La censure en Russie a longtemps remis en cause la liberté d’expression, notamment dans les arts, comme le cinéma, depuis ses débuts dans les dernières années du tsarisme, dont la police politique surveillait les atteintes possibles aux questions politiques, religieuses et morales, jusqu’aux années les plus sombres de l’URSS, où le réalisme socialiste interdisait tout écart. La perestroïka offrit une libéralisation qui permit à des cinéastes et à leurs œuvres de sortir de l’ombre, et à une certaine liberté de ton de s’affirmer. Cependant, alors que la constitution interdit la censure, « Гарантируется свобода массовой информации. Цензура запрещается1 », un contrôle est instauré, notamment par l’arrivée de Vladimir Medinski au ministère de la culture en 20122. Une loi interdisant l’utilisation du langage obscène (traditionnel en Russie), le « Mat », en juillet 2014, a des répercussions sur la production cinématographique. De plus, une loi impose l’obtention de visas de distribution coûteux. Derrière ces lois, se profile un contrôle sur l’image que les médias donnent de la Russie, dans une lutte contre les représentations antirusses.
Dans cette perspective, il pourrait être intéressant de se pencher sur la production cinématographique précédant cette période de nouvelle censure, en étudiant le cas d’Alexis Balabanov et de sa représentation de la Russie. Cinéaste russe (1959-2013), il est connu pour des films, comme Le Frère, qui évoque le retour d’un jeune provincial qui a participé à la première guerre en Tchétchénie, La guerre (Tchétchénie), Morphine, adapté d’une nouvelle de Boulgakov. S’intéressant à l’histoire à travers des récits, qui mettent en scène des individus aux prises avec de grands événements, il montre une période donnée à travers les choix et les actions des personnages représentant leur époque, comme un miroir de la société. Il n’hésite pas à représenter la violence dans des « films de bandits3 » selon l’expression de Frederick H. White, ainsi que l’érotisme. La tension entre vie et mort, que Bataille a explorée, s’illustre dans ces films, comme le suggère cette formule : « l’approbation de la vie jusque dans la mort4 ».
En 1998, A. Balabanov réalise le film Des monstres et des hommes5, qui se déroule à la fin du XIXe siècle à Pétersbourg, comme le suggèrent décors et costumes. Il affirme le parti pris esthétique d’un film en sépia, jouant ainsi sur un rappel suranné des films du début du XIXe siècle. Seul le début est muet, les dialogues seront introduits après l’exposé de l’histoire et des protagonistes. Des cartons noirs, comme dans les films muets, explicitent régulièrement les temps forts. Le générique est constitué d’une suite de photos anciennes érotiques, vues par le réalisateur au musée de l’érotisme de Hambourg, représentant des jeunes filles dénudées et fouettées. Ce préambule donne le ton d’une histoire basée sur ces représentations. En effet, un personnage, Johan, arrive à Pétersbourg et passe la grande porte de la ville. Propriétaire d’un laboratoire de photographie, il produit des photos de jeunes filles nues, fouettées par une nourrice ou une bonne. Des clichés sont pris par le jeune photographe Putilov dans les caves d’un immeuble et vendus par Victor Ivanovitch, personnage inquiétant. Face à lui, le film met en scène deux familles qui évoluent dans un intérieur bourgeois, celle de l’ingénieur Stassov, veuf, et de sa fille Lisa, qui elle-même achète des photos, et de Grounia, la domestique et sœur cachée de Johan, qui hérite de l’appartement. Johan et ses acolytes y établissent leur atelier photo. Parallèlement, le film évoque le docteur et son épouse aveugle Ekaterina, qui ne l’aime pas, et les deux jumeaux siamois adoptés. La jeune femme fait entrer, dans l’appartement familial, Victor Ivanovitch, qui ne va s’intéresser qu’aux jumeaux, qualifiés tout au long du film de « monstres », et dont il espère tirer profit. Ainsi, les personnages féminins vont connaître une déchéance progressive, Lisa va poser pour les photos, tout comme Ekaterina. Puis, le cinéma, découvert à cette époque, remplace la photographie. Les jumeaux sont photographiés et exploités sur scène pour leur talent. L’un d’eux se venge en tuant Victor Ivanovitch. Film étrange à l’esthétique très travaillée, Des monstres et des hommes explore la noirceur de l’âme, dans une déchéance complète des personnages et d’une société moribonde annonçant une époque nouvelle, triomphe du prolétariat et renversement des valeurs.
Nous pouvons nous intéresser à un deuxième film de ce réalisateur. L’histoire de Cargo 2006 se déroule en 1984, dans deux villes fictives, Nijni Volok et Leninsk, et s’intéresse à une autre période, la perestroïka, qui correspond à la fin du communisme et au début d’une ère nouvelle incertaine, point commun avec le film précédent. Au début du film, un carton noir inscrit l’histoire dans le réel. Les premières images du film montrent deux frères, un militaire attaché à des valeurs dépassées et un professeur d’athéisme à l’université, qui s’entretiennent de leur désarroi et de leur décalage face à la société représentée par leurs enfants, nouvelle génération qui n’a plus les mêmes valeurs. En rentrant, le professeur d’université tombe en panne devant une ferme, où il est accueilli pour le repas, et dialogue sur Dieu, qui a déserté la Russie, avec le propriétaire Alexis. Ce dernier produit de l’alcool et tente de mener à bien ses croyances utopiques. Deux jeunes gens, sortis de discothèque, ont un accident devant la ferme. Le jeune homme ivre s’écroule laissant sa compagne Angelica seule. Bientôt un capitaine de police, qui rôde dans les parages, agresse et viole, avec une bouteille, la jeune fille qu’il finit par emmener chez lui pour la séquestrer après avoir tué Soumka, l’employé de la ferme. Balabanov montre le paysage d’une ville industrielle (quasiment en ruine) de la période soviétique, décor inquiétant et déshumanisé. Jourof attache Angelica au lit de la chambre de l’appartement qu’il partage avec sa mère, une vieille femme alcoolique et abrutie par la télévision. Bientôt arrive la nouvelle de la mort du fiancé d’Angelica à la guerre en Afghanistan. L’enfoncement dans le sordide n’a de cesse dans le film. Jourof récupère le cercueil du fiancé et amène le corps sur le lit de la jeune fille, puis la fait violer par un délinquant, qui l’avait aidé et qu’il abat ensuite. Parallèlement, Alexis est accusé d’avoir tué son employé et se voit exécuté de manière sommaire par les policiers dans les sous-sols de la prison. La femme d’Alexis viendra se venger en tuant Jourof et laissant Angélica attachée et nue au lit avec trois cadavres. La scène finale met en parallèle le professeur d’athéisme, travaillé par sa conscience, voulant se faire baptiser, et des jeunes gens, qui évoquent leur avenir et l’argent qu’ils vont gagner. Ce film éprouvant et très violent révèle une société à l’agonie, un état attaché à de vieilles valeurs dépassées. Le cinéaste choisit, dans ces deux films, des scènes crues de violence et de sexe.
Ainsi, la question de l’obscène se pose dans ces deux films. En partant de la définition de l’obscène, dont l’étymologie hésite entre « de mauvais augure » et « hors scène » : « Qui blesse délibérément la pudeur en suