“Fortins routiers du désert oriental d’Égypte”, in : P. Henrich,
C. Miks, J. Obmann, M. Wieland (éd.), Non solum… sed etiam. Festschrift
für Thomas Fischer zum 65. Geburtstag, Rahden, 2015, p. 335-344.
Le grand nombre et l’état de conservation, parfois exceptionnel, des petits fortins du désert oriental d’Égypte invitent à reprendre aujourd’hui une question déjà traitée à plusieurs reprises en d’autres occasions1. Elle revêt en effet une certaine importance pour l’étude architecturale de ce type d’édifices militaires romains, assez mal connus à l’échelle de l’Empire, et les fouilles récentes, menées par différentes équipes, françaises, américaines ou britanniques ont mis en lumière des éléments nouveaux. La bibliographie est au demeurant dispersée, elle évolue continuellement, et il n’est pas mauvais de tenter une nouvelle synthèse, même brève, dans le cadre de cette contribution.
Pour l’essentiel la carte de répartition de ces fortins (fig. 1), appelés praesidia dans les ostraca (ou du même mot translittéré du latin, en grec), n’a guère évolué ces dernières années, si ce n’est autour de Bérénice où la mission américano-hollandaise a mené de nombreux surveys qui ont révélé des sites inconnus jusque-là2. Les routes qui traversent ce désert ont toutefois des fonctions assez différentes les unes des autres et ce seul fait explique l’existence de types architecturaux distincts (n°6). Rappelons tout d’abord que ces pistes ne sont généralement pas aménagées en tant que voies de circulation : il s’agit en fait d’itinéraires qui mènent d’étape en étape et dont le tracé peut varier sensiblement dans le détail, notamment dans les zones plates, sableuses. Hors des haltes foraines (parfois des abris sous roche, constellés de graffiti et d’inscriptions rupestres), où les voyageurs se contentaient de camper, les seuls “équipements” construits sont donc les postes édifiés et contrôlés par l’armée, où l’on pouvait se reposer et se ravitailler, probablement quelques puits non protégés par les praesidia (mais que, pour cette raison, nous connaissons mal) ou les tours qui balisent la route de Coptos à Myos Hormos, encore que leur fonction et leur chronologie soient peu claires3. La via nova Hadriana, entre Antinoé et la côte, bien au nord de notre figure 1, semble constituer une exception puisque, dans sa traversée du désert entre le Nil et la mer, sa surface a été épierrée et jalonnée de cairns de pierre, mais la route n’a pas été munie de praesidia et n’entre donc pas dans le cadre de cet article4. Les milliaires, sur cette voie comme sur les autres, sont inconnus dans ce milieu désertique. Rappelons que la circulation y était contrôlée, à la fois d’un point de vue fiscal5 et d’un point de vue policier, par un système de “laissez-passer”, au moins dans certaines zones6.
Les postes installés sur les pistes qui mènent aux grandes carrières du désert oriental (Mons Claudianus, Mons Porphyrites) présentent une typologie sensiblement différente de celle des fortins qui jalonnent les pistes caravanières menant depuis Coptos aux deux grands ports de la Mer Rouge, Myos Hormos et Bérénice. Ainsi le praesidium d’Umm Balad, au sud du Porphyrites, offre-t-il un plan très proche de celui du Mons Claudianus, dans son premier état7, mais avec des dimensions moindres (fig. 2). Aucun de ces différents fortins menant aux carrières n’est en effet édifié autour d’un puits central, un dispositif qui caractérise au contraire les praesidia routiers des deux grandes pistes caravanières du désert oriental (nous laissons ici de côté les phrouria ptolémaïques, qui constituent un autre cas particulier). Le caractère militaire des postes installés dans les carrières ou sur les pistes qui y conduisent est au demeurant rien moins qu’évident, puisque ces fortins abritaient pour l’essentiel une population civile attachée à l’extraction et au travail de la pierre, à côté de quelques soldats qui assuraient la police de la zone, comme le prouve l’abondante documentation livrée par les ostraca.
