“Franges urbaines, confins territoriaux : quelles notions pour quelle réflexion ?”,
in : C. Besson, O. Blin, B. Triboulot (éd.), Franges urbaines et confins territoriaux.
La Gaule dans l’Empire, Ausonius Mémoires 41, Bordeaux, 2016, p. 649-660.
Ce texte, écrit en mai 2012, pour la conclusion du colloque,
n’avait pas été remis à jour pour la publication.
L’archéologie préventive, en France, mais aussi ailleurs en Europe, est de plus en plus impliquée dans la fouille de grands secteurs suburbains de villes modernes dont l’extension croissante implique l’étude de vastes zones périphériques des agglomérations antiques : bâti plus ou moins dense, jardins et vergers, domaines ruraux, nécropoles, dont l’imbrication géographique pose des questions nouvelles à un milieu scientifique trop longtemps habitué à considérer villes et campagnes comme des éléments hétérogènes, voire opposés. Dans le même temps, le progrès technique de méthodes d’investigations nouvelles comme le Lidar, qui permet de repérer des vestiges sous couvert boisé, l’attention portée à des établissements ruraux plus modestes que les grandes villae gallo-romaines, qui ont la plupart du temps focalisé l’attention, invitent à reconsidérer l’occupation du sol dans les territoires marginaux des cités antiques, longtemps réputés vides et trop à l’écart des centres municipaux pour jouer un rôle politique et économique digne d’intérêt. Mais cette nouvelle “archéologie du territoire” doit s’appuyer sur des catégories de pensée claires et bien définies si elle veut décrire des réalités homogènes, fonctionnelles, et être à même de produire des modèles d’occupation de l’espace ayant une pertinence historique.
Exposer de manière précise ce que sont, dans l’Antiquité, ces zones de confins, urbains ou territoriaux, ne va pas nécessairement de soi si on ne sait dans quel registre se situer et à quel type de sources se référer : pour les historiens et les épigraphistes, la situation sera complétement différente selon qu’on se placera dans le cadre d’une ville de droit romain (ou latin), ou d’une civitas pérégrine (qui n’est pas régie par les mêmes règles, au moins au début de l’Empire), a fortiori d’une de ces agglomérations que nous appelons à tort “secondaires”, faute de savoir mieux les caractériser, et qui n’ont pas, en principe, de statut municipal autonome. Mais ce vocabulaire, qui est celui du droit, ou plutôt des droits multiples qui régissent cette mosaïque qu’est l’Empire romain, n’a lui-même rien à voir avec la réalité urbanistique, économique des franges urbaines ou territoriales, qui ressortit en réalité à la géographie humaine. Mélanger ces différentes grilles d’analyse conduit inévitablement à des confusions dans la pensée, comme on va le voir à l’aide de quelques exemples.
I
C’est vers Rome même qu’il faut d’abord se tourner, si l’on veut disposer, non d’un modèle, mais d’une documentation exceptionnelle, à la fois écrite et archéologique, qui permet une meilleure appréhension du problème posé. Au moment où Auguste s’apprête à créer la Ville aux XIV régions, la capitale du monde est dotée d’au moins trois limites : l’une religieuse – le pomerium – qui n’englobe pas l’Urbs dans son ensemble puisque l’Aventin n’en fait pas partie ; l’autre défensive, depuis longtemps obsolète et largement en ruines – l’enceinte servienne –, qui ne se confond pas elle-même avec le pomerium ; la troisième, enfin, en perpétuelle expansion, est constituée par l’extrémité de la zone bâtie, les “continentia” [aedificia] qui forment avec la Ville (au sens juridique du terme) l’agglomération romaine. Les habitants des continentia jouissent, sous l’Empire, d’un droit identique à ceux des XIV régions, comme l’attestent plusieurs passages du Digeste, notamment en 50.16.147 (Terentius Clemens) : “ceux qui sont nés dans les continentia de la Ville sont considérés comme nés à Rome”. La définition la plus claire est sans doute celle de Marcellus, bien qu’il faille distinguer dans son propos le droit stricto sensu et l’usage (Dig., 50.16.87) : “Alfenus dit que la ville de Rome s’entend de tout ce qui est renfermé dans ses murs. Mais on comprend aussi sous cette dénomination tous les édifices qui l’avoisinent. En effet, d’après l’usage vulgaire on ne peut entendre par Rome seulement ce qui est dans l’enceinte de ses murs, car nous disons que nous allons à Rome, quand même ce serait pour demeurer hors de la ville”. Les Empereurs ajouteront ultérieurement à cet ensemble complexe une ligne d’octroi, marquée par des inscriptions qui en précisent la fonction (par exemple CIL VI, 1016). La liste pourrait encore s’allonger, mais on n’envisagera pas ici d’autres limites plus lointaines, et par ailleurs très mal connues, comme celle des “sanctuaires de confins” à V ou VI milles de l’Urbs. Cette imbrication complexe de réalités urbanistiques et de notions juridico-religieuses est bien décrite par un texte célèbre de Denys d’Halicarnasse (Ant., 4.13.3-4) qui exprime son étonnement face à cette mégapole dont la périphérie ne peut être aisément cernée, et où la campagne et l’agglomération semblent s’interpénétrer. Le texte date précisément du moment où Auguste s’apprête à réorganiser administrativement le territoire urbain1. La situation sera identique au moment de la dernière extension du pomerium avec la création de la muraille aurélienne, qui aura pour conséquence d’inclure dans la ville des nécropoles anciennes, comme par exemple celle des Scipions.
