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2• Les marins

“Les marins”, in : G. Alföldy, B. Dobson, W. Eck (éd.),
Kaiser, Heer und Gesellschaft in der römischen Kaiserzeit.
Gedenkschrift für Eric Birley
, Stuttgart, 2000, p. 179-189.

L’étude des soldats de la marine militaire romaine fait partie de ces thèmes qu’on n’affronte pas volontiers aujourd’hui. Le corpus des sources se renouvelle en effet fort lentement et témoigne toujours des mêmes disparités : géographiques d’abord, car on dispose surtout des inscriptions des flottes italiennes, alors que les escadres provinciales en ont livré trop peu pour qu’on puisse fonder sur elles des statistiques fiables ; chronologiques aussi, car les épitaphes des marins, datées essentiellement – et de manière approximative – par les formules funéraires, sont infiniment plus nombreuses au IIe siècle qu’au premier, ce qui ne facilite guère une bonne étude de l’institution navale et de la sociologie des marins à travers le temps. Ajoutons à ces handicaps, déjà considérables, celui de la banalité et de la grande uniformité des inscriptions, qui ne révèlent qu’un tout petit nombre de carrières au demeurant mal identifiables. Le statut juridique même des matelots reste controversé : si on ne croit plus guère, aujourd’hui, qu’il s’agit d’hommes de condition servile, même à l’époque augustéenne1, le problème de l’octroi du droit latin aux marins, vers la fin du Ier siècle de notre ère, reste posé, en raison d’une onomastique qui généralise désormais les tria nomina2. J’avais envisagé moi-même de publier un corpus prosopographique des marins, mais j’ai dû renoncer à ce projet, faute d’accès direct aux inscriptions. Depuis lors est paru un catalogue onomastique des Ravennates3, qui attend d’être complété par un travail identique sur les Misénates. Il n’est donc pas question de renouveler ici l’ensemble d’une question rendue complexe par la nature même des sources et je me contenterai de dresser un inventaire aussi complet que possible de nos connaissances et de nos incertitudes, en me limitant aux trois premiers siècles de l’Empire.

La tradition navale de la République romaine tardive associait des rameurs et des matelots, généralement originaires d’Italie du Sud, de Grèce ou d’Orient, que fournissaient surtout les socii navales4, avec des soldats embarqués, empruntés aux légions. Ce fut encore le cas à Actium, comme le prouve suffisamment le discours d’Antoine à ses légionnaires, réticents devant l’idée de monter sur des vaisseaux et de combattre sur mer5

La constitution d’escadres permanentes et professionnelles par Auguste devait-elle changer ce système, en créant un corps d’épibates propre à la marine ? Vers la fin du Ier siècle après J.-C., la situation est assez claire : à partir de cette période, tous les marins se qualifient eux-mêmes de miles, plus rarement de gregaliscaligatusmanipularis, jamais de nauta ou de remex, témoignant ainsi de leur statut militaire. Quand des spécialités techniques sont indiquées, comme gubernator6 ou proreta7 par exemple, on ne constate jamais une opposition entre cette charge typiquement navale et la qualité militaire. Bien plus, un gubernator se dit lui-même miles dans une inscription de Misène, probablement datable du Ier siècle de notre ère, en raison de son formulaire8. Un autre se déclare ueteranus ex gybern(atore)9, un autre encore guber(nator) ueteranus10. Quant aux diplômes, ils emploient le terme de classici ou des formules comme ueteranis (ou iis) qui militauerunt (ou militant) in classe … 

Les matelots nomment en outre indifféremment leur bateau ou le nom de leur centurie11. Les bâtiments sont d’ailleurs souvent indiqués dans les inscriptions du IIe siècle par le signe 7 suivi du nom de baptême du navire12, quelle que soit la taille de ce dernier, comme le prouve une inscription de Rome dans laquelle quadrière, trière et liburne sont également considérées comme des centuries13. Une hexère est elle-même qualifiée de centurie dans CIL XIV, 232. Quand ils n’indiquent pas le nom de leur bâtiment, les marins signalent celui de leur centurion, y compris quand ils appartiennent à une spécialité typiquement “navale” : ainsi un gubernator misénate mentionne-t-il le nom de son centurion dans CIL X, 3385. Arrivant à Portus pour y être enrôlé, le matelot égyptien Apollinarius écrit à sa mère qu’il n’a pas encore été affecté dans une centurie, mais qu’il est assigné à la flotte de Misène14. Bien que rarissimes et très lacunaires, les registres de la marine romaine se présentent au IIe siècle sous une forme identique à ceux de l’armée de terre, montrant bien la similitude des processus de probatio et d’inscription sur les rôles15. Le matelot égyptien Apion, arrivant à Misène, se voit ainsi attribuer le nom d’Antonius Maximus et est affecté à la centurie Athenonikè, du nom de son bâtiment16.

