En écrivant le Brutus en 46 a.C., Cicéron construit un objet intellectuel inédit parmi les écrits de la rhétorique antique. En se proposant de recenser et d’évaluer la diversité des styles individuels apparus au cours de l’histoire, l’auteur crée une forme inédite de rhétorique descriptive, éloignée des traités traditionnels. Cet ouvrage se singularise, en outre, par la nouveauté d’un projet sans précédent : écrire une histoire de la cité au prisme de l’art oratoire. Cicéron adopte ainsi une approche spécialisée, centrée sur la pratique d’une ars. La rédaction du Brutus prend place dans un contexte particulier : c’est le moment de la mise en ordre des savoirs qui caractérise la fin de l’époque républicaine. Cette période constitue, en effet, un moment privilégié pour la rédaction de sommes et de bilans, pour une démarche d’organisation systématique du passé, comme le montre la vaste étude de C. Moatti1.
Si cette tendance intellectuelle détermine la rédaction du Brutus, cet ouvrage, écrit en pleine dictature césarienne, émerge surtout dans un contexte politique d’effondrement d’un monde. L’histoire de l’éloquence naît d’une interrogation angoissée sur le devenir de la res publica et sur le rôle que l’art oratoire peut désormais y jouer. Le contexte de la domination césarienne pose irrémédiablement la question du sens de l’Histoire de l’art oratoire. Nous ne pouvons, dans le cadre de cette contribution, prétendre traiter de manière exhaustive tous les problèmes que soulève cette œuvre. Deux approches seront au cœur de notre travail : d’abord la façon dont Cicéron donne sens à cette histoire de l’éloquence, en la structurant de manière téléologique ; la question liée à cette construction particulière est celle du rôle de César : comment s’insère-t-il dans cette histoire et remet-il en question ce modèle continuiste ? La deuxième orientation de notre travail concernera la persona cicéronienne : comment se construit-elle face aux vicissitudes du politique ? Comment Cicéron insère-t-il son parcours dans un vaste panorama qui mène jusqu’à lui-même ? Nous nous attarderons d’abord sur le prologue, essentiel pour comprendre comment naît ce désir d’écrire l’histoire chez Cicéron. Nous nous pencherons ensuite plus particulièrement sur deux points fondamentaux pour la compréhension du Brutus, la construction d’une histoire téléologique et, enfin, le rapport entre histoire culturelle et histoire politique qui se joue à travers la relation entre César et Cicéron.
La naissance douloureuse d’une histoire de l’éloquence
Une ouverture funèbre
Le contexte politique, dominé par le nouveau pouvoir de César, instaure un rapport douloureux au temps. Le début montre un Cicéron envahi par les affects, saisi par le dolor. Il évoque une Rome plongée dans la nuit et le silence, avec un forum déserté. La thématique du deuil vient désormais colorer la vision de l’Histoire de Rome. Le Brutus s’ouvre, en effet, sur l’évocation de la mort d’Hortensius. La tonalité funèbre est ainsi présente d’emblée, sous la forme de l’hommage rendu au célèbre orateur2. Les souvenirs qui reviennent successivement à la mémoire de Cicéron s’inscrivent fermement dans le cadre des institutions de la res publica. Celle-ci est présente, en arrière-plan, à travers l’évocation des magistratures et des réseaux sociaux qu’elle crée. L’éloge d’Hortensius renvoie au contexte de l’échange de bienfaits. Les relations entre Cicéron et Hortensius reposent à la fois sur la structure des officia et sur la sociabilité amicale que créait la discussion. Contre les préjugés de ceux qui verraient en Hortensius un simple adversaire, Cicéron décrit l’effacement des rivalités au profit d’une relation idéalisée, faite à la fois d’émulation et de communion. Les différences entre les orateurs sont gommées au profit d’une communauté d’aspiration. Leur pratique de l’éloquence, mise au service de la res publica, est tournée vers un même but : la gloire qui rejaillit sur l’ensemble de la collectivité. Cicéron multiplie donc les expressions ou les termes exprimant l’association ou la réciprocité. Les relations multilatérales entre les deux orateurs constituaient un des ressorts majeurs de l’éloquence cicéronienne. La déploration sur la perte s’enracine ainsi dans certaines pratiques codifiées de l’éthique sociale romaine. Avec la fin de l’éloquence républicaine et la mort d’Hortensius, Cicéron se trouve confronté à un processus de déstructuration qui frappe aussi bien la communauté civique que les formes de la sociabilité.
L’écriture de l’histoire de la rhétorique prend des accents profondément intimes ; elle s’écrit à partir de la sphère privée, dans une situation de retraite forcée. Pour R. R. Marchese, la mort d’Hortensius apparaît comme la perte d’une partie constitutive de lui-même3. Cicéron se voit en effet atteint dans son identité oratoire même par cette perte d’un ami. Selon K. Heldmann4, ce début du Brutus revêt une valeur plus existentielle et intime que politique. Cicéron mesurerait avant tout sa solitude face à un forum dévasté, dont il est l’unique survivant. Il nous semble plutôt que le cas de Cicéron vaut comme métonymie de la situation politique. La ruine de la res publica se réfléchit au niveau de l’individu. Le souvenir d’Hortensius conjugue donc mémoire individuelle et dimension politique. Dès le début, la perte d’un orateur est envisagée dans son retentissement collectif et civique. Cicéron évoque la mort d’un personnage qui incarnait encore le lien étroit entre l’art oratoire et la politique. La perte d’Hortensius devient métonymique d’une faillite de l’idéal cicéronien des boni. Elle accompagne la disparition de cette communauté des honnêtes gens, que Cicéron appelait de ses vœux. Avec la mort d’Hortensius, c’est la compétition républicaine elle-même, fondée sur le certamen gloriae, qui semble disparaître. Les cadres de la société romaine semblent donc avoir volé en éclat. Cicéron se trouve, de la sorte, placé dans un monde qui lui est devenu étranger. R. R. Marchese insiste ainsi sur l’amertume grandissante que Cicéron éprouve à son retour dans une Rome, où rien ne semble plus comme avant. Pour cette chercheuse, le Brutus engage à la fois l’identité individuelle de l’Arpinate et l’identité collective de la res publica, atteint par une même crise politique. La mort d’Hortensius est le symbole d’un vide qui s’est installé au cœur de l’individu et au cœur de la cité.
Ce préambule laisse pourtant place à un changement de perspective concernant la mort d’Hortensius :
Etenim si uiueret Q. Hortensius, cetera fortasse desideraret una cum relicuis bonis et fortibus ciuibus, hunc autem aut praeter ceteros aut cum paucis sustineret dolorem, cum forum populi Romani, quod fuisset quasi theatrum illius ingenii, uoce erudita et Romanis Graecisque auribus digna spoliatum atque orbatum uideret5.
Le système hypothétique à l’irréel du présent évoque le regard que porterait Hortensius encore vivant sur cette cité plongée dans le silence. Le deuil se déplace ainsi d’un objet à l’autre, d’Hortensius à ce forum désormais vide et désolé. La perte de son ami est l’occasion pour Cicéron de tout un développement sur le motif de la mors opportuna. À ce morceau d’éloge funèbre succède donc un argument topique de consolatio. Le vocabulaire de la libertas et celui de la fortuna subissent, en outre, un déplacement essentiel, en étant transposés, de manière paradoxale, à l’événement de la mort6. Celle-ci devient, en effet, le seul instrument de libération et d’espérance. Le verbe uindicare, utilisée souvent dans des expressions institutionnelles, suggère cette liberté trouvée dans la mort, qui seule a le pouvoir d’arracher l’individu aux malheurs présents de la cité.
Ce thème de la mors opportuna ne fait pourtant que renforcer l’atmosphère endeuillée qui règne en ce début. L’Arpinate identifie, en effet, un moment de rupture dans l’Histoire de la res publica, lorsque la felicitas individuelle se sépare du sort de la collectivité et doit se définir contre elle. La seule attitude possible vis-à-vis de l’État est désormais celle de la déploration, du deuil, lorsque l’orateur n’a plus la possibilité de transformer la réalité et d’agir dans le cadre de la cité. L’orateur est réduit à la passivité et l’impuissance des passions tristes. C’est donc un rapport douloureux à la temporalité qui s’introduit à Rome. Si la pratique sociale de la laudatio romaine telle que la décrivait Polybe prenait place dans une succession harmonieuse du passé, du présent et du futur, l’éloge funèbre du Brutus se situe dans un rapport plus incertain et plus sombre à la temporalité. La déploration de Cicéron se poursuit sur le motif des genres de vie, dont les guerres civiles ont profondément modifié l’équilibre et la répartition7. La situation politique a mis en crise l’idéal de l’otium cum dignitate. Cicéron se trouve suspendu dans une sorte de non-lieu sans consistance, flottant entre l’État et le refuge que devait constituer l’otium. La crise de la res publica mène Cicéron dans une situation difficilement tenable, que J.-M. André a qualifiée de “tentation de la retraite impossible”8.
