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Je plaidais là l’idée qu’il y avait probablement eu deux transitions majeures durant la protohistoire récente (âges du Bronze et du Fer) : l’une entre 1600 et 1350 a.C., l’autre entre 325 et 150 a.C. ; ce qui se confirme. Je faisais cependant, là encore erreur en restant dubitatif sur le fait que le développement du système-monde jusqu’au nord-ouest de l’Europe n’avait pas eu lieu avant l’âge du Fer, alors qu’il s’est produit dès le milieu du IIe mill. a.C.
I was arguing here that there had probably been two major transitions during recent protohistory (Bronze and Iron Ages): one between 1600 and 1350 BC, the other between 325 and 150 BC; which is increasingly being confirmed. However, here again, I was mistaken in remaining dubious about the fact that the development of the world-system as far as north-western Europe did not take place before the Iron Age, whereas it did occur as early as the middle of the 2nd millennium BC.
Le propos est de montrer que la période courant de la fin du IVe au début du IIe s. a.C. fut une période transitoire majeure de la protohistoire européenne. Elle articule en effet deux volets, qui représentent deux paliers de l’accentuation et de la généralisation de la division sociale en Europe tempérée humide : 1) le temps des chefferies fondées sur le contrôle des moyens de production, qui commencent d’être travaillées par l’économie-monde orientale, après les âges sombres de la Grèce, jusqu’à se muer, dans la zone intermédiaire, en chefferies complexes financées par les échanges extérieurs ; 2) le temps des États naissants financés en nature et en richesses externes, dans la zone intermédiaire, et des chefferies complexes dans la périphérie plus lointaine. En deux siècles, des éléments anciens perdent de l’importance au profit d’éléments nouveaux. Émerge alors un monde très différent de celui qui s’était mis en place 1200 ans plus tôt. On commencera par définir la notion de transition. On déroulera ensuite, en trois parties, la séquence des principales observations : la fin de la période antérieure, la période de transition elle-même et le début de la période suivante. On envisagera enfin la signification de ces observations.
La notion de transition
Sans doute n’est-il pas inutile de donner d’emblée quelques précisions d’ordre épistémologique et théorique. Il est évident que le changement est permanent, en particulier à cause du vieillissement qui affecte tout organisme vivant. Les acteurs sociaux vieillissent et meurent, ce qui ne permet pas une reproduction à l’identique ; d’autant plus que tous les êtres humains sont singuliers. Ajoutons que s’ils apparaissent culturellement conditionnés, ils demeurent potentiellement libres de faire autrement, d’adopter à tout moment d’autres options existentielles. Pourtant, toutes les sciences humaines observent que les changements sociaux touchent des collectivités dans lesquelles les individus se conforment à l’ensemble. Ces changements connaissent des différences de tempo, mais aussi des différences d’incidence spatiale : ces changements se montrent plus ou moins rapides, sur des zones plus ou moins grandes, c’est-à-dire sur un nombre plus ou moins grand d’individus.
Comprendre le changement nécessite, par conséquent, d’ordonner et de hiérarchiser l’importance relative des facteurs repérables archéologiquement. Ce sont d’ailleurs les mêmes principes qui ont inspiré le découpage de l’histoire de l’Europe en grandes périodes : antique, médiévale, moderne, contemporaine. Ces catégories revêtent, bien entendu, des aspects critiquables ; elles engendrent, en particulier, de la rigidité ; d’autant que les spécialisations académiques tendent spontanément à devenir de plus en plus étanches. D’où le paradoxe bien connu : d’un côté ces découpages sont des outils indispensables à la conceptualisation et à la mémorisation, de l’autre, ils enferment dans des micro-domaines conceptuels assez stérilisants. La solution, pour sortir de cette apparente contradiction, est de travailler à plusieurs focales, pour les données traitées et pour les approches sélectionnées, non seulement au plan spatial, mais aussi au plan chronologique. La notion de transition s’inscrit dans cette nouvelle perspective.