Les fortins liés aux grandes pistes qui traversent le désert pour transborder les marchandises du commerce oriental entre la Mer Rouge et Coptos, sur le Nil, ne sont pas archéologiquement connus avant l’époque de Vespasien8, ce qu’atteste par ailleurs, pour la seule route de Bérénice, une série d’inscriptions portant le nom du préfet d’Égypte L. Iulius Ursus et datées de 76-779. Pline l’Ancien (HN, 6.102-103), de son côté, décrit un premier état de ce même itinéraire, nommant les stations dont les toponymes sont repris dans l’Itinerarium Antonini. Le Naturaliste, en revanche, reste muet sur la route de Myos Hormos, pourtant encore en usage de son temps. Son témoignage ne signifie pas que des témoins archéologiques plus anciens n’ont pu exister dans ce désert. Non seulement nous connaissons différents fortins apparemment ptolémaïques, encore non fouillés, sur la piste qui part d’Edfu (fig. 1), mais Strabon (17.1.45), au début de notre ère, décrit un système caravanier antérieur dont les traces archéologiques font aujourd’hui largement défaut10. Il faut rappeler, à ce propos, l’existence de la grande inscription de Coptos qui mentionne l’aménagement sur la piste de Bérénice de lacci, à Apollonos Hydreuma, Compasi, Bérénice et Myos Hormos par une vexillation composée de légionnaires et d’auxiliaires11. Elle est généralement datée de la fin du règne d’Auguste ou de celui de Tibère, mais rien n’exclut formellement qu’elle puisse être postérieure. Quel que soit le sens technique du mot lacci (“citernes” ou “puits”)12, ces installations précoces restent pour l’instant inconnues d’un point de vue archéologique, mais l’inscription de Coptos montre bien l’activité de l’armée dans le contrôle et l’aménagement des pistes du désert oriental, dès le début de l’Empire. À l’inverse un poste comme celui de Iovis est clairement daté de l’époque de Trajan par une inscription13, probablement parce que le puits du fortin initialement construit dans un autre wadi proche, à Bir Beizah, ne produisait plus suffisamment d’eau. Peut-être en va-t-il de même du poste de Phalakron, probablement utilisé peu de temps si l’on considère qu’il n’a pas, comme les autres, subi de nombreux réaménagements qui ont altéré son plan initial. Nous concentrerons maintenant notre commentaire sur les praesidia des deux routes de Myos Hormos et de Bérénice étudiés ces dernières années par une mission française14 et datés entre la fin du Ier siècle de notre ère et la première moitié du troisième. Six d’entre eux ont fait l’objet de fouilles partielles et de relevés sur la piste Coptos/Myos Hormos, et ils ont depuis lors été publiés8 ; trois autres ont été fouillés quasi exhaustivement sur la route de Bérénice (fig. 3-5). Cette série permet de dresser quelques constats.
Le plan
Les plans ne sont pas standardisés et aucun poste ne ressemble strictement à un autre, mais des constantes architecturales apparaissent. Les fortins affectent une forme géométrique à peu près régulière, le plus souvent un quasi carré, parfois un rectangle oblong, avec une courtine flanquée de tours semi rondes saillantes, aux angles, près de l’unique porte ; des tours intermédiaires sont parfois attestées. Le centre de l’espace ainsi créé est occupé par un vaste puits, presque toujours effondré sur lui-même aujourd’hui. Les casernements sont donc adossés à la courtine. On ignore la plupart du temps quels bâtiments existaient dans les espaces laissés libres au centre, les puits ayant systématiquement aspiré les constructions proches. Les dimensions avoisinent 50/60 m de côté.