La suite de l’œuvre précise le contexte politique qui détermine l’état d’esprit de Cicéron et le devenir de l’art oratoire. L’éloquence, confrontée à la concentration des pouvoirs en la personne de César, se trouve dépossédée de sa sphère d’influence et de rayonnement. La brutalité de la rupture politique que représente le pouvoir personnel de César s’exprime à travers le choc verbal de l’oxymore : eloquentia obmutuit9. La fin de l’œuvre revient sur les effets de la dictature césarienne. Cicéron évoque, toujours sur le ton de la déploration, à la fois le déchaînement des cupiditates priuatorum et la déliquescence de l’État. Le Brutus prend donc place dans un moment de rupture, venant interrompre le temps continu et homogène qui a constitué le fondement de la construction graduelle de la puissance romaine, d’après la thèse du De Republica. Le présent, dans lequel se situent les personnages de ce dialogue, apparaît qualitativement séparé du passé, dans une différence profonde de nature entre le pouvoir césarien et le régime de la res publica. Les interlocuteurs du Brutus éprouvent cette déchirure de l’Histoire à l’échelle de leur existence individuelle. Ils se trouvent ainsi séparés de ce qu’ils ont pu être. Le leitmotiv du silence représente la forme hyperbolique d’une mort de l’éloquence. Ce que montre le Brutus, comme le rappelle E. Narducci10, c’est avant tout l’achèvement d’un processus qui a réduit l’éloquence à un statut subalterne et a remis définitivement en cause le rêve cicéronien d’une parole souveraine, l’emportant sur la violence armée. En tant qu’instrument de régulation des conflits et de médiation politique, le rôle de l’art oratoire se trouve réduit à néant.
Les conditions du sermo
Le dialogue s’ouvre alors sur une visite que rendent Atticus et Brutus à Cicéron. Cette arrivée semble un retour à la lumière et à l’existence sociale. Cicéron met en relation le temps de l’Histoire militaire et collective et le temps de l’existence individuelle, pour souligner, de manière hyperbolique, le réconfort que lui apportent Atticus et Brutus11. Cicéron est comme recreatus par l’arrivée de ses deux interlocuteurs, qui impulsent un retour aux studia. L’atmosphère de désolation et de mort sur laquelle s’ouvrait l’œuvre laisse place à l’instauration d’une sociabilité amicale qui ramène Cicéron aux délices d’une culture partagée, conjuguant réflexion éthique et études historiques. Les passions tristes du début sont recouvertes par un plaisir qui revêt une double forme : plaisir de la conversation associé au plaisir de la remémoration. La forme du dialogue doit ainsi se placer sous le signe de la iucunditas. La scénographie propre à ce genre favorise la recréation d’une société amicale, qui vient combler le vide initial laissé par la perte d’Hortensius. La scène du dialogue, qui s’ouvrait par la déploration de l’individu isolé, est peuplée par des figures consolatrices, qui renvoient à ce temps heureux de la res publica. Le Brutus s’inscrit donc dans une démarche de thérapeutique des passions tristes. Le sermo conduit entre amis choisis, accompagné des plaisirs de la remémoration, permet l’occultation et l’oubli temporaires des malheurs des présents12. Les rapports entre les amici est essentiel pour déclencher le processus de création littéraire. M. Ruch décrit parfaitement l’interaction placée au fondement de l’écriture des dialogues cicéroniens : la rédaction d’un ouvrage nous est présentée “comme résultant d’un concours, presque d’une collaboration entre une personnalité créatrice, celle de l’auteur, et une volonté stimulatrice, celle du destinataire”13. Cette sociabilité fondatrice du dialogue est ici investie d’un nouveau rôle, en venant sortir l’auteur d’un état de paralysie. Elle ramène Cicéron aux devoirs de l’éthique sociale qui doivent encore régir les rapports individuels. Le dialogue met ainsi en scène les codes comportementaux qui régissent les rapports entre les membres de l’élite intellectuelle. Celle-ci se construit à travers certaines normes éthiques de gratitude et de réciprocité :
Nam ut illos de re publica libros edidisti nihil a te sane postea accepimus, eisque nosmet ipsi ad ueterum annalium memoriam comprendendam impulsi atque incensi sumus. […] Nunc uero, inquit, si es animo uacuo, expone nobis quod quaerimus.
Quidnam est id, inquam.
Quod mihi nuper in Tusculano inchoauisti de oratoribus, quando esse coepissent, qui etiam et quales fuissent14.
Le paradigme romain de l’échange se replie désormais dans la sphère privée pour fonder une sociabilité littéraire. La relation avec les pairs demeure comme vestige de la république. L’analyse entière de R. R. Marchese met également en évidence la notion de réciprocité, mise au centre du dialogue15. C’est cette dynamique d’échange des dona qui a mis en branle la publication d’un ensemble d’ouvrages mettant en forme le passé romain. L’ouvrage de Cicéron sur la res publica a initié la rédaction de l’ouvrage d’Atticus qui en retour demande l’achèvement de ce circuit par l’achèvement de la réflexion cicéronienne sur les orateurs du passé. La mise en scène du dialogue contribue donc à restaurer une forme de sociabilité, fondée sur cet idéal de réciprocité. Elle suppose, en effet, l’échange des dons. La chercheuse donne toute son importance à cet échange initial, loin de le réduire à une suite de conventions. La présence d’Atticus amène Cicéron à retrouver la dynamique des beneficia. Cicéron est invité à reprendre ses activités littéraires, interrompues après un long silence. Les litterae ne doivent pas reproduire le silence imposé à l’orateur. Ce début est donc un plaidoyer pour une renaissance de ces litterae, qui se sont trop longtemps tues. Les mécanismes de la réciprocité rétablissent une forme d’euphorie bienfaisante et procurent l’oubli des maux collectifs. R. R. Marchese met en avant cette dynamique féconde en ouvrages qui permettent la construction collective d’une mémoire à la fois politique et culturelle16. Les travaux d’Atticus exercent d’ailleurs une influence majeure pour l’élaboration de cet ouvrage. La structure du Brutusest déterminée par le cadre chronologique que Cicéron reprend au Liber annalis d’Atticus. Le mos maiorum, qui fonde tout intérêt pour le passé, se trouve ici renouvelé par la curiosité antiquaire, qui détermine toute une pratique de la compilation dans des domaines élargis :
Tum ille : nempe eum dicis, inquit, quo iste omnem rerum memoriam breuiter et, ut mihi quidem uisum est, perdiligenter complexus est ?17
L’esprit d’inventaire et de totalisation se traduit par le désir d’embrasser la mémoire des siècles passés.
C’est dans cette atmosphère de libéralité et de bons offices amicaux que s’ouvre donc la discussion. La temporalité du sermo semble ainsi s’émanciper de la gravité des circonstances politiques pour inventer la fiction d’un otium libéré du temps de la vie publique. Les conditions idéales du dialogue semblent toujours en place, comme si la vie de l’orateur reposait toujours sur cette alternance bien réglée entre l’activité civique et le relâchement des moments de loisirs.
Le contexte funèbre du début semble peu à peu se dissiper, tout en restant en basse continue de ce dialogue. Pourtant la situation politique modifie le statut de la discussion amicale, partie intégrante de l’otium. En effet, celle-ci n’est plus le simple contrepoint à la tension du forum, en permettant l’alternance harmonieuse entre contentio et remissio. Dans le Brutus, au contraire, le sermo amical semble désormais subsister seul sur les ruines du monde politique de la res publica. En outre, la création d’une atmosphère de détente suppose un effort et une tension nouvelle de la volonté, elle ne peut se fonder que sur la règle d’un silence nécessaire, qu’instaurent par un contrat les interlocuteurs de la discussion : le dialogue, qui sert de cadre énonciatif au Brutus, repose, en effet, sur une règle que s’imposent les interlocuteurs, à savoir de garder le silence sur le contexte politique. La remissio ne se déploie plus spontanément dans le cadre de l’otium. Le Brutus repose sur une tension entre le passé glorieux et le présent qui détermine le contexte d’énonciation. Le passé ne vient plus expliquer le présent, mais doit contribuer à le recouvrir. Pour E. Narducci, le Brutus témoigne, dans le déroulement de la conversation, de l’atmosphère oppressante que fait peser la dictature césarienne sur Rome. Cicéron cherche à créer l’impression d’une liberté étouffée, d’une parole qui s’auto-censure. L’écriture de Cicéron prend désormais sa source dans un contexte d’effondrement des institutions. La sphère privée doit désormais se prémunir contre l’irruption du politique, même sous la forme de souvenir.