Cette intégration des marins dans un cadre militaire unique, quelle que soit leur fonction technique réelle, se traduit par l’existence d’une véritable ”Rangordnung”17. Les deux meilleurs documents en la matière sont constitués par un catalogue Ravennate, qui présente une liste de marins, ordonnée par grades18, et par un papyrus égyptien du même type19.

Le document ravennate mentionne des individus, nommément désignés par leurs tria nomina et groupés par fonctions. En raison de la mutilation de l’inscription, toutes les spécialités ne sont pas identifiées. On reconnaît successivement

– – –au moins 7
Fabri    7
Beneficiariau moins 8
– – -]es    3
uexillari    5
cornicines    2
tubicines    3
bucinatores    6
suboptiones    11
munificesau moins 8 (ou au moins 43)

Le second document, quoique très mutilé, montre néanmoins que spécialistes de la navigation (gubernator), ouvriers (fabri), charpentier (ascita ?) et soldats (caligati) sont inscrits sur un même rôle, par année d’entrée

].terr.[
]. Claro it(erum) cos.[
].ius Apolinaris[
] gub(ernator) Avito cos.
].. Firmus
] l..e Hom(ullo) cos.
] Valerius Rufus
]. fab(ri) Aug(usti) n(ostri)
]Iulius Maximus
]…..us Apontinus
] ascita
] Volusius Seneca
] caligati
] Aspero cos.
]. us Nechutus
]. Pache..
]Anton[in]o [co]s.
]…Nechutus
]. mullus

En collationnant systématiquement les indications de grades et de salaires mentionnées par les inscriptions, on constate que la marine impériale romaine est organisée hiérarchiquement sur le même principe que l’armée de terre, puisqu’on y connaît un système de paies et d’immunités identiques, appliqué à des fonctions qui sont tantôt propres à l’institution navale (subunctornaupegusuelariusproretagubernator etc.), tantôt identiques à celles de l’armée de terre (armorum custossignifercornicen, bucinator, optio etc.). J’ai proposé de classer ces grades et je redonne ici pour mémoire un tableau déjà présenté ailleurs et simplement mis à jour20 :

Classement de grades de marins dans l'Empire romain

Il existe en outre une hiérarchie des grades d’officiers subalternes, que nous percevons à travers une inscription de la seconde moitié du IIe siècle ; ainsi un certain P. Publius Afrodisius a-t-il été successivement triérarque, navarque, puis navarque princeps21. E. Sander considérait que ces appellations ne recouvraient plus aucune réalité et n’étaient plus que des vestiges d’un passé révolu22. De fait, un passage de Galien explique clairement que le titre de triérarque n’est plus, au IIesiècle, synonyme de “capitaine de trière”, mais désigne le commandant d’un bateau, quelle que soit la taille de ce dernier23. L’inscription de P. Afrodisius montre toutefois que subsistait une hiérarchie des titres, sans doute liée à l’importance de l’équipage et du bâtiment, et s’apparentant à un cursus. 

