Alliant de manière intime formes plastiques et couleurs, les albâtres anglais peuvent être qualifiés de peintures tridimensionnelles. Les deux composantes contribuent à parts égales à l’encodage du message religieux qu’ils véhiculent et diffusent. La perte totale ou partielle de leur épiderme coloré, fréquente de nos jours, équivaut donc à une destruction partielle des œuvres. Cette perte ne permet plus d’apprécier correctement leurs qualités tant esthétiques que symboliques. D’où la nécessité de restituer leur polychromie médiévale afin de récupérer, du moins en partie, ces données perdues. C’était l’objectif de la présente étude : retrouver les couleurs de trois de ces panneaux conservés dans la région bordelaise.
Cette ambition n’est pas sans poser de nombreux problèmes, tant d’ordre technique qu’épistémologique. L’approche combinant le regard de spécialistes issus de différentes disciplines nous a semblé le mieux à même pour les surmonter.
Dans un premier temps, des analyses physico-chimiques sans contact, effectuées sur l’ensemble du corpus des panneaux historiés de la région bordelaise – dont une vingtaine conservent encore des restes de polychromie – ont permis de déterminer les matériaux employés pour la peinture. Ces analyses ont révélé que les artistes anglais utilisaient des liants lipidiques (de type huile de lin) et une gamme de couleurs restreinte, composée de rouge cinabre, de vert de cuivre (résinate ou acétate), de bleu profond (azurite ou indigo) et, en petite quantité, de blanc de plomb. Cette gamme de couleurs est complétée par le blanc de l’albâtre et le jaune brillant de la dorure à la feuille (sur mixtion teintée à l’ocre rouge ou jaune). À côté de cette gamme pentachromatique, omniprésente, d’autres couleurs et pigments ont été utilisées de manière plus sporadique : noir de carbone, ocres rouges divers, minium, jaune organique, etc. Les pigments ne semblent guère avoir été mélangés entre eux – à l’exception du rose, souvent composé de cinabre et de blanc de plomb –, et se caractérisent par l’intensité de leur ton.
Ces résultats correspondent en très grande partie à ceux obtenus dans le cadre d’autres études archéométriques portant sur des albâtres anglais provenant de lieux aussi divers que le pays basque espagnol, la Normandie ou Gdańsk, les musées de Londres et de Glasgow. Si elles sont encore trop peu nombreuses pour que l’on puisse les considérer comme représentatives de l’ensemble du corpus des albâtres, ces études confirment néanmoins que les peintres anglais avaient régulièrement recours à une gamme restreinte de couleurs hautement saturées, produites à l’aide des mêmes matériaux et pigments.
Sur la base des résultats obtenus grâce aux analyses physico-chimiques, des peintures imitant celles utilisées au Moyen Âge ont été élaborées. Les différentes configurations rencontrées sur les panneaux ont donné lieu à la création de plus de quatre-vingts échantillons. Ils permettent d’explorer la matérialité de la peinture, sa texture et les effets de surface qu’elle produit.
Les couleurs ont été directement appliquées sur l’albâtre. La blancheur du support et l’absence de sous-couches augmentent l’éclat des couleurs, et le liant lipidique (vraisemblablement de l’huile de lin) apportait de la brillance. Les surfaces peintes sont homogènes et couvrantes. D’une manière générale, les pigments minéraux (ocres, cinabre, azurite…) adhèrent plus facilement au support et forment des couches plus homogènes que les pigments organiques ; ces propriétés ont pu jouer un rôle pour leur sélection. Enfin, les peintres montrent une prédilection pour les couleurs brillantes, ou du moins satinées : la brillance est considérée comme une émission active de lumière et, à ce titre, symboliquement associée au divin.
Afin de mieux comprendre l’univers chromatique et l’organisation des couleurs au sein d’un panneau, un facsimilé en albâtre a été confectionné. Lors de la taille du bloc, les différentes étapes de l’élaboration de la sculpture, ainsi que les qualités physiques de la pierre, sa fragilité tout comme la subtilité du modelé qu’elle autorise, ont pu être mieux appréhendés.
Une fois la taille du panneau achevée, la feuille d’or et les différentes couleurs déterminées par les analyses physico-chimiques ont été appliquées. L’épiderme coloré du panneau se distingue par son organisation en champs de couleurs unis, fréquemment cernés de bordures dorées et nettement séparés les uns des autres ; en règle générale, des couleurs “claires” (blanc et or) jouxtent des couleurs “foncées” (rouge, vert et bleu). Bien qu’appréciées, comme l’a constaté Michel Pastoureau, les grandes surfaces monochromes n’existent quasiment pas dans les images médiévales ; elles sont régulièrement animées de semis1. Il en va de même pour les albâtres. Les fleurettes et autres motifs ornementaux se détachent du fond grâce à un contraste analogue entre couleurs claires et foncées.
Le schéma décoratif du panneau ayant servi de modèle au facsimilé s’est avéré atypique par rapport à celui qui caractérise la polychromie de la très grande majorité de la production anglaise. Afin de pouvoir étudier des exemples plus représentatifs, des modèles 3D ont été produits.
Un premier modèle, celui de l’Assomption du Musée d’Aquitaine, a permis de comparer la version numérique au facsimilé polychrome du panneau. Les divergences les plus importantes apparaissent dans le rendu des caractéristiques optiques de l’albâtre et de l’or : la translucidité et l’éclat du premier, de même que la brillance des deux matériaux sont difficiles à représenter numériquement. Dans le cadre du projet de recherche, de réelles avancées ont pu être accomplies pour améliorer le rendu (fig. 14, 38 et 47). De nouveaux outils, comme les shaders basés sur des mesures optiques – encore en cours de développement –, permettront de simuler avec bien plus de précision les propriétés optiques de l’albâtre et de l’or.
Deux autres modèles 3D, le premier reproduisant un panneau conservé à Libourne, le second une plaque de Saint-Michel de Bordeaux, étaient destinés à reproduire l’univers chromatique habituel de la production anglaise du XVe s.
Si ces deux panneaux se caractérisent par une gamme colorée et des principes esthétiques qui ne se distinguent pas de manière fondamentale de ceux relevés au sujet du panneau de l’Assomption, la grande différence réside dans le fait que ces principes, appliqués de manière plus rigoureuse, sont ici parfaitement conformes à ceux mis en œuvre sur la très grande majorité des panneaux anglais. En simplifiant, on pourrait dire qu’ils présentent le schéma décoratif typique des albâtres anglais du XVe s. : la gamme pentachromatique y apparaît pleinement grâce à l’introduction du bleu, absent de l’Assomption, mais aussi de la plupart des panneaux du XIVe s. Les avers des vêtements sont désormais tous blancs et systématiquement cernés de fins lisérés dorés. Les revers ne montrent plus d’autres couleurs que le rouge ou le bleu. Les carnations des personnages sont maintenant d’une blancheur immaculée ; la peau rose (et marron ?), en revanche, est réservée aux vilains.
Comme le suggère l’examen visuel d’un grand nombre d’autres panneaux, qu’ils soient conservés dans des musées ou des églises, au sein de la région néo-aquitaine ou ailleurs, ces principes esthétiques semblent avoir été observés par l’ensemble des peintres anglais avec tant de rigueur qu’il convient de se demander, à chaque fois qu’un panneau d’albâtre en dévie, si l’on n’a pas affaire à un repeint.
Si les recherches présentées dans ce livre ont permis de restituer la polychromie de trois panneaux d’albâtre anglais, beaucoup reste à faire. En effet, ces plaques individuelles ne peuvent pas fournir d’idée précise de l’aspect d’un retable complet, habituellement composé de sept ou neuf unités, voire plus. Elle ne tient pas non plus compte de l’ensemble des composantes de ces œuvres : les dais et parfois les socles qui encadrent les panneaux, l’hucherie en bois de chêne, elle aussi dorée et peinte, et enfin les inscriptions identifiant les scènes représentées. Le retable de Munkaꝥverá (fig. 48), typique de l’esthétique chromatique du XIVe s., et celui de Naples (fig. 70), représentatif de celle du XVe s., illustrent encore assez bien ce qui a été perdu presque partout ailleurs.