Le thème du silence constitue ainsi un fil conducteur de l’ouvrage. Le Brutus témoigne de la formation d’un véritable mécanisme d’autocensure. Du silence imposé de l’extérieur, on passe à une intériorisation de cette exigence. Le Brutus comporte cependant certains passages marqués par le retour de ce présent douloureux. M. Jacotot s’est intéressé à l’interdit, lié au contexte politique, qui pèse sur l’ouvrage et à la manière dont l’actualité revient de manière irrépressible, à diverses reprises, au cours de l’œuvre18. Le développement d’une histoire de l’éloquence se fait, comme l’indique M. Jacotot, à partir d’un évitement de la parrhesia. Les nombreuses réticences des interlocuteurs, l’appel réitéré au silence sur certains points, suggèrent l’impossibilité d’une expression trop libre. Le politique doit ainsi être tenu à distance pour permettre le bon fonctionnement de la conversation. A. Gowing a étudié les formes que revêt le thème du silence dans le Brutus : le silence forcé que fait régner la dictature césarienne sur le forum débouche sur le silence volontaire choisi par les interlocuteurs du dialogue19. Nous voyons ici se dessiner une forme neuve de régulation de l’espace intime et de ses relations avec le contexte de la res publica. Le Brutus met en œuvre une codification nouvelle de la sociabilité, vue comme un espace en partie préservé. Si le sujet de la conversation se caractérise par sa gravité et par son rapport étroit à la politique, il n’en doit pas moins laisser subsister une forme d’enjouement et de charme, qui sont les traits distinctifs de cet espace mondain. Le silence est une des conditions garantissant la spécificité de l’otium.
J’aimerais revenir, pour finir cette première partie, sur le double contexte dans lequel prend place notre ouvrage. Le contexte large de l’histoire culturelle détermine donc la rédaction du Brutus : l’ouvrage s’inscrit ainsi dans une dynamique structurelle de l’époque tardo-républicaine. La construction d’une histoire littéraire émerge dans un contexte intellectuel foisonnant. Dans cette œuvre, l’intérêt pour le passé, au-delà de l’érudition antiquaire, débouche sur un vaste panorama historique. Cependant, la publication de cette œuvre s’inscrit également dans un contexte conjoncturel, celui de la dictature césarienne. Le Brutus intervient donc dans des circonstances politiques spécifiques, mais qui vont modifier à jamais l’Histoire de Rome. Ces deux types de contexte vont ainsi se fondre, pour créer une urgence de la construction d’une mémoire identitaire. Cicéron cherche, par l’écriture, à préserver le lien avec ce passé glorieux. La connaissance du passé revêt une valeur identitaire, liant une communauté. Chez Cicéron se met en place une réflexion sur les valeurs de la mémoire et sur la sauvegarde possible d’une tradition. La construction d’une histoire de l’éloquence s’offre comme réponse à la perte de la liberté de parole et au silence du forum. L’art oratoire devient, dans la construction cicéronienne, un trait définitoire de la res publica. Le Brutus cherche à faire revivre, avec nostalgie, toute une époque où l’éloquence était indissociable de la vie civique. Le sermo laisse alors place à un exposé continu orienté vers la conservation et la célébration du passé.
La téléologie cicéronienne
Un modèle d’évolution
Le Brutus nous donne à voir l’invention d’une méthode pour construire l’Histoire de l’éloquence romaine. Dans le De Oratore, Crassus donnait une précision fondamentale sur sa méthode d’exposition : selon lui, l’art devait toujours être envisagé dans sa plus grande perfection20. La recherche de l’eloquentia perfecta est dotée, au livre III du De Oratore, d’une fonction heuristique. Le Brutus, quant à lui, propose un tout autre mode de développement. Il ne s’agit plus de partir d’un point d’achèvement, mais de restituer tout un processus. L’art ne peut être envisagé immédiatement dans sa perfection réalisée. La construction d’une histoire de l’éloquence romaine est certes animée par une thèse fondamentale : celle de l’évolution des différents arts vers la perfection, mais cet accomplissement est présenté comme l’aboutissement d’un long parcours. La trame de ce grand récit est donc déterminée par l’idée d’un progrès historique. Interpréter le mouvement de l’Histoire nécessite le recours à des modèles qui le rendent intelligible. Le paradigme biologique en constitue un exemple privilégié. Cicéron écrit un ouvrage inspiré par le modèle téléologique qui détermine la conception des genres littéraires chez Aristote. M. Citroni a particulièrement étudié ce schème qu’a esquissé Aristote dans sa Poétique21. Aristote a, en effet, donné un fondement théorique aux représentations de l’histoire littéraire comme mouvement de chaque genre vers la perfection réalisée. Selon les schèmes aristotéliciens de l’histoire littéraire, chaque genre a une nature propre (phusis) et, à partir de son état initial, se développe en un processus de maturation vers un telos qui constitue l’actualisation de toutes les virtualités contenues dans cette phusis. Ce modèle évolutionniste de type aristotélicien fournit un paradigme pour la construction d’une histoire culturelle. Le Brutus met immédiatement en avant la dynamique d’une évolution qui se substitue au caractère quelque peu statique que revêtait la description de l’orator perfectus dans le De Oratore. Le paradigme du développement biologique s’applique à la fois à l’échelle de l’ars tout entière et à l’échelle de l’individu, représentant particulier de cette ars. Le verbe floruit, qui renvoie à une forme optimale de croissance et d’épanouissement, revient à plusieurs reprises pour désigner la période la plus prospère de l’activité d’un orateur. Il incarne bien ce dynamisme vital à l’œuvre dans le processus de développement d’un art.
Aux fondements philosophiques de la théorie littéraire s’ajoute une vision propre à la pensée historique romaine. L’histoire de l’éloquence romaine illustre ce sens profond de la continuité et de la durée qui caractérise le mouvement de l’Histoire. Nous voudrions montrer comment l’Arpinate forge une conception unitaire du devenir historique présente à la fois dans le Brutus et le De Re publica. Construire une histoire de l’éloquence implique de donner une cohérence à cette série d’orateurs. La mise en série de styles individuels est donc pensée non comme une simple juxtaposition, mais comme un processus historique. Cicéron, sous l’influence de la méthode d’Atticus, manifeste son intérêt pour la succession des hommes illustres dans tous les domaines de la culture22. Il se livre ainsi à une mise en récit de l’évolution culturelle de Rome. L’histoire des artes apparaît comme une succession de personnages de fondateurs. Le procédé de la galerie de portraits est d’ailleurs vu par S. C. Stroup comme un équivalent littéraire de l’exposition des imagines23. Cicéron a donc recours à des schémas d’organisation profondément ancrés dans le système du mos maiorum. Le mécanisme de la succession des générations sous-tend cette reconstitution historique.
Cicéron propose une conception récapitulative et inclusive de l’histoire de l’éloquence, reproduisant la temporalité propre au mos maiorum. Chaque génération apporte sa pierre à la construction d’un vaste édifice. C’est cette même représentation collective de l’Histoire que Cicéron met à l’honneur comme fondement de la puissance romaine dans le De republica. La notion de progrès continu fournit un paradigme essentiel. L’Arpinate offre, dans le Brutus, un panorama de l’éloquence romaine qui intègre, sans les annuler, les apports des différentes aetates qui se sont succédé. Un même type de représentation de l’Histoire est ainsi utilisé par Cicéron pour penser le développement d’une ars et le développement de la cité. Le Brutus et le De Republicadonnent à voir, dans la reconstitution historique qu’ils proposent, la linéarité d’un progrès continu. Ce n’est que par l’action successive de plusieurs générations que le mouvement de l’Histoire va vers son telos24. Tout comme pour la construction de la res Romana, l’histoire de l’éloquence résulte d’une élaboration collective et progressive.