On peut résumer ces informations dans le tableau suivant :
Nom moderne/antique du site | Dimensions externes (sans les tours) | Hauteur des remparts (chemin de ronde) | Route |
al-Muwayh (Krokodilô) | 53 m x 52 m | ? | Myos Hormos |
bi’r al-Hammâmât | 53,5 m x 53,5 m | ? | Myos Hormos |
al-Zarqâ’ (Maximianon) | 56 m x 56 m | 3,12 m | Myos Hormos |
al-Hamrâ’ | 59 m x 54 m | 1,77 m | Myos Hormos |
al-Dawwî | 55/57,5 m x 57 m | ? | Myos Hormos |
Qusur al-Banat | 39 m x 32 m | ? | Myos Hormos |
Khashm al-Minayh (Didymoi) | 54 m x 43 m | 2,65 m | Bérénice |
Bir Beizah | 45 m x 36 m | ? | |
Abû Qurayya (Iovis) | 59 m x 53 m | 2,65 m | Bérénice |
Wadi Gerf (Xeron Pelagos) | 44 m x 33 m | + 2,5 m | Bérénice |
wadi Dweig (Phalakron ?) | 30 m x 26 m | 2,3 m | Bérénice |
Il est absolument certain que les tours semi-circulaires saillantes sont contemporaines de la construction des remparts et qu’elles ne constituent pas des adjonctions postérieures. Des poternes ont été observées dans quatre cas. À Didymoi et à Iovis, où elles sont d’origine, elles ont été bouchées dans un second temps. On doit constater l’irrégularité de la hauteur des remparts, toujours construits en pierres sèches, avec un fruit prononcé pour assurer la stabilité de la construction. Aucun fossé n’a jamais été observé. La relative faiblesse des élévations traduit une absence de menace importante, même si, dans le courant du IIe siècle, des aménagements défensifs complémentaires et différents textes laissent envisager une recrudescence des dangers15.
Un seul des fortins fouillés semble échapper à ce schéma, celui de Qusûr al-Banat, sur la route de Myos Hormos. Il s’agit en effet d’un poste aux dimensions plus réduites (39 m x 32 m circa), de plan barlong, sans tours d’angles, peut-être sans puits central (fig. 6). La porte unique est encadrée de deux petites tours rectangulaires. D’un point de vue chronologique, ce fortin est attribuable à la fin du IIe siècle de notre ère au vu du matériel céramique exhumé16.
Les aménagements internes
La présence systématique d’un grand puits central dans ces praesidia traduit la mission essentielle de ces édifices : contrôler les points d’eau, donc le trafic sur la route, assurer le ravitaillement des voyageurs et des caravanes. L’eau était extraite des puits par un système que les fouilles n’ont pu mettre clairement en évidence jusqu’à maintenant, bien que des godets céramiques aient été retrouvés, ce qui suppose de toute façon l’existence d’une machine élévatoire. Elle était ensuite assez souvent stockée dans de grandes citernes intérieures, construites en briques cuites ; à Didymoi, ces citernes ont été multipliées à la suite de plusieurs reconstructions, faisant passer la capacité totale de stockage de 120 mètres cubes à plus de 38017. De telles citernes ne sont toutefois pas attestées partout à l’heure actuelle : sur la route de Myos Hormos elles sont connues à Krokodilô (el-Mwayh), mais un fortin bien conservé comme celui de Maximianon (al-Zarqâ) n’en possédait assurément pas. Sur la piste de Bérénice, quatre des postes que nous avons fouillés (Didymoi, Iovis, Xèron Pelagos) en étaient pourvus (fig. 3-6). Ce stockage permettait d’abreuver les animaux qui restaient à l’extérieur des enceintes : des conduits d’alimentation traversant le rempart ont en effet été trouvés à Maximianon, Didymoi et Iovis. Dans ces deux derniers cas ils conduisaient l’eau à des abreuvoirs externes (fig. 3).
Des balnéaires ont été mis en évidence dans les quatre postes les plus complètement fouillés, soit Maximianon, Didymoi, Iovis et Xèron Pelagos. Dans les quatre cas il s’agit de très petites installations associant une pièce froide et une pièce chaude, construites selon un plan non standardisé18. Les bains ne sont pas implantés dans des positions topographiques comparables. Chaque architecte disposait donc de son autonomie.
Un ostracon de Maximianon (al-Zarqâ) nous apprend que les quatre angles du fort avaient une fonction particulière : l’ostracon mentionne en effet “le coin de l’horreum”, le “coin du praetorium”, le “coin du bain”, le “coin du tuyau” d’alimentation des abreuvoirs externes19. Comme nous connaissons archéologiquement la position du balnéaire, celle de l’horreum et celle du tuyau, il est facile d’identifier le praetorium, qui n’est ici qu’une pièce un peu plus vaste que les autres à l’angle nord-est du fort. Ce plan n’est toutefois pas standard : à Iovis (fig. 4), nous identifions aussi le praetorium dans un angle du fort, en raison de ses pavements de mosaïques (un décor noir et blanc de pierres locales, certes, mais luxueux et exceptionnel dans ce désert). Il s’agit là, toutefois, d’un état reconstruit, et nous ignorons où se trouvait l’édifice primitif.
