À quelques kilomètres de Châteauroux, dans un lieu écarté et secret du Berry, se trouve la bonne ville de Levroux, enserrée entre Boischaut et Champagne. Si le visiteur qui s’aventure jusque-là ne peut manquer l’oppidum qui se dresse sur une colline arrondie au nord de la ville actuelle, le village gaulois des Arènes est aujourd’hui complètement dissimulé sous les lotissements et les supermarchés.
Ainsi va la vie dans cette tranquille petite cité berrichonne, au gré des constructions modernisant le quotidien de quelques milliers d’âmes. Cette tranquillité apparente a pourtant été troublée chaque été depuis l’an 1968, certains s’en souviennent encore. En effet, tous les ans, dès la fin des cours à l’université, aux beaux jours de mai, quelques dizaines d’étudiants parisiens entamaient un étrange périple depuis la gare d’Austerlitz pour rejoindre Châteauroux, préfecture de l’Indre, sac au dos et duvet en bandoulière. Si on avait de la chance, le chef en personne venait nous prendre à la gare dans la 2 CV grise du chantier. Il fallait croiser les doigts pour qu’il ne pleuve pas, parce que les essuie-glaces ne marchaient jamais ; croiser les doigts aussi pour avoir le vent dans le dos sur la route pour nous pousser un peu plus vite vers Levroux. À cause du moteur, il fallait crier pour s’entendre, avides de connaître les dernières nouvelles du front. Si on venait pour la première fois, on devait faire du stop ou prendre l’autocar qui déposait les fouilleurs chaque jour vers 17h au beau milieu de la Rue Grande à Levroux. Ensuite, il fallait trouver l’école maternelle désaffectée. Facile ! C’était aussi l’Auberge de Jeunesse et il suffisait de suivre les petits panneaux noirs et blancs. Des lits superposés en fer avec des matelas bleus en mousse attendaient les nouveaux arrivants, séparés selon leur sexe dans les deux grandes chambres contiguës. Au 2 rue Traversière, derrière la Collégiale Saint-Sylvain, au cœur de la ville médiévale, “l’École”, siège de l’association ADEL1 accueillait également des salles de travail, un dépôt de fouille, une grande cuisine et l’ancienne cour des enfants avec son gigantesque if qui donnait de l’ombre quand on lavait les tessons l’après-midi. Entre 1968 et 1992, des centaines de fouilleurs levrousains et parisiens, mais aussi de tous les pays du monde, sont venus à Levroux pour apprendre leur futur métier, préparer maîtrises ou thèses, ou simplement aider bénévolement.
Levroux était à cette époque l’un des chantier-écoles de l’université de Paris 1. Une génération de protohistoriens y a appris à fouiller, à enregistrer, à décaper avec une pelle mécanique, à faire des photos et des dessins avec une grille ou tester Arkéoplan, à faire des cheminements pour l’altitude, un vrai carroyage et des polygonations avec le vieux théodolite Sanguet de 1914. Il a aussi fallu apprendre à travailler en équipe, à bien s’entendre les uns avec les autres, à s’occuper de tout quand le patron n’était pas là et donnait des cours à Munich. Nous avons beaucoup fouillé sur ce chantier, et quelques-uns d’entre nous ont parfois passé des nuits à faire des calculs de trigonométrie pour implanter le carroyage à 3 chiffres et 2 lettres dès le lendemain matin. Nous nous sommes beaucoup amusés sur ce chantier, vu tous les feux d’artifice du 14 juillet sur la Colline des Tours, hanté tous les cafés du centre ville, assisté à l’élection de Miss Levroux dans les premiers jours d’août de chaque année et vu défiler les chars ornés de fleurs en papier crépon lors de la traditionnelle Fête du Quartier sur la Place de la République. Nous avons aussi beaucoup joué, surtout la nuit, et même dansé, parfois chanté. Nous y avons fait des réunions de PROLOG2, des réunions d’étudiants en thèse, des confrontations entre ceux du Berry et ceux de la vallée de l’Aisne, organisé des stages d’archéozoologie et de céramologie pour les copains, des fouilles d’été et aussi d’hiver par moins 22 dehors. On se retrouvait souvent là pour des départs collectifs dans les colloques de l’AFEAF, car c’était un lieu central pour tous, dans le centre de la France.
Avec un brin de nostalgie, j’ai écrit ces mots en pensant à tous ceux et celles qui ont fréquenté Levroux pendant des années, voire des décennies, qui ont fait “tourner la boutique”, formé les plus jeunes d’entre nous, mis au jour ce site et étudié son exceptionnel mobilier. De nos années d’apprentissage, il reste de beaux souvenirs à la fois personnels et professionnels. Comme une initiation à la vie, cette aventure nous a unis et faits tels que nous sommes aujourd’hui.
Mais la plus belle aventure est assurément pour les archéologues, celle des grandes découvertes archéologiques. Levroux reste 40 ans après, un site emblématique en Europe parmi les habitats de l’âge du Fer. Pendant un quart de siècle, sur l’oppidum et “aux Arènes”, on y a testé des méthodes de recherche, de la géophysique à l’analyse spatiale, du paléoenvironnement débutant et de l’informatique naissante ; monté des typologies de mobilier et élaboré des chronologies pour La Tène moyenne et finale. Les fouilles réalisées ont presque toutes été publiées aujourd’hui dans une monographie en plusieurs volumes et Levroux détient une place particulière dans l’histoire de la recherche sur les habitats. Ce site a marqué une époque, une région de l’Europe et des étudiants se penchent encore aujourd’hui sur ses collections gigantesques de matériel car le sujet est loin d’être épuisé. Levroux a participé à la construction de la Protohistoire européenne, contribué dans une certaine mesure à en faire ce qu’elle est aujourd’hui.