Une transition est une transformation progressive, un passage entre deux situations plus stationnaires. Cette notion permet, de la sorte, de prendre en compte le temps de diffusion, dans l’espace et dans la population, d’une nouveauté ou d’une combinaison de nouveautés. Les archéologues utilisent aussi, forcément, de grands découpages. Ceux qui sont aujourd’hui en vigueur datent du XIXe s. Ce système des âges a été bâti sur une classification des objets selon leur matériau (lithique, bronze, fer) et pendant l’industrialisation. Il privilégiait, en conséquence, les facteurs technologiques du changement. Depuis lors, de nouveaux moyens d’investigation archéologique ont été mis en œuvre, soit dans les dimensions plus microscopiques (physique et chimie des matériaux, datation absolue, tracéologie, etc.), soit dans des dimensions plus macroscopiques (de l’unité archéologique dans son environnement proche, jusqu’aux réseaux parfois très étendus d’établissements). Les catégories du XIXe s. ont ainsi perdu beaucoup de pertinence. On comprend mieux, maintenant, que, pour entériner un changement technique, trois options sont possibles :
- sa première apparition (les tout premiers objets en fer, par exemple) ;
- sa généralisation spatiale sur une vaste zone, voire un continent ;
- sa généralisation sociale, c’est-à-dire son utilisation par tous les acteurs sociaux ; en particulier les producteurs de nourriture qui constituent le secteur économique le plus fondamental.
La troisième, qui correspond à une étape plus structurelle de l’adoption d’une nouveauté technique, c’est-à-dire au moment où cette dernière affecte l’économie tout entière, est sans doute préférable. Cela signifie que le critère de changement pertinent n’est plus seulement technique : il devient pleinement socio-historique. En bref, il ne suffit pas que la technique existe, il faut que le système social dans son ensemble se donne les moyens de l’utiliser. Pour la technologie du bronze, cela se produit au Bronze moyen, entre 1650 et 1350 a.C., selon les régions européennes ; pour le fer, au cours des IVe et IIIe s. a.C. Il s’agit des deux périodes de transition majeure au cours des deux millénaires a.C.1La seconde fait l’objet du présent article (fig. 1).
La séquence évolutive
La fin de la période antérieure
Il convient, pour brosser ce panorama, de passer en revue le continent, à partir du VIe s. a.C., en commençant par le Complexe culturel égéen, le plus développé à l’époque. Il s’agit d’un ensemble politiquement divisé à la fin de la période archaïque et au début de la période hellénistique. Un certain équilibre se maintient entre ces petits États concurrents, même si Athènes exerce une réelle hégémonie économique. Ces petits États entretiennent des relations avec des sociétés de l’intérieur du continent, par le truchement de colonies. Ces relations, surtout économiques, contribuent à l’émergence de chefferies complexes, de la péninsule Ibérique au Kouban.
Le terme de chefferie complexe fait référence à la typologie sociale proposée par A. Johnson et T. Earle2. Plus développée que celles de M. Fried3 ou d’E. Service4, cette classification en neuf types se fonde, à dessein, sur des critères archéologiques. Les dimensions privilégiées sont ainsi la taille des établissements et celle des territoires contrôlés. Pour les catégories qui nous intéressent ici, les précisions suivantes s’imposent (fig. 2) :
- la chefferie simple est un réseau centralisé, composé de quelques milliers à quelques dizaines de milliers de personnes, réunies sous un pouvoir unique, incarné par une personne (le chef), ou un conseil ;
- la chefferie complexe est un réseau hiérarchisé : entre le niveau central et les établissements plus ordinaires, existe au moins un niveau intermédiaire de chefs subalternes. Ces relais du pouvoir central s’avèrent indispensables quand s’élargit le territoire contrôlé politiquement ; le plus souvent quand le souverain ne peut plus se déplacer rapidement, dans la journée, en n’importe quel point de celui-ci. C’est apparemment le type de formation politique qui apparaît à la fin du VIe s. a.C. dans des sociétés dont les élites affichent leurs relations avec des sociétés plus développées, les États grecs et étrusques. Ces formations sociales ont été traditionnellement appelées des principautés de façon métaphorique et parce que le terme fait image pour le profane5. Il manque, bien entendu, de précision puisqu’il a été utilisé à propos de tombes nettement plus riches que l’ordinaire, quel que soit le contexte social. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire d’avoir recours à une typologie sociale mieux définie ;
- l’État archaïque se distingue de la catégorie précédente par l’existence d’une administration ; en général, cet outil de gouvernement laisse au moins quelques traces écrites. Pour l’Europe nord-alpine, l’administration se détecte surtout au travers d’un monnayage fiduciaire : des monnaies métalliques sans valeur intrinsèque et qui valent uniquement par la garantie du pouvoir politique. Notons qu’elles sont souvent marquées en lettres grecques ou latines.