Les casernements sont assez difficiles à identifier archéologiquement, dans la mesure où ils ont été fréquemment remaniés dans la plupart des cas. Les deux exemples les plus clairs, peu affectés par des remaniements, sont ceux de Maximianon et de Qusûr al-Banat : les chambrées sont adossés aux courtines. Le plan de Maximianon révèle une série de pièces régulières et bien construites d’environ 6 m x 3 m, dépourvues d’antichambre, le long du rempart occidental. Peu d’aménagements internes ont été mis au jour. À Qusûr al-Banat, de datation probablement plus tardive, ces chambrées sont plus petites (environ 5 m x 3,5 m) et adossées sur tous les côtés du poste. Là aussi les antichambres font défaut. La pièce de l’angle sud-ouest a révélé une division interne et une banquette (lit ?).
Les trois praesidia les plus complètement fouillés (Didymoi, Iovis, Xèron Pelagos, fig. 3-5) n’offrent pas la même régularité architecturale et leur plan pourrait passer à première vue pour peu “militaire”. Il s’agit là, en réalité, du résultat d’une longue évolution ; de nombreux remaniements successifs ont affecté le plan initial au point de ne presque plus laisser de vestiges, même sous forme de traces. Il est donc impossible, actuellement, d’identifier le premier état, mais il semble certain qu’on ait fait appel à un architecte militaire. Dans le cas de Iovis, la présence d’un tel spécialiste est assurée par la dédicace (en grec) d’un certain M. Antonius Celer, architecte de la Cohorte I des Lusitaniens, à Zeus Helios Megas Sarapis. L’inscription a été découverte en remploi et nous ignorons malheureusement s’il s’agit là de l’unité qui a construit le fort en 114/115, mais l’hypothèse est très vraisemblable20.
Les niveaux de surface mis au jour à Iovis, à Didymoi et à Xeron Pelagos sont les plus tardifs et on peut les dater au plus tôt de l’époque sévérienne, au vu du matériel récolté. Il est certain, en revanche, que les praesidia n’ont plus été occupés après une date que l’on peut approximativement situer vers le milieu du IIIe siècle. Cette phase est intéressante car elle permet d’observer une très sensible évolution de la vie quotidienne à l’intérieur de ces fortins. Ce changement se traduit par tout un ensemble de phénomènes que l’on peut résumer de la manière suivante :
- prolifération des constructions, avec de très nombreuses phases de réaménagements successifs, sans régularité de plan. Les constructions sont de médiocre qualité.
- multiplication des fours à pain. Le poste de Iovis en a livré ainsi une impressionnante série, ainsi que de nombreux silos.
- apparition d’enclos pour le petit bétail et/ou la basse-cour à Iovis, dans l’espace libre situé à l’ouest du puits.
- dans les phases ultimes on ne jette plus les ordures à l’extérieur du fort mais on les évacue dans les pièces inoccupées, généralement du côté opposé à la porte. À Didymoi la fouille a ainsi mis au jour de nombreuses couches de dépotoirs et de litières d’animaux à l’intérieur du fort, ce qui indique une “garnison” moins nombreuse, n’occupant plus tout l’espace. Les citernes aussi ont été en partie comblées, un indice qui va aussi le sens d’une moindre population. Les thermes semblent abandonnés.
La question de l’aedes
Dans un précédent article qui reposait essentiellement sur les données des fouilles des praesidia de la route de Myos Hormos, nous avions proposé de localiser les chapelles militaires dans l’axe de la porte, contre le rempart opposé21. La place manque ici pour reprendre l’argumentaire qui avait alors été développé et qui reposait autant sur la théorie que sur des indices archéologiques, au total peu nombreux. Ce raisonnement est toujours valable, mais les fouilles récentes sur la piste de Bérénice obligent à le nuancer et à considérer un certain nombre d’éléments nouveaux22.