Cet article est un hommage aux travaux d’Olivier Buchsenschutz sur les structures d’habitats de l’âge du Fer. Il reprend le contenu d’un cours qu’il m’avait demandé de faire dans le cadre d’un de ses séminaires de l’École Normale Supérieure en mai 2009. Le sujet qu’il m’avait demandé de traiter concernait l’histoire de l’approche des fosses et des structures en creux. Après ma présentation, il m’a dit devant ses étudiants : “C’est drôle, je viens de voir défiler ma vie”. Voilà comment m’est venue l’idée de lui offrir ce texte qui relate une aventure… dont il est l’un des principaux aventuriers…
Des fonds de cabane aux structures en creux
L’analyse des structures en creux dans l’archéologie protohistorique fait partie des techniques de base de toute démarche rigoureuse actuelle. Voir apparaître au décapage d’un habitat, des fosses, fossés, tranchées de fondation, trous de poteau, les fouiller, les enregistrer puis les étudier, tout cela participe de la routine habituelle dans l’étude d’un habitat protohistorique. Mais cela n’a pas toujours été le cas. L’étude des structures en creux, telle qu’on la conçoit aujourd’hui, est le produit d’un long cheminement intellectuel, dont l’aboutissement est très largement postérieur au montage des typologies de mobiliers qui ont été fondamentales dans la genèse de l’archéologie scientifique. L’étude des structures en creux nécessite pourtant elle aussi une typologie, mais la prise de conscience de son utilité a été beaucoup plus tardive que celle des mobiliers qui s’est imposée, pour sa part, dès le XIXe s. La reconnaissance des structures en creux n’a pu apparaître que lorsque les habitats ont commencé à intéresser les archéologues, c’est-à-dire sans doute pas avant la première décennie du XXe s.
Tout au long du XXe s., l’approche des structures d’habitat évolue sous l’influence des différentes tendances de l’archéologie qui vont se développer dans les milieux scientifiques de l’après-guerre, opposant différentes Écoles, celles de l’archéologie traditionnelle et surtout de la New Archaeology. L’archéologie de l’habitat protohistorique se nourrira et se construira au sein de ces différentes oppositions. Dans le même temps, l’apparition de l’archéologie aérienne, de l’archéologie expérimentale et des techniques de prospection pointues comme la géophysique, vont soutenir techniquement cette révolution des idées. Elle va foisonner jusque dans le milieu des années 1980 au moins, et l’explosion de l’archéologie préventive avant la fin de cette décennie, va changer les approches, voire stabiliser les questionnements. De nombreuses méthodes, tentatives ou expériences, ont été testées depuis les années 1960 dans les habitats pour déceler ce que peuvent nous apprendre les trous, que l’on appelle plus élégamment, les structures en creux. Ces expériences ont progressivement montré que les fosses et les trous de poteau, qui représentent plus de 90% des structures dans un site protohistorique, sont les seuls témoins tangibles de l’habitat. Leur analyse fine peut permettre de répondre à des questions très précises et leur fouille minutieuse est fondamentale si l’on veut ces réponses précises ; elle ne peut donc pas se limiter à la collecte des objets que ces trous contiennent.
Au début du XXe s. : les prémices
Joseph Déchelette en France, Oscar Montélius et Sophus Muller en Suède sont les préhistoriens les plus renommés du début du XXe s. Ils s’intéressent essentiellement à la typologie qui ouvre les portes de la chronologie longue en archéologie, mais absorbés par leurs nouvelles découvertes, ils délaissent les structures archéologiques. Il faut dire qu’à leur époque, la tache est énorme pour monter les typologies et comprendre les temps archéologiques à l’aide d’une chronologie fine qui reste à élaborer. Cette priorité s’est imposée au détriment de l’approche de la nature des structures. Les recherches se sont focalisées sur des objets déjà présents dans les musées et sur ceux que l’on exhumait des nouvelles fouilles. Celles-ci ont surtout concerné des tumulus ou des nécropoles, car les habitats n’étaient pas ou peu localisables. Ces travaux de terrain étant limités en surface et en profondeur, ils ne pouvaient pas favoriser la vision des structures d’habitat telle qu’on la perçoit aujourd’hui, dans toute sa diversité. Les précurseurs des fouilles d’habitat sont britanniques, notamment Arthur Bulleid et Harold St. George Gray, qui fouillent méthodiquement l’extraordinaire site de Glastonbury dès la fin du XIXe s. et exhument des milliers d’objets de l’âge du Fer3. À partir de 1911, Gerhard Bersu fouille au Goldberg dans le Bade-Wurtemberg jusqu’en 19294 puis au Wittnauer Horn en Suisse5 et à Little Woodbury en Angleterre6. C’est Bersu qui probablement le premier identifie différentes fonctions pour les structures : des silos ou des carrières grâce à des comparaisons ethnographiques. Les grands principes de l’analyse des structures en creux sont probablement déjà en place à l’époque de Bersu, mais elles ne s’imposeront que très lentement.