En Italie, prévaut, comme en Grèce, une situation d’équilibre conflictuel. Rome commence toutefois d’étendre sa mainmise sur la péninsule.
Dans le complexe culturel ibérique, des formations du type des chefferies complexes semblent connaître un changement : simple changement de régime politique ou réel changement de niveau de complexité ? On passerait d’un régime de type principauté ou royaume à un régime plus oligarchique animé par des aristocrates guerriers, mais les données archéologiques ne fournissent pas d’indices décisifs sur le maintien ou non de l’échelle d’intégration. Plus loin vers le nord-ouest, se met en place un maillage de castros qui suggère l’existence de chefferies simples6.
Dans le Complexe steppique, de riches tombes tumulaires à importations grecques et des sites fortifiés montrent une distribution et une hiérarchie qui laisse penser à des sociétés du type de la chefferie complexe. Bien implanté dans le bassin du Dniepr moyen, au sud de Kiev, dans la zone de steppe forestière, ce type de sociétés se développe vers le sud, dans la steppe herbeuse, mais à proximité du fleuve, au cours du IVe s. a.C., jusqu’à l’irruption de Sarmates et de Celtes qui en provoquent l’effondrement7.
Le Complexe carpato-balkanique présente des données analogues, en Illyrie8, en Thrace9 et peut-être sur le moyen Danube. Des chefferies complexes se détectent là, jusqu’au milieu du IVe s. a.C. Une émigration illyrienne se produit alors en Grèce et une occupation macédonienne en Thrace. Des migrations celtiques viennent alors ajouter à la désorganisation de ces entités politiques, dans toute la zone10.
Dans le Complexe nord-alpin, les sites majeurs des chefferies complexes apparues au Hallstatt D2 périclitent, pour la plupart, à la fin du Hallstatt D3, probablement vers 475 a.C. Le site de Bourges continue à exercer son rôle central une cinquantaine d’années de plus. Des formations politiques du type de la chefferie simple semblent redevenir la norme. Les indices de relations avec les États méditerranéens se raréfient très nettement11. Ce n’est qu’à partir de la fin du VIe s. a.C. que le fer se diffuse dans le Complexe nordique. Cette zone se caractérise alors par la sobriété de ses pratiques funéraires. L’habitat s’y montre exclusivement dispersé, mais tend à se fixer plus durablement au même endroit, comme en témoignent les limites de champs encore détectables aujourd’hui12.
Le Complexe atlantique est surtout connu dans le sud de l’Angleterre. On y constate la baisse du nombre de hillforts au début du Middle Iron Age13.
Notons qu’une dégradation climatique marquée se déclenche vers 400 a.C, dont les répercussions sociales semblent avoir surtout affecté l’Europe tempérée humide.
La période de transition
Le Complexe égéen est alors marqué par l’essor de l’empire macédonien, dont la pression celtique ne remet pas en question la domination. C’est Rome qui y met fin. En un siècle, Rome étend sa domination sur l’ensemble du bassin méditerranéen. En 200 a.C, la puissance romaine compte cinq millions d’habitants, dont deux millions d’esclaves. Il s’agit d’une véritable économie de guerre fonctionnant aux dépens de son pourtour, pour se fournir en esclaves, en biens divers, mais aussi en mercenaires.
Le Complexe ibérique, tombé un court moment sous l’obédience de l’empire carthaginois, devient lui aussi une province romaine. Dans la Meseta, apparaissent de grosses agglomérations fortifiées.
Dans le Complexe steppique, émerge un État indépendant, Neapolis Scythica, issu de l’influence des comptoirs grecs de la mer Noire sur les Scythes de Crimée.