Tous les marins, quels que soient leur grade et leur fonction, effectuent le même temps de service, soit 26 ans ; ce n’est qu’entre 206 et 209, comme en témoigne la publication d’un nouveau diplôme militaire, que leur service passe à 28 ans, pour des raisons que d’ailleurs nous ne cernons pas avec précision24. Depuis Claude, ils sont régulièrement libérés avec les mêmes privilèges que les autres auxiliaires dont ils ne sont guère distingués. La concession de terres qui leur est faite, en Pannonie pour les Ravennates25, ou à Paestum pour les Misénates26, est évidemment exceptionnelle et liée aux événements de la guerre civile de 69, car on n’en retrouve pas d’autre exemple postérieur. Hormis ces cas particuliers, une bonne partie des Misénates et des Ravennates, après leur libération, restaient près de leurs bases, si l’on en croit le nombre d’inscriptions retrouvées dans les deux grands ports de l’Italie. Mais la répartition des diplômes militaires donne une image quelque peu différente, selon M. Roxan, qui considère que 58 % des marins revenaient dans leur patrie d’origine27. À partir d’une date qu’on situe entre 152 et 158, les classici durent prouver que les femmes mentionnées dans leur acte de libération étaient bien celles avec qui ils vivaient, signe probable que des abus avaient été constatés dans l’octroi de la citoyenneté aux enfants de troupe28 : les marins, c’est bien connu, ont une femme dans chaque port !

Cette militarisation de la flotte au IIe siècle explique que les marins puissent alors passer dans l’armée de terre, au moins pour certains d’entre eux. Laissons ici de côté les événements tout-à-fait exceptionnels des guerres civiles de 69-70, qui virent les Misénates et les Ravennates engagés dans deux légions adiutrices. Plusieurs documents nous montrent des matelots enrôlés dans les légions29 : c’est le cas, sous Trajan, de Claudius Terentianus, égyptien, soldat de la flotte d’Alexandrie, que nous retrouvons quelques années plus tard soldat à Nicopolis30. Un papyrus célèbre rapporte la requête de marins Misénates incorporés en 125 dans la XeFretensis et demandant, à cet effet, et contre l’usage, la délivrance d’un diplôme pour attester de leurs droits31

Nous voyons surtout les officiers être qualifiés pour accéder au centurionat légionnaire : au début du IIIe siècle, C. Sulgius Caecilianus passe successivement de la marine dans l’armée de terre, puis de nouveau dans la marine, avant de terminer sa carrière comme préfet de légion32. Une autre inscription prouve en outre que le nauarchus princeps était qualifié pour le primipilat33. Cette situation remonte sans doute à Antonin, si l’on comprend correctement une inscription difficile qui semble montrer que l’empereur a alors conféré aux principes et aux navarques le grade de centurion, privilège étendu par L. Verus et Marc Aurèle au tertius ordo34. Le tertius ordo doit être celui des triérarques, ce qui nous montre encore une fois que les officiers subalternes de la flotte sont classés selon une hiérarchie qui répond à celle des primi ordines de l’armée de terre. D’autres cas semblables de transferts dans l’armée de terre sont connus, même s’ils reflètent une carrière moins brillante que celle de C. Sulgius Caecilianus : ainsi nous voyons un anonyme être d’abord decurio equitum, puis triérarque, avant de devenir centurion légionnaire et primipile, ce qui, selon A. von Domaszewski, indiquerait que le triérarque, à la fin du IIe siècle, était hiérarchiquement supérieur à l’optio peregrinorumet au decurio equitum, tous deux qualifiés pour le centurionat légionnaire35. On s’explique ainsi beaucoup mieux que les bâtiments, quelle que soit leur taille, soient assimilés, comme on l’a vu, à une centurie, et que ce soit le grade de centurion, plus prestigieux, et non pas celui de triérarque ou de navarque qui apparaisse la plupart du temps dans les inscriptions du IIe siècle : loin de constituer une double hiérarchie – à la fois terrestre et navale – impossible à gérer à bord d’un bateau, le corps des officiers de marine répond en fait, vers la fin du second siècle, à une Rangordnung complexe qui, selon moi, mélange des titres d’origine diverse et dont le sommet qualifie pour le passage aux grades d’officiers de l’armée de terre36. À mon sens, et pour cette époque, les appellations grecques traditionnelles – triérarque, navarque – ne sont plus que des doublons ”techniques” d’un seul et unique grade : le centurionat ; celui-ci recouvre lui-même une complexe hiérarchie de fonctions et permet le passage d’une arme à l’autre, selon une subtile Rangordnung dont le détail nous échappe en grande partie, mais qui devait tenir compte du statut civique, de celui du corps, de l’ancienneté, et naturellement, comme dans toute armée, de la compétence personnelle et de la faveur dont on jouissait.