À Didymoi et à Iovis, les aedes ont été déplacées à une époque probablement tardive (dans le courant du IIIe siècle) et installées dans deux endroits du fort où on ne les attendait pas, à la place d’anciens baraquements (fig. 3 et 4). Dans les deux cas les sanctuaires reconstruits ont livré un matériel liturgique et des décors qui traduisent un culte à Sarapis. À Didymoi la nouvelle chapelle, située dans l’angle nord-ouest du poste, a montré l’existence de niches creusées dans la paroi de fond, précédées d’un autel à l’extérieur (fig. 7). L’ensemble du mobilier liturgique est lié au culte de Sarapis, mais on observe sur le mur de fond les restes peints d’une frise de soldats se dirigeant sans doute vers le centre, c’est-à-dire probablement vers l’image divine. Un tel schéma iconographique sera repris ultérieurement dans le camp tétrarchique de Luxor23. À Iovis, la nouvelle chapelle a été installée dans une petite pièce près de la porte. Là, le dispositif était différent : un podium adossé au mur de fond portait encore des statues, malheureusement mutilées et difficiles à identifier (fig. 8). Une de ces statues, assise, pourrait représenter Sarapis, ce qu’indique le caractère très égyptisant du matériel associé mais aussi un graffite indiquant une salutation à ce dieu et à la tychè du praesidium de la part d’un certain Achillas, lib(rarios). Naturellement l’inscription votive déjà citée (supra) d’un architecte de la première cohorte des Lusitaniens à Zeus Hélios grand Sarapis conforte cette association divine précoce entre Jupiter, dieu des armées, et Sarapis24. Un autel placé sous un baldaquin précède le podium auquel on pouvait accéder par un petit escalier, sans doute pour orner et habiller les statues ; des bassins étaient installés le long des murs latéraux. Ajoutons, pour finir, que l’ensemble a livré des ostraca oraculaires25.
Enfin, à Xéron pelagos, une chapelle a été découverte le long de la courtine occidentale, dans un contexte du IIIe siècle. Ce n’est assurément pas là l’emplacement primitif de l’aedes principiorum qui n’a pu être mise en évidence, tant les bâtiments primitifs du fortin ont été restructurés au cours du temps. Dans ce cas précis, la pièce mesure environ 5, 20 m x 2,60 m. Devant l’entrée est installé un autel maçonné en forme de dé carré. On entre dans le sanctuaire par un petit escalier qui donne accès à un couloir dallé, en forme d’équerre, qui conduit au fond, près du rempart, à un loculus carré creux, vers lequel on monte par des marches recouvertes de mosaïques grossières ; en arrière, le rempart a été creusé pour ménager une niche. C’est le matériel exhumé qui, outre l’architecture et la décoration, confère à cet ensemble une fonction religieuse, notamment une terre cuite acéphale de Minerve et un ostracon évoquant un Athenadion (fig. 9).
Ces différentes découvertes posent un certain nombre de problèmes que nous ne pouvons qu’effleurer dans ce court article :
C’est la première fois, à notre connaissance, que des cas de déplacement topographique de l’aedes d’un camp militaire sont documentés. Même si nous ne connaissons pas archéologiquement l’emplacement de la chapelle primitive, il est certain qu’elle ne se trouvait pas sous les aménagements que nous avons retrouvés.
En Égypte, l’assimilation entre Zeus, Hélios et Sarapis a évidemment conduit à une dérive par rapport à la religion militaire “classique”, telle que nous pouvons la connaître à partir de la documentation occidentale26. L’une des principales questions que nous devons nous poser est celle de la date de cette dérive: est-elle le fruit d’une évolution tardive, postérieure à l’époque sévérienne, ou le produit d’un particularisme local, dû au milieu égyptien et au fait que ces postes n’étaient pas fréquentés uniquement par des soldats ?27 On doit rappeler à ce propos qu’un ostracon de Didymoi, découvert à l’emplacement théorique de la première aedes mentionne des palmes servant à décorer ta prinkipia tôn kuriôn (“les principia de nos maîtres”), une expression bien caractéristique d’un milieu militaire “classique”, la pluralité des empereurs indiquant sans doute l’époque sévérienne (O. Did. 307).