Dès le début du IVe s. a.C., des groupes celtes bien encadrés se sont installés nombreux en Italie du Nord, sous l’autorité de chefs issus de leur aristocratie14. Les premiers, les Senones, seraient partis de la Champagne. Un autre gros contingent, les Boïens, serait parti ensuite de la Bohème15. Le mouvement a ainsi affecté l’ensemble de la Celtique nord-alpine. Ces turbulences ne pouvaient aboutir qu’à la désorganisation des réseaux d’échanges traditionnels. De façon symptomatique, les prestigieux objets méditerranéens sont alors devenus exceptionnels en Europe moyenne. Les tombes riches se sont raréfiées. La densité du peuplement semble avoir décru16. Le dépôt de Duchcov montre le développement d’une production artisanale à grande échelle pour certains biens dont des parures17. L’homogénéité stylistique intra-celtique est demeurée très forte et prouve la persistante intensité des échanges d’un bout à l’autre du complexe culturel. Avec l’occupation d’une grande partie de l’Italie septentrionale, les échanges sud-nord, eux aussi, ont eu tendance à se cantonner à la zone celtique. Il semble que l’expansion ait atteint son maximum au IIIe s. a.C. La mise en œuvre d’une stratégie expansionniste avait interrompu le processus de complexification. Ce choix avait eu d’importantes conséquences sur la structure de l’économie européenne, mais celle-ci n’avait pas été totalement détruite. En effet, tout s’est passé comme si cette expansion s’était opérée dans le but d’encercler les centres moteurs du système continental ; comme si l’objectif avait été de contrôler l’ensemble du deuxième cercle, après avoir été de s’approcher des cités du premier cercle ; le but ultime étant de profiter plus encore du système. Ce n’est probablement pas un hasard si l’expansion celtique s’est surtout développée dans la zone intermédiaire. Toutefois, désirant gagner trop, trop vite, les groupes qui ont adopté cette stratégie ont fini par faire perdre beaucoup à l’ensemble du monde celtique. Localement, trois éléments nouveaux apparaissent dans le Complexe nord-alpin :
- les sanctuaires construits, nettement délimités18 ;
- la monnaie, mais qui circule encore comme les autres biens de prestige19 ;
- les limites de champs.
Dans le Complexe nordique, du VIe au début du IIe s. a.C., la division sociale n’apparaît pas. Les cimetières regroupent des tombes équivalentes dans leur sobriété. L’adoption de la métallurgie du fer qui repose sur une ressource locale accompagne la tendance à un certain repli des communautés sur elles-mêmes. La diversification stylistique régionale confirme d’ailleurs le probable renforcement des identités communautaires20. Il convient là encore de rester dubitatif devant cet apparent retour à des rapports sociaux égalitaires. Les limites de champs supposent un accès différentiel institutionnalisé à la terre, même si l’étendue de ce pouvoir nous échappe
En Angleterre, après 350 a.C., le nombre des sites de hauteur fortifiés subit une forte baisse, ce qui évoque quelque renforcement du pouvoir ; contexte dans lequel apparaîtront les premiers documents monétaires21. Étudiant l’évolution du hillfort de Maiden Castle, N. Sharples22 constate qu’il acquiert une position dominante sur tout le sud du Dorset et finit par absorber ses voisins immédiats, puis causer l’abandon de ses homologues plus éloignés, afin peut-être de démilitariser des vassaux incertains. La distinction entre les aspects rituels et domestiques devient plus accentuée. Elle se manifeste par la constitution de vrais cimetières et la fondation de sanctuaires hors de l’habitat.
On note, d’une façon générale, une accentuation de l’emprise agricole en Europe tempérée humide, soutenue par une amélioration climatique.
Le nouveau monde
L’énorme et rapide élargissement de l’imperium entraîne une aggravation des luttes sociales à Rome. L’une des conséquences en est une hausse des besoins en force de travail servile, en finance et en approvisionnements (par le commerce, le tribut, voire le pillage). Il en résulte une forte stimulation des économies périphériques. Celle-ci provoque des modifications dans les organisations sociétales locales. Ces facteurs externes se conjuguent probablement avec l’intensification de la production agricole pour créer les conditions d’émergence de caractéristiques urbaines et étatiques dans la seconde moitié du IIe s. a.C.
Pour répondre à une pression sur les ressources, il faut produire plus, c’est-à-dire accroître la surface des terres mises en culture et/ou innover dans les pratiques agricoles et dans l’outillage. Pour la période traitée ici, c’est la façon dont les hommes ont aménagé leur espace qui traduit le mieux l’ampleur des changements qui affectent les pratiques agricoles. Les paysages portent encore aujourd’hui les scarifications de cette véritable mutation agricole. Notons que ces multiples systèmes de fossés n’impliquent pas seulement une rationalisation pour l’intensification de la production, mais révèlent aussi la volonté d’une matérialisation plus poussée des droits d’usage, voire de propriété de la terre ; souci logique dans une situation de pression démographique.