Les années 1960 et 1970 : le choc de la New Archaeology et la mise à mort des fonds de cabane
Les choses vont changer assez rapidement au cours de ces deux décennies. La New Archaeology a probablement stimulé le questionnement, car si les méthodes de fouille n’ont pas été radicalement rénovées en France ou en Europe en général, ce sont les questions qui ont changé et avec elles, la perspective et l’ensemble du champ des recherches archéologiques. En étant moins focalisés sur la chronologie et les objets, les archéologues s’interrogent désormais sur les contextes d’enfouissement des vestiges et surtout sur la situation et la position des objets. À partir de là, de nouvelles techniques apparaissent comme la stratigraphie fine et l’analyse spatiale. Mais au cours de cette période, les manuels d’archéologie protohistorique ont du mal à prendre de la hauteur par rapport à ces questions. La Protohistoire conserve une approche assez classique que les fouilles de l’après-guerre ont pourtant renouvelée grâce à des apports nouveaux de mobilier. Mais les questions ne semblent pas avoir fondamentalement changé. Par exemple, le Précis de Protohistoire européenne de Jacques-Pierre Millotte paraît en 1970, un excellent ouvrage qui sera le livre de chevet de plusieurs générations de protohistoriens. Il se présente comme un manuel, contient des exposés typologiques et un cadre chrono-culturel pour la Protohistoire. Le chapitre 1, intitulé “Méthodologie” ne concerne que la typologie et la chronologie. Dans le Précis de Millotte, aucune mention n’est faite de la fouille des structures en creux, pourtant spécifique pour la Protohistoire.
À peu près à la même époque, en 1969, paraît la première édition du manuel de l’archéologue suédois Carl-Axel Moberg (1915-1987), “Introduction à l’archéologie”, traduit en français dix ans plus tard7. Celui-ci ne concerne pas spécifiquement la Protohistoire, mais il est l’un des premiers livres théoriques sur l’archéologie. À travers cet ouvrage, Moberg se détache de l’archéologie classique et des études de matériel en montrant que l’on peut passer des études typologiques à des reconstructions anthropologiques et historiques. Il distingue l’archéologie de l’archéographie dont les principes sont résumés sur un schéma (fig. 1). Il ne s’agit pas d’un manuel de fouille mais d’une réflexion épistémologique sur l’objet de l’enquête de terrain qui introduit la question des techniques de fouilles. Probablement le plus intéressant, le début du livre est consacré à une réflexion sur la notion de trouvaille archéologique. La nouveauté chez Moberg est qu’il considère les objets comme des ensembles de propriétés que l’on ne pourra mettre en évidence que grâce à des techniques de fouille judicieusement choisies. Pour Moberg, la fouille n’est pas une collection de données mais une sélection opérée par l’archéologue avec des objectifs précis, notamment sur les fondamentales questions anthropologiques. Cette conception, qui est nettement influencée par les travaux précurseurs de Lewis Binford8 et David Clarke9, débouche sur l’analyse spatiale des objets, et offre dès ce moment une nouvelle conception de l’approche des structures archéologiques. Le livre de Moberg ne donne toutefois pas de recettes ou d’exemples pour la fouille des structures en creux, mais il représente une étape importante dans le changement de conception et d’attitude des archéologues face aux structures qui contiennent les objets archéologiques.
Toujours à cette époque, et encore sous l’influence de la New Archaeology, la réflexion s’engage sur l’utilisation des mathématiques et des statistiques en archéologie. Ainsi se tient en 1969 à Marseille le colloque “Archéologie et calculateurs : problèmes sémiologiques et mathématiques”10. Les actes de cette manifestation contiennent de nombreux articles sur la manière de traiter des objets archéologiques par les mathématiques ou les statistiques, y compris en linguistique…rien ne semble laissé au hasard… mais au fil des communications, on ne voit rien sur le traitement des structures, ni aucune réflexion sur l’espace à l’intérieur des sites archéologiques. Dans le même ordre d’idée, paraît en 1978 un petit livre dirigé par Mario Borillo, Archéologie et calcul. Dans une collection très accessible (10-18), il rassemble des textes traitant d’une vision moderne de l’archéologie (le livre est dédié à la mémoire de Bohumil Sousky), et reproduit son article publié dans le colloque de Marseille. Les textes de l’ouvrage de Borillo sont très influencés par l’archéologie processuelle et on y trouve par exemple un article théorique signé à plusieurs mains, par Serge Cleuziou, Jean-Paul Demoule, Alain et Annie Schnapp ; il introduit la notion d’ethnoarchéologie comme une nécessité d’évolution de l’archéologie moderne, avec des références fondamentales à Lewis Binford et à Kwang-Chih Chang (1931-2001). Cet archéologue chinois, professeur à Yale puis à Harvard, est l’auteur d’études sur le Néolithique et d’un ouvrage théorique paru en 1967 à New York : Rethinking Archaeology11. Dans ce livre, Chang donne les fondements de l’archéologie de l’espace ; il montre notamment que les vestiges archéologiques n’ont de sens que si on relie les données temporelles aux données spatiales. Toujours dans l’ouvrage dirigé par Borillo, un article de Bohumil Soudsky intitulé “Le problème des propriétés dans les ensembles archéologiques”, pose les fondements de l’analyse spatiale dans le site néolithique tchèque de Bylany. La recherche de Soudsky est fondamentale en Europe, car cet archéologue a découvert la relation entre les grandes fosses latérales des maisons néolithiques et les maisons elles-mêmes ; B. Soudsky (1922-1976) a su conjuguer l’espace et le temps tout en centrant son travail sur le mobilier archéologique. La recherche sur les habitats lui doit l’introduction des grands décapages dans les années 1970, notamment pour la fouille des grands sites néolithiques de la vallée de l’Aisne où il installe son équipe en 1973 et commence les fouilles de Villeneuve-Saint-Germain et de Cuiry-lès-Chaudardes. Cette approche, tout à fait classique aujourd’hui, a révolutionné la manière de voir les structures en creux et de là, la conception même de l’archéologie protohistorique.