Cicéron construit donc d’emblée une vision téléologique de l’histoire de l’éloquence dans le Brutus. La téléologie cicéronienne suppose à la fois l’intégration et le dépassement de tout ce qui a compté à un moment de l’Histoire de la rhétorique. Cicéron parvient à concilier la loi du progrès artistique, qui frappe d’obsolescence les orateurs du passé et rend absurde leur imitation, et le respect de la tradition qui fonde le mos maiorum. L’orientation continuiste et téléologique de cette histoire permet d’intégrer les apports successifs sans les annuler. Selon la lecture idéalisante de la rhétorique cicéronienne que développe A. Michel, c’est un cheminement vers l’idéal que Cicéron admire chez les Anciens25. Un orateur comme Caton témoigne déjà, de manière inachevée, de cette recherche de l’idéal. Si on ne reprend pas ce type d’approche, il reste qu’on voit pour Cicéron la nécessité de ne jamais séparer le résultat d’un processus de maturation. Le Brutus déploie un temps linéaire, où s’enchaînent des générations d’individus identifiés dans leur singularité. La succession des générations a pour corollaire l’idée d’un progrès cumulatif. Cette vision téléologique s’accorde pourtant avec un point de vue relativiste, qui sait se replacer à chacune des périodes déterminées de l’Histoire de l’éloquence, en tenant compte des possibles que chacune offrait, mais aussi de leurs limites. Pour Cicéron, chaque écrivain doit être évalué de manière relative. Le jugement critique ne peut faire abstraction de la place de chacun dans l’Histoire, à un moment déterminant d’une évolution vers le raffinement. L’auteur déclare ainsi à propos de Thucydide :
Ipse enim Thucydides si posterius fuisset, multo maturior fuisset et mitior26.
Les possibilités d’accomplissement et de perfection sont, en fait, relatives à chaque époque. L’éloquence de Caton s’est ainsi développée à un moment où seule une ébauche, une forme inachevée de réussite oratoire était possible. C’est le sens que l’on peut donner à la formule restrictive et récurrente dans l’œuvre ut temporibus illis27. Le Brutus marque l’invention d’un relativisme critique qui, selon notre auteur, doit guider l’historien de l’éloquence. Cicéron parvient à concilier, de manière unique, l’absolu de la perfection oratoire et la relativité du jugement historique. Le point d’aboutissement ne doit jamais être séparé du processus qui a permis d’arriver jusqu’à lui. Les premiers orateurs de la Rome républicaine conservent ainsi un intérêt propre, selon cette approche fondée sur le relativisme historique. Ils méritent encore d’être étudiés en tant qu’étapes nécessaires d’un progrès. Pour Cicéron, les jugements critiques doivent absolument être historicisés et s’inscrire dans une perspective évolutive.
L’insertion de Cicéron dans cette Histoire
Cette inspiration permet à Cicéron d’inscrire son propre parcours dans le schéma d’évo-lution de l’art oratoire, dont il constitue un point d’achèvement. Le fragment d’autobiographie cicéronienne intervient au croisement du récit historique et de la dynamique du dialogue. Il s’insère d’abord naturellement dans l’enchaînement des répliques, en venant répondre aux demandes réitérées d’Atticus et de Brutus. Il constitue d’autre part l’aboutissement de cette longue trame narrative qui se développe tout au long de l’ouvrage, pour arriver au telos de cette histoire de l’éloquence romaine. Ce passage autobiographique constitue une forme de synthèse intellectuelle, où Cicéron évoque la diversité des apports qui ont façonné son éloquence. Il ne s’agit nullement d’explorer le moi, dans sa différence irréductible, mais de donner à voir son excellence individuelle dans une démarche d’exemplarité. Le contexte politique, suspendant l’activité de Cicéron, favorise pourtant un retour sur soi et une tentative pour ressaisir le sens de son existence.
L’originalité de la démarche cicéronienne doit être fortement soulignée : dans son propre cas, Cicéron ne décrit pas son éloquence de manière statique, mais la restitue dans le mouvement de sa formation. De manière unique dans cette œuvre, il donne à voir non le résultat, mais la dynamique de l’apprentissage. Cicéron évoque avec insistance le processus de maturation par lequel passe son éloquence. Il montre d’abord comment il a surmonté les défauts tenants à sa propre constitution. L’Arpinate propose ainsi un modèle de construction de soi, d’élaboration de sa stature par les vertus d’un travail acharné. L’industria vient alors corriger les défaillances de la nature. Cicéron donne ainsi une place nouvelle aux détails corporels dans la construction de sa persona d’orateur. Le travail sur soi, sur sa propre constitution physique apparaît comme un aspect déterminant de la formation oratoire. C’est en outre le voyage en Grèce qui transforme véritablement l’orateur. Cicéron se livre à une véritable “description physiologique des effets de l’hellénisation”, pour reprendre une expression d’E. Valette-Cagnac28. Ce passage autobiographique vise à illustrer le développement progressif de ses facultés et à mettre en valeur un ingenium mené à son plein épanouissement grâce aux vertus de la formation culturelle la plus poussée qui soit. Elles sont, pour Cicéron, la source de l’éloquence authentique. Nous voyons, dans cette autobiographe, le rêve cicéronien de totaliser, en sa personne, l’histoire de l’éloquence, à la fois grecque et romaine. Pour E. Valette-Cagnac, l’originalité de Cicéron consiste également à rassembler les différents courants de l’hellénisme. La formation qui a façonné l’éloquence cicéronienne réalise donc une synthèse parfaite, en réunissant ce qui apparaissait séparé. Le modèle d’unification, qui anime l’exposé de Crassus dans le De Oratore, est encore présent dans cette présentation de soi. La culture grecque s’intègre harmonieusement à l’identité romaine et contribue même à la transfiguration de l’orateur. Cicéron devient donc un Romain achevé par la médiation de la culture grecque. Celle-ci se traduit par un véritable processus d’incorporation, qui va rendre possible l’accomplissement oratoire. La culture grecque est désormais une composante essentielle de l’identité romaine, sans que cette composante soit trop visible.
C’est donc la genèse d’une éloquence individuelle et tout un processus d’auto-formation qu’entend reconstituer Cicéron. Cette autobiographie cicéronienne permet ainsi l’exaltation d’un modèle inédit de formation oratoire, détaillée dans sa complétude et sa diversité. Toute la puissance de façonnement et d’émondement qu’a permis cette formation plurielle est mise en avant, au détriment des facultés naturelles, qui sont, quant à elles, évoquées dans leur inachèvement et leurs déficiences. L’intervention de Brutus souligne l’originalité de la démarche que doit adopter Cicéron. Celui-ci ne doit se contenter de portraits figés, mais saisir le processus graduel de la formation oratoire dans son mouvement propre. L’intérêt de Brutus se porte sur une dynamique et non sur le simple résultat29. Cicéron invente une façon neuve de parler de soi, qui ne consisterait pas en un auto-éloge faisant le simple catalogue de ses vertus. La perspective se recentre donc sur le processus de formation. Elle vise à mettre en valeur les sources susceptibles de produire l’éloquence la plus accomplie. Cicéron délaisse ici le protocole d’une rhétorique descriptive et évaluative, fondée sur la caractérisation de traits stylistiques. La place exceptionnelle de Cicéron dans l’histoire de l’éloquence semble également nécessiter une forme d’écriture singulière, qui se distingue des modes de caractérisation récurrents dans cet ouvrage. Enfin, il oppose le modèle d’un développement continu à la trajectoire déclinante d’Hortensius. Le portrait de Cicéron s’élabore par contraste parfait avec celui de son adversaire, présenté comme un prodige, grâce à la puissance de ses dons naturels. Hortensius offre l’exemple d’un ingenium qui se déploie dans son immédiateté. Son éloquence se donne d’emblée comme une œuvre achevée et non comme le résultat d’un façonnement patient et graduel30. Il permet, par contraste, de révéler tous les prodiges qu’accomplit l’industria de Cicéron. Celui-ci met en avant ce processus de façonnement de soi comme manifestation éclatante de son abnégation. Cicéron s’attache, en outre, à retracer la carrière accidentée d’Hortensius, marquée par l’alternance entre des périodes de relâchement et des périodes de labor. C’est cette instabilité qui est opposée à la continuité interrompue de l’industria de Cicéron.
Le statut de l’eloquentia perfecta
La carrière de Cicéron et le passage autobiographique qui lui est consacré nous amènent à préciser le statut de la perfection oratoire dans le Brutus. Pour E. Narducci31, le Brutus laisse voir un recul des prétentions culturelles totalisantes que mettait à l’honneur le De Oratore. La figure rêvée de l’orator perfectus passe à l’arrière-plan. Cicéron privilégie ainsi une approche empirique du phénomène oratoire, avant de laisser toute sa place à l’approche idéalisante dans l’Orator. Dès le début, Cicéron déclare renoncer à la définition de l’essence de l’orateur et du domaine que couvre l’éloquence32. Le Brutus semble donc marquer une restriction notable de l’enquête qui s’oppose à l’ampleur des ambitions exposées dans le De Oratore. Il nous faut préciser cependant comment l’adoption d’une perspective historique transforme le statut du concept de perfection. Comment peut-il intervenir dans l’évaluation critique des orateurs individuels ? Dans quelle mesure ce concept sert-il de fil conducteur à la reconstitution historique déployée par Cicéron ? Telles sont les questions que nous devrons aborder dans ce temps de notre exposé.