Nous n’avons pas non plus abordé la question de l’éclairage. Force est de constater que les sculpteurs anglais n’exploitaient pas la translucidité naturelle de l’albâtre. Les panneaux sont en effet placés devant un fond opaque, en l’occurrence une hucherie en bois dépourvue d’ajours. Si le rétroéclairage aurait conféré à l’albâtre une luminosité plus grande encore, ses parties peintes, opaques, auraient en revanche perdu une partie de leur luminosité ; leur couleur et le caractère homogène des surfaces auraient été altérés (fig. 71).
Il est par ailleurs difficile d’évaluer les conditions d’éclairage médiévales de ces œuvres, qui ont été le plus souvent disposées sur l’autel d’une église. Ce meuble liturgique est certes souvent muni de cierges, mais ceux-ci ne jouent pas le même rôle qu’un éclairage muséographique destiné à la mise en lumière avantageuse des œuvres. Ils ne servent pas tant à éclairer l’espace, mais symbolisent tout d’abord la présence de Dieu, comme l’explique par exemple saint Jérôme. D’où, ajoute-t-il, la coutume de les allumer de jour comme de nuit2. Rappelons enfin que, certains cas exceptionnels mis à part, les panneaux ont été peints au sein des ateliers des alabastermen. Pour peu qu’ils aient été exportés, le peintre ignorait probablement les conditions d’éclairage régnant dans l’église à laquelle l’œuvre était destinée. C’est finalement la standardisation elle-même de la mise en couleur qui s’oppose le plus nettement à l’idée qu’elle ait pu être adaptée individuellement aux conditions d’éclairage de leur lieu de présentation.
Comme mentionné ci-dessus, la gamme de couleurs retenue par les peintres anglais correspond largement à la classification médiévale la plus répandue des couleurs – blanc, jaune d’or, rouge, vert, bleu et noir –, elle-même tributaire de la pensée aristotélicienne. Comme l’héraldique, les panneaux anglais n’admettent guère que ce petit nombre de couleurs “primaires”. Une différence fondamentale sépare toutefois l’univers des albâtres de celui de l’héraldique, à savoir l’exclusion du noir. Cette dernière couleur, conçue dans les traités médiévaux comme une absence totale de lumière, est réservée au diable et à ses créatures ; en cela, elle s’oppose à la lumière que Dieu créa au premier jour de la Genèse. Cette conception pour ainsi dire manichéenne des couleurs, que l’héraldique ignore, montre que l’univers chromatique des albâtres est fortement imprégné de la culture cléricale.
L’utilisation symbolique des couleurs n’est guère compatible avec la mimesis, c’est-à-dire l’imitation de la nature. Et effectivement, à maintes reprises, la polychromie crée un univers chromatique très éloigné du réel. Les personnages des panneaux agissent dans un monde où les cieux sont toujours dorés et semés de pastilles, et où les sols sont éternellement fleuris – qu’ils se situent en pleine nature ou à l’intérieur d’une maison. Les mêmes “fleurettes” stylisées que celles du sol ornent aussi des objets comme la croix du Christ. Les cheveux se parent des reflets métalliques de l’or et au XVe s., les carnations des personnages positifs adoptent une blancheur immaculée. Mais l’emploi de la couleur n’est pas toujours régi par cette conception manichéenne. Ainsi les armures des soldats, pourtant considérés comme des créatures viles, sont-elles blanches et dotées de “lisérés” dorés comme les vêtements des saints. Des considérations d’ordre esthétique auraient-elles ici prévalu ?
Même s’il est particulier, l’univers chromatique des albâtres anglais n’est pas spécifique à ces œuvres. Comme nous venons de le mentionner, bon nombre de principes qui régissent leur mise en couleur s’appliquent également au domaine de l’héraldique. L’esthétique privilégiant le blanc éclatant et l’or caractérise par ailleurs la sculpture d’ivoire ou de marbre du XIVe s. ; on songera aux nombreuses sculptures de la Vierge à l’Enfant de la période, qui combinent cet univers blanc et doré avec quelques accents de rouge, de bleu et de vert intenses (fig. 72).
