Note d’intention a posteriori », comme si je m’étais accordé – au sens musical – à la méthode d’enquête du chorégraphe lors de sa rédaction. Si le texte s’appuie en effet sur des situations de terrain observées et documentées dans mes carnets et cherche à produire un portrait de la « méthode Haleb », il y mêle étroitement mes propres pensées relatives à l’art de l’enquête : en particulier, l’enjeu de rendre les êtres irréductibles aux portraits que l’on en fait, ou encore la nécessité de saisir les intrications entre les êtres et leurs milieux – deux caractéristiques qui me sont héritées de théories clefs de ma formation, à savoir l’anthropologie du sensible de François Laplantine23 et l’anthropologie écologique de Tim Ingold24. La frontière entre ce qui tient strictement du travail du chorégraphe et ce qui tient de mes propres pratiques d’enquête s’estompe légèrement ici : le texte est une forme de synthèse de ce que cherche à produire Christophe Haleb, de ce que j’observe Christophe faire, et de ce qui m’inspire dans son travail. Aussi ce texte n’est-il pas un texte ethnographique, mais d’inspiration ethnographique. Et son objet n’est pas exactement de documenter le déroulé du processus de création tel que je l’ai observé, mais plutôt de nourrir l’imaginaire et la réflexion de Christophe Haleb quant au potentiel de ce qu’il met en œuvre25, et de révéler ce même potentiel au public et aux jeunes qui parcourront l’exposition et liront ce texte. C’est pourquoi il s’agit bien d’une « Note d’intention a posteriori » et non d’un compte-rendu de mes observations.
Car, sur le terrain, le processus de création a pu se trouver contraint par nombre de facteurs : le manque de temps, le manque de moyens, la fatigue, les incompréhensions entre le chorégraphe et les jeunes, les conflictualités propres au climat social et politique des villes investies, etc. Si tous ces éléments constitutifs de la « négativité du social26 » à laquelle l’enquête de terrain confronte importent tout autant, leur récit sera pris en charge ailleurs, dans le carnet documentant le processus de création que me proposera d’écrire la compagnie, et au sein duquel se mêleront des textes de natures différentes : la description ethnographique, l’analyse théorique et le récit prospectif. L’assemblage de ces différents matériaux, au même titre que les assemblages entre improvisations et situations ordinaires produits par Christophe Haleb dans ses films, permettra ainsi de multiplier les regards sur son travail et soigner ainsi son incommensurabilité. Le point commun entre mes différents écrits, néanmoins, tiendra dans leur commune capacité à entrer en « correspondance27 » avec Christophe Haleb et toute l’équipe de création, c’est-à-dire à nourrir le regard qu’ils portent sur leurs propres processus de production, soit en leur redécrivant leurs pratiques de manière critique et en mobilisant certaines références issues de la littérature scientifique, soit en leur révélant des potentiels que j’y perçois.
Gestes d’accordage
Dans son ouvrage L’anthropologie comme éducation (2018), Tim Ingold propose d’envisager l’expérience du terrain comme un processus d’« éducation de l’attention »28 entrepris par le chercheur auprès des enquêté·e·s. Or, l’une des caractéristiques fondamentales du compagnonnage tel qu’entrepris avec Christophe Haleb tient probablement dans la réciprocité de ce processus, et dans la multiplicité des situations au travers desquelles il se décline : le chorégraphe me laisse guider un fragment d’entretien d’explicitation pour explorer la sensorialité de jeunes boxeurs, tandis que j’apprends à développer un regard fictionnalisant en observant et contribuant à ses dispositifs d’improvisation ; il m’invite à lui proposer différents formats textuels afin de régénérer le regard qu’il porte sur sa propre pratique de création, m’ouvre les portes de son lieu et m’offre la possibilité de signer un carnet, tandis que j’apprends à ses côtés des techniques de tournage et de montage mêlant danse et paroles, techniques que je redéploierai par la suite au cours de mes propres enquêtes autour de la pratique des arts corporels chinois29 ; etc.
Compagnonner n’est donc pas exactement co-créer, mais plutôt marcher côte à côte et jouer à regarder le monde au travers des écologies attentionnelles développées par l’autre. Cela ne suppose pas de chercher un point de fusion entre nos pratiques, mais plutôt de démultiplier nos gestes d’accordage, de l’un envers l’autre, de manière à élargir le spectre de nos manières d’être chercheur et artiste. Ces gestes d’accordage, enfin, répondent peut-être à trois exigences : ils sont mutuels, récurrents, et laissent des traces dans nos pratiques. En ce sens, un compagnonnage ne constitue pas seulement une rencontre, mais il est une relation qui se déploie de manière longitudinale, de manière à s’éprouver dans une variété de contextes et de temporalités (tournage, montage, présentation, conférence, rencontre avec le public, séminaire avec des étudiants).
Contenus additionnels
- Page de présentation du film Baby Boom :
http://lazouzetv.com/episodes/baby-boom/ - Page de présentation du film Le chant du kiwano :
http://lazouzetv.com/episodes/le-chant-du-kiwano/ - Carnet de compagnonnage réalisé en 2021, dans lequel figure l’article « Le lieu, le geste et la parole » (Martin Givors)
https://www.calameo.com/books/00570069813dc00dc8fa1
Notes
- « Les projets que l’on conviendra d’appeler “chorégraphies situées” font du lieu et, plus généralement, du contexte le ressort de leur démarche, c’est-à-dire qu’ils font émerger des situations qui ne leur préexistent pas. » Perrin Julie, Questions pour une étude de la chorégraphie située : synthèse des travaux 2005-2018, dossier de HDR sous la supervision de Philippe Guisgand, Université de Lille, Centre d’Étude des Arts Contemporains EA 3587, 2019, p. 129.