Le concept de perfection prend sens, dans le Brutus, par rapport à la description concrète des pratiques oratoires et des orateurs individuels. Loin d’être une idée platonicienne, comme ce sera le cas dans l’Orator, il doit s’incarner dans la réalité oratoire romaine. On sait comment ce concept de perfection est lié, dans le De Oratore, à une exigence de savoir universel, d’origine d’abord grecque. Ainsi les orateurs du Brutus sont le plus souvent évalués selon leur degré de maîtrise de la culture grecque. La possession de cette culture progresse au fur et à mesure de ce parcours historique et s’affirme comme instrument de distinction essentiel. Les composantes de l’idéal oratoire cicéronien sont donc présentes de manière dispersée et fragmentaire, à l’occasion de jugements portés sur les différents orateurs, avant d’être rassemblées dans un portrait synthétique de l’orator perfectus. Le concept de perfection prend ainsi une valeur téléologique dans le Brutus, il constitue l’aboutissement nécessaire du mouvement de l’Histoire.
L’autobiographie cicéronienne permet, quant à elle, de définir, de manière décisive, sa conception du progrès et le rapport qu’il établit entre téléologie et culture. Crassus représente déjà un modèle d’accomplissement dans le domaine de l’art oratoire. L’époque d’Antoine et de Crassus est ainsi qualifiée de prima maturitas. Cet akmè n’empêche pourtant pas les perfectionnements ultérieurs. Cicéron évoque clairement une perfection susceptible de degrés, en introduisant des étapes susceptibles d’être dénombrées. L’éloquence encore dépourvue du savoir universel, qui doit lui servir de soubassement, reste irrémédiablement éloignée de la perfection. La culture ne vient pas s’ajouter comme un corps étranger à la technique oratoire, elle en réalise pleinement les potentialités et fonde l’hégémonie quasi impérialiste de cette discipline. La doctrina fait donc partie intégrante de la reconstitution téléologique de Cicéron. La téléologie développée par Cicéron ne s’arrête pas à la maîtrise parfaite d’un art sur le plan technique ; la conception cicéronienne de l’éloquence se donne des ambitions plus élevées. L’orateur représente, en effet, le pendant du sage des systèmes philosophiques ; il doit être un modèle d’accomplissement de l’être humain. Les possibilités de progrès ne tiennent plus tant au perfectionnement de la technique oratoire qu’à l’élargissement des compétences culturelles. L’apport de Cicéron consiste ainsi en un approfondissement humaniste de l’eloquentia. La perfection oratoire débouche sur un désir de totalisation et d’unification des différents savoirs, mis au service de l’éloquence. La culture devient donc la finalité qui donne sens à cette histoire de l’éloquence et l’horizon de progrès. Loin d’être dans une relation d’altérité, elle est, comme le montre l’excursus du livre III du De Oratore, le bien propre de l’éloquence. L’ambition universaliste est inscrite dans le devenir de l’art oratoire. Seules les bonae artes peuvent permettre la transfiguration de l’orateur, qui le mène à l’accomplissement de sa perfection. Cicéron maintient donc les exigences d’une vaste formation intellectuelle. En outre, ces exigences prennent de plus en plus de relief au fur et à mesure de l’ouvrage. Elles suivent un mouvement historique et téléologique qui mène l’art oratoire vers sa forme la plus achevée. Cicéron montre comment s’élabore, au cours de l’Histoire, un modèle, à la fois intellectuel et civique, de l’orateur accompli.
Cicéron a envisagé sa propre carrière comme le dépassement de ce premier stade de perfection incarné par Crassus et Antoine. Il développe une description en creux, par des tournures négatives, de l’idéal de formation culturelle qu’il incarne lui-même à la perfection :
Nihil de me dicam ; dicam de ceteris, quorum nemo erat qui uideretur exquisitius quam uulgus hominum studuisse litteris, quibus fons perfectae eloquentiae continetur ; nemo qui philosophiam complexus esset, matrem omnium bene factorum beneque dictorum ; nemo qui, ius ciuile didicisset, rem ad priuatas causas et ad oratoris prudentiam maxime necessariam ; nemo qui rerum Romanarum memoriam teneret, ex qua, si quando opus esset, ab inferis locupletissimos testis excitaret33.
Les formulations négatives qui abondent dans l’ensemble du paragraphe dessinent, de manière symétrique, la somme de perfections qui sont réunies en la personne de Cicéron. Notre auteur rappelle ici, de manière condensée, toutes les composantes de l’eloquentia perfecta. Il célèbre les vertus d’une culture générale, permettant le passage à l’universel. Le portrait de l’orateur accompli s’élabore finalement en creux et reste le point de fuite du Brutus. Si l’histoire de l’art oratoire est orientée vers l’accomplissement cicéronien, se pose nécessairement la question d’un dépassement possible. Cicéron représente-t-il le point d’achèvement ultime de cette évolution ? Crassus insistait sur l’incomplétude de sa formation oratoire au livre III du De Oratore, refusant ainsi d’être identifié à la figure de l’orateur parfait, qui est l’objet de son discours et d’une quête sans relâche. De la même manière, Cicéron procède par la négative, ne prétendant pas avoir épuisé tout le champ des possibles. La recherche de l’orator perfectus doit sans cesse être relancée. L’auteur formule cette aspiration à la perfection oratoire sur le mode de l’inaccompli, en la projetant dans un avenir indéterminé. Elle reste donc une virtualité qui permet de relancer constamment la dynamique de l’Histoire. La figure de l’orator perfectus fait l’objet d’une projection fantasmatique, elle cristallise toutes les attentes. Son apparition est ainsi souvent projetée dans l’avenir et formulée à travers l’usage du futur34. L’apparition du type de l’orateur achevé est toujours projetée dans un futur non encore advenu. Au-delà du topos de modestie, il y a la volonté de ne jamais figer ce qui constitue un processus. Reste que la figure de l’orator perfectus est dotée d’un statut ambigu dans cette œuvre. Au lieu de dessiner une orientation vers l’avenir, elle tend à revêtir une valeur rétrospective. Si l’on se situe du point de vue des interlocuteurs du Brutus, au moment où se déroule le dialogue, le modèle culturel forgé par Cicéron n’est plus doté d’une valeur programmatique, comme dans la mise en scène du De Oratore, où il était porté par toute la conviction de Crassus, mais d’une valeur rétrospective. Il devient donc un instrument d’évaluation pour déterminer les différents degrés d’accomplissement que réalisent les orateurs de l’Histoire et juger des progrès de l’art.
Par le caprice de l’Histoire, Cicéron se voit cependant placé, de manière forcée, en position de telos sur le plan chronologique. L’Arpinate semble arriver à la fin d’une Histoire qui connaît un coup d’arrêt brutal. Le pouvoir personnel instauré par César représente, pour Cicéron, un moment de rupture sans précédent, qui affecte le modèle continuiste caractérisant, à ses yeux, la temporalité de la res publica. Cicéron éprouve donc d’autant plus la nécessité de se situer dans une Histoire de Rome, dont la progression linéaire connaît un coup d’arrêt. La place de César lui-même dans cette rétrospection doit alors inévitablement être abordée à un moment du dialogue.
Cicéron et César : un jeu de portraits croisés
La recherche s’est interrogée sur le statut que revêt l’éloge de César dans une œuvre qui se veut une déploration sur le présent. Alors que Cicéron voulait ne pas parler des orateurs encore vivants, la figure de César revient s’imposer au cœur de la conversation. Pour R. R. Marchese, César reste la figure encombrante, qualifiée de “convive de pierre35”, dont le souvenir ne peut être complètement occulté et fait retour de manière irrésistible, mais sous une autre forme que celle du tyran destructeur de la res publica. Les mécanismes d’occultation et d’autocensure ne peuvent fonctionner de la même manière que pour d’autres. Le caractère exceptionnel du personnage nécessite donc un régime de discours particulier. Le développement sur César représente un passage hautement chargé politiquement et qui, en même temps, illustre, des phénomènes de déplacement induits par le contexte. L’insertion de celui-ci dans la galerie des grands hommes ayant illustré l’histoire culturelle permet d’occulter son rôle politique.