Cette situation, que nous percevons avec assez de clarté pour la seconde moitié du IIe siècle, malgré l’indigence des sources, est-elle valable aussi pour le Iersiècle ? En d’autres termes, la réforme augustéenne a-t-elle d’emblée complétement militarisé la marine ou a-t-elle laissé subsister pendant un certain temps, à côté de la hiérarchie militaire, une hiérarchie navale traditionnelle ? Aucune des rares inscriptions funéraires datables de l’époque julio-claudienne ne permet de l’affirmer, mais quelques documents officiels sur lesquels il convient de s’interroger pourraient le laisser supposer. Ainsi le diplôme CIL XVI, 1 du 11/12/52 est-il destiné trierarchis et remigibus qui militauerunt in classe quae est Miseni ; le n°24, du 8/9/79 est attribué ex remigibus M. Papirio M.f. Arsen(oitae), vétéran de la flotte d’Égypte. Dans le P. Fouad 21, daté de 63, le préfet d’Égypte, s’adressant aux vétérans, leur rappelle que légionnaires, cavaliers des ailes, soldats des cohortes et marins constituent quatre catégories différentes, qui ne jouissent pas toutes des mêmes privilèges. L’expression grecque employée pour désigner les marins est ici οἱἐκ τοῦ ἐρετικοῦ37. De son côté, le P. Yale 1528, traitant lui aussi, la même année, des privilèges des vétérans, précise que chaque corps de troupes doit être traité selon une procédure différente ; le passage, dans lequel sont mentionnés les marins indique ἄλ<λ>ο ἡ (ἀγωγὴ) τῶν κοπηλατῶν38.

Ces différentes expressions signifient-elles que la chiourme est traitée à part des épibates au moment des libérations, et qu’elle constitue donc un corps distinct, d’origine ethnique et sociale différente, avec un statut juridique particulier, probablement inférieur ? Rien ne l’indique réellement. Même si les marins sont désignés ici et là, en latin comme en grec, sous le nom de rameurs, les deux papyri que nous avons cités ne connaissent qu’une seule catégorie de marins. Sauf à considérer que ce sont les soldats de l’armée de terre (légionnaires ou auxiliaires) qui continuent d’être embarqués jusque sous les règnes de Claude et de Néron, il semble nécessaire d’admettre que tous les marins sont alors officiellement appelés rameurs dans les documents de la chancellerie impériale.

Plus troublants, deux passages de Tacite relatifs à la flotte de Germanie pourraient indiquer que la chiourme et les épibates doivent être dissociés au sein des équipages. Le premier texte (Hist., 1.16) décrit la défection de la flotte de Germanie, dont les équipages sont pour partie composés de Bataves : Eadem etiam in nauibus perfidia : pars remigum e Batauis tamquam imperitia officia nautarum propugnatorumque impediebant ; mox contra tendere et puppis hostilis ripae obicere ; ad postremum gubernatores centurionesque, nisi eadem uolentis, trucidant. Commentant ce passage, D.B. Saddington considère que les rameurs sont clairement distingués des matelots et des épibates, qui sont sous le commandement de centurions39

Sans pouvoir être exclue, une telle interprétation n’est pas certaine : Tacite ne dit nullement que tous les rameurs sont Bataves : seule une partie des rameurs est recrutée chez ce peuple ; au contraire, gubernatores et centuriones sont mis dans la même catégorie, ce qui montre qu’une partie au moins des marins stricto sensu ne doit pas être distinguée des épibates. Le texte de Tacite dit seulement qu’une partie de la chiourme, parce qu’elle était composée de Bataves, a trahi. Le reste de l’équipage, dont l’origine ethnique et le statut juridique restent indéfinis, n’a au contraire pas fait défection. L’interprétation de D.B. Saddington, tout en restant possible, n’est pas strictement impliquée par le passage en question.

Plus embarrassant est le texte des Annales, 14.8, dans lequel est décrite la mort d’Agrippine : il semble en effet distinguer officiers navigants et officiers combattants puisque l’historien désigne les assassins par leurs noms et leurs grades : trierarcho Herculeio et Obarito centurione classiario. Depuis T. Mommsen40, cette expression a semblé suffisamment forte pour laisser supposer l’existence d’une double hiérarchie au sein de l’institution navale. Cette interprétation reste possible mais le passage de Tacite doit être relu à la lumière de ce que nous avons vu précédemment : si, au IIe siècle, les titres de triérarque et de centurion de la flotte procèdent bien, selon notre hypothèse, d’une seule et même hiérarchie, pourquoi n’en irait-il pas de même à la fin du règne de Néron ? Le passage en question de Tacite peut, à notre sens, être interprété dans un sens ou dans un autre, et nous nous garderons de trancher définitivement, en l’absence de preuve plus tangible.