Mais dans les ouvrages des années 60 et du début des années 70, qu’il s’agisse des manuels ou des colloques scientifiques, on sent que l’archéologie moderne se cherche, explore de nouvelles pistes pour mieux se détacher de l’archéologie classique, elle cherche des modèles, sa grande source d’inspiration étant la New Archaeology qui fourmille d’idées en Grande-Bretagne mais surtout aux États-Unis. Ce sera d’ailleurs le seul moment de l’histoire de l’archéologie de notre pays où notre discipline s’est autant tournée vers l’archéologie américaine. L’intérêt se concentre non pas sur les méthodes de fouille américaines, mais sur la manière d’utiliser les mathématiques appliquées à l’analyse des données spatiales (spatial analysis). Mais il faudra attendre la fin des années 70 pour commencer à voir en France des expériences mathématiques sur les objets et les structures en creux, celles-ci étant conditionnées par la fouille de grandes surfaces. La fouille extensive des habitats protohistoriques n’est toutefois pas une chose nouvelle à cette époque, c’est la manière de les aborder qui l’est. En effet, les premiers habitats fouillés de manière extensive sont par exemple le village lusacien de Buch par Albert Kiekebusch près de Berlin en 191012 où l’archéologue identifie déjà des fosses dont les fonctions sont différentes, comme des silos ou des ateliers. À cette époque, en France, il n’y a pas encore de fouilles extensives et on n’accorde aucune distinction à ces structures, dénommées toutes “fonds de cabane”.
Dès la fin des années 1960, la multiplication des fouilles sur de grandes surfaces et la découverte de milliers de fosses dans les habitats, signaient l’arrêt de mort des fonds de cabane préhistoriques, ouvrant ainsi la perspective vers de nouvelles interprétations qui allaient enrichir l’approche des habitats de l’âge du Fer. C’est en 1982 qu’Alain Villes publie un célèbre article de 114 pages dans la Bulletin de la Société Archéologique Champenoise. Il le consacre aux fonds de cabane et explique comment ce mythe s’est forgé au XIXe s. et comment il est resté vivant pendant une partie du XXe. A priori, ce n’est pas tellement l’erreur d’interprétation qui a été nuisible à la recherche de cette époque, mais c’est surtout le fait que les archéologues étaient convaincus que les fosses, y compris les silos, étaient des habitations (fig. 2).
Cette croyance a freiné la recherche des véritables habitations dans les sites d’habitats et les trous de poteau ont été ignorés. Cette idée est partie de l’opinion qui a régné pendant des années, selon laquelle avant de construire en dur à l’époque romaine, les indigènes avaient creusé des trous pour se loger. Aujourd’hui on sait que ce qui a été interprété comme des fonds de cabane, donc comme des habitations, sont des fosses dont les fonctions se rapportent le plus souvent à des ateliers ou à des caves pour le stockage. Alain Villes écrit ainsi dans la conclusion de son article que le mythe des fonds de cabane a fonctionné comme un modèle archéologique solide au même titre que les cités lacustres ou le chaînon manquant. Pour l’auteur, si le mythe des fonds de cabane a eu une durée de vie plutôt longue, son abandon a été quasiment instantané : il est directement lié aux grands décapages qui ont révélé la diversité des structures sur des sites néolithiques et protohistoriques au début des années 70.