César occupe, en outre, une place très ambiguë dans le Brutus. Il est à la fois celui qui met fin à l’intensité de l’activité oratoire et celui qui reconnaît sa prééminence. La valeur rétrospective de l’évocation permet de maintenir une forme de lien privilégié entre Cicéron et César, lien fait de respect mutuel et de reconnaissance de leurs rôles respectifs dans l’histoire culturelle. Le privilège que constitue la maîtrise de l’éloquence crée une forme d’horizontalité unissant ces deux praticiens majeurs de la parole, au-delà des relations politiques. L’atmosphère du sermo et de la critique amicale vient se substituer temporairement à la hiérarchie verticale qu’a instaurée la dictature césarienne. Tout ce passage renvoie à un modèle de relations entre les pairs rivalisant pour la suprématie dans le domaine de l’éloquence36. Cette réciprocité parfaite des jugements sur les mérites respectifs de chacun est ainsi formulée par Brutus à travers un jeu énonciatif. L’éloge que César a formulé au sujet de Cicéron est lui-même rapporté, dans un emboîtement de discours, par les voix d’Atticus et de Brutus. Cicéron, salué par César du titre de princeps et d’inuentor, est qualifié de maître de la copia, principe clé du développement de l’art oratoire36. L’Arpinate prend place, selon ce jugement, dans ce groupe des inuentores, qui forment une catégorie d’hommes exceptionnels par leur rôle d’initiateurs dans l’histoire de la civilisation. Le commentaire de Cicéron lui-même, qui prolonge l’éloge césarien, mêle les paradigmes de la lumière et de la génération37. Cicéron se revendique bien comme le créateur de la copia dicendi. L’orateur porte ainsi à l’existence des virtualités de la langue latine qui n’avaient jamais été actualisées. César inclut également une dimension civique dans cet éloge, en élevant véritablement Cicéron au rang des grands hommes ayant illustré le nomen populi Romani. Néanmoins, César ne définit pas le rôle de Cicéron dans l’Histoire en termes politiques, mais en termes d’impérialisme culturel. César se place donc sur le plan de la relation agonistique qui oppose Rome et la Grèce38. L’éloge prononcé par le dictateur permet ainsi de joindre plusieurs fils du dessein culturel que Cicéron a déployé au cours de son œuvre. L’ensemble du projet intellectuel de Cicéron se trouve, de cette façon, magnifié et consacré par le jugement de César. Il est intégré dans une dynamique historique déterminée par la vocation impérialiste de Rome. Le maître du pouvoir offre donc une consécration ultime à l’entreprise de Cicéron, qui a conféré à la pratique des litterae le statut de munus. En outre, l’axiologie nouvelle des activités qu’a voulu imposer Cicéron reçoit ici sa consécration. L’œuvre de L’Arpinate surpasse en effet toutes les formes de distinctions honorifiques accordées aux généraux39. Le passage prolonge le débat, si présent à la fin de l’époque républicaine, sur la dignité des différentes carrières et la hiérarchie des pratiques. César semble ainsi placer temporairement l’art oratoire au sommet d’un gradus dignitatis. La supériorité de l’éloquence sur les activités militaires, tant revendiquée par Cicéron, se trouve ici proclamée. Toute l’œuvre cicéronienne témoigne de la concurrence croissante des différentes formes de la supériorité sociale. Cicéron cherche, une nouvelle fois, à proclamer la supériorité de l’éloquence civile sur la gloire militaire. La seule opposition à César semble contenue dans la reprise implicite du mot d’ordre qui a animé Cicéron dans toutes les tentatives de célébration de son consulat : cedant arma togae. La condamnation politique vient se loger, en filigrane, dans le débat intellectuel sur la dignité respective des différentes activités. Les prétentions d’un général comme César s’en trouvent ici dévalorisées.
L’éloge qui est fait de Cicéron à l’intérieur même du Brutus confirme la légitimité nouvelle de la notion d’élites culturelles et de leur contribution à la grandeur de Rome. En montrant en quoi Cicéron a mené à son achèvement le processus de la translatio studii, César affirme néanmoins sa volonté de s’en tenir strictement au domaine de l’histoire culturelle et à cantonner l’Arpinate dans la sphère de l’otium. Cet éloge comporte donc certaines ambiguïtés qui, derrière ces apparences flatteuses, visent à maintenir le statu quo. César lui-même donne une place certaine à Cicéron, mais subordonnée, en l’investissant du titre de princeps et inuentor Romanae copiae. En outre l’Arpinate n’est désormais plus qu’une figure de la mémoire historique de Rome. Le dictateur peut ainsi l’enfermer dans ce rôle historique, faisant définitivement de lui un personnage du passé. Son rôle se limite désormais à l’histoire culturelle, et non plus à l’actualité politique. L’éloge de la culture vient ici entériner et figer une situation de pouvoir, dont Cicéron se trouve exclu. Le jugement même de César, alors au sommet de l’État, participe de la construction de cette histoire de l’éloquence latine, mais contribue également, d’une certaine manière, à la fermer. César formule en quelque sorte un bilan de l’activité oratoire de Cicéron, qui rejette implicitement celui-ci dans un passé glorieux, mais déjà dépassé. L’opinion qu’il formule contribue à la clôture de cette période de l’Histoire, désormais séparée du présent. Cicéron est confiné par César dans un domaine précis, où il peut contribuer à la gloire de Rome, mais écarté des responsabilités les plus immédiates de l’État. Les ambitions cicéroniennes, investies d’une valeur programmatique, se conjuguent au perfectum, dans un accomplissement qui appartient désormais du passé. Le programme culturel sans précédent qu’a initié Cicéron relève désormais du bilan et de la rétrospection. Ce passage permet de donner à voir la manière dont César lui-même fait de Cicéron une figure consensuelle, dont la place dans l’Histoire de Rome est désormais bien définie et limitée. L’œuvre oratoire de Cicéron est évaluée de manière globale pour ce qu’elle a apporté à la dignité du peuple romain et non abordée dans ses aspects idéologiques précis. La victoire qu’a remportée Cicéron par son éloquence sur le parti de Catilina est passée sous silence, au profit d’une sorte de nouveau triomphe dans le domaine de l’impérialisme culturel. La description que livre César de l’éloquence cicéronienne est ainsi abstraite des luttes politiques dans lesquelles elle prenait place. L’œuvre oratoire de Cicéron est mise en relation avec l’idéologie romaine davantage sur le plan des affaires extérieures que sur le plan de la vie civique. Elle constitue un prolongement culturel de l’imperium Romanum, mais se voit privée de son pouvoir d’action sur la vie de la cité. Cette image de Cicéron s’intègre à un dessein à la fois culturel et politique que développe César au pouvoir, dessein qui vise à faire de Rome un nouveau centre intellectuel à la mesure de la puissance de son empire. La carrière oratoire de Cicéron est désormais objet de contemplation, tel un monument.
L’éloge de César se développe de manière symétrique. Les questions politiques subissent un déplacement fondamental. La figure de César est exemplaire de ce traitement, comme l’a montré M. Lowrie40. Pour évaluer les apports de César, les interlocuteurs s’en tiennent aux domaines de l’évaluation stylistique et de l’Histoire culturelle. Ce jeu de mise à distance du politique est pourtant particulièrement complexe dans le cas de César. Alors que l’Arpinate refuse la légitimité du pouvoir accaparé par celui-ci, Cicéron montre un César cumulant différentes formes d’excellence : celle du linguiste éclairé, de l’orateur et de l’historien. Si la compétition républicaine est ici transposée sur le plan littéraire, César peut encore aisément affirmer sa suprématie et son autorité sur le champ des litterae. L’hégémonie de César se révèle ici avec toute la force de l’évidence. Tout comme le régime politique qu’il instaure, César crée un style hors normes. Le dictateur renouvelle la palette des styles historiographiques, en échappant à l’opposition binaire que Cicéron établit au livre II du De Oratore entre narratores et ornatores rerum. César constitue une sorte d’exception dans la trame continue de l’ouvrage. Il semble mener à leur accomplissement les possibilités propres à un genus dicendi particulier. César représente à lui seul le telos d’une forme de style, fondée sur l’elegantia et l’absence d’ornements. Cicéron rend sensible le paradoxe de cette œuvre, qui donne une impression d’accomplissement et de plénitude inégalable, alors qu’elle repose sur une absence d’apprêt stylistique. L’idéal de transparence parfaite qu’a su créer César semble ainsi échapper au mouvement même de cette histoire de la rhétorique. Le traitement même de la figure de César remet en question son statut d’exemplum stylistique, de modèle pouvant faire l’objet d’une imitation. Le dictateur jouit d’un statut d’exceptionnalité, à la mesure de son rôle politique, dans cette histoire de l’éloquence. Cet éloge ambigu de César permet également de préciser le statut de la perfection dans l’histoire d’une ars. La perfection pour Cicéron doit constituer un horizon qui détermine le progrès de l’éloquence et permet de relancer sans cesse le processus historique. Dans le cas de César, la perfection du style fige le mouvement de l’Histoire. La réussite éclatante de César, en empêchant tout prolongement, revient à la destruction de la communauté, selon S. A. Gurd41. La domination de César dans le champ littéraire est celle d’un autocrate et non d’un exemplum qu’on pourrait imiter et dépasser. Son hégémonie bloque tous les mécanismes de l’émulation et de la compétition aristocratiques. César semble arrêter le cours de l’Histoire, dans le domaine intellectuel comme politique.