L’origine ethnique des matelots est connue à la fois par des textes et par les inscriptions : Tacite affirme ainsi que les Pannoniens sont nombreux dans les rangs des Ravennates41, mais les attestations épigraphiques de ce phénomène sont nettement plus rares. Si le diplôme 14 (5 avril 71) confirme la déduction de vétérans en Pannonie, sans doute en raison de l’existence d’un bassin de recrutement dans cette région, on connaît dans les inscriptions moins d’une demie douzaine de Ravennates originaires de cette province42. D’une manière générale, seule l’épigraphie misénate est suffisamment riche pour permettre un début d’analyse statistique de l’origine géographique des matelots, d’ailleurs déséquilibrée dans le temps puisque les inscriptions de l’époque julio-claudienne sont fort rares. Dans les cas où la nationalité du défunt est explicitement mentionnée (234 occurrences), on constate la répartition suivante

Asie17 %Dalmatie5 %
Syrie5 %Pannonie4,7 %
Égypte23 %Italie4 %
Afrique4,7 %Corse1,7 %
Thrace16 %Sardaigne11,5 %
Grèce3,4 %Divers1,7 %

Ces chiffres ne sont évidemment significatifs que dans leurs grandes lignes et pourraient être rapidement modifiés par la découverte d’un album, mais ils montrent bien l’importance des levées effectuées en Égypte, avant celles d’Asie, de Thrace ou des îles de la Méditerranée occidentale43 : ce sont là les véritables bassins de recrutement des marins misénates, sans qu’on sache si ceux-ci ont varié avec le temps. Pour la Thrace, M. Roxan a récemment mis en évidence l’existence de levées autour de Philippopolis vers 134 ap. J.-C.44. S’agissant des flottes provinciales, nos lueurs sont très faibles, sauf pour la classis Alexandrina : nous savons en effet avec certitude que toutes les nationalités indiquées dans les inscriptions mentionnent des Égyptiens, impression corroborée par le dépouillement de la bibliographie papyrologique45. Pour la classis Germanica, nous ne possédons réellement que le témoignage déjà signalé de Tacite sur la présence de Bataves en 69-70. Pour les autres flottes, nos sources sont trop indigentes pour qu’il paraisse légitime de formuler quelque commentaire que ce soit.

Sur la vie quotidienne des marins, nous savons assurément peu de choses, et il nous faut glaner ici et là quelques informations lacunaires. D’une manière générale, un dépouillement méthodique des sources épigraphiques ne montre guère de différence avec les auxiliaires sur l’âge du recrutement et l’espérance de vie. Les inscriptions sont en elles-mêmes peu explicites sur le niveau de vie réel des matelots, sauf l’une d’entre elles où un vétéran se satisfait de la forme de promotion sociale que lui a offerte la marine : Natus sum summa in pauperie. Merui post classicus miles / ad latus Augusti annos septemque decemque / nullo odio, sine offensa, missus quoq(ue) honeste, écrit-il46. De fait l’octroi d’une libération dans les mêmes conditions que les auxiliaires, avec le privilège de la ciuitas et du conubium constituait sans aucun doute pour ces marins, issus des plus basses classes de la société impériale, une véritable promotion qui justifiait un long engagement, malgré la dureté du service. On ignore en revanche tout de la solde que recevaient les hommes et par conséquent de leurs capacités économiques. On sait seulement qu’en arrivant à Misène, Apion, devenu Antonius Maximus, reçoit comme viatique trois pièces d’or16. En ce domaine aussi la comparaison avec les soldats des cohortes s’impose sans doute.