- Givors Martin, La compagnie de Fractus V (Eastman/Sidi Larbi Cherkaoui) comme foyer de régénération pour les interprètes : récit écologique et micropolitique d’un travail de terrain mené au fil de la création et de la tournée d’une création chorégraphique (2015-2018), thèse sous la direction de Gretchen Schiller, Université Grenoble Alpes, Litt&Arts UMR 5316, 2019.
- Voir à ce sujet l’état de l’art proposé en ouverture du dossier « Rencontre ethno-artistiques » de la revue ethnographiques.org : Baracchini Leïla, Dassié Véronique, Guillaume-Pey Cécile, Guykayser, « Des ethnographies àl’œuvre : rencontres entre artistes et anthropologues », ethnographiques.org, 42, 2021.
- Ingold Tim, L’anthropologie comme éducation, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Paideia », 2018, p. 39.
- Pour une synthèse au sujet de ces deux tournants, voir : Grimshaw Anna, Ravetz Amanda, « The ethnographic turn – and after : A critical approach towards the realignment of art and anthropology », Social Anthropology, 23, 4, 2015.
- Expression de Donna Haraway, reprise par Cédric Parizot au sujet des collaborations entre chercheurs et artistes : Parizot Cédric, « Chroniques à la frontière. Correspondance entre un anthropologue et un jongleur », ethnographiques.org, 42, 2021, p. 6.
- Vernay Marie-Christine, « Haleb bien campé », Libération, 21 juin 2008.
- Haleb Christophe, Carnet de notes d’un tournage en cours : une jeunesse à Valence 2019-2020, Marseille, Compagnie La Zouze, 2020. Consultable en ligne à l’adresse : https://lux-valence.com/evenement/eternelle-jeunesse-1-valence/
- Haleb Christophe (dir.), Rossi-Batôt Catherine (dir.), Entropic Now – Carnet de compagnonnage, LUX éditions, Valence, 2021. URL : https://lux-valence.com/evenement/eternelle-jeunesse-1-valence/
- Citton Yves, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2014.
- Voir la page « Éternelle Jeunesse #Valence » du site de La Zouze TV. URL : http://lazouzetv.com/episodes/eternelle-jeunesse-1-valence/
- PREAC désigne un « Pôle de ressources en éducation artistique et culturelle ». Voir la page « Donner images et voix à la jeunesse d’un territoire : Résonance Preac danse et arts du mouvement Auvergne Rhône-Alpes » sur le site de LUX Scène nationale. URL : https://lux-valence.com/evenement/donner-images-et-voix-a-la-jeunesse-dun-territoire/
- Ce lieu, situé dans une ancienne friche industrielle, abrite les locaux de la compagnie ainsi qu’un espace de résidence artistique.
- URL : https://vimeo.com/722493615 et https://vimeo.com/722470530
- Si Baby boom, tourné principalement en lycée professionnel, donnera la part belle aux extraits d’entretien et au portrait des jeunes dans leurs milieux, Le chant du kiwano tiendra davantage d’une fiction – mais d’une fiction inspirée par les écrits d’inspiration post-apocalyptiques relatée par une jeune participante du projet.
- Favret-Saada Jeanne, « Être affecté », Gradhiva, 8, 1990, p. 9.
- « Le théoricien pense et applique ensuite ses manières de penser à la substance matérielle du monde. Par contraste, le praticien cherche à laisser la connaissance croître à la faveur d’une observation et d’un engagement pratique auprès des êtres et des choses qui l’entourent. Cette pratique est ce que j’appelle l’art de l’enquête. » Ingold Tim, Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture, Bellevaux, Éditions Dehors, 2017 [2013], p. 31.
- Ingold Tim, « From science to art and back again: The penduluum of an anthropologist », Anuac, 5, 1, 2016, p. 11. (Ma traduction)
- Debaise Didier, Stengers Isabelle, « L’insistance des possibles. Pour un pragmatisme spéculatif », Multitudes, 65, p. 87.
- Ingold Tim, « From science to art and back again », art. cit. (Ma traduction).
- En soignant quelques formes de restitution, Christophe Haleb tente de déjouer la critique formulée par Hal Foster à l’encontre des artistes pratiquant l’ethnographie, selon laquelle la relation est bien souvent à sens unique en faveur de l’artiste. À ce sujet, voir: Hal Foster, « The Artist as Ethnographer? », in : Marcus George (dir.), The Traffic in Culture: Refiguring Art and Anthropology, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1995.
- Ingold Tim, « From science to art and back again », art. cit. (Ma traduction).
- Laplantine Français, Le social et le sensible, Paris, Téraèdre, « L’anthropologie au coin de la rue », 2005.
- Ingold Tim, Faire : anthropologie, architecture, art et architecture, op. cit.
- Christophe Haleb insistera ainsi sur le fait que ces textes « l’accompagnent ».
- Chauvier Éric, Les mots sans les choses, Paris, Allia, 2014.
- « Ce que j’entends par correspondance est facile à comprendre en comparant ce sens transversal de l’attention et sa signification comme “accompagnement” longitudinal ». Ingold Tim, L’anthropologie comme éducation, op. cit., p. 40.
- Ibid., p. 43.
- Ce travail a notamment été présente à l’Université de Liège, à l’occasion du colloque « Multispecies Ethnography and Artistic Methods » (2023), au cours d’une intervention intitulée : « “60 % inside, 40 % outside”. Filming the ecosomatic entanglements of Qigong practicioners ».