La relation entre Cicéron et César est délestée de toute son âpreté politique dans le Brutus. Elle consiste uniquement en un échange de compliments et de jugements qui vont s’imposer à la postérité. Le Brutus illustre donc la transposition des conflits politiques dans le domaine intellectuel. Tout ce passage n’est cependant pas dépourvu d’ambiguïtés. Au-delà du simple échange de compliments, l’emprise du pouvoir personnel de César se fait donc sentir à travers ces jugements réciproques. À travers ce jeu polyphonique, César apparaît comme une figure lointaine, mais dont l’éloquence et les jugements ont valeur d’autorité incontestable. Il représente désormais l’instance ultime pourvoyeuse de gratia et de gloria, quand l’activité de patronus ne le permet plus. Pourtant, ce moment de l’ouvrage peut être lu comme une tentative cicéronienne pour restaurer son prestige face à la suprématie nouvelle de César. L’histoire culturelle forge ses propres représentations, qui ne sont pas le simple réceptacle des factions politiques. Elle semble corriger l’histoire politique actuelle, à travers un processus d’idéalisation et de neutralisation des conflits. Cet éloge suggère un monde où l’orateur assoit sa suprématie indiscutable sur le général, où le dictateur lui-même reconnaît la supériorité de l’homme éloquent et s’efface derrière son prestige. Il y a là une tentative désespérée de Cicéron pour restaurer une forme d’hégémonie de l’ordre du symbolique. Reste que la réalité inflige un démenti cinglant à l’Arpinate. En effet, César représente un idéal désormais inatteignable pour Cicéron, idéal qui consiste à pouvoir s’illustrer simultanément dans les différentes sphères d’excellence : politique, militaire et intellectuelle. Cette hégémonie dans tous les domaines enraye les mécanismes de la compétition aristocratique. Le Brutus révèle les conséquences de cette personnalisation extrême du pouvoir jusque dans le champ culturel. L’éloge de César renvoie Cicéron à ses défaillances, alors que César lui-même incarne un idéal cumulatif, poussant à leur comble toutes les qualités attendues de l’élite. C’est cette pluralité de talents menés jusqu’à la perfection que Fronton exprimera dans une formule célèbre : inter tela uolantia de nominibus declinandis.
Conclusion
Le Brutus montre le retentissement affectif qu’entraîne à l’échelle de l’individu la crise de la res publica. Cicéron pose ainsi, dans cet ouvrage, une communauté de destin entre Histoire de l’éloquence et Histoire du régime républicain. Le statut de l’art oratoire à Rome se trouve profondément altéré. La place de Cicéron dans l’Histoire de Rome change également. L’écriture du Brutus contribue à intégrer Cicéron dans cette galerie des grands personnages du passé. En adoptant le point de vue rétrospectif de l’historien, il semble se retirer par là même de l’Histoire à faire. Comme le fera Salluste, l’Arpinate donne l’impression de se retirer définitivement du champ politique pour adopter l’activité d’un historien détaché des affaires publiques. L’art oratoire dont on parle dans ce dialogue n’est plus pouvoir d’action et de transformation sur le réel, il est simple objet de célébration.
Nous pouvons, pour finir, mettre en perspective notre ouvrage avec les représentations impériales de l’histoire de l’éloquence, hantées par la notion de décadence. La notion de déclin n’est pas encore vraiment présente dans la reconstitution historique de Cicéron ; celui-ci donne plutôt l’image d’un coup d’arrêt brutal ou d’un temps suspendu, si l’on espère en une reprise du processus d’évolution de l’éloquence romaine. La pérennisation du pouvoir personnel, avec le régime du principat, sonnera le glas des espoirs cicéroniens. C. Lévy évoque ainsi, dans un article sur l’éloquence impériale, la façon dont le motif impérial de la rhétorique décadente va se substituer à celui de la mort, qui détermine l’aspect funèbre du Brutus42.
Notes
- Cf. Moatti 1997.
- Brut. 1.1 : Cum e Cilicia decedens Rhodum venissem et eo mihi de Q. Hortensi morte esset adlatum, opinione omnium maiorem animo cepi dolorem. Nam et amico amisso cum consuetudine iucunda tum multorum officiorum coniunctione me privatum uidebam et interitu talis auguris dignitatem nostri conlegi deminutam dolebam ; qua in cogitatione et cooptatum me ab eo in conlegium recordabar, in quo iuratus iudicium dignitatis meae fecerat, et inauguratum ab eodem ; ex quo augurum institutis in parentis eum loco colere debebam. (“Lorsqu’en quittant la Cilicie, de passage à Rhodes, je reçus la nouvelle de la mort de Quintus Hortensius, je ressentis un chagrin plus vif qu’on ne l’a cru généralement. D’abord je perdais un ami et, avec lui, m’était enlevé, outre l’agrément d’un commerce familier, tout un échange de bons offices. Ensuite, je m’affligeais de voir, par la disparition d’un si grand personnage, notre collège des augures diminué dans son prestige et, à cette pensée, des souvenirs me revenaient : c’était lui qui m’avait ouvert l’accès de ce collège, en me déclarant sous serment digne d’y être admis ; c’était lui qui m’avait consacré, ce qui, d’après les institutions des augures, m’imposait le devoir de le traiter comme un père.” Trad. J. Martha).
- Cf. Marchese 2011.
- Cf. Heldmann 1982, 209.
- Cic., Brut., 6 : “Car enfin, si Quintus Hortensius vivait encore, il y a bien des choses sans doute dont il déplorerait la perte, d’accord avec tout ce qui reste de citoyens honnêtes et courageux. Mais il est une douleur dont, plus que tous les autres, ou tout au moins, avec peu d’autres personnes, il aurait à porter le poids, ce serait de voir le forum du peuple romain, ce forum qui avait été comme le forum de son beau génie, dépouillé et orphelin de cette voix savante, digne à la fois des oreilles latines et grecques.” (Trad. J. Martha, légèrement modifiée).
- Cf. Cic., Brut., 329 : Sed fortunatus illius exitus, qui ea non uidit cum fierent quae prouidit futura. […] Sed illum uidetur felicitas ipsius, qua semper est usus, ab eis miseriis quae consecutae sunt morte uindicauisse., “En tout cas heureuse a été la mort pour Hortensius, puisqu’il n’a pas vu se produire les événements dont il a prévu l’éventualité. […] Mais la chance dont Hortensius a toujours joui semble l’avoir soustrait par la mort aux misères qui ont suivi.” (Trad. J. Martha légèrement modifiée).
- Cf Cic., Brut., 8 : Ita nobismet ipsis accidit ut, quamquam essent multo magis alia lugenda, tamen hoc doleremus quod, quo tempore aetas nostra perfuncta rebus amplissimis tamquam in portum confugere deberet non inertiae neque desidiae, sed oti moderati atque honesti, cumque ipsa oratio iam nostra canesceret haberetque suam quandam maturitatem et quasi senectutem, tum arma sunt ea sumpta, quibus illi ipsi, qui didicerant eis uti gloriose, quem ad modum salutariter uterentur non reperiebant., “C’est ainsi qu’à moi-même, au milieu de tant de malheurs beaucoup plus dignes de larmes, il m’est arrivé d’avoir à déplorer qu’à un âge où, après l’accomplissement de toutes les plus grandes charges, j’aurais dû entrer comme au port, non de l’oisiveté et de la paresse, mais d’un loisir raisonnable et honoré, à un âge où mon éloquence elle-même, déjà grisonnante, était à son terme de maturité et touchait en quelque sorte à la vieillesse, à ce moment, j’ai vu prendre en main des armes dont ceux mêmes qui avaient appris à faire un glorieux usage ne voyaient pas le moyen de faire un usage salutaire.” (Trad. J. Martha légèrement modifiée).
- Cf. André 1966.
- Cf. Cic., Brut., 22.
- Cf. Narducci 2002, notamment, p. 410.
- Cf. Cic., Brut., 12 : Atque ut post Cannensem illam calamitatem primum Marcelli ad Nolam proelio populus se Romanus erexit posteaque prosperae res deinceps multae consecutae sunt, sic post reum nostrarum et communium grauissimos casus nihil ante epistulam Bruti mihi accidit, quod uellem aut quo aliqua ex parte sollicitudines alleuaret meas., “Et de même qu’après la désastreuse journée de Cannes, le peuple romain commença à se relever lors de la bataille livrée par Marcellus auprès de Nola, et que vinrent à la suite toute une série d’événements heureux, de même, après les terribles épreuves qui m’ont frappé moi-même et ont frappé la république, la lettre de Brutus est la première chose qui m’ait causé quelque plaisir ou du moins qui ait pour une partie soulagé mes peines.” (Trad. J. Martha légèrement modifiée).