Que désigne, dans ces conditions, le mot de suburbium ? Il ne s’agit pas d’un terme du vocabulaire administratif et juridique, mais d’un mot rarissime qui apparaît dans les Philippiques de Cicéron (12.24), et il vaut la peine d’examiner brièvement le contexte dans lequel il est employé2. Dans ce discours contre Marc Antoine prononcé au début de l’année 43, l’orateur souligne les dangers qu’il y aurait pour lui à traverser l’Italie, tenue par ses adversaires ; et il passe en revue les grandes voies romaines, pour bien montrer qu’il se refuse à quitter la Ville. Puis il conclut : “Me confierai-je à ces routes, moi qui récemment, aux fêtes Terminales, désirant gagner le suburbium pour en revenir le même jour, n’ai pas osé le faire ? Dans les murs de ma maison, à peine suis-je en sûreté sans la garde de mes amis”. Le sens est donc clair : le terme désigne la périphérie immédiate de Rome, mais dans un sens géographique nécessairement vague et imprécis qui n’implique pas une définition juridique. Je soupçonne d’ailleurs qu’il s’agit là d’un néologisme forgé pour la circonstance, avec un neutre péjoratif : un “mot” de Cicéron, en quelque sorte, destiné à masquer sa frousse et justifier son refus de se déplacer, comme on l’en prie, même “en banlieue”. C’est pourquoi l’usage actuel du mot, au pluriel (suburbia), pour désigner des “faubourgs” me paraît fort peu recommandable.
À quoi ressemblait ce suburbium ? Plusieurs études récentes ont largement contribué à accroître nos connaissances archéologiques sur les approches de la capitale et il suffira ici d’y renvoyer3. Pour l’essentiel, et de manière très schématique, on peut décrire le paysage, au début de l’Empire, comme un ensemble complexe où s’entremêlent villas d’agrément et/ou de rapport, petites exploitations, jardins, zones maraîchères, nécropoles en bordure des grandes voies, avec de grands tombeaux en marge des domaines mais aussi des sépultures plus modestes, des sanctuaires et leurs annexes, des hameaux. Il s’agit donc d’un espace plein, complétement anthropisé, nullement d’une campagne idyllique à l’état “naturel” (si ce mot a un sens). Dans un passage fréquemment cité, Varron, vers la même époque, décrit un paysage identique, certes de manière générale mais en s’appuyant évidemment sur l’exemple de la capitale ; il souligne ainsi l’importance des relations économiques entre la ville et sa périphérie immédiate : “Quand on a dans le voisinage [du domaine] des débouchés satisfaisants, où l’on puisse vendre ce que l’on fait pousser, et que l’on y trouve un approvisionnement favorable pour tout ce qui est nécessaire au domaine, les propriétés rapportent. Car souvent, dans celles où le blé, le vin ou autre chose fait défaut, il faut importer ; en revanche, il n’est pas rare qu’il faille exporter quelque chose. Ainsi, aux portes de la ville, il est avantageux de cultiver de vastes jardins, par exemple des champs de violettes et de roses, et de même beaucoup de produits que la ville absorbe, alors que des cultures semblables, dans un domaine éloigné, faute d’un marché où les amener et les mettre en vente, sont à déconseiller” (Res rusticae, 1.16.2-3). Naturellement ce paysage de la campagne romaine a lui-même beaucoup évolué avec le temps mais ce n’est pas mon propos d’aborder ici ce sujet. Un autre texte, de Strabon cette fois-ci, décrit Tusculum (où Cicéron avait sa villa) sur un mode identique : “En deçà du massif où se trouvent ces villes et séparés de lui