La densité sociale ne se confond pas avec la densité de population ; elle dépend d’une combinaison de plusieurs facteurs supplémentaires :
- la distribution spatiale de la population, de l’habitat et des carrefours d’échange,
- la taille et la configuration du territoire,
- les techniques de transport et de transmission des informations.
Ces caractéristiques se conjuguent pour produire un certain degré d’intensité des communications au sein de la société. Pour éviter les effets destructeurs de la densification, une société doit organiser la communication, c’est-à-dire hiérarchiser le traitement de l’information et améliorer ses moyens de transport et de transmission. Dans les zones bien explorées, les schémas de distribution des établissements indiquent une hausse du nombre de sites et une différenciation fonctionnelle et hiérarchique de ces sites. Ainsi, la densité de population croît dans les campagnes, et la démographie augmente même assez pour former des sites agglomérés plus peuplés que jamais auparavant en Europe non méditerranéenne. Ce phénomène nécessite une agriculture apte à nourrir la partie non agricole de la population. Nous avons vu que les indices d’une forte intensification de la production ont commencé d’apparaître un peu plus tôt. L’approvisionnement en vivres des habitants des agglomérations implique aussi une infrastructure de transport d’un niveau suffisant. Les textes latins insistent sur la qualité des véhicules gaulois. Ces derniers impliquent des voies carrossables.
Les agglomérations ont été occupées plus ou moins longtemps, puis ont été, soit fortifiées sur place, le plus souvent en bord de rivière, soit transférées sur une hauteur voisine, également fortifiées. Ces deux processus ont donné naissance aux oppida. Le second s’avère de beaucoup le plus fréquent. Nous pouvons considérer ce phénomène comme un moyen de renforcer la cohésion sociale et le contrôle politique dans une période de changement, donc de forte instabilité. Le rempart de l’oppidum possédait souvent, en effet, une piètre valeur militaire : il était très long ; il dévalait et remontait les pentes ; son parement ne résistait pas longtemps aux machines de guerre. La taille et l’indéniable qualité esthétique de ces remparts, surtout de leurs portes monumentales, constituaient surtout une manifestation de prestige et de pouvoir : cet important ouvrage témoignait de la capacité de mobilisation et d’organisation d’une main-d’œuvre nombreuse qui, symétriquement, renforçait dans cette réalisation collective son sentiment d’appartenance à l’unité sociale et politique. Ces remparts servaient probablement aussi à délimiter un espace à l’intérieur duquel le pouvoir politique garantissait la sécurité et la régularité des échanges.
La société est alors devenue plus opaque à elle-même, car plus personne ne percevait immédiatement la configuration de l’ensemble. La solution la plus couramment adoptée pour remédier à ce type de problème est la hiérarchisation des organes de traitement de l’information. Il se trouve cependant que la communication interne d’une société se dégrade lorsque le nombre de niveaux hiérarchiques devient trop grand, car l’information baisse en qualité et en quantité à chaque transmission de niveau à niveau. Ces deux contraintes constituent des limites extrêmement contraignantes pour la gestion politique d’une société. Pour desserrer ces contraintes, il convient d’innover en matière de communication et de traitement des données. Il ne fait guère de doute que l’écriture ait été, dans tous les États naissants, cette innovation nécessaire23. Elle est venue parachever le renforcement des moyens de gouvernement.
Période de forte croissance démographique, où la fission devenait plus difficile, la fin du second âge du Fer a très logiquement été marquée par la réapparition d’un troisième niveau d’intégration dont les centres, les oppida-capitales, respectaient des intervalles de 65 km en moyenne et subordonnaient des centres secondaires distants respectivement de 10 à 30 km24. En Gaule centrale, existaient des entités politiques plus vastes encore. Celles-ci semblent bien avoir possédé quatre niveaux d’intégration avec une échelle dépassant les 20 000 km2. Ces entités politiques sont celles que César a nommées civitates. Il s’agissait selon le conquérant d’unités territoriales centralisées et politiquement autonomes. À quelques exceptions près, la capitale était l’enceinte fortifiée la plus vaste du territoire. Nous savons que, dans plusieurs de ces oppida, on fabriquait de la monnaie. Celle-ci servait principalement au commerce interne de chaque unité politique autonome. Cet instrument économique suppose une organisation politique disposant des moyens d’en garantir la valeur. Il est évident qu’a émergé à cette époque un appareil spécialisé de gouvernement (fig. 3).