Les fosses laténiennes de Levroux : expériences dans l’espace
À l’époque des grands décapages initiés par B. Soudsky dans la vallée de l’Aisne, de nouvelles fouilles sont lancées sur de grands sites de l’âge du Fer. Elles commencent à Manching, avec Franz Schubert dans le quartier central et les faubourgs sud de 1965 à 1973, et seront suivies des travaux de Ferdinand Maier de 1984 à 1987 pour atteindre à cette date 12 ha fouillés dans ce site exceptionnel de Bavière. D’autres fouilles sont engagées à peu près à la même époque à Villeneuve-Saint-Germain (Aisne), Bâle en Suisse, un peu plus tard à Feurs (Loire) et à Levroux (Indre). Les fouilles de Levroux ont commencé en 1968 et se sont achevées en 1993 (fig. 3). Elles constituent un bon exemple pour montrer l’évolution de l’approche des structures en creux qui composent 100 % des vestiges de cet habitat. Dès le début des fouilles, Olivier Buchsenschutz a cherché à découvrir des méthodes permettant de comprendre l’organisation générale de ce site de La Tène moyenne et finale en étudiant le contenu des fosses. Dans l’introduction du colloque qu’il organise à Bouges-le-Château en octobre 1978 (fig. 4), il insiste sur le fait que l’étude des grandes surfaces est indispensable, non seulement pour avoir une vue globale du site, mais aussi pour saisir la fonction de chaque structure “qui apparaît infiniment mieux lorsqu’elle est replacée dans un ensemble”. Son approche est alors fondée sur le fait que même si les objets contenus dans les fosses n’ont pas la même valeur que ceux des sépultures ou que leur position stratigraphique est imprécise, c’est leur abondance qui leur confère une grande valeur. Dans cette idée, le recours à l’informatique va s’imposer pour traiter statistiquement l’abondant mobilier contenu dans les fosses (fig. 7). Avec l’espoir de retrouver des sols conservés dans les fosses de Levroux ou des dépôts organisés, il relève en trois dimensions tous les objets d’une sélection de fosses, dix au total pour cette expérience. Le traitement automatique des données lui permet d’obtenir des cartes de répartition des objets à l’intérieur des fosses ainsi que des projections sur des coupes. Cette technique, très coûteuse en temps, a surtout permis de déceler les phases de comblement des fosses, grâce à l’organisation des objets, phases qui sont invisibles à la fouille car il est difficile de distinguer de couches stratigraphiques dans ces types de fosses13. Elle a surtout permis de montrer que les fosses servant de dépotoir ne comportaient pas de dépôts organisés, mais qu’il était possible de reconstituer les étapes et donc l’histoire de leur comblement : les étapes du remplissage, les recreusements éventuels, l’aménagement de sols ou de chapes à l’intérieur des fosses par exemple. Enfin, l’une des conclusions apportée par cette technique a été de montrer que les objets contenus dans les comblements ne pouvaient pas nous éclairer sur la fonction primaire des fosses, ce comblement étant postérieur à l’usage fondamental de la fosse, usage pour lequel elle a été initialement creusée. Cette fonction primaire demeure inconnue dans la plupart des cas, sauf lorsque la morphologie des fosses permet de soupçonner un silo, un puits ou un atelier artisanal semi-enterré. Par la suite, le site a été fouillé plus rapidement, en privilégiant la vision spatiale de l’agglomération, sans toutefois négliger la fouille minutieuse des fosses. Parmi les milliers de fosses fouillées, certaines ont livré des dépôts particuliers, visibles à la fouille, même s’ils ne sont pas simples à interpréter. C’est le cas de la structure 14 du terrain Philippe Rogier qui a livré en 1986 une statue de pierre, un bois de cerf d’1 m de long et deux grands polissoirs en grès14. Ces objets existent tous à un unique exemplaire à Levroux, mais ont été trouvés dans la même fosse. Il parait évident qu’il s’agit d’un dépôt particulier et volontaire, mais on ignore à quoi il correspond. La plupart des dépôts ou des gestes particuliers ne sont pas visibles à l’œil nu pendant la fouille parce que la quantité de mobilier brouille la vision d’une quelconque organisation. C’est en partant de ce principe que j’ai réalisé une étude de répartition des ossements animaux pour ma thèse soutenue en 199215. Cette étude est une analyse spatiale, qui permet de déceler des types de dépôts dominants dans certaines fosses : ces dépôts sont des assemblages de parties anatomiques animales qui relèvent d’activités spécifiques. Le principe de la méthode mise au point à Levroux repose sur le fait que la boucherie ou l’artisanat de l’os génèrent certains types de déchets osseux qui différent selon les activités : des parties pauvres en viande qui ne seront pas consommées se trouvent dans les poubelles du boucher par exemple, mais pas dans celles de la ménagère gauloise. Le principe est de retrouver ces assemblages par l’analyse factorielle, donc d’identifier les activités qui ont été pratiquées sur le site : la boucherie, l’artisanat de l’os, la préparation des viandes et la consommation. L’étape suivante consiste à observer la répartition de ces assemblages dans l’espace. L’aboutissement de l’étude est une cartographie des activités dans l’espace (fig. 6). Ces travaux ont montré que pour parvenir à un tel résultat, la fouille minutieuse des fosses était indispensable. Plus indispensable encore, la fouille de toutes les fosses : intégralement ou par échantillonnage dans la fosse ; c’est ainsi que toutes les fosses ont été fouillées sur le terrain Rogier, mais à 50 % pour assurer la valeur de l’échantillonnage16. La validité statistique d’une telle étude ne peut s’obtenir que sur une grande quantité de matériel, ici 200 000 ossements d’animaux ont été utilisés dans l’analyse spatiale. Même si l’unité de l’étude est bien la fosse, le résultat ne se cantonne pas à la fosse elle-même mais désigne des groupes de fosses, ces groupes pouvant être considérés comme des zones d’activités