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1• Rome et l’Empire de la mer

“Rome et l’Empire de la mer”, in : Actes du Colloque “Regards sur la Méditerranée”,
Cahiers de la villa Kerylos, 7, 1997, p. 61-78.

Nec <Graeci> terra, nec Romanus mari bellator erat : pas plus que les Grecs sur terre le Romain n’était un combattant sur mer. Cette affirmation de Tite-Live (7.26.13) a été largement partagée tant par les Anciens que par les Modernes. Aux Hellènes, peuple de marins, il est banal d’opposer les Latins, voués depuis l’origine, pour des raisons presque génétiques, aux travaux de la terre : Ille rudis, ille pastorius populus vereque terrester disait déjà Florus (1.18.4) ; pour T. Mommsen, la flotte “romaine” ne fut jamais qu’un pis-aller, méprisé et de médiocre intérêt, tout juste bon pour des affranchis, des orientaux, des gens de peu, voire des esclaves1. Les historiens contemporains ont assez volontiers suivi cette ligne de pensée, forts du témoignage même des auteurs antiques et la marine militaire n’occupe qu’une place très secondaire dans les nombreuses études consacrées à l’armée romaine. Depuis les travaux de J.H. Thiel sur les flottes républicaines2, aucune thèse ne s’est intéressée à cette question qui mériterait pourtant d’être reprise. Si la marine impériale a été mieux traitée, c’est le plus souvent en raison d’un ensemble de sources épigraphiques qui, sans être de même ampleur que celui des autres corps militaires, a davantage intéressé les spécialistes de l’histoire sociale : le statut juridique des matelots et des officiers, la place des préfets dans la carrière équestre, tels ont été les centres d’intérêt des Modernes3. Mais, même chez les meilleurs spécialistes, le rôle et la fonction des flottes de combat n’ont guère suscité d’interrogation : dans un curieux petit essai publié en 19894, C. G. Starr affirme (p. 77) que Rome a maintenu sa marine sur pied de guerre pendant presque trois siècles par pur esprit de conservatisme, alors que les tâches confiées aux matelots n’avaient plus d’intérêt militaire après Auguste. L’explication confond, quand on sait le poids de l’armée dans le budget de l’État romain, les difficultés que celui-ci connut de façon chronique pour payer ses soldats, et qui se traduisirent parfois par de graves mutineries, comme ce fut le cas sous Tibère. Aurait-on entretenu des escadres, nécessairement dispendieuses, si celles-ci avaient été jugées parfaitement inutiles ? Mais, faute de s’interroger sur les fonctions permanentes d’une marine en temps de paix, les historiens ont généralement jugé secondaire le rôle de la mer dans l’Empire de Rome. Que dire, dès lors, des flottes de l’Antiquité tardive, dont l’existence même a souvent été niée5, jusqu’à une époque toute récente6, comme si la marine de Byzance était née toute armée, et sans aucune tradition navale antérieure, au moment de la reconquête de Justinien ?

N’y a-t-il pas pourtant un paradoxe à minimiser l’importance de la puissance maritime au sein d’un Empire qui a réuni l’ensemble des rivages de la Méditerranée, en leur assurant, exemple unique jusqu’à la fin du XIXe siècle, une sécurité des communications sur mer quasi totale ? Un Empire qui, s’ouvrant sous Auguste aux espaces océaniques, entreprit de dominer militairement l’Europe du nord, ce que la seule force des légions ne pouvait assurer ? Au vrai, il convient de se demander, comme le faisait déjà E. de Saint-Denis dans sa belle thèse consacrée au Rôle de la mer dans la poésie latine7, si cette opposition entre “peuples marins” et “peuples terriens” est bien pertinente : “C’est seulement à une époque tardive que Thémistocle persuada aux Athéniens, qui étaient en guerre avec Égine, et en même temps pouvaient s’attendre à l’arrivée du barbare, de construire des navires avec lesquels ils devaient livrer la bataille”, écrit Thucydide (1.14). Àl’inverse, on montrerait aisément quel rôle la flotte péloponnésienne, de tradition maritime pourtant récente, joua dans l’issue de la guerre contre la cité de Périclès, dont la réputation nautique n’était alors plus à vanter. Florus, après avoir constaté que les Romains étaient avant tout des hommes de la terre, ajoute que l’issue de la première guerre punique a bien montré que, “pour des gens courageux, il n’y avait aucune différence entre combattre à cheval ou sur des navires, sur terre ou sur mer”8.

Dans son essai sur le pouvoir naval dans l’Antiquité9, C. G. Starr s’applique à démontrer que l’Antiquité n’a connu que deux véritables thalassocraties, Athènes et Carthage, et que celles-ci ont finalement été vaincues par des puissances continentales, même si ces dernières se sont trouvées dans la nécessité de dominer la mer pour l’emporter sur leurs adversaires. Sans nier l’importance de la puissance navale dans l’histoire des états antiques, C. G. Starr tend donc à la relativiser et à la subordonner. Selon lui, les luttes décisives eurent toujours lieu sur terre : Platée après Salamine, Alexandrie après Actium. 

On ne saurait nier que Rome, à la différence d’Athènes et de thalassocraties modernes comme l’Angleterre ou mieux encore Venise ou la Hollande, n’a pas conquis son Empire depuis la mer, mais par une progressive appropriation des rivages de la Méditerranée. La vision qu’elle avait de sa domination sur l’oikoumène ne pouvait donc pas être la même que chez les véritables “peuples maritimes”. Il y eut pourtant au moins un moment, dans l’histoire de Rome, où les habitants de l’Urbs ne purent manquer d’avoir conscience que leur devenir se jouait sur mer : ce fut pendant la première guerre punique, quand leurs flottes novices, inexpérimentées, affrontaient en des batailles décisives ces maîtres de la guerre navale qu’étaient alors les Carthaginois. Les Modernes ont souvent jugé paradoxale la victoire inattendue, au large des îles Aegates, de ces Romains assez rusés pour transformer le combat sur mer en bataille terrestre, grâce au corvus : scandaleux manque de “fair play” qui profite au plus chanceux mais ne doit pas remettre en cause les réputations les mieux établies. De tels jugements ne témoignent-ils pas, toutefois, d’une profonde méconnaissance des réalités nautiques de l’Antiquité ?