La création de sanctuaires, dès le début de la période de transition, implique l’existence d’un clergé. Il s’agit d’un pas supplémentaire sur la voie de la spécialisation. Pour la première fois peut-être dans la zone étudiée, s’est produit un découplage du pouvoir politique et du pouvoir religieux. Il est très probable que jusqu’à cette date ces deux pouvoirs étaient détenus par la même personne ou le même groupe restreint de personnes. Le premier service que les élites rendent à leur société – du moins celle-ci le croit-elle – semble bien, en effet, avoir été le plus souvent d’ordre magico-religieux ; il s’agit de contrôler rituellement la fertilité de la terre et la communication avec les ancêtres et avec les dieux25. Le découplage reste cependant très relatif puisque la haute administration est assurée par des prêtres. Ainsi, loin de voir dans ce phénomène un affaiblissement du pouvoir, il convient d’y voir un développement du personnel dont dispose le pouvoir pour s’exercer. Ce corps de prêtres diffuse le message de légitimation du pouvoir et les nécessaires adaptations du système de valeur dans une société dont l’échelle d’intégration et le mode d’organisation politique changent.
Au total, la documentation archéologique suggère la réaction en chaîne suivante : d’abord se modifient des éléments du domaine idéologique afin d’adapter le système de valeur, ensuite l’économie est marquée par une intensification de la production, enfin le champ du politique change dans le sens d’un renforcement des moyens de gouvernement. Cependant, dès qu’il est affecté par le changement, chaque sous-système rétroagit sur ses homologues, ce qui produit une chaîne d’effets cumulatifs.
Dans le complexe nordique, de nets écarts sociaux redeviennent perceptibles dans le funéraire au IIe s. a.C. Ces tombes plus riches signalent aussi, par les biens exotiques dont elles sont pourvues, le rétablissement de connexions à longues distances par l’intermédiaire des élites sociales. Les relations avec le monde romain, en particulier, croissent alors jusqu’à évoquer l’existence d’un système du type “économie-monde”. Des “principautés” ou des “royaumes” se constituent, qui évoluent ensuite vers des formes étatiques26. Auparavant, les unités politiques étaient restées de dimension modeste, locale. Peut-être le modèle de la chefferie s’était-il maintenu depuis l’âge du Bronze. Nous pouvons tout aussi bien envisager des entités territoriales régies par une autorité fractionnée, un conseil des aînés par exemple.
En Angleterre, il faudra attendre la conquête romaine pour qu’émergent des formations politiques de grande taille, comparables aux civitates gauloises. Les formations politiques semblent conserver une dimension infra-régionale et osciller entre une autorité politique polycéphale et une autorité centralisée et hiérarchisée du type de la chefferie simple. Dans les deux cas de figures, l’échelle d’intégration ne croît de façon certaine qu’avec la réactivation de l’économie continentale, dont les centres se trouvent peu à peu intégrés dans la structure impériale romaine. Cette accélération de la division sociale se fonde cependant sur, et profite très probablement de, cette infrastructure agricole plus intensive adoptée au milieu du second âge du Fer.
Les archéologues qui fouillent en France, par exemple, sur de sites de périodes différentes, savent bien qu’il se produit, dans le courant du IIe s. a.C., une hausse impressionnante du nombre de sites, du nombre de structures (fosses, fossés, substructions de bâtiments) et du nombre d’objets (poterie, métal, verre, restes osseux, etc.). Il est évident que les données dont nous disposons changent alors d’échelle quantitative. Un panorama des grandes zones culturelles de l’Europe27 permet d’observer qu’à des degrés divers, la complexité sociale s’accroît d’une manière générale, sans pour autant s’uniformiser.