Nos meilleurs renseignements, assurément les plus vivants, proviennent du fameux dossier papyrologique de Claudius Terentianus47. Égyptien probablement originaire du Fayoum, engagé dans la flotte d’Alexandrie, lui-même fils d’un vétéran, Terentianus raconte dans ses lettres sa vie quotidienne, qui n’est pas toujours facile ; son fourniment est composé d’un sayon, d’une tunique, de braies, de chaussures de cuir montantes, de brodequins de feutre, d’un armement qui est proche de celui de l’armée de terre : glaive de bataille, hache, grappin et lances. Beaucoup plus tard, mais faisant référence à une situation ancienne à son époque, Végèce 4.44 décrit, pour les marins, un équipement semblable. Cet armement est payé par le matelot, qui demande à sa famille de le lui fournir, mais malheureusement l’optio fait main basse sur la hache d’abordage… Le moral est souvent bas et le service parfois agité : tantôt il faut partir avec une vexillation en Syrie, tantôt il faut rétablir l’ordre à Alexandrie et notre homme est d’ailleurs blessé à cette occasion. À plusieurs reprises, il est malade, couché dans la liburne, mais on sait bien que, dans les vaisseaux longs, il n’y a pas place pour des postes d’équipage : on couche donc sur les bancs. Les bases à terre étaient sans doute plus confortables : celles de Boulogne et de Douvres, qui ont été fouillées, montrent une organisation spatiale et des baraquements très semblables à ceux des auxiliaires48. Malgré sa désillusion de n’avoir pu entrer directement dans la légion, Terentianus finira par arriver à ses fins et terminera dans la peau d’un vétéran de la légion, avec les privilèges que ce statut confère. Belle carrière, finalement, que celle de cet Égyptien, et qui montre que la marine impériale, au même titre que les autres armes, servait de “savonnette à vilains” et constituait, malgré son statut inférieur et la dureté du service, un moyen d’ascension sociale non négligeable.

Notes

  1. La question a été posée à de multiples reprises depuis T. Mommsen, Hermes 16, 1881, p. 445 ssq. On citera en particulier C. Cichorius, Römische Studien 1961 (2e éd.), p. 257-261 ; C. G. Starr, The Roman Imperial Navy, 31 BC-AD 324, Cambridge, 1941 ; L. Wickert, Würzburger Jahrbücher 4, 1949-1950, p. 100-125 ; E. Sander, “Zur Rangordnung des römischen Heeres: dieFlotten”, Historia 6, 1957, p. 347-367 ; D. Kienast, Untersuchungen zu den Kriegsflotten der römischen Kaiserzeit, Bonn, 1966 ; S. Panciera, “Gli schiavi nelle flotte augustee”, in : Atti del Convegno internazionale di Studi sulle Antichità di Classe, Ravenna 1967, p. 313-330 ; H. Chantraine, “Kaiserliche Sklaven im römischen Flottendienst”, Chiron 1, 1971, p. 253-265 ; N. Rouland, Les esclaves romains en temps de guerre, Coll. Latomus 151, Bruxelles, 1977 ; G. Famiglietti, “Gli schiavi nell’esercito romano ; principi e realtà”, Labeo 25, 1979, p. 298-309 ; M. Reddé, Mare Nostrum. Les infrastructures, le dispositif et l’histoire de la marine militaire sous l’Empire romain, Rome 1986, p. 472-486.
  2. F. Grosso,“Il diritto latino ai militari in età Flavia”, Rivista di cultura classica e medioevale 7, 1965, p. 541-560.
  3. Storia di Ravenna. I. L’evo antico, Ravenne 1990, p. 321 sqq.
  4. Par exemple Cicéron, In Verrem, 2.5.82-83 ; bateaux d’Hispalis : César, BC, 2.12 ; bateaux de Marseille : César, BC, 1.34 ; Dion Cassius 41.25. Cf. Reddé 1986 (note 1), p. 467 sqq.
  5. Plutarque, Antoine, 64.
  6. CIL III, 3165 ; V, 960 ; X, 3428-3438 ; 3385 ; 6638 ; XIV, 238 ; 4498 ; XI, 88 ; XIII, 8323.
  7. CIL X, 3482-3486 ; XIII ,8322 ; AE 1939, 231.
  8. CIL X, 3436 : D(is) M(anibus) / Sex(tus) Sallustius / Faustus miles / gyber(nator) (quadriere) Fide / milita(uit) annis XXVI, uixit annis / L. Heredes b(ene) m(erenti) f(ecerunt).
  9.  CIL X, 3430.
  10. CIL X, 3428.
  11. Exceptionnellement celui de leur équipage – pleroma – dans deux inscriptions de la classis Germanica (CIL XIII, 7681 et AE 1956, 249) ainsi que sur un ostracon du Mons Claudianus (O. Claud. 8090), comme l’a bien expliqué H. Cuvigny, ZPE, 110, 1996, p. 169 sqq. D’une certaine manière, pleroma est ici l’équivalent de centuria.
  12. Comm. ad CIL X, 3340 ; Starr 1941 (note 1), p. 57-58 ; Wickert 1949-1950 (note 1), p. 116 ; Reddé 1986 (note 1), p. 541.
  13. CIL VI, 1063. Des liburnes sont aussi considérées comme centuries dans CPL 312.
  14. P.Mich., 8.490-491. Sur l’enrôlement dans l’armée, voir J.F. Gilliam, Roman Army Papers, MAVORS II, Amsterdam, 1986, p. 163 sqq. et surtout R.W. Davies, Service in the Roman Army, Edinburg University Press 1989, p. 3 sqq.
  15. P. Rylands 79 ; cf. Gilliam 1986 (note 14), p. 119 sqq.
  16. BGU 423.
  17. Reddé 1986 (note 1), p. 534 ; M. Reddé, in : Y. Le Bohec (éd.), La hiérarchie (Rangordnung) de l’armée romaine sous le Haut-Empire, Paris, 1995, p. 151 sqq. 
  18. G. Susini, Studi Romagnoli 19, 1968, p. 291 sqq. (= AE 1961, 257 ; 1985, 401).
  19. PSI XIII, 1308 = CPL 144 (cf. S. Daris, Documenti per la storia dell’esercito romano in Egitto, Milan, 1964, p. 29).
  20. Sur la mauvaise interprétation d’une inscription de Misène (Notizie Scavi 1928, p. 198 = AE 1929, 149) qui mentionne un στ]ρατ de la flotte, autrefois considéré comme strator, voir Y. Le Bohec, “Écuyers et marins militaires sous le Haut-Empire romain”, Ktema, 21, 1996, p. 313-320.
  21. CIL XI, 86 : D(is) M(anibus) / P(ublii) Petroni Afrodisi – – /ex trierarc(ho) nauarc[ho] / et principe cl(assis) Rauen[n(atium)].
  22. Sander 1957 (note 1), p. 354 sqq.
  23. Galien V, p. 897 (Kühn) : τριηράρχας μὲν ὠνόμαζον οἱ παλαιοὶ τοὺς ἄρχοντας τῶν τριήρων, νῦν δ᾽ἤδη πάντας
    οὕτως καλοῦσιν τοὺς ὁπωσοῦν ἡγουμένους στόλου ναυτικοῦ κἂν μὴ τριήρειςὧσιν αἱ νῆες.
  24. W. Eck, H. Lieb, ZPE 96, 1993, p. 75 sqq.
  25. CIL XVI, 14.
  26. CIL XVI, 12.
  27. M. Roxan, in : Epig. Studien, 12, 1981, p. 266 sqq.
  28. Cf. M. Roxan, Festschrift H. Lieb, 1995, p. 101 sqq.