La marine n’a joué assurément qu’un rôle mineur dans la conquête de l’Italie par Rome. Mais il ne pouvait guère en être autrement, compte tenu de ce qu’est la géographie de la Péninsule. Jusqu’à la guerre latine, en effet, c’est-à-dire jusque vers 340/338, l’horizon de l’Urbs fut limité par ses voisins immédiats ; même après cette date, et jusqu’à la fin des guerres samnites, en 290, soit un quart de siècle seulement avant la première guerre punique, l’expansionnisme romain fut essentiellement continental et n’avait nul besoin d’une flotte de guerre. La fondation des premières colonies maritimes, le renouvellement du foedus avec Carthage, le traité d’amitié avec Rhodes, peu avant 300, l’institution des duoviri navales, en 311, montrent certes que Rome, vers la fin du IVe siècle, commençait à élargir son horizon ; mais c’est la conquête de l’Italie du sud et la victoire sur Pyrrhus qui firent véritablement de l’Urbs une puissance dont les intérêts et les ambitions ne pouvaient plus se limiter aux rivages de la Péninsule. En même temps, la conquête permettait au Sénat de disposer des ressources navales des alliés, supervisées en 267, c’est-à-dire seulement à la veille de la guerre punique, par les quaestores classici. Naples, Paestum, Elea, Rhegium, Locres, Tarente allaient désormais contribuer à faire de la flotte “romaine” un véritable outil de combat. L’histoire autant que la géographie expliquent donc la formation, lente et tardive, d’une marine dont les Romains n’avaient pas eu jusqu’alors grand besoin, mais qui allait devenir, sous la pression des événements, un instrument essentiel de leur puissance.

L’issue navale – en apparence paradoxale – de la première guerre punique ne devrait d’ailleurs pas véritablement surprendre. Les Modernes ont été souvent impressionnés par l’art nautique des Athéniens, magnifiquement décrit par Thucydide (2.88-92) : les batailles de Patrai et de Naupacte, dans le récit qu’en donne l’historien de la Guerre du Péloponnèse ont le plus souvent été considérées comme un modèle insurpassable de tactique navale, fondée sur un calcul prédéterminé et rationnel de la manœuvre. Mais depuis la désastreuse expédition d’Alcibiade en Sicile, l’architecture des bâtiments et, par conséquent, la forme même du combat naval, avaient sensiblement évolué : aux coques effilées des navires Athéniens les Syracusains opposaient des proues renforcées par d’énormes bossoirs, selon une conception architecturale qui avait d’abord été celle des Corinthiens à Naupacte ; à la tactique essentiellement manœuvrière de leurs adversaires, pour qui l’éperonnage constituait le but ultime, les Siciliens substituèrent le choc frontal, jusque là considéré comme une maladresse, mais qui se révéla finalement payant dans des espaces resserrés (Thucydide 7.36 sqq.). Un siècle et demi plus tard, à la veille de la première guerre punique, les bâtiments de ligne n’avaient plus grand chose à voir avec les légères trières d’antan10 : formées de “polyrèmes”, principalement des pentères, vaisseaux pontés à cinq rangs de rames, les escadres hellénistiques et Carthaginoises opposaient de véritables plates-formes où prenaient place en grand nombre des combattants embarqués. L’invention par les Romains du “corbeau”, sorte de pont basculant qui permettait aux soldats de passer sur le navire ennemi (Polybe 1.20-23), ne fait que s’inscrire dans une logique militaire qui privilégiait désormais, pour tous les états méditerranéens, la puissance de feu et l’abordage au détriment de la manœuvre. À ce jeu, les Italiens, plus nombreux que leurs adversaires puniques, disposaient d’une évidente supériorité.

Devenue puissance navale en même temps que maître des îles, Rome disposa après la première guerre punique des appuis terrestres qui lui avaient jusqu’alors fait défaut : on ne doit pas perdre de vue, en effet, que les vaisseaux longs de l’époque ne pouvaient en aucun cas se passer d’un important réseau portuaire, réalité qui fut celle de tous les bâtiments à rames jusqu’à l’époque moderne comprise : en 1671, par exemple, on voit les galères du Roi faire escale presque tous les soirs pendant leur patrouille autour de la Corse ou dans le Golfe de Gênes11. Il faut en effet fréquemment se ravitailler en eau, en vivres frais, et l’on hésite toujours à “faire canal”, c’est-à-dire à se lancer dans une navigation hauturière, sauf quand on y est obligé. Dormir en mer est en outre fort inconfortable pour des équipages qui couchent sur leurs bancs. Cette nécessité de garder un contact fréquent avec la terre interdit de mener des actions navales à longue distance, par exemple un blocus, si l’on ne dispose pas soi-même d’un réseau de bases proches, réalité qui s’impose aux flottes romaines comme elle s’imposait déjà aux flottes athéniennes du Ve siècle avant notre ère12. Ces réalités, en elles-mêmes triviales, expliquent, elles aussi, que la puissance navale de Rome se soit développée parallèlement à la conquête terrestre qu’elle ne pouvait guère, en vérité, précéder, compte tenu des contraintes techniques de l’époque. Il convient, là aussi, de considérer avec attention la géographie si l’on veut comparer les Empires maritimes antiques : alors que l’Égée est parsemée d’îles, qui fournissaient autant de points d’appui à la puissance navale athénienne et lui permettaient une projection aisée, mais dans un espace maritime assez resserré, Rome ne put dominer les mers bordières de l’Italie qu’après avoir conquis leurs rivages, mais l’espace ainsi maîtrisé fut d’une tout autre ampleur que celui des Empires qui l’avaient précédée.

Victorieuse de Carthage, l’Urbs eut immédiatement pleine conscience d’être devenue une importante puissance maritime. Les honneurs exceptionnels accordés à Duilius – l’instauration du triomphe naval et les colonnes rostrales13 – ne témoignent nullement du mépris pour les choses de la mer dont on crédite généralement les Romains. Deux faits doivent en outre retenir notre attention : la démilitarisation forcée de la flotte carthaginoise, qui laissait la République sans rivale en Méditerranée occidentale, et, à partir de 225, les premières émissions de monnaies présentant au revers une proue de quinquérème14. Ce dernier acte, purement symbolique, mais qui allait offrir aux IIIviri monetales ample matière à propagande pendant les deux derniers siècles avant J.‑C., montre bien que Rome prétendait désormais à l’Empire de la mer. Consciente de sa force, débarrassée aussi des pirates adriatiques de la reine Teuta (241 avant J.-C.), soucieuse de ne pas voir se reconstituer les forces navales des vaincus, la République allait désormais user largement de sa toute neuve puissance maritime pour accompagner son expansion terrestre. La marine joua un rôle obscur mais considérable pendant le conflit avec Hannibal en interdisant à celui-ci la voie de la mer, en bloquant presque constamment ses liaisons tant avec Carthage qu’avec Philippe V, l’empêchant de se renforcer15. Bien que la guerre fût exempte de grandes batailles navales, son issue montre que l’intérêt stratégique des flottes pouvait être au moins aussi fondamental que leur rôle tactique et que Rome, puissance à l’origine essentiellement terrestre, engagée dans un conflit qui mettait en jeu son existence même sur le sol italien, maintenait, malgré toutes ses difficultés, un effort naval qui lui assurait la maîtrise des liaisons maritimes. Par la suite, aucun des épisodes marquants de la conquête de l’Orient ne s’effectua sans la présence d’importantes flottes de guerre, dont le rôle fut parfois déterminant même s’il ne fut jamais unique ; que ce soit contre Philippe V ou Antiochos III, Rome eut chaque fois la préoccupation de priver ses adversaires de leurs moyens d’action sur mer : par la paix de 196, le roi de Macédoine s’engageait à livrer tous ses vaisseaux de guerre aux Romains (Polybe 18.44). De son côté le traité d’Apamée comporte des clauses navales particulièrement lourdes (Polybe 21.43) : 