De l’observation à l’interprétation
Avec cette période de transition, s’est opéré le passage graduel, dans la zone méditerranéenne, d’une situation, où de petits États juxtaposés se trouvaient en compétition et exerçaient une attraction instable sur l’hinterland, à une situation d’unification politique et militaire, de type impérial. Cette formation impérialiste – bien que le régime soit républicain – se trouve engagée dans une fuite en avant expansionniste pour sa sécurité et son approvisionnement. Ce comportement engendre une attraction plus constante et croissante qu’auparavant sur les marges. Cette puissante stimulation contribue, avec la spectaculaire transformation agricole illustrée par la multiplication des traces d’anthropisation des paysages, au développement de formations étatiques dans les régions proches, et de chefferies plus complexes dans les zones plus éloignées.
À l’échelle continentale, il s’est produit, lors de la période de transition, une accentuation globale du gradient de complexité, du sud vers le nord. La forme de gouvernement étatique s’est généralisée dans les régions méditerranéennes, tandis que les migrations et les raids de pillage perturbaient les échanges dans les régions tempérées humides et surtout nordiques. Il faut souligner que l’infrastructure vivrière ne permettait pas encore d’y entretenir de fortes agglomérations de populations et que le maillage politique ne suffisait pas pour drainer, vers les centres de pouvoir, les moyens en nature susceptibles de financer des organes de gouvernement plus efficaces. Des migrations se déclenchaient encore avec une ampleur et une fréquence suffisantes pour entretenir une grande instabilité en Europe tempérée humide et steppique. Les indices de reprise d’un processus d’intégration politique se perçoivent cependant dans le domaine religieux, avec l’apparition de sanctuaires qui constituaient les marqueurs de territoires supra-locaux. De plus, un outillage agricole en fer, plus varié, s’est répandu dans toute cette zone, suggérant une intensification de la production.
Au total, l’évolution de la division sociale laisse transparaître l’importance déterminante d’une dialectique de l’économie de subsistance et de l’économie d’échange ou de prestige. La seconde semble bien avoir exercé une stimulation de la dynamique sociale en accentuant la différenciation et les inégalités, mais ces caractéristiques demeuraient instables, sujettes à de fréquentes remises en cause. Ces unités politiques ne peuvent s’inscrire dans la durée, dans une relative stabilité, que si les élites sociales parviennent à contrôler une partie des moyens de production, c’est-à-dire les ressources qui sont nécessaires à l’entretien matériel de l’appareil de gouvernement. Cette dialectique à effet décalé a beaucoup gêné la compréhension. Elle explique en partie le mauvais ajustement et les apparentes contradictions entre les typologies sociales proposées depuis un demi-siècle.
La périodisation et la grille de lecture proposées diffèrent du schéma traditionnel. Elles n’obligent pourtant pas à évacuer les nomenclatures classiques, dans les régions où la recherche typo-chronologique en a produit de très détaillées, donc très précieuses. Ces catégories taxonomiques, dont nous avons l’habitude, peuvent bien conserver leur nom tout en perdant leur signification socio-culturelle, tandis que nous penserons à l’aide de cadres mieux adaptés à la réalité sociale et historique globale.
Il convient de souligner que cet examen se fonde moins sur la présence ou l’absence de tel ou tel élément, que sur les configurations spatiales et leurs changements au fil du temps. Celles-ci sont en effet les plus aptes à nous renseigner sur l’échelle et le niveau d’intégration politique et économique. Il s’agit, sans aucun doute du type d’information le plus déterminant pour caractériser les sociétés passées. L’archéologie ne s’est pas suffisamment donné les moyens de les dégager. Il faut pour cela fouiller sur de grandes surfaces et de manière plus intensive sur des zones échantillons. La France avait bien démarré dans cette voie, avec une organisation ambitieuse de son archéologie préventive. Forts d’une conception dépassée de l’archéologie, certains ont brisé cet élan. Pour un temps, probablement, sauf à faire perdre tout sens à notre discipline. Souhaitons que la régression soit de courte durée.
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Notes
- Brun 1998.
- Johnson & Earle 1987.
- Fried 1960.
- Service 1962.
- Brun 2006.
- Almagro Gorbea & Ruiz Zapatero 1992.
- Rolle 1980.
- Palavestra 1994 ; Parovic-Pesikan 1964.
- Bouzek 1990 ; Fol & Marazov 1977 ; Moscalu 1989.
- Moscati et al., éd. 1991 ; Szabó 1992.
- Brun 1987.
- Kristiansen 1991.
- Cunliffe 1997.
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- Kruta 1987.
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- Godelier 1984.
- Hedeager 1978.
- Brun 1998 ; Kristiansen 1998.