dans l’espace. En effet, le rejet de déchets dans une fosse plutôt qu’une autre n’est pas déterminant ; ce qui l’est en revanche, c’est le dépôt de déchets dans une zone plutôt qu’une autre. L’organisation spatiale se dessine donc en fonction de ces groupes. Cette expérience a été peu renouvelée sur des sites protohistoriques, probablement à cause des quantités phénoménales d’ossements qu’il faut identifier pour parvenir à un résultat solide. Elle a toutefois été reprise partiellement, soit pour la partie “découverte des assemblages osseux” par Patrice Méniel à Acy-Romance17, ou dans sa dimension spatiale dans les sites néolithiques de la vallée de l’Aisne par Lamys Hachem18. Parallèlement, Olivier Buchsenschutz a poussé l’étude des fosses de Levroux et réalisé une typologie ainsi qu’une analyse morphologique des fosses19 (fig. 7). La typologie permet de distinguer des morphologies variées, dont certaines s’inscrivent dans des formes circulaires ou quadrangulaires. Les variantes sont nombreuses ainsi que les dimensions pour un même type. L’association des fosses quadrangulaires dans l’espace, par groupes de 2, 3 ou 4 laisse penser que leurs fonctions ont pu être proches ou en tous cas qu’elles ont pu fonctionner dans le cadre d’une activité de même nature. L’analyse morphologique permet de regrouper les fosses dans des catégories selon leurs formes et leurs tailles : par exemple on peut observer que certaines catégories offrent peu de variabilité comme les petites fosses quadrangulaires, alors que d’autres sont plutôt diversifiées comme les fosses hémisphériques ou les silos. Ces calculs montrent bien des constantes de morphologie et de dimensions, et prouvent aussi que les classements simples sont possibles. Ces distributions expliquent que ces catégories correspondent à une réalité car les formes variables ont été conçues pour des fonctions précises, mais ces calculs ne nous aident hélas pas à dire lesquelles ; la fonction primaire des structures demeure une énigme pour la plupart d’entre elles, ce qui est bien le principal problème dans ce type de site. Il signifie que l’on ne parvient toujours pas à identifier la fonction de la majorité des faits archéologiques. Cette situation est due à l’absence de témoignage direct que l’on peut relier à la fonction primaire des fosses : en effet, on ne peut pas identifier de relation archéologique entre des mobiliers, des activités, des datations et la fonction primaire des fosses car ces liaisons n’existent plus. Même si l’analyse spatiale peut résoudre certaines questions sur le plan des activités qui ont été pratiquées dans un habitat comme celui de Levroux, l’analyse se situe dans un contexte différent de celui dans lequel le creusement des fosses et leur utilisation primaire ont eu lieu. L’analyse spatiale, et plus généralement, tout ce que l’on peut tirer de l’étude de ces habitats non stratifiés correspond à la dernière phase d’utilisation du site, celle dans laquelle les fosses ne sont plus utilisées que comme dépotoirs. Si certaines fosses sont creusées et utilisées en même temps que d’autres servent de poubelles, c’est encore plus compliqué, impossible à démêler, et c’est sans doute le cas à Levroux…certaines fosses servaient de poubelles alors qu’on en creusait d’autres et ainsi de suite jusqu’à qu’il ne reste plus de place sur le terrain…c’est ce qui donne l’image que nous obtenons sur les plans, ces constellations de fosses et cette densité qui ne reflète qu’une image finale, un cumul de différentes situations qui ont pu se succéder ou se chevaucher dans un temps moyen à long.
Le silo : un emblème de l’ethnoarchéologie
Avec les puits à eau, les silos font partie des structures que l’on identifie le plus aisément sur un site de l’âge de Fer. En fait, il s’agit bien de la fonction primaire de ces fosses que l’on attribue à des silos, car la fonction secondaire est en général celle d’un dépotoir, comme pour les autres fosses. Cette identification privilégiée est permise grâce à leur forme particulière et à l’ouverture plus étroite que le diamètre de la panse de la fosse. L’archéologie expérimentale a joué un rôle fondamental dans la recherche sur les silos protohistoriques, notamment sur ceux de l’âge du Fer. Ces travaux sont surtout dus à Peter Reynolds (1939-2001) et aux expériences qu’il a réalisées dans la célèbre ferme de Butser Hill20. Ces expériences, associées à des comparaisons ethnographiques, ont permis de comprendre le fonctionnement des silos mais aussi d’identifier les traces que l’on y trouvait, comme par exemple les grains carbonisés sur les parois, témoins de la combustion de l’oxygène dans ce milieu clos. Les fouilles de grands sites de l’âge du Fer comme la Feddersen Wierde en Allemagne21 Danebury en Grande-Bretagne22 ou Suippes-en-Champagne23 permettront de bâtir une typologie des silos dès les années 1970-80. Aussi, en 1978 et 1985, deux colloques dirigés par François Sigaut et Marceau Gast concrétisent la collaboration entre archéologues et ethnologues sur ce sujet. Les deux volumes qui constituent les actes de ces rencontres, “Les techniques de conservation du grain à long terme”, résultent d’une enquête lancée par le CNRS en 1976, enquête collective, internationale et interdisciplinaire sur les techniques de conservation des grains et le rôle du stockage dans les sociétés humaines24. Cette enquête a permis la rencontre d’anthropologues, d’ethnologues, d’agronomes et de zoologues, et fait appel aux archéologues pour les périodes anciennes. Ce colloque s’est trouvé immergé dans l’ethnoarchéologie, très à la mode au début des années 80. Avec le recul, plus de 30 ans après, il est tout à fait évident que cette démarche a été idéale pour identifier les silos à grains sur les sites protohistoriques, des silos qui aujourd’hui font figure de structures tout à fait classiques dans les habitats de l’âge du Fer, et qui étaient considérés avant les grands décapages…comme des “cabanes” gauloises !