“Antiochos s’abstiendra de faire la guerre aux peuples établis dans les Iles et en Europe… Il livrera aussi ses vaisseaux longs avec leurs voiles et leurs agrès et il ne pourra pas posséder à l’avenir plus de dix navires cataphractes. Il ne pourra employer pour faire la guerre, si c’est lui qui l’a commencée, aucun lembos de plus de trente rames et aucune monère. Ses navires ne dépasseront pas l’embouchure du Calycadnos et le cap [Sarpédon], à moins qu’ils ne transportent de l’argent dû à titre d’indemnité, des ambassadeurs ou des otages”. 

Après Pydna, la Macédoine et l’Illyrie, pourtant privées de flottes, se virent même interdire le droit d’exploiter les bois de construction navale (Tite-Live 45). En même temps, la puissance Rhodienne, jusque là alliée des Romains, et fondée essentiellement sur le commerce maritime, se voyait ruinée par la création du port franc de Délos : la République n’eut de cesse, en Orient comme auparavant en Occident, d’annihiler systématiquement tous ceux qui pouvaient contester une suprématie navale désormais bien établie. Conquête maritime et conquête terrestre allaient de pair et résultaient d’une vision politique globale de l’Empire16.

Ce n’est donc pas en raison d’une quelconque faiblesse de la marine romaine que le phénomène de la piraterie se développa en Méditerranée orientale dans la deuxième moitié du second siècle, mais beaucoup plus, et de manière paradoxale, en raison de sa trop grande force : en ruinant systématiquement les puissances navales de la région, Rome créait un vide qu’elle ne pouvait combler, sauf à occuper elle-même l’ensemble des terres, ce qu’elle n’était pas encore prête à faire. La marine à elle seule ne pouvait venir à bout d’un phénomène généralisé de piraterie, dû essentiellement à l’affaiblissement des états riverains de la Méditerranée orientale, sans que Rome administrât directement l’ensemble des terres, ce qui était encore loin d’être le cas : toutes les tentatives qui furent faites pour venir à bout de la piraterie à l’aide de la seule puissance navale furent vaines ; Pompée ne réussit que grâce à un imperium terra marique exceptionnel par son étendue et les moyens qui lui furent affectés. La notice de son triomphe, telle qu’elle nous est rapportée par Pline (NH, 2.4.7) célèbre d’ailleurs cette double action sur terre et sur mer : “Cum oram maritimam praedonibus liberasset et imperium maris populo Romano restituisset …”.

Il est vrai qu’entretemps la politique du Sénat avait changé : la crise de la République eut d’inévitables et profondes conséquences militaires ; une fois assurée de n’avoir plus d’adversaires sur mer, Rome négligea sa marine, au point que celle-ci déclina très sensiblement dans la deuxième moitié du second siècle. En même temps, l’apport de main d’œuvre à bon marché que constituait le trafic d’esclaves, en grande partie alimenté par la piraterie, favorisait les intérêts des grands propriétaires terriens qui siégeaient au Sénat : la République finissante, en proie à des luttes intestines de plus en plus vives, négligeait sa flotte sans souci des intérêts de l’État. Il fallut attendre la fin des guerres civiles et la restauration de la Res Publica pour voir reconstituer une marine digne de ce nom, indispensable pour qui voulait posséder l’imperium maris.

Recréée, non sans mal, par Agrippa, la force navale romaine fut d’abord, évidemment, le fruit d’une impérieuse et immédiate nécessité. Comment venir à bout de Sextus qui, contrôlant la Sicile, bloquait le ravitaillement de Rome, puis d’Antoine, qui tenait l’Orient et son potentiel marin, sans disposer d’escadres nombreuses et aguerries17 ? Mais affirmer, comme le fait C. G. Starr18, que la bataille décisive eut lieu à Alexandrie et non point à Actium résulte d’un étrange accommodement des faits et d’un goût prononcé pour le paradoxe : bloqué en Égypte, Antoine n’avait plus aucune issue. Il était déjà alors stratégiquement mort, et cette décision s’était jouée l’année précédente, après une campagne à la fois navale et terrestre au cours de laquelle l’initiative resta sans cesse aux généraux d’Octavien, et dont Actium fut le point d’orgue19. La propagande augustéenne ne s’y est d’ailleurs pas trompée : c’est bien la victoire d’Actium qui est glorifiée, ainsi que la “domination providentielle de la mer”, selon l’heureuse expression de F. Richard20, même si c’est de la prise d’Alexandrie que date le dies imperii du nouveau maître du monde.