Les aménagements et le mobilier liturgiques particulièrement bien conservés, notamment à Iovis, nécessiteraient évidemment une description minutieuse et un long commentaire qu’il n’est pas question de développer ici. La présence de statues divines trouvées en place mériterait notamment d’être confrontée avec la documentation occidentale28.
Ces quelques réflexions, trop rapides, montrent l’intérêt que présente la documentation du désert oriental d’Égypte pour notre compréhension de ce type de petits fortins, très mal documentés en Occident. On ne doit pas, toutefois, généraliser trop vite les conclusions qu’on peut tirer de leur observation : nous avons souligné que leur architecture était liée à leur fonction locale et que les praesidia des carrières pouvaient présenter d’autres caractéristiques. Une étude plus large, étendue au Levant, c’est-à-dire dans un autre milieu géographique et culturel, montrerait assurément d’autres types. Cette diversité des pratiques architecturales, mais aussi culturelles et religieuses, du milieu militaire est particulièrement évidente en Orient. Elle tend aussi à relativiser notre vision souvent très “normative” de l’armée romaine.
Les prospections menées par l’équipe de l’Université de Delaware sont désormais publiées et permettent d’avoir accès à l’ensemble des sites, notamment au sud du secteur décrit ici : cf. S.E. Sidebotham, J.E. Gates-Foster (éd.), The archaeological survey of the desert roads between Berenike and the Nile valley. Expeditions by the University of Michigan and the University of Delaware to the Eastern Desert of Egypt, 1987-2015, ASOR Reports 26, 2019.
Pour la fouille des carrières d’Umm Balad, voir désormais J.-P. Brun, E. Botte, D. Cardon, H. Cuvigny, H. Granger-Taylor, M. Leguilloux, M. Reddé, Domitianè-Kainè Latomia (Umm Balad). Le praesidium et les carrières, FIFAO, Le Caire, à paraître.
“Quand les romains fortifiaient les routes du désert Oriental (Égypte)”, Le Salon noir, Épisode du mercredi 30 mars 2011 par Vincent Charpentier (©RadioFrance, consulté le 24/08/22).
Notes
- V. Maxfield, “The eastern desert forts and the army in Egypt during the principate”, in : D. Bailey (éd.), Archaeological research in Roman Egypt, JRA Suppl. 19, 1996, p. 9-19 ; H. Cuvigny (éd.), J.-P. Brun, A. Bülow-Jacobsen, D. Cardon, J.-L. Fournet, M. Leguilloux, M.-A. Matelly, M. Reddé, La route de Myos Hormos. L’armée romaine dans le désert oriental d’Égypte, Praesidia du désert de Bérénice I. Fouilles de l’Institut Français d’archéologie orientale 48, Le Caire, 2003 ; S. Sidebotham, M. Hense, H. Nouwens, The red Land. The Illustrated Archaeology of Egypt’s Eastern Desert, Cairo, Am. Univ. Press, 2008.
- Sidebotham 2008 (note 1), fig. 15.1.
- Brun, Cuvigny, Reddé, in : Cuvigny 2003 (note 1), p. 207-234.
- Sidebotham 2008 (note 1), p. 42-52.
- Voir le fameux “tarif de Coptos”, OGIS 674 = I. Portes 67 (= A. Bernand, Les Portes du désert, Paris, 1984).
- O. Claud. 48-82 (W. Van Rengen, in : Mons Claudianus. Ostraca Graeca et latina I (O. Claud. 1 – 190), Documents, Fouilles de l’Institut Français d’archéologie orientale, 29, Le Caire, 1992).
- V. Maxfield, D. Peacock (éd.), Survey and Excavation. Mons Claudianus 1987-1993. I. Topography and quarries. Fouilles de l’Institut Français d’archéologie orientale, 37, Le Caire, 1997, fig. 2.3 et 2.44.
- Cuvigny 2003 (note 1).
- R. Bagnall, A. Bülow-Jacobsen, H. Cuvigny, “Security and water on the Eastern Desert roads: the prefect Iulius Ursus and the construction of praesidia under Vespasian”, JRA, 14, 2001, p. 325-333.