Les puits : une histoire en boucle
Il n’en est probablement pas de même pour les puits, des structures qui ont fait couler beaucoup d’encre, et qui continueront à en faire couler probablement quelques temps encore. Si certains peuvent être aisément identifiés comme des puits à eau, parce qu’on y trouve au fond des chaînes en fer ou des seaux, d’autres posent de sérieux problèmes. Le meilleur exemple, emblématique dans le Second âge du Fer, est sans doute celui des puits de Toulouse, au centre de polémiques toujours vivaces depuis plusieurs dizaines d’années. De la fin des années 60 à la fin des années 80, Michel Vidal a fouillé environ 400 puits et fosses à Toulouse. Succédant à des travaux antérieurs, remontant au XIXe s., les recherches de M. Vidal ont été en partie publiées et il ne fait aucun doute pour l’auteur de ces fouilles, que ces puits avaient une fonction funéraire et/ou cultuelle25. Ces structures sont datées de La Tène moyenne et finale et montrent pour la plupart des dépôts organisés dans les comblements : céramiques complètes, amphores, vaisselle métallique, armement. Certains puits se situent en contexte d’habitat, mais la contemporanéité des puits et des habitats n’est pas toujours démontrée. Les puits différent par leur forme, la plupart sont de section carrée, d’autres sont rectangulaires ou circulaires. Les profondeurs varient elles aussi, de 4 à 17 m. Certains puits ont révélé la présence d’ossements humains, généralement calcinés, identifiés par des anthropologues ; la fonction funéraire, qui est une hypothèse privilégiée par certains, est fondamentalement basée sur ces quelques éléments. Depuis le XIXe s., la découverte de puits n’a pas été réservée à Toulouse. De nombreux sites en France ont livré de telles structures qui, avec ou sans ossements humains, ont été qualifiées de puits funéraires. C’est le cas de Châteaumeillant (Cher) pour des puits fouillés par Émile Chénon à la fin du XIXe s.26, dont l’interprétation est clairement influencée par les fouilles du site du Bernard en Vendée27. Comme le souligne Michel Vidal dans son article de 1986 sur les puits de Toulouse, un amalgame a été fait à partir des années 1960 pour toutes sortes de puits : ceux qui contenaient des ossements humains étaient considérés comme funéraires, ceux qui n’en contenaient pas, comme puits rituels. Pour l’auteur, les puits du Toulousain relèvent d’un rituel funéraire caractéristique de la région28. Récemment, en 2003, Pierre Moret et Alexis Gorgues ont proposé une autre interprétation fonctionnelle pour ces structures, en déduisant de l’étude de leur comblement qu’il devait s’agir de puits à eau, secondairement réutilisés comme dépotoirs29. Dans le même ordre d’idée, Florence Verdin a repris l’étude de deux puits de l’oppidum de l’Ermitage à Agen, fouillés par Richard Boudet entre 1990 et 1995 qui les avait interprétés à l’époque comme des “puits rituels”. Florence Verdin et Xavier Bardot publient en 2007 l’étude de deux puits dans le colloque AFEAF de Toulouse30 (fig. 8). Ils indiquent d’emblée que tous les puits ne peuvent pas être étudiés avec la même grille d’analyse, y compris ceux de Toulouse, car leurs profondeurs différent ainsi que les quantités et la qualité du mobilier qu’ils contiennent. Les auteurs s’interrogent sur la validité d’un rituel qui offrirait autant de variété ou de variabilité. Ils remarquent la présence dans les deux puits de vestiges de seaux ou de matériel liés au puisage de l’eau. Pour les auteurs, l’absence d’objets particuliers dans les comblements exclut l’interprétation rituelle ; ils pensent à des objets qui sont présents dans des sanctuaires caractérisés, comme les armes ployées, la statuaire (en Provence) ou des dépôts monétaires. Ils privilégient nettement la fonction de puits à eau et le comblement de ces structures avec des déchets de diverses origines. Dans le même colloque, paru en 2007, une synthèse est proposée sur les puits de Toulouse par trois auteurs, dont Michel Vidal et deux archéologues de l’Inrap qui ont fouillé plusieurs sites depuis 2001 à Toulouse, Jean-Charles Arramond et Christophe Requi31. Cet article donne un état des lieux et une description des fouilles réalisées dont l’étude n’est pas achevée. Les auteurs sont ici particulièrement prudents et ne prennent pas position pour l’une ou l’autre hypothèse concernant les puits de Toulouse. On semble toutefois lire entre les lignes qu’ils ne privilégient pas l’hypothèse funéraire car ils n’ont pas trouvé d’ossements humains carbonisés, seulement une scapula dans un puits (ce qui est particulièrement fréquent dans les habitats laténiens où on trouve toutes sortes d’ossements humains isolés, parfois brisés ou carbonisés). Ils mettent en valeur la complexité particulière du site de Toulouse qui pourrait s’étendre sur 100 ha, mais ils ne tranchent pas sur la question des puits ; peut-être est-ce raisonnable actuellement. Dans un article plus récent, Philippe Gardes et Michel Vaginay32 notent qu’il a fallu attendre la multiplication des opérations d’archéologie préventive depuis la fin des années 90 pour que les problématiques de recherche s’orientent vers l’étude du contexte de ces puits et non seulement sur les puits eux-mêmes. Cette remarque tout à fait judicieuse nous renvoie 30 ou 40 ans en arrière…à une époque où les archéologues réalisaient que seule l’approche des contextes élargis permettait de comprendre que les fonds de cabanes n’étaient pas des habitations ! Une boucle est-elle bouclée ?