- Cf. Cic., Brut., 251 : incurro in memoriam communium miseriarum, quarum obliuionem quaerens hunc ipsum sermonem produxi longius, “cela me ramène au souvenir des malheurs publics que je cherchais à oublier en prolongeant un peu longuement cet entretien.” (Trad. personnelle).
- Cf. Ruch 1958, 342.
- Cic., Brut., 19-20 : “Depuis la publication de tes livres sur la République, nous n’avons absolument rien reçu de toi et ce sont ces livres précisément qui m’ont déterminé à résumer l’histoire des temps passés et qui ont enflammé mon ardeur. […] Pour l’instant, si tu as l’esprit libre, expose-nous ce que nous demandons. – Et que demandez-vous ? dis-je. – Cet exposé sur les orateurs que tu as ébauché dernièrement à Tusculum : à quelle époque remontent les plus anciens, quels furent les noms et les talents.” (Trad. J. Martha légèrement modifiée).
- Cf. Marchese 2011, 22-30, section intitulée “Reciprocità, gratitudine e memoria”.
- Cf. Marchese 2011, 31, où l’auteur parle de “spirali benefiche e produttive di memoria e di identità communi.”
- Cic., Brut., 14 : “Tu parles, sans doute, dit-il, du livre où il a renfermé en abrégé et, autant qu’il m’a paru avec beaucoup d’exactitude, l’histoire universelle”. (Trad. J. Martha).
- Cf. Jacotot 2014.
- Cf. Gowing 2000.
- Cf. Cic., De Or., 3.22.85 : Ac tamen quoniam de oratore nobis disputandum est, de summo oratore dicam necesse est. Vis enim et natura rei, nisi perfecta ante oculos ponitur, qualis et quanta sit intellegi non potest. “Cependant, puisqu’il s’agit de discourir sur l‘orateur, je ne puis parler que de l’orateur accompli. Comment se faire une idée complète et exacte d’une chose, de sa force, de sa nature, si elle n’est mise sous vos yeux dans son état de perfection.” (Trad. E. Courbaud et H. Bornecque).
- Cf. Citroni 2001. Pour la conception aristotélicienne, cf. Aris., Poét., 1449a 13.
- Cf. Cic., Brut., 75 : Attico assigna, qui me inflammauit studio illustrium hominum aetates et tempora persequendi, “C’est à Atticus qu’il faut t’en prendre, lui qui m’a enflammé du désir de parcourir les générations successives et les périodes des hommes illustres.” (Trad. personnelle).
- Cf. Stroup 2010.
- Sur la réalisation graduelle de la perfection, cf. Cic., De Rep., 2.30 : Atqui multo id facilius cognosses… si progredientem rem publicam atqui in optimum statum naturali quodam itinere et cursu uenientem uideris.
- Cf. Michel 1960, 434.
- Cic., Brut., 288 : “Thucydide lui-même, s’il était venu plu tard, aurait été beaucoup plus mûr et plus moelleux” (Trad. J. Martha).
- Cf. Cic., Brut., 107 : erat cum litteris Latinis tum etiam Graecis, ut temporibus illis, eruditus ; 173 : erat etiam in primis, ut temporibus illis, Graecis doctrinis institutus. Voir aussi Cic., Brut., 102.
- Cf. Valette-Cagnac 2005, 50.
- Cf. Cic., Brut., 232 : nec uero tam de uirtutibus dicendi tuis quae cum omnibus tum certe mihi notissimae sunt, quam quod gradus tuos et quasi processus dicendi studeo cognoscere, “Ce n’est pas, au reste, le détail de tes perfections oratoires que je veux ; tout le monde les connaît et moi mieux que personne ; les degrés par lesquels tu as passé et en quelque sorte la progression de ton éloquence, voilà ce que je suis curieux de connaître.” (Trad. J. Martha).
- Cf. Cic., Brut., 232 : Nam Q. Hortensi admodum adulescentis ingenium, ut Phidiae signum, simul aspectum et probatum est, “Alors qu’il était tout jeune, le talent d’Hortensius, telle une statue de Phidias, n’eut qu’à se montrer pour être applaudi.” (Trad. J. Martha légèrement modifiée).
- Cf. Narducci 1997, 140. Selon le chercheur italien, la situation politique conduit Cicéron à adopter une conception moins ambitieuse et moins englobante du rôle de l’orateur. Le Brutus met, en effet, plus en valeur, à travers la multiplicité de personnages qu’il convoque, la figure du magistrat ordinaire, symbole du fonctionnement de la res publica.
- Cf. Cic., Brut., 25 : Laudare igitur eloquentiam et quanta uis sit eius expromere quantamque eis qui sint eam consecuti dignitatem afferat neque propositum nobis est hoc loco, neque necessarium., “Faire l’éloge de l’éloquence, en faire ressortir toute la puissance, ainsi que le prestige qu’elle donne à ceux qui s’y sont consacrés, n’est ici pas dans mes intentions et n’est pas nécessaire” (Trad. personnelle).
- Cf. Cic., Brut., 322 : “Je ne dirai rien de moi ; je parlerai des autres. Or, parmi ces autres, il n’y en avait pas un seul qui parût avoir, plus que la moyenne du public, étudié de près la littérature, où se trouve la source de l’éloquence parfaite, pas un qui eût embrassé la philosophie, la mère de toutes les belles actions et de toutes les belles paroles ; pas un qui eût appris le droit civil, domaine éminemment nécessaire pour les causes privées et la conduite avisée de l’orateur ; pas un qui eût appris l’Histoire romaine, pour y trouver, au besoin, les témoins les plus qualifiés et les évoquer des Enfers.” (Trad. J. Martha légèrement modifiée).
- Cf. Cic., Brut., 162 : Erit, inquit Brutus, aut iam est iste quem exspectas., “ Il paraîtra, dit Brutus, cet homme que tu attends, ou plutôt il a déjà paru.” (Trad. J. Martha).
- Cf. Marchese 2011, 365 : “In effeti Cesare è il convitato di pietra del trattato : ricacciato ai margini di esso, assieme a una dimensione politica rappresentata come troppo dolorosa da affrontare e da discutere, all’inizio del sermo, è l’unico personaggio che davvero non puo diventare oggetto di oblio, in una rassegna di questo tipo, anche se si parla “soltanto” di oratoria. Si tratta di una presenza che non si puo né comprimere, né annullare, né chiamare con un altro nome.”
- Cette réciprocité parfaite des jugements sur les mérites respectifs de chacun est ainsi formulée par Brutus, en Cic., Brut., 251 : de Caesare tamen potuisti dicere, praesertim cum et tuum de illius ingenio notissimum iudicium esset nec illius de tuo obscurum, “Mais de César, vraiment, tu aurais pu nous parler, d’autant mieux que ton opinion sur son talent est bien connue, pas plus d’ailleurs que n’est ignorée son opinion sur le tien.” (Trad. J. Martha légèrement modifiée).
- Cf. Cic., Brut., 255 : est ille, si modo est aliquis, qui non illustrauit modo, sed etiam genuit in hac urbe dicendi copiam, “l’homme, quel qu’il soit, s’il est vrai qu’il existe, qui non seulement a mis en lumière mais encore a créé à Rome l’abondance oratoire”. (Trad. J. Martha).
- Cf. Cic., Brut., 254 : Quo enim uno uincebamur a uicta Graecia, id aut ereptum illis aut certe nobiscum comparatum, “En effet, le seul privilège par lequel la Grèce vaincue l’emportait encore sur nous, lui est enlevé ; ou du moins elle le partage avec nous.” (Trad. J. Martha légèrement modifiée).
- Cf. Cic., Brut., 255 : Hanc autem, inquit, gloriam testimoniumque Caesaris tuae quidem supplicationi non, sed triumphis multorum antepono, “Oui, continua Brutus, cette gloire et ce témoignage de César, je les préfère non pas aux actions de grâce décrétées en ton honneur, mais aux triomphes de beaucoup de nos généraux”. (Trad. J. Martha).
- Pour Lowrie 2009, César est présent dans le Brutus avant tout “as an orator and stylist.”.
- Cf. Gurd 2012. Celui-ci perçoit le champ littéraire comme un processus d’écriture sans cesse continué, où toute œuvre peut être prolongée et améliorée. Cf. p. 59 : “the perfection of his style, like his politics, effectively kills communal interest in it, and he can only dominate, not involve his readers. | … ] Caesar’s style isolates its author and produces a passive audience rather than a community of correctors”.
- Cf. Lévy 2003.