Les victoires d’Octavien sur mer devaient faire de lui un véritable héros national, marqué de la faveur divine : pour lui, on ressuscita, au lendemain de sa victoire sur Sextus, l’honneur depuis longtemps oublié de la colonne rostrale, reliant ainsi son triomphe à celui de Duilius, acquis dans les mêmes eaux, ὅτι τὴν εἰρήνηνἐστασιασμένην ἐκ πολλοῦ συνέστησε κατά τε γῆν καὶ θάλασσαν, “parce qu’il a rétabli sur terre et sur mer la paix troublée depuis longtemps”21. L’expression κατά τεγῆν καὶ θάλασσαν vaut plus que la simple évocation d’une victoire navale : comme l’ont bien montré J. Gagé, et à sa suite A. Momigliano22, elle vient de l’Orient ancien et était employée, à l’époque hellénistique, pour désigner le souverain, instaurateur et garant de la paix universelle en tant que “cosmocrator” et maître des éléments. Mais c’est surtout après Actium que la propagande, en s’amplifiant encore, transforme le chef de guerre en favori de la puissance divine, garant d’un nouvel ordre du monde fondé sur la pacification de l’oikoumène : colonnes rostrales, spolia navalia, émissions monétaires au thème de la Victoria navalis, érection de trophées dans l’Empire, notamment sur le lieu même de la bataille, jeux actiaques, diffusion par l’iconographie, célébration par les poètes23 : la victoire d’Actium fut chantée sur tous les tons et sur tous les modes. Mais elle fut surtout l’occasion de considérer Octavien comme nouveau maître des éléments ; les inscriptions le désignent comme ἐπόπτης γῆς καὶ θαλάσσης à Pergame (IGRR IV, 309 ; 315), ὁ πάσης γῆς καὶ θαλάσσης ἄρχων dans le Bosphore (IGRR I, 875), αὐτοκράτορ γῆς καὶ θαλάσσης à Myra (IGRR III, 719). Sur la célèbre Gemma Augustea de Vienne trône Auguste, figuré en Jupiter cosmocrator, entouré des éléments et couronné par Oikoumène. La paix universelle, mainte fois célébrée par les poètes et les artistes augustéens, est un cadeau de la providence divine qui a valeur cosmique et dont l’Empereur est désormais garant. La sécheresse de l’expression qui figure dans les Res Gestae (“pace parta terra marique”) ne doit pas faire oublier qu’elle justifiait, comme au lendemain de la première guerre punique, la fermeture du temple de Janus, et qu’elle allait devenir en quelque sorte la devise du nouveau régime.

La maîtrise de la mer – il ne s’agit pour l’instant que de la Méditerranée – s’inscrit donc dans une ambition de domination universelle qui trouve pour la première fois sa pleine expression à l’époque augustéenne ; certes le triomphe de Pompée, sa triple victoire sur l’Europe, l’Afrique et l’Asie, la liberté retrouvée de la navigation qui ont rendu aux Romains la “gloire et l’Empire du monde”, selon la formule de Cicéron (De Imperio Cn. Pompei, 53) et l’“imperium maris”, selon celle de Pline (NH, 2.4.7), montrent bien que les Romains avaient désormais le sentiment que la mer, tout comme les provinces terrestres, ressortissait à leur souveraineté. Mais la victoire navale de Nauloque d’abord, celle d’Actium ensuite, par l’ampleur de la propagande mise en œuvre, constituent un tournant en montrant combien l’unité de la Méditerranée est une condition indispensable de la continuité territoriale de l’Empire. La paix retrouvée, la sûreté des communications maritimes rétablie, l’approvisionnement régulier de l’Urbs ôtent à la mer son caractère hostile, étranger, exogène, faisant de la Méditerranée, pour plusieurs siècles, un véritable lac intérieur de la Romanité.

Il reste en revanche d’autres espaces marins à conquérir et Auguste va s’y employer. Selon la fière expression de son testament, il envoie sa flotte visiter les limites du monde au septentrion, insistant sur le fait qu’aucun Romain n’avait jamais pénétré ces contrées :”Classis mea per Oceanum ab ostio Rheni ad solis orientis regionem usque ad fines Cimbrorum navigavit” (Res Gestae, 26.4)La conquête de la Germanie – ou du moins sa tentative – s’est traduite par une série d’opérations navales qui ont mené les escadres romaines dans des régions jusque-là inconnues, de même qu’elles avaient parcouru l’Océan lors de la pacification du nord-ouest espagnol. Elles trouvent leur contrepoint en Orient avec la tentative de conquête de la péninsule arabique lors de l’expédition navale d’Aelius Gallus, et par les premiers contacts directs avec l’Inde, à travers l’Océan Indien24. L’Océan qui entoure la terre et constitue la limite de l’oikoumène appartient donc désormais aux Romains qui se l’approprient politiquement – du moins en théorie –, économiquement, mais aussi intellectuellement en dressant l’”inventaire du monde”, selon l’expression de C. Nicolet25. À lire le testament d’Ancyre, on peut croire que la conquête est achevée, l’espace borné, le nouvel ordre politique garanti par Auguste et installé pour l’éternité : εἰρηνευομένης τῆς ὑπὸ 
Ῥωμα(ί)οις πάσης γῆς καὶ θαλάσσης, ou, mieux, dans la version latine, [cum p]er totum i[mperium po]puli Roma[ni terra marique es]set parta vic[torii]s pax (Res Gestae, 13), conformément à la prophétie d’Anchise montrant à Enée l’avenir de sa race et lui promettant qu’Auguste reculerait les limites de son Empire jusqu’aux extrémités du monde (Virgile, Enéide, 6.794-795 sqq.)26.

La mer fait désormais partie du paysage familier aux Romains : l’Enéide est, selon l’expression d’E. de Saint-Denis, l’épopée de la flotte impériale, écrite en pleine réorganisation de celle-ci ; les peintures pompéiennes sont remplies de “marines” qui évoquent des combats navals, vrais ou inventés ; les naumachies, spectacle nouveau à Rome, attirent les foules pour des mises en scènes chargées de symbole : en 2 avant J.-C., à l’occasion de la dédicace du temple de Mars Ultor, et au moment où allait s’ouvrir la grande expédition orientale de Caius, on reconstitua sur le champ de Mars, dans un grand bassin creusé à cet effet, la bataille de Salamine, emblème de la victoire sur les Perses27.

Il n’est donc pas surprenant qu’Auguste, aidé d’Agrippa, ait maintenu sur pied de guerre les flottes victorieuses à Actium : non seulement celles-ci restaient nécessaires pour les entreprises militaires à venir, mais elles constituaient un instrument de pouvoir essentiel entre les mains du prince. Les vicissitudes des temps avaient montré que l’affaiblissement de la puissance navale de Rome conduisait dans tous les cas à une rupture de l’unité de la Méditerranée et menaçait par conséquent la domination de l’Urbs sur son Empire, en favorisant les forces centrifuges. Au moment où Auguste installait les légions sur un pied de guerre permanent, et non plus en fonction des besoins immédiats, il était évidemment nécessaire de compléter le dispositif militaire en installant des escadres qui répondaient au même principe. Loin de détruire les vaisseaux d’Antoine, le Prince les installa à Fréjus, valido cum remige (Tacite, Annales, 4.5), c’est-à-dire avec un équipage opérationnel. L’installation de deux flottes à Misène et à Ravenne répondait en même temps au besoin de disposer, sur les deux côtes italiennes, d’une force navale efficace et immédiatement disponible, rétablissant la suprématie maritime de l’Occident, perdue lors des dernières guerres civiles au profit de l’Orient. Au même moment furent constituées les premières escadres provinciales, chargées de veiller au maintien de l’ordre dans des eaux lointaines que les navires basés près de Rome ne pouvaient atteindre facilement : la classis Alexandrina, sans doute créée à partir des vaisseaux de Cléopâtre, si l’on en croit un papyrus d’Oxyrhynchus (P. Oxy. 2820), et la flotte de Germanie, auxiliaire indispensable de la conquête. Les autres escadres furent créées ultérieurement, en fonction des besoins militaires28.