- F. De Romanis, Cassia, Cinnamomo, Ossidiana, Uomini e merci tra Oceano Indiano e Mediterraneo. Roma, 1996 ; Cuvigny 2003 (note 1) ; H. Cuvigny, “Le crépuscule d’un dieu. Le déclin du culte de Pan dans le désert oriental,” Bulletin de l’Institut Français d’archéologie orientale, 97, 1997, p. 139-147.
- Dessau 2483 = I. Portes 56.
- Voir la discussion dans Cuvigny 2003 (note 1), p. 267-273.
- Publiée par H. Cuvigny, “The shrine in the praesidium of Dios (Eastern Desert of Egypt): Texts in Context”, Chiron, 40, 2010, p. 245-299, n°1.
- Financées par l’Institut français d’archéologie orientale (IFAO) et le Ministère des Affaires étrangères.
- H. Cuvigny, Ostraca de Krokodilô. La correspondance militaire et sa circulation. O. Krok. 1-151. Praesidia du désert de Bérénice II. Fouilles de l’Institut Français d’archéologie orientale, 51, Le Caire, 2005, p. 135-143.
- Cuvigny 2003 (note 1), fig. 22.
- H. Cuvigny (éd.), J.-P. Brun, A. Bülow-Jacobsen, D. Cardon, H. Eristov, H. Granger-Taylor, M. Leguilloux, W. Nowik, M. Reddé, M. Tengberg, Didymoi. Une garnison romaine dans le désert Oriental d’Égypte. Praesidia du désert de Bérénice IV. Fouilles de l’Institut Français d’archéologie orientale, 64, Le Caire, 2011, p. 20-24.
- M. Reddé, “Trois petits balnéaires du désert oriental d’Égypte”, in : M.-F. Boussac, T. Fournet, B. Redon (éd.), Le bain collectif en Égypte. Βαλανεῖα. Thermae, Études urbaines 7, Le Caire, 2009, p. 213-220.
- O. Max. 783 ; Cuvigny 2003 (note 1), p. 218-219.
- Cuvigny 2010 (note 13), n°2.
- M. Reddé, “Réflexions critiques sur les chapelles militaires (aedes principiorum)”, JRA, 17, 2004, p. 443-462 (n°8).
- On trouvera un argumentaire plus développé dans les articles n°9, 10, 11).
- J. Deckers, “Die Wandmalerei im Kaiserkultraum von Luxor”, Jahrbuch des Deutschen archäologischen Instituts. Abt. Rom, 94, 1979, p. 600-652 ; Reddé 2004 (note 22).
- Sur cette question, voir M. Reddé, “Du Rhin au Nil. Quelques remarques sur le culte de Sarapis dans l’armée romaine”, in : Le myrte et la rose. Mélanges offerts à Françoise Dunand par ses élèves, collègues et amis, réunis par G. Tallet et C. Zivie-Coche, CENiM 9, Montpellier, 2014, p. 69-77(n°26).
- Cuvigny 2010 (note 13).
- A. von Domaszewski, “Die Religion des römischen Heeres”, Westdeutsche Zeitschrift für Geschichte und Kunst 14, 1895, 1-128 ; E. Birley, “The religion of the Roman army: 1895-1977”, in : Aufstieg und Niedergang der römischen Welt II.16.2, 1978, p. 1506-1541 = MAVORS IV, p. 397-432. Sur le rôle de Sarapis dans les garnisons d’Égypte, voir G. Tallet, “Zeus Hélios Megas Sarapis, un dieu Égyptien ‘pour les Romains’ ?”, in : N. Belayche, J.-D. Dubois (éd.), L’oiseau et le poisson. Cohabitations religieuses dans les mondes grec et romain, Paris, 2011, p. 227-261.
- Voir sur ce point Reddé 2014 (note 25).
- T. Sarnowski, “Zur Statuenaustattung römischer Stabsgebäude. Neue Funde aus den Principia des Legionslagers Novae”, Bonner Jahrbücher 189, 97-120 ; O. Stoll, Die Skulpturenausstattung römischer Militäranlagen an Rhein und Donau. Der Obergermanische-Rätische Limes, St. Katharinen, 1992.