par la vallée d’Algidum règne une autre chaîne, fort élevée, qui aboutit au Mont Albain. C’est là qu’est installée la ville de Tusculum, luxueusement bâtie et embellie par une couronne de jardins et d’édifices remarquables, en particulier dans les quartiers inférieurs, du côté de Rome. À cet endroit, en effet, le Mont Tusculus se présente comme une colline au sol fertile et bien irriguées dont les pentes, sur plusieurs côtés, s’élèvent doucement vers le sommet et se prêtent à recevoir le magnifique appareil de “palais” véritablement royaux. Elles se prolongent sans solution de continuité par les premiers contreforts du Mont Albain, qui offrent les mêmes avantages et le même luxe de constructions. À ces hauteurs succèdent des plaines, dont une partie vient border Rome et ses faubourgs (“proasteia”) tandis que les autres descendent en direction de la mer” (5.3.11). On est là à une vingtaine de kilomètres de Rome à vol d’oiseau, ce qui permet de mesurer l’extension de ce territoire qui nourrit à la fois la capitale et les villes avoisinantes.
Naturellement la taille exceptionnelle de la mégapole romaine ne peut pas faire de celle-ci un modèle directement transposable aux villes de Gaule. Les données sommairement énumérées ici, mais extrêmement abondantes, invitent toutefois à tracer un cadre de réflexion pour l’analyse des “franges urbaines” dans les provinces. Essayons de les résumer commodément et simplement :
- la limite d’une agglomération peut être définie de plusieurs manières : religieuse, défensive, administrative, urbanistique mais il importe évidemment de préciser au préalable à quoi l’on se réfère quand on veut étudier ce qui se situe au-delà de cette ligne.
- toutes les agglomérations n’ont pas nécessairement de limite religieuse, au sens romain du terme. La célèbre Lex coloniae Genetivae (la “Loi d’Urso”), très souvent citée, se rapporte à une colonie romaine, qua aratro circumductum erit (73.1), fondée rituellement par le sillon de la charrue, une pratique qui renvoie aux origines mêmes de Rome. Les cités pérégrines, même de création artificielle, ne sont évidemment pas concernées par cet acte primordial ; on ne devrait donc pas parler, à leur propos, de pomerium, au moins en l’absence de preuve écrite qui, pour l’instant, fait complétement défaut4.
- même les colonies ne sont pas nécessairement dotées, dès leur fondation, d’une enceinte urbaine : celle d’Augusta Raurica, par exemple, commencée seulement sous les Flaviens, ne fut jamais achevée5. En l’absence de sources textuelles, il est donc assez difficile de définir, dans un cas de ce genre, une limite administrative. Comment appréhender alors commodément, avec les seuls outils de l’archéologue, ce qui est en dehors de la ville ? La question est encore beaucoup plus critique dans le cas d’agglomérations “secondaires”, la plupart du temps non remparées, et pour lesquelles l’usage incontrôlé du mot suburbiumlaisse rêveur… Quand on regarde, par exemple, un plan de Bliesbruck/Reinheim, où l’ampleur de la villa dépasse celle de l’agglomération voisine, dont elle est séparée par une nécropole, on ne saurait dire que le domaine est dans la “banlieue” de l’agglomération (fig. 1). De là à considérer, à l’inverse, que c’est le grand propriétaire qui possède une partie de celle-ci, il y a un pas important que j’hésiterai à franchir sans preuve, mais il faut évidemment se poser la question des relations entre les deux entités6. Ce cas n’est pas isolé.