Si l’époque augustéenne constitue un temps privilégié dans la prise de conscience par Rome de sa souveraineté sur la mer, elle n’est nullement un moment unique. Dans une bonne étude, fort bien documentée, qui recense les formules officielles où s’exprime la domination universelle de l’Empereur, A. Mastino constate que l’épigraphie est pauvre avant Trajan, et que c’est surtout à partir des Sévères que les expressions d’αὐτοκράτορ, ou δεσπότης γῆς καὶ θαλάσσης καὶ παντὸςἀνθρώπων γένους apparaissent dans les inscriptions29. Mais de cette évolution, somme toute classique, des formulaires épigraphiques, on ne saurait conclure trop rapidement à un changement de politique navale30. Les successeurs d’Auguste ont poursuivi son œuvre, maintenant opérationnelles des escadres romaines que la poursuite de la conquête rendait d’ailleurs nécessaire. On voit ainsi se créer sous Claude la classis Britannica, installée sur les deux rives de la Manche et indispensable au maintien des liaisons maritimes avec le continent ; sous Néron, l’absorption des escadres pontiques au moment de la mainmise sur le royaume vassal de Polémon conduit à créer la classis Pontica ; sous les Flaviens apparaissent les flottes du Danube, classis Pannonica et classis Moesica , liées à l’avance militaire romaine. Vers la fin du siècle, ou plus probablement sous Trajan, la classis Syriaca et l’aménagement du port de Séleucie de Piérie permettent à l’Empereur d’acheminer les troupes nécessaires aux campagnes parthiques31Le dispositif naval impérial, contrairement à ce que l’on a parfois affirmé, n’est pas né tout armé de la pensée de son fondateur ; il a sensiblement évolué dans le temps, selon les besoins d’une conquête restée inachevée, malgré les proclamations officielles.

Cette politique militaire s’accompagne toujours d’une œuvre de propagande : la tentative de conquête de la Bretagne par Caligula est marquée par des cérémonies dont se gaussent les historiens antiques, suivant en cela la tradition sénatoriale qui voit en Caius un tyran sanguinaire et fou32 : l’Empereur embarque sur un bâtiment de guerre, fait ranger ses troupes en ordre de bataille sur le rivage, leur ordonne de ramasser des coquillages, édifie le phare de Boulogne, puis renvoie à Rome les trières sur lesquelles il avait navigué. Mais les Modernes ont bien compris, malgré les déformations de l’Annalistique, qu’il s’agissait d’une cérémonie propitiatoire, préliminaire à un triomphe sur l’Océan33. C’est Claude naturellement qui bénéficia de celui-ci, marqué par l’érection de deux arcs, l’un à Rome et l’autre “à l’endroit où Claude s’était embarqué pour la Bretagne” (Dion Cassius 60.22) ; l’Empereur reçut une corona navalis, symbole de sa victoire sur l’Océan, par ailleurs chantée dans une série de poèmes déclamés peut-être à l’occasion du triomphe de 44, et qui proclament, comme auparavant sous Auguste, que l’Océan, jusqu’alors inconnu, fait désormais partie de l’Empire34. Point n’est besoin en outre de rappeler qu’est aménagé sous Claude le port d’Ostie, qui procure enfin à Rome les installations nécessaires à un ravitaillement de plus en plus considérable. 

Sous Vespasien, la Victoria navalis, relayée par la Victoria Augusti avec proue, est régulièrement célébrée par des émissions de dupondii et d’asses et fait partie des thèmes de propagande chers au nouveau régime35 : il ne s’agit pas seulement, comme l’a bien montré F. Richard, de la bataille navale contre les Juifs, mais d’un concept général qui associe la victoire sur mer à la fortune de l’Empereur et à la domination de Rome36. Le thème de l’Océan vaincu est célébré à son tour par Tacite, à la gloire d’Agricola, le premier qui ait entrepris une circumnavigation de la Bretagne : “il fit reconnaître les ports par la flotte ; associée par Agricola pour la première fois aux forces en action, elle suivait, spectacle exceptionnel : à la fois sur terre et sur mer la guerre était poussée et souvent, dans le même camp, fantassin et cavalier ou soldat de marine confondant leurs ressources et leur allégresse, exaltaient chacun leurs exploits… Les Bretons eux-mêmes, on l’apprenait par les prisonniers, restaient interdits à la vue de la flotte en pensant que, le secret de la mer étant dévoilé, leur dernier refuge en cas de défaite leur était fermé” (Tacite, Agricola, 25).

Les successeurs d’Auguste ont donc prolongé la politique navale du fondateur de l’Empire, complétant le dispositif établi, célébrant la domination de la mer comme partie intégrante de leur pouvoir. Mais si le rôle militaire des flottes romaines sur les mers extérieures ou sur les fleuves du limes a été généralement compris, quoique nettement sous-estimé, celui des flottes méditerranéennes ne l’a guère été : C. Courtois écrivait à leur propos qu’elles n’avaient d’autre objet que d’effectuer une “police inutile” des mers37. Faute de s’interroger sur les missions confiées aux escadres romaines, la plupart des historiens n’ont voulu voir dans la marine impériale qu’un instrument sans fonction, et nécessairement voué à une rapide décadence, bien digne de ce peuple dont les attaches terriennes sont tellement connues.

À supposer que la police soit inutile sur une mer où le flibustier n’est plus, sous le Principat, qu’un personnage romanesque – encore faudrait-il se demander pourquoi la piraterie ne renaissait plus, quand les flottes romaines étaient fortes, mais commença à réapparaître vers le milieu du IIIe siècle, dès lors que celles-ci furent plus faibles – d’autres missions pouvaient largement suffire à occuper les marins. L’idée que l’Empire des deux premiers siècles de notre ère était un hâvre de paix absolue appartient aux panégyristes de l’Antiquité et à ceux des Modernes qui les lisent sans esprit critique : dans une lettre écrite d’Alexandrie sous le règne de Trajan, le matelot Terentianus apprend à son père qu’il doit partir en toute hâte avec une vexillation en Syrie (P. Mich., 8.467) : sa vie n’était donc pas si paisible qu’on pourrait le croire. Nous avons déjà dit que l’aménagement du port de Séleucie de Piérie et la création de la classis Syriaca étaient nécessités par la logistique des campagnes parthiques. On rencontre fréquemment en effet, à l’embouchure de l’Oronte, des vexillations des flottes prétoriennes ; celle de Misène y entretenait d’ailleurs un camp permanent38. Ce n’est sans doute pas par hasard qu’en 114, soit à la veille du déclenchement de la guerre parthique, est signalée à Cyrrhus la présence de Q. Marcius Turbo, préfet de la flotte de Misène, dont nous savons par ailleurs qu’il transporta vraisemblablement Trajan à bord de la quadrière Ops39. Sous les Sévères, on voit à Éphèse, plaque tournante des navigations entre le Pont Euxin et les deux bassins de la Méditerranée, mais aussi tête de pont de la grande voie terrestre qui traverse l’Asie Mineure vers le front oriental, une vexillation des flottes de Ravenne et de Misène sous le commandement de Vibius Seneca40. En Italie même, un certain C. Iulius Alexander est praepositus reliquationi classium praetoriarum Misenatium et Ravennatium piarum vindicum expeditioni orientali41, responsable des navires restés au dépôt central pendant la guerre parthique de Gordien, c’est-à-dire de ceux qui n’avaient pas été envoyés en Orient. On trouverait nombre d’exemples de telles participation des flottes italiennes aux mouvements militaires du temps42 : les bâtiments de guerre pouvaient en effet transporter des soldats, comme le montre suffisamment la colonne trajane, où nous voyons l’Empereur s’embarquer avec ses troupes sur les vaisseaux longs de la flotte de Ravenne (scènes LXXIX sqq). Ceux-ci pouvaient aussi transporter les bagages, comme l’attestent là aussi la colonne Trajane ou l’inscription d’un certain C. Sulgius Caecilianus qui fut, sous les Sévères, praepositus reliquationi classis praetoriae Misenatium piae vindicis et thensauris dominicis et bastagis copiarum devehendarum (CIL VIII, 14854).

Ce rôle logistique de la marine romaine constituait une tâche essentielle des flottes italiennes en “temps de paix” ; elle n’excluait nullement les “missions de présence” en Méditerranée, fréquemment attestées par les frappes monétaires des cités orientales qui représentent volontiers une galère armée au revers de leurs médailles tout en se donnant parfois à elles-mêmes l’épithète de ναυάρχις43. Ces tâches de routine, pour pacifiques qu’elles soient, sont bien connues des marins de toutes les époques : elles consistent à “montrer le pavillon”, y compris en pays allié, voire sur son propre territoire, c’est-à-dire, pour employer un vocabulaire moderne propre aux états-majors, à effectuer une dissuasion passive contre toute forme de menace et toute velléité de troubles, en faisant étalage de sa force. Nombre de ces sorties correspondaient d’ailleurs à des voyages officiels de l’Empereur qui assurait ainsi par sa présence visible, et en grand cortège, l’autorité de l’État.

Contrairement à ce que l’on croit trop souvent, la grande crise du IIIe siècle n’a pas fait disparaître les escadres romaines, même si elle les a naturellement affaiblies, comme elle a d’ailleurs touché l’ensemble du système militaire romain. Mais il n’est pas facile de suivre dans le détail l’évolution de leur dispositif, faute de sources fiables et nombreuses. Je me suis attaché ailleurs à démontrer que les vieilles théories de C. Courtois, pour qui la marine militaire avait purement et simplement disparu dans la tourmente des années 250-28044, n’étaient pas fondées et que Rome avait maintenu sur pied de guerre une force navale conséquente, probablement réorganisée par Constantin pour qui elle fut un instrument indispensable dans sa conquête du pouvoir45. Ce n’est pas le lieu de revenir ici dans un débat très technique sur les sources dont nous disposons et il suffit de résumer les principaux résultats d’une enquête déjà ancienne.

La sécurité et l’unité de la Méditerranée ont été menacées pendant plusieurs années, en raison de l’affaiblissement de l’État romain, en proie à une grave crise politique, économique, sociale et militaire vers le milieu du IIIe siècle. Sur mer, l’apparition de nouveaux et puissants adversaires qui atteignent vers la fin des années 230 les rives du Pont Euxin crée une menace considérable dans le Bosphore, à la charnière entre l’Europe et l’Asie, là précisément où le dispositif naval installé par Auguste et ses successeurs est le plus faible. Moins d’un siècle avant la création de Constantinople, les événements démontrent l’intérêt stratégique d’une marine puissante dans les détroits. Un premier raid des Goths et des Boranes ravage les villes grecques du littoral de la Mer Noire et descend jusqu’à Éphèse, probablement en 252 (Zosime I, 27-28). D’autres expéditions suivent, menaçant sans cesse cette région, et débordant parfois en Méditerranée. En 267, sans doute, Athènes est prise, malgré la défense de Dexippe (FHG III, 21). En 270, le préfet d’Égypte, Tenagino Probus, se bat contre les Goths au large de Chypre et des côtes Ciliciennes46. Sous Probus, un groupe de Francs, embarqué sur la côte nord du Pont Euxin, réussit à passer les détroits et à traverser toute la Méditerranée, en repartant par le détroit de Gibraltar (Zosime 1.71). En même temps réapparaît la piraterie sur les côtes Ciliciennes, endémique chaque fois que l’arrière-pays n’est plus solidement contrôlé47. Sur les mers extérieures, la situation est pire et les côtes de la Germanie, des Gaules, de la Bretagne, sont régulièrement razziées par les embarcations saxonnes, dont les incursions ne cesseront pas avant plusieurs siècles48

Face à ces menaces, le pouvoir romain lutta d’abord comme il put avec les difficultés que l’on sait ; en tout état de cause, l’Empire était encore assez fort pour résister victorieusement, malgré l’humiliation que représentèrent la capture de Valérien par les Parthes et les nombreuses sécessions provinciales ; l’unité de la Méditerranée, quoique menacée à plusieurs reprises, ne fut jamais rompue. La restauration par Dioclétien d’abord, par Constantin ensuite d’un pouvoir central fort devait rétablir l’Empire dans ses prérogatives à la domination universelle, y compris sur mer. La propagande officielle ne laisse aucun doute à ce sujet : l’usurpation de Carausius et d’Allectus, qui coupe la Bretagne du continent, en s’appuyant sur une flotte puissante, célébrée par de nombreuses émissions monétaires49, rend nécessaire une reconquête difficile, impossible sans la reconstitution de moyens navals importants et sans l’aide de la Felicitas impériale, de la force divine du César Constance chantée par le Panégyriste de 297 : 

“Le premier, en effet, tu t’es élancé du rivage de Gesoriacum sur l’océan bouillonnant… Qui n’aurait osé se confier à la mer, si démontée fût-elle, quand tu étais embarqué ? …Que pourrions-nous craindre ? Nous suivons César !… C’est à toi, invincible César, de te glorifier d’avoir découvert un nouveau monde, toi qui, en restituant à la puissance romaine sa gloire navale, as ajouté à l’Empire un élément plus grand que toutes les terres” (Pan. Lat, 4.14). 

La victoire impériale fut célébrée par des émissions d’aurei et la frappe du célèbre médaillon d’Arras où figure l’entrée de Constance à Londres, accompagné d’une flotte symbolisée par une galère50

À son tour, la victoire navale de Constantin sur Licinius, en 324, constitue l’épisode décisif qui rétablit la paix et l’unité de l’Empire, permet au nouveau maître du monde de prétendre aux titres qui expriment la domination cosmocratique sur la terre et la mer51, comme autrefois après Actium. On observe, dans le courant du IVe siècle, de nombreuses émissions monétaires au type du bateau de guerre52, des louanges officielles aux empereurs qui, comme Constant, ont vaincu l’Océan (Firmicus Maternus, De Errore Prof. Relig., 28.6). Bien que nos sources soient de plus en plus lacunaires à mesure qu’on s’avance dans le siècle, on constate, en pointillé, la permanence d’une importante activité navale ; il est vrai que le dispositif militaire a été profondément modifié et que les principales escadres méditerranéennes sont désormais à Constantinople et non plus en Italie. Cette filiation avec la marine du Principat est aussi d’ordre technique : les galères de l’époque, quoique de rang inférieur si on les compare à celles des deux premiers siècles de notre ère, s’inscrivent dans une évidente tradition d’architecture navale53. Identiques aussi seront les tactiques utilisées par les escadres byzantines, si l’on en croit les nombreux traités d’art nautique rassemblés par A. Dain54. L’Empire, clairement conscient de sa supériorité technique et de la nécessité de la préserver, ira jusqu’à punir de mort quiconque apprendra aux Barbares la manière de construire un bateau (Code Justinien IX, 47.25).

La domination de la mer fut donc un élément essentiel de l’Empire de Rome. Même si l’Urbs ne fut pas, à ses origines, une cité maritime, fondant son expansion et sa prospérité sur la puissance navale, son histoire intérieure autant qu’extérieure fut, dès la première guerre punique, étroitement liée à la maîtrise de l’espace marin. La mer, sous l’Empire, constitue un trait d’union plus qu’elle ne sépare, et l’on circulait en Méditerranée avec moins de risques au IIe siècle de notre ère qu’à l’aube des temps modernes, compte tenu des impératifs techniques de l’époque. “De tous les caractères de cette admirable construction humaine que fut l’Empire romain, le plus frappant et aussi le plus essentiel est son caractère méditerranéen” écrivait H. Pirenne en commençant son Mahomet et Charlemagne. De fait l’Empire sut maintenir pendant plus de quatre siècles, jusqu’à l’invasion de l’Afrique du nord par les Vandales, l’unité maritime et politique de la Méditerranée. La domination de la mer ne fut certes pas le seul élément de la puissance romaine ; elle n’en constitue pas moins un facteur clef pour un Empire qui fut le seul à maîtriser, et pendant plusieurs siècles, un espace aussi considérable.