La même esthétique, poussée à son paroxysme, s’incarne dans les émaux en ronde-bosse des alentours de 1400. Ils combinent les couleurs vives et brillantes – rouge, vert et bleu – avec le jaune de l’or et le blanc d’émail particulièrement pur et onctueux. S’y retrouvent également les carnations blanches, les cheveux dorés ou encore les lisérés dorés des vêtements.
On remarquera que toutes ces sculptures se distinguent par la blancheur éclatante et brillante de leur support ainsi que par leurs petites dimensions ; sans doute cette qualité particulière du blanc et cette miniaturisation ajoutaient-elles, aux yeux du spectateur médiéval, à l’attrait des œuvres.
La spécificité des albâtres anglais ne réside donc pas dans leur parti pris esthétique, mais dans la longévité avec laquelle il fut appliqué. Il ne semble en effet pas avoir connu de modifications tout au long du XVe s., ni probablement durant le premier tiers du XVIe s.3. En 1550 encore, ce conservatisme étonnant n’a manifestement pas empêché les clients français d’acheter ces œuvres “avec engouement”, comme en témoigne l’ambassadeur anglais Sir John Mason. Dans certaines cours princières italiennes, les retables anglais ont pu s’imposer au XVe s. face à la concurrence potentielle des artistes de la Renaissance ; il en va ainsi de la famille d’Este à Ferrare, qui dota la chapelle privée de son palais d’une de ces œuvres4. Des recherches supplémentaires seraient nécessaires pour comprendre les raisons ayant présidé à de tels choix. En tout état de cause, ces faits soulignent la nécessité de replacer les albâtres anglais, en dépit de leurs singularités, dans le contexte plus large de l’art européen de la fin du Moyen Âge, telles que les études les plus récentes ont commencé à le faire5.
Notes •••
- Pastoureau 1991, 38-40.
- Voir à ce propos par exemple Dow 1957, 266 : “As early as the fourth century Vigilantius ridiculed the burning of lamps in churches during the full light of day, but Jerome justified the practice through its symbolic associations : “Throughout the churches of the East when the Gospel is read candles are lighted, although the sun is shining, not for the purpose of driving away darkness, but as an outward sign of gladness… that under the type of an artificial illumination that light may be symbolized of which we read in the Psalter, “Thy Word, O Lord, is a lantern unto my feet, and a light unto my paths.” St. Isidore, Amalarius and Hrabanus Maurus all used this same justification.“ Pour l’Église catholique, cette signification symbolique a toujours cours : les cierges, lampes ou bougies “traduisent la lumière de Dieu qui éclaire l’humanité et sont, en ce sens, symbole de la vérité révélée.” [en ligne] https://eglise.catholique.fr/glossaire/cierges-lampes-bougies/ [consulté le 27 mai 2021].
- La région bordelaise ne semble pas conserver de panneaux du XVIe s., qui se caractérisent par l’introduction de détails vestimentaires typiques de la Renaissance, comme les toques à bords redressés ou les chaussures à bouts carrés des hommes, ou encore les coiffes volumineuses rappelant des turbans qu’arborent certains personnages féminins. Nous n’avons donc pas pu vérifier en détail si l’univers chromatique des albâtres connaît des modifications pendant cette dernière phase de production des albâtres.
- Voir Murat 2016, 410, qui se réfère à des ouvrages du XVIIIe s. selon lesquels le retable aujourd’hui exposé au Palazzo Schifanoia de Ferrare était initialement “‘the altarpiece of the domestic altar of the Estensi marquis, rulers of Ferrara’, which is to say that it was the altarpiece of the palatine chapel of the Este family, inside their castle in the city centre of Ferrara.”
- Woods 2018 ; De Beer 2018 ; Murat, éd. 2019.