- à l’inverse, dans le cas d’enceintes précoces surdimensionnées, comme c’est le cas à Autun, la “frange urbaine” se situe, pour partie, à l’intérieur de l’enceinte, au moins dans un premier temps, ce qui n’empêche pas qu’elle se poursuive au-dehors. La situation de l’Antiquité tardive, avec une déprise urbaine parfois importante, invite à se poser la question des terrains abandonnés et des ruines qui subsistent à l’extérieur de la ville réduite7. Il faut imaginer là, comme dans la Rome papale, trop petite pour la grande muraille d’Aurélien, des champs, des vergers, des jardins, des zones de pacage au milieu même des vestiges de la splendeur antique.
- l’existence de continentia est attestée par les sources épigraphiques, en dehors même de Rome, par exemple à Malaca, en Espagne, qui a le statut de municipe8. Il n’est donc pas interdit d’utiliser le terme pour désigner les constructions attenantes à une ville, hors de la limite juridique de celle-ci, mais ce n’est évidemment pas la même notion que celle de suburbium.
- la simple position topographique d’un temple, en apparence excentré par rapport à un centre urbain, ne suffit pas à le définir comme “périphérique”, suburbain ou périurbain, selon la terminologie qu’on voudra adopter9. Dira-t-on, par aberration, que le sanctuaire des Trois Gaules, à Lyon, est périphérique de la colonie, alors qu’il n’est pas implanté sur le territoire de celle-ci, mais ad Confluentem ? Cette question, pour laquelle la réponse est évidente, devrait toutefois être méditée chaque fois qu’on parle de sanctuaire “de périphérie”, à fortiori quand celui-ci est d’origine protohistorique. Que savons-nous de ces territoires et de leur situation juridique ?
L’existence de communautés voisines, mais juridiquement distinctes, pose naturellement des problèmes complexes que nous ne savons guère résoudre la plupart du temps, faute de sources écrites. Qu’en est-il par exemple, des compétences territoriales respectives de la colonie romaine d’Augst et de l’officier commandant le camp d’auxiliaires installé à ses portes, sous Tibère10 ? On n’en sait évidemment rien et cette situation durera jusqu’à ce qu’une hypothétique inscription vienne nous renseigner. On est en revanche parfois plus chanceux : ainsi près de Carnuntum, le grand camp légionnaire du Danube situé non loin de la frontière austro-hongroise, le sanctuaire du Pfaffenberg, qui domine le site, a livré trois importantes inscriptions à Jupiter Capitolin dédiées, sous Marc-Aurèle, par les “citoyens romains qui résidaient à Carnuntum dans la limite d’une lieue”11. I. Piso, qui en a repris l’étude, a bien montré que l’expression intra leugam ne définissait pas un droit de propriété spécifique de l’armée sur le sol provincial, mais une zone de compétence calculée à partir des portes du camp et qui s’étendait jusqu’à la limite du municipium voisin (fig. 2)12. Ces canabae étaient soumises à la juridiction du légat légionnaire, tandis que le municipe civil s’autogouvernait. La théorie a été étendue à d’autres camps légionnaires du limes et elle semble bien fonctionner dans plusieurs cas : à Xanten la colonie est en effet implantée à la limite d’une lieue du camp de Vetera I ; à Nimègue l’Oppidum Batavorum se trouve dans une position identique. Bien que les inscriptions du Pfaffenberg constituent pour l’instant un unicum, le modèle proposé par I. Piso a été généralement accepté. Il montre que des communautés différentes pouvaient se situer dans un voisinage très proche sous des juridictions distinctes, mais nous ignorons la plupart du temps cette réalité, faute de textes adéquats.