Toujours est-il que l’affaire complexe des puits de Toulouse, ou du Sud-Ouest en général, montre que si les interprétations ont été renouvelées ou diversifiées ces dernières années, pour des raisons variables, la manière de les fouiller a peu changé ; là où les méthodes ont pu évoluer, il s’agit d’aménagements techniques qui n’apportent pas grand chose à l’interprétation des structures : qu’on les fouille en coupe comme l’a fait Michel Vidal, par l’extérieur ou en les décapant complètement comme on le fait désormais à l’Inrap, les améliorations techniques n’ouvrent pas sur de nouvelles approches, seulement une représentation des vestiges un peu modifiée (fig. 9). La compréhension de ces structures ne peut émerger que de la compréhension du contexte général dans lequel elles se trouvent. Un problème identique se pose à Châteaumeillant où des centaines d’amphores italiques ont été trouvées depuis le XIXe s., intactes, debout, couchées ou emboîtées les unes dans les autres (fig. 10). Jusque dans les années 1960, on n’avait pas remarqué ou à peine, que ces amphores étaient placées et rangées dans des fosses ou on ne s’était même pas posé la question ! Les fouilles expéditives de ces ensembles, dans lesquelles on a surtout tiré les amphores par les anses pour les sortir hâtivement (comme on le voit sur de nombreuses coupures de journaux), ont totalement négligé les contextes d’enfouissement d’une part, mais aussi et surtout les contextes qui se trouvaient à proximité de ces structures33. Ainsi, pour toutes les amphores extraites du sol de Châteaumeillant depuis le XIXe s. jusqu’en 1962 (date de la dernière fouille d’une cave à amphores, Jardin Gallerand), on ne sait pas ce qui a été trouvé avec ces amphores, ni ce qu’il pouvait y avoir au-dessus des fosses : des maisons ? Des bâtiments commerciaux ? Des planchers ? Ainsi, Toulouse ou Châteaumeillant sont des sites dans lesquels on ne parvient pas à distinguer les dépôts particuliers de dépôts les plus ordinaires, la réponse ne se situe probablement pas dans l’amélioration de la technique de fouille pour approcher les structures en creux, mais bien dans l’approche du contexte général. Pour les puits de Toulouse ou les fosses de Châteaumeillant, l’interprétation ne serait pas la même si on démontrait demain que ces structures se trouvent au milieu d’un habitat purement domestique, d’un quartier commercial avec des entrepôts, ou au beau milieu d’un sanctuaire. On revient donc à la question de la localisation des dépôts dans leur contexte : ce n’est pas la fosse elle-même qui est déterminante, mais la zone dans laquelle elle se trouve, parmi un éventuel groupe de fosses. Car ce qui est dedans ne peut que révéler des activités pratiquées à proximité.
Épilogue
On peut aujourd’hui sérieusement s’inquiéter de la manière dont les structures en creux sont considérées. Au cours de cet exposé, j’ai tenté de montrer comment l’archéologie des structures en creux a bénéficié d’une phase exploratoire, minutieuse et constructive dès les années 1970, pour évoluer vers une approche anthropologique et spatiale qui a culminé dans les années 1990. Mais il semble que ces structures, et surtout les approches qui les concernent, intéressent de moins en moins les archéologues de terrain aujourd’hui. Nombreuses sont les dérives dans l’archéologie préventive, car au nom de l’urgence qu’il y aurait à fouiller (ou à purger les terrains ?), on fouille les fosses à la pelle mécanique, se privant définitivement des précieux indices qu’elles contiennent. Les trous de poteau ne sont pas mieux traités, parfois ils ne sont même pas fouillés. Il est fréquent de voir aujourd’hui de grands sites de l’âge du Fer, contenant des dizaines de bâtiments, dont aucun n’a pu être daté, faute d’une méthodologie adaptée. On est entrés désormais dans une phase où l’abondance extraordinaire des données de terrain laisse penser que tout ou presque a déjà été vu ou est connu. On voit ainsi sur des fouilles d’autoroutes des batteries de silos de La Tène ancienne intégralement fouillés à la pelle mécanique, sans tamisage ni précaution particulière. De ce fait l’analyse des structures, de la stratigraphie interne, de leur morphologie est de moins en moins précise. On peut craindre un retour en arrière, ce qui est paradoxal à une époque où les grands décapages sont réalisés presque partout avec des moyens financiers très conséquents.
Quant à notre chantier de Levroux, il a fermé ses portes en avril 1993 sur la fouille du terrain Charbonnier qui a livré quelques centaines de fosses et deux beaux bâtiments sur poteaux protohistoriques sur un peu plus de 2 ha. À cette époque, l’archéologie française était déjà entrée dans une ère nouvelle, celle de l’archéologie préventive et de la professionnalisation. Ce n’était déjà plus la même époque, celle des fouilles des terrains Vinçon, Lacotte ou Rogier, explorés entre 1971 et 1986. Mais qu’on ne s’y trompe pas, le village des Arènes n’a jamais fait l’objet de la moindre fouille programmée, toutes les fouilles ont été des “sauvetages”. Il y a eu dès le début des années 1970 une certaine urgence, générée par la progression des lotissements dans cette zone périphérique de la ville de Levroux. Cette urgence n’a pas empêché de fouiller l’habitat et ses innombrables fosses avec précision et passion, pour tenter de tirer le meilleur parti scientifique de ce site. Nous avons fait tout ce qui était possible pour garder la mémoire d’une expérience exceptionnelle…et d’une aventure inoubliable.
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Notes
- ADEL : Association pour la Défense et l’Étude du Canton de Levroux, loi 1901, créée en 1971 par Olivier Buchsenschutz, avait son siège social au 2 rue Traversière, 36110 Levroux.
- PROLOG : Protohistoire de la Loire à la Garonne, association loi 1901 regroupant des professionnels et bénévoles travaillant sur l’âge du Fer entre Loire et Garonne.
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