  29. Aux cas explicites que nous citons, on pourrait probablement ajouter W. Chrest. 463 (= Daris 1964 (note 19), p. 104 : sans doute des matelots passés dans la Xe Fretensis en 68-69 pour la guerre de Palestine) et P. Mich. VII, 732 (= CPL 105 = Daris 1964 (note 19), p. 89 : probablement des matelots passés dans la XXIIe Deiotariana en 70) ; cf. G. Forni, Esercito e marina di Roma antica, MAVORS V, Stuttgart, 1992, p. 76.
  30. P. Mich., 8.467-481.
  31. PSI IX, 1026 = CPL 117. Cf. W. Seston, Revue de Philologie VII, 1933, 375 sqq. ; A. De Grassi, Rivista di Filologia, 1934, p. 194 sqq. ; R. Cavenaile, in : Studi in onore di A. Calderini e R. Paribeni, Milan, 1957, II, p. 243 sqq. ; Daris 1964 (note 19), p. 98.
  32. CIL VIII, 14854: C(aio) Sulgio L(ucii) f(ilio) Pap(iria) Caeciliano, praef(ecto) leg(ionis) III Cyrenai/cae, p(rimo) p(ilo) leg(ionis) XX Valeriae Victricis, praeposito reli/quationi classis praetoriae Misenatium piae / uindicis et thensauris domini[cis e]t bastagis copia/rum deuehendar(um), (centurioni) leg(ionis) III Aug(ustae) et VII Geminae / et I Parthicae et XIII G(eminae) in prouincia Daci/a, nauarch(o) classis praetoriae Mise[n]atium piae / uindicis, 
    opt[i]oni peregrinorum et ex[erci]tatori mi[l]itum frumentarior(um) ….
  33. CIL X, 3348 : D(is) M(anibus) / T(ito) Fl(auio) Antonino, / p(rimo) p(ilo) leg(ionis) I Adiutr(icis), / ex n(auarcho) princ(ipe) cl(assis).
  34. CIL X, 3340 (la restitution est de Mommsen) : – – – diu[i] Ne[r]uae abenepotib(us) / [nauarchi et trier]archi classis praetor(iae) Misen(atium) / [quod ad duos ce]nturionatus quibus diuus Pius / [classem suam hono]rauerat adiecto tertio ordine / [optimum princi]pem aequauerint. Si les deux primi ordines sont les principes et les navarques, le tertius ordo est ici représenté par les triérarques.
  35. CIL X, 3342 a : decurio e]quit(um) trierarc(hus) prist[is] (centurio) leg(ionis) – – – p(rimus) p(ilus) leg(ionis) – – – praef(ectus) leg(ionis) III Gallicae pra[ef(ectus)– – – ; cf. B. Dobson, A. von Domaszewski, Die Rangordnung des römischen Heeres, Cologne-Graz, 1967, p. 105-106, XXVIII ; la restitution de Domaszewski a toutefois été contestée par Wickert 1949-1950 (note 1), p. 113, mais sans que ce dernier en propose une autre.
  36. Reddé 1995 (note 17), p. 152.
  37. Daris 1964 (note 19), p. 101.
  38. Daris 1964 (note 19), p. 103.
  39. D.B. Saddington, in : V.A. Maxfield, M.J. Dobson, Roman Frontier Studies 1989, University of Exeter Press, 1991, p. 398. 
  40. Comm. ad CIL X, 3340.
  41. Hist., 3.12 ; A. Mocsy, in : Atti del Convegno internazionale di studi sulle antichità di Classe, Ravenne 1967, p. 305 sqq.
  42. Reddé 1986 (note 1), p. 532.
  43. Sur les Sardes, G. Sotgiu, Athenaeum 39, 1961, p. 84 sqq.
  44. M. Roxan, in : Festschrift H. Lieb, 1995, p. 109 sqq.
  45. R. Cavenaile, Aegyptus, 50, 1970, p. 213-320 ; suppléments par N. Criniti, Aegyptus 53, 1973, p. 93-158 et 59, 1979, p. 191-261. 
  46. CIL V, 938.
  47. P. Mich., 8.467 sqq.
  48. B. Philp, The Excavation of the Roman Fort of the Classis Britannica at Dover 1970-1977, Douvres, 1981 ; C. Seillier, in : A. Lottin, J.-C. Hocquet et S. Lebecq, Les hommes et la mer dans l’Europe du nord-ouest de l’Antiquité à nos jours, 1986, p. 163-178 ; CAG 62, Paris 1994, I, p. 214-301.
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EAN html : 9782356134899
ISBN html : 978-2-35613-489-9
ISBN pdf : 978-2-35613-490-5
ISSN : 2827-1912
Posté le 23/12/2022
11 p.
Code CLIL : 4117; 3385
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Reddé, Michel, “2. Les marins”, in : Reddé, Michel, Legiones, provincias, classes… Morceaux choisis, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 3, 2022, 29-38, [en ligne] https://una-editions.fr/2-les-marins [consulté le 21/11/2022].
doi.org/10.46608/basic3.9782356134899.4
Illustration de couverture • Première• La porte nord du camp C d'Alésia, sur la montagne de Bussy en 1994 (fouille Ph. Barral / J. Bénard) (cliché R. Goguey) ;
Quatrième• Le site de Douch, dans l'oasis de Khargeh (Égypte) (cliché M. Reddé, 2012)
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