On l’aura compris, la notion de “franges urbaines” ne se laisse pas aisément réduire à un modèle simple dès lors que nous essayons de la définir par rapport à une limite dont, trop souvent, nous ne savons rien, faute de sources. Mais ne serait-il pas plus pertinent de l’analyser avec les outils du géographe, de l’urbaniste, de l’économiste ? On sort là en effet complétement du cadre contraignant du droit pour s’intéresser aux relations fonctionnelles entre une agglomération – dont le statut juridique, dès lors, importe peu – et sa périphérie proche ou lointaine. Le cas du suburbium romain vient à propos nous montrer qu’il s’agit là d’une notion spatiale, indépendante des communautés civiques qu’elle concerne, et en perpétuelle évolution en raison de la croissance ou de la décroissance du marché urbain qu’elle nourrit et dont elle dépend13. Certes, en Gaule, notre connaissance de la périphérie des agglomérations d’époque romaine est loin d’atteindre celle de la capitale de l’Empire, mais nombre d’indices montrent un paysage similaire : à Paris, les fouilles du Carrousel ont révélé des espaces de jardins tout proches de la cité, avec des traces de parcellaires et d’installations agricoles de dimensions modestes14. À Bourges, les installations viticoles apparaissent à la limite même de la ville15 ; mais c’est autour des remparts de Nîmes, sans doute, que les études accumulées depuis des années permettent de cerner au mieux la réalité d’un paysage suburbain que l’enceinte augustéenne n’isole pas de son terroir même si elle entraîne de nouvelles contraintes d’aménagement (fig. 3)16. Les “franges urbaines” sont toutefois restées, jusqu’à présent, une friche de la recherche : le matériel existe, certes, dans les Cartes archéologiques de la Gaule, mais compilé sous forme de notices qui ne permettent guère d’avoir une vision spatiale des territoires suburbains. Il ne serait pas si difficile que cela de remédier à cette lacune dans le cadre de travaux universitaires.
II
La seconde question abordée dans ce colloque, celle des confins territoriaux, pose, elle aussi, des problèmes de définition : de quoi parle-t-on ? S’il s’agit des frontières civiques et provinciales, Monique Dondin en a rappelé ici même le cadre administratif et juridique, et il n’y a pas lieu de revenir sur le sujet. Mais il n’est pas sûr que notre conception classique – qui remonte à Fustel de Coulanges – d’une cité antique polarisée par sa ville-capitale ne génère pas, aujourd’hui encore, un certain nombre de confusions entre des réalités d’ordres différents. Si le territorium d’une cité est bien limité par des frontières qui peuvent être bornées17, cela n’implique pas que ses confins doivent être considérés comme des zones marginales, une notion d’ordre économique et non juridique18. Celles-ci peuvent d’ailleurs exister à l’intérieur même du territoire civique, quand elles correspondent à un milieu écologique répulsif ou simplement impropre à un développement économique identique à celui des terres les plus riches. Durant ce colloque, la communication de F. Trément a été, sur ce point, particulièrement riche et éclairante en montrant, à l’intérieur de la cité des Arvernes, l’existence de secteurs de moyenne montagne longtemps considérés comme marginalisés et quasiment vides, alors qu’ils révèlent aujourd’hui une économie spécifique, évidemment différente de celle des Limagnes19. On pourrait citer quelques autres exemples bien connus, comme celui des bergeries de la Crau, aux portes mêmes de la colonie romaine d’Arles20. Pour cette région, P. Leveau a d’ailleurs bien montré l’existence de dynamiques territoriales différenciées, qui reposent principalement sur les données écologiques et le développement économique, selon des échelles qui ne sont pas superposables avec les entités politiques21. Citons encore deux exemples parmi bien d’autres qu’on pourrait invoquer : au sein même du territoire Lingon, la forêt du Châtillonnais recèle des vestiges qui ressortissent à une économie rurale non domaniale22 ; aux portes de Toul, la capitale des Leuques, la forêt de la Haye a récemment livré, ces dernières années, des traces de parcellaires et de petits établissements ruraux, fondamentalement différents des grandes villae de la vallée de la Seille, à l’Est de Metz23. S’il n’est pas lieu de s’en étonner vraiment, ces zones “marginales” définissent évidemment des territoires qui n’ont rien à voir avec les frontières politiques. À l’inverse les frontières de cités, voire de provinces, ne sont évidemment pas un handicap pour un développement territorial continu, comme on peut le constater, par exemple, dans la vallée du Rhône entre Lyon et Vienne.
Il convient donc d’être extrêmement prudent, d’un point de vue méthodologique, quand on étudie les cartes de répartition du matériel archéologique. Sauf cas exceptionnel, et dont il faut étayer méthodiquement la démonstration, la zone ainsi définie ne correspond presque jamais à une entité politique, à supposer que celle-ci soit déjà identifiée, mais à une pratique culturelle ou économique. La communication présentée par F. Laubenheimer et E. Marlière dans ce colloque montre bien que, si l’on peut définir des zones de production locale d’amphores vinaires dans le Nord de la Gaule, celles-ci témoignent de l’existence de marchés locaux, évidemment indépendants des territoires civiques24. Rappelons au passage que les cités de Gaule n’étaient pas subdivisées partout en pagi. À tout le moins n’en avons-nous aucune sorte de preuve et on ne saurait identifier des territoires administratifs ou religieux à l’aide de cartes de répartition du matériel archéologique, même des monnaies25. Seules, sur ce point, les inscriptions font foi.