Notes

  1. Histoire romaine, trad. Alexandre, III, Paris, 1865 p. 77-78.
  2. Studies on the History of Roman Sea-Power in Republican Times, Amsterdam, 1946 ; A History of Roman Sea-Power before the second Punic War, Amsterdam, 1954.
  3. C. G. Starr, The Roman Imperial Navy31 BC-AD 324, Cambridge (Mass.), 1941 ; E. Sander, “Zur Rangordnung des römischen Heeres: die Flotten”, Historia, VI, 1957, p. 347-367 ; F. Grosso, “Il diritto latino ai militari in età Flavia”, Rivista di cultura classica e medioevale, 7, 1965, p. 541-560 ; D. Kiesnast, Untersuchungen zu den Kriegsflotten der römischen Kaiserzeit, Bonn, 1966 ; S. Panciera, “Gli schiavi nelle Flotte augustee”, in : Atti del Convegno internazionale di studi sulle antichità di Classe, Ravenne, 1967, p. 313-330 ; Id., “Sulla pretesa esclusione di cittadini romani dalle flotte italiche nei primi secoli del Impero”, Rendiconti dell’accademia nazionale dei Lincei, s. 9a, 8, 1964, p. 316-328 ; H. Chantraine, “Kaiserliche Sklaven im römischen Flottendienst”, Chiron, I, 1971, p. 253-265 ; N. Rouland, “Les esclaves romains en temps de guerre”, Coll. Latomus, 151, Bruxelles, 1977 ; P. R. C. Weaver, Familia Caesaris. A social Study of the Emperor’s Freedmen and Slaves, Cambridge, 1972. 
  4. C. G. Starr, The Influence of Sea Power on Ancient History, New York, Oxford, 1989.
  5. C. Courtois, “Les politiques navales de l’Empire romain”, Revue Historique, 1939, p. 17-47 et 225-259.
  6.  Cf. Kienast 1967 (note 3)
  7. E. de Saint-Denis, Le rôle de la mer dans la poésie latine, Lyon, 1935.
  8.  Loc. cit.
  9. Supra n. 4.
  10. Cf. L. Casson, Ships and Seamanship in the ancient World, Princeton, 1971.
  11. J. Cordey, Correspondance de Louis-Victor de Rochechouart, Comte de Vivonne, général des galères de France pour l’année 1671, Paris, 1910, p. 25, 32, 96-97.
  12. J. Taillardat, “La trière athénienne et la guerre sur mer”, in : Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, sous la direction de J.-P. Vernant, Paris, 1968, p. 183-205.
  13. Tite-Live (17, épitomè) ; Servius, ad Georg. III, 29 ; Pline, NH, 34.20. Il y eut d’ailleurs bien d’autres triomphes navals pendant la première guerre punique : cf. E. Pais, Fasti triumphales Populi Romani, Rome, 1920.
  14. M. Crawford, Coinage and Money under the Roman Republic, Londres, 1985, p. 52 sqq.
  15. E. de Saint-Denis, “Nostrum Mare”, REL, 53, 1975, p. 62-85.
  16. Voir les bonnes réflexions de F. Richard, Imperium Maris. Recherches sur les aspects idéologiques et religieux de la thalassocratie dans le monde hellénistique et romain, thèse de doctorat d’état, oct. 1994, Université de Paris IV.
  17. Cf. J.-M. Roddaz, Marcus Agrippa, Rome, 1984.
  18. Starr 1989 (note 4).
  19. Cf. Roddaz 1984 (note 17). M. Reddé, Mare Nostrum. Les infrastructures, le dispositif et l’histoire de la marine militaire sous l’Empire romain, Rome, 1986.
  20. Richard 1994 (note 16), p. 177 sqq.
  21. Appien, BC, 5.130.
  22. J. Gagé, “Actiaca”, MEFR, 53, 1936, p. 37-100 ; A. Momigliano, “Terra marique”, JRS, 32, 1942, p. 53-64.
  23. Sur tous ces points on verra les très bonnes analyses de Richard 1994 (note 16), passim.
  24. Sur ces contacts, voir Strabon 2.5.12 et Pline, NH, 6.101-104. S. Sidebotham, Roman Economic Policy in the Erythra Thalassa 30 BC-AD 217 (Mnemosyne Suppl. 91), Leyde, 1986 ; L. Casson, The Periplus Maris Erythraei, Princeton, 1989.
  25. C. Nicolet, L’inventaire du monde. Géographie et politique aux origines de l’Empire romain, Paris, 1988.
  26. Sur la place des poètes augustéens dans l’œuvre de propagande d’Auguste, voir H.D. Meyer, Die Aussenpolitik des Augustus und die augusteische Dichtung, Cologne, 1961 ; CR par P. A. Brunt, JRS, 1963, p. 170-176.
  27. Res Gestae, 23. Cf. J.-C. Golvin, M. Reddé, “Naumachies, jeux nautiques et amphithéâtres”, Spectacula I. Gladiateurs et amphithéâtres, Lattes, 1990, p. 165-177.
  28. Cf. Reddé 1986 (note 19), p. 486 sqq.
  29. A. Mastino, “Orbis, Κόσμος, Οἰκουμένη: aspetti spaziali dell’idea di impero universale da Augusto a Teodosio”, Popoli e spazio Romano tra diritto e profezia, Naples, 1986, p. 63-162.
  30. Contra Richard 1994 (note 16), p. 507 sqq.
  31. Reddé 1986 (note 19), p. 502 sqq. Sur les campagnes parthiques et l’aménagement du port de Séleucie de Piérie, D. van Berchem, Le port de Séleucie de Piérie et l’infrastructure navale des guerres parthiques, BJ, 185, 1985, p. 47-87.
  32. Suétone, Caligula, 46 ; Dion Cassius 59.25 ; Aurelius Victor, Liber Caesarum, 11-12.
  33. J. Gagé, Basileia, Paris, 1968, p. 54-57 ; G. C. Picard, Les trophées romainscontribution à l’histoire de la religion et de l’art triomphal à Rome, BEFAR, 187, Paris, 1957, p. 328-331 ; Richard 1994 (note 16), p. 551-555.
  34. A. Riese, Anthologia Latina, Teubner, 1894, p. 324-326. Voir l’excellent commentaire de Richard 1994 (note 16), p. 555 sqq. 
  35. BMCRE 597-599 ; 615-617 ; 665-666.
  36. Richard 1994 (note 16), p. 476 sqq.
  37. C. Courtois, “Les politiques navales de l’Empire romain”, RH, 186, 1939, p. 29.
  38. AE 1896, 21 ; BGU 113 ; H. Seyrig, “Le cimetière des marins de Séleucie de Piérie”, Mélanges Dussaud, Paris, 1939, p. 451-459.
  39. E. Frezouls, “Inscription de Cyrrhus relative à Q. Marcius Turbo”, Syria, 30, 1953, p. 247-278.
  40. AE 1956,10 ; J. Keil, “Ephesos und der Etappendienst zwischen der Nord-und-Ostfront des imperium romanum”, Anzeiger der österreichischen Akademie der Wissenschaften zu Wien, Phil. hist. Klasse, 12, 1955, p. 163-165 ; H.-G. Pflaum, “Vibius Seneca, Dux vexillationum classis praetoriae Misenatium et Ravennatium”, Studi Romagnoli 18, 1967, p. 255-257.
  41. ILS 9221 =AE 1910,36.
  42. Reddé 1986 (note 19), p. 370 sqq.
  43. C. G. Starr, “Naval Activity in Greek Imperial Issues”, Revue suisse de numismatique 46, 1967, p. 51-57.
  44. Courtois 1939 (note 37).
  45. Reddé 1986 (note 19), p. 572-652 ; cf. aussi D. Kienast, Untersuchungen zu den Kriegsflotten der römischen Kaiserzeit, Bonn, 1966.
  46. SHA, Vita Claudi XII, 1.
  47. Voir les différentes sources dans Reddé 1986 (note 19), p. 614 sqq. 
  48. Voir E. Demougeot, La formation de l’Europe et les invasions barbares, I, Paris, 1969 ; II, 1979.
  49. RIC V, 2 : Carausius 560, 648 ; Allectus 55, 131.
  50. RIC VI, Treveri 87-88 ; P. Bastien et C. Metzger, Le trésor de Beaurains, dit d’Arras, Wetteren, 1977, n°311. Voir aussi Richard 1994 (note 16), p. 571 sqq. 
  51. Voir Mastino 1986 (note 29), p. 108 sqq.
  52. RIC VII Constantinople 18 ; Cyzique 73, 92-93 ; LRBC 985-986 par exemple.
  53. Reddé 1986 (note 19), p. 117-124.
  54. A. Dain, Naumachica, Paris, 1943, IV.
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EAN html : 9782356134899
ISBN html : 978-2-35613-489-9
ISBN pdf : 978-2-35613-490-5
ISSN : 2827-1912
Posté le 23/12/2022
11 p.
Code CLIL : 4117; 3385
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Comment citer

Reddé, Michel, “Le rôle de la mer. Introduction”, in : Reddé, Michel, Legiones, provincias, classes… Morceaux choisis, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 3, 2022, 17-28, [en ligne] https://una-editions.fr/1-rome-et-lempire-de-la-mer [consulté le 21/11/2022].
doi.org/10.46608/basic3.9782356134899.3
Illustration de couverture • Première• La porte nord du camp C d'Alésia, sur la montagne de Bussy en 1994 (fouille Ph. Barral / J. Bénard) (cliché R. Goguey) ;
Quatrième• Le site de Douch, dans l'oasis de Khargeh (Égypte) (cliché M. Reddé, 2012)
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