Les confins territoriaux de la Gaule sont néanmoins marqués par des régions qui étaient considérées par les Anciens eux-mêmes comme des limites naturelles répulsives : c’est le cas des Alpes, bien sûr26, mais c’est aussi celui des plaines littorales de la Mer du Nord, chez les Morins et les Ménapes, extrema Galliarum (Tacite, Hist., 4.28), ou du delta du Rhin, chez les Canninéfates et les Bataves. Ces peuples n’en ont pas moins développé des économies et des formes de société spécifiques, qu’on peut certes qualifier de “marginales” par rapport à ce qui nous paraît la norme de la civilisation antique, mais tout en s’intégrant dans les circuits économiques du monde romain27. Mais d’autres régions périphériques, qu’on a souvent tendance à considérer, en France notamment, comme de simples “marches” défensives, ont en revanche atteint un niveau de développement parfois très supérieur à certains secteurs de la Gaule intérieure : on songe évidemment à la colonie des Ubiens28. Un simple regard sur la carte des villae romaines qui jalonnent la zone arrière du limes de Germanie supérieure montre le boom économique de ces confins d’Empire, entre la fin du Ier siècle de notre ère et le milieu du IIIe (fig. 4). En revanche la frontière, en Germanie, marque une rupture franche avec un barbaricum qui a connu un développement complétement séparé, caractérisé par très peu d’échanges, même aux abords immédiats du monde romain29. La comparaison avec une autre frontière, celle du mur d’Hadrien, est révélatrice, puisqu’on observe à cet endroit un déclin très net des sociétés indigènes au nord de la nouvelle barrière, voire un quasi abandon de ces territoires30. Ici la frontière constitue bien une limite claire, aussi bien politique qu’économique ; on ne saurait dire, pour autant, que toutes ces zones périphériques de l’Empire sont identiques entre elles et que leur niveau de développement peut être confronté, en bloc, à celui d’un “Centre” tout aussi difficile à caractériser.
Voir désormais :J. Bénard, A. Cordier, F. Devevey, D. Goguey, Y. Pautrat et al., “Chapitre 16. L’occupation rurale en Côte-d’Or. Approches croisées”, in : M. Reddé (dir.), Gallia Rustica 1. Les campagnes du nord-est de la Gaule, de la fin de l’âge du Fer à l’Antiquité tardive, Ausonius Mémoires 49, 2017, Bordeaux, p. 757-815, [en ligne] https://ressources.una-editions.fr/s/jkrj2SffcNDZzaL [consulté le 02/09/22].
A. Nüsslein, N. Bernigaud, K. Boulanger, G. Brkojewitsch, G. Daoulas et al., “Chapitre 12. La Lorraine”, in : M. Reddé (dir.), Gallia Rustica 1. Les campagnes du nord-est de la Gaule, de la fin de l’âge du Fer à l’Antiquité tardive, Ausonius Mémoires 49, 2017, Bordeaux, p. 555-655, [en ligne] https://ressources.una-editions.fr/s/jkrj2SffcNDZzaL [consulté le 02/09/22].
Notes
- J. Scheid, “Les sanctuaires de confins, une notion ambiguë : l’exemple de Rome”, in : C. Besson, O. Blin, B. Triboulot (éd.), Franges urbaines et confins territoriaux. La Gaule dans l’Empire, Ausonius Mémoires 41, Bordeaux, 2016, p. 25-32.
- Voir E. Champlin, “The suburbium of Rome”, American Journal of Ancient History, 7, 1982, p. 97-112. S. Agusta-Boularot, “Banlieue et faubourgs de Rome : approche linguistique et définition spatiale”, in : R. Bedon (éd.), Suburbia. Les faubourgs en Gaule romaine et dans les régions voisines, Caesarodunum 32, Limoges, 1998, p. 35-62 ; X. Lafon, “Le suburbium”, Pallas, 55, 2001, p. 199-214.
- Voir notamment le point qui en est fait par R. Volpe et P. Gioia, “Le suburbium de Rome : l’évolution dans le temps de la relation entre la ville et sa banlieue sud-est”, in : Besson et al. 2016 (note 1), p. 63-84. On citera, en particulier, l’exposition de 1985, Misurare la terra : centuriazione e coloni nel mondo romano. 5. Citta, agricoltura, commercio ; materiali da Roma et dal suburbio, cat. Mostra Roma (a cura di S. Settis), Modena, 1985 ; l’important colloque tenu à l’EFR, sous la direction de V. Jolivet, C. Pavolini, M. A. Tomei, R. Volpe, Suburbium II. Il suburbio di Roma dalla fine dell’età monarchica alla nascita del sistema delle ville (V-II secolo A.C.), Rome, Coll. EFR 419, 2009 ; pour une approche plus synthétique, F. Coarelli, L’Urbs e il suburbio, in : A. Giardina (éd.), Roma. Politica, economia, paesaggio urbano, Rome, 1986, p. 1-58 ; R. Volpe, “Il suburbio”, in : A. Giardina (éd.), Roma antica, Rome, 2005, p. 183-210.
- Voir par exemple J. Scheid, La religion des Romains, Paris, 1998, p. 55-57.
- Alors que les premiers niveaux archéologiquement perceptibles se situent autour du changement d’ère ou un peu avant. Cf. L. Berger, Führer durch Augusta Raurica, Bâle, 19986, p. 42-47.
- Voir F. Sărățeanu-Müller, “The Roman villa complex of Reinheim, Germany”, in : N. Roymans, T. Derks (éd.), Villa Landscapes in the Roman North. Economy, Culture and Lifestyles, Amsterdam Archaeological Studies 17, Amsterdam, 2011, p. 301-315.
- La question n’a presque pas été abordée durant ce colloque, et elle justifierait, à elle seule, une étude particulière.
- CIL II, 1964, 3, 62 : Ne quis in oppido municipii Flavi Malacita/ni quaeque ei continentia aedificia / erunt… On observera au passage l’usage latin du mot oppidum, qui, dans un texte officiel, s’applique à un municipe, comme il peut s’appliquer ailleurs à une colonie romaine.
- Voir L. Péchoux, “Les sanctuaires périurbains en Gaule romaine : catégorie fonctionnelle ou a priori descriptif ?”, in : Besson et al. 2016 (note 1), p. 476-478 ; ead., Les sanctuaires de périphérie urbaine en Gaule romaine, Montagnac, AHR 18, 2010.
- E. Deschler-Erb, M. Peter, S. Deschler-Erb, Das frühkaiserzeitliche Militärlager in der Kaiseraugster Unterstadt, Forschungen in Augst 12, Augst 1991.
- CIL III, 14358 ; AE 1982, 778 ; AE 1982 = 1984 721. “C(ives) R(omani) cons(istentes) C[arn(unti)] / intra le[u]gam” (AE 1982, 778 ; les autres inscriptions utilisent des formules pratiquement identiques).
- I. Piso, “Die Inschriften vom Pfaffenberg und der Bereich der canabae legionis”, Tychè, 6, 1991, p. 131-170 repris dans I. Piso, An der Nordgrenze des Römischen Reiches. Ausgewählte Studien (1972-2003), Habes, 41, Stuttgart, 2005, p. 151-193.
- Sur ces relations entre villes et campagnes, qui ont fait l’objet de débats académiques intenses dans les années 80 du siècle dernier, voir la controverse entre P. Leveau et C. Goudineau dans P. Leveau, “La ville antique, ‘ville de consommation’ ? Parasitisme social et économie antique”, Études rurales, 89-91, 1983, p. 275-289. P. Leveau, “La ville antique et l’organisation de l’espace rural : villa, ville, village”, Annales ESC, 38-4, 1983, p. 920-942.
- P. van Ossel (dir.), Les jardins du Carrousel (Paris). De la campagne à la ville : la formation d’un espace urbain, DAF 73, 1998.
- F. Dumasy, C. Gandini, I. Bouchain-Palleau, N. Rouquet, J. Troadec, “Vitis Bituriga, cépage des Bituriges Cubes ?”, Gallia, 68-1, 2011, p. 111-150, notamment la fig. 70.
- M. Monteil, Nîmes antique et sa proche campagne, Lattes, 1999.
- Dig., 50.16 : territorium est universitas agrorum intra fines cuiusque civitatis.
- A. Grenier écrivait encore, en 1931 : “En Gaule, bien des cités se trouvaient entourées de forêts” (Manuel d’archéologie Gallo-romaine, I, 1931, p. 180).
- F. Trément, M. Delpy, F. Fassion, G. Massounie, “Centres et périphéries dans les cités antiquesdu Massif central. Occupation, mise en valeur et intégration des territoires de montagne dans la citédes Arvernes (fin de l’âge du Fer – début du Moyen Âge),” in : Besson et al. 2016 (note 1), p. 575-600.
- O. Badian, J.-P. Brun, G. Congès, “Les bergeries romaines de la Crau d’Arles. Les origines de la transhumance en Provence”, Gallia, 52, 1995, p. 263-310.
- P. Leveau, “Dynamiques territoriales et subdivisions des cités romaines. À propos des cités d’Avignon et Arles (Gaule Narbonnaise)”, RAN, 33, 2000, p. 39-46.
- D. Goguey, Y. Pautrat, J.-P. Guillaumet, J.-P. Thévenot, L. Popovitch et coll., “Dix ans d’archéologie forestière dans le Châtillonnais (Côte-d’Or) : enclos, habitats, parcellaires”, RAE, 59-1, 2010, p. 99-210.
- M. Georges-Leroy, J.-D. Laffite, M. Feller, “Des paysages ruraux antiques contrastés dans les cités des Leuques et des Médiomatriques : effets de source ou répartition différentielle des établissements dans l’espace rural ?”, Actes du Colloque Ager IX, Barcelone, 2010, Montpellier, 2013, p. 181-194.
- F. Laubenheimer, É. Marlière, “L’approvisionnement des chefs-lieux de cité dans le nord-ouest de la Gaule à partir du témoignage des amphores”, in :Besson et al. 2016 (note 1), p. 415-432.
- Voir M. Tarpin, Vici et pagi dans l’Occident romain, Coll. EFR 299, Rome, 2002.
- D. Acolat, “Le bornage des confins en haute et moyenne montagne dans les Alpes romaines :espace de marges, espaces marginalisés, espaces finalisés ? Un exemple : la haute vallée de l’Arveet du val d’Arly en Haute-Savoie”, in : Besson et al. 2016 (note 1), p. 601-618.
- Sur les Alpes, voir M. Segard, Les Alpes occidentales romaines : développement urbain et exploitation des ressources des régions de montagne (Gaule narbonnaise, Italie, provinces alpines), Errance, 2009 ; sur les Flandres, W. de Clerq, “Aux confins septentrionaux des Gaules, la Romanisation des campagnes du nord de la civitas Menapiorum”, in : P. Ouzoulias, L. Tranoy (dir.), Comment les Gaules devinrent romaines, Paris, 2010, p. 213-230. Id.,“Roman Rural settlements in Flanders. Perspectives on a non-villa Landscape in extrema Galliarum”, in : Roymans, Derks 2011 (note 6), p. 235-257. Sur le delta du Rhin, outre ce même ouvrage de N. Roymans et T. Derks, on pourra lire avec profit L. Kooistra, Borderland Farming : possibilities and limitations of farming in the Roman period and early Middle Ages between the Rhine and Meuse, Assen, 1996 ; N. Roymans, “The Batavians in the Early Roman Empire. Ethnic Identity and Imperial Power”, Amsterdam Archaeological Studies 10, Amsterdam, 2004.
- W. Eck, La Romanisation de la Germanie, Paris, 2007.
- Voir les conclusions de l’ouvrage récent de A. Abegg, D. Walter, S. Biegert, Die Germanen und der Limes. Ausgrabungen im Vorfeld des Wetterau-Limes im Raum Wetzlar-Giessen, Mayence, 2011. La carpologie est particulièrement révélatrice de ce phénomène ; cf. A. Kreuz, “Landwirtschaft im Umbruch? Archäobotanische Untersuchungen zu den Jahrhunderten um Christi Geburt in Hessen und Mainfranken”, BRGK, 85, 2004, p. 97-292.
- Pour une approche très générale de ces problèmes à l’intention du lecteur français, voir N. Hogdson, “Une frontière emblématique : le mur d’Hadrien”, in : Les frontières de Rome, L’archéothéma, 13, mars-avril 2011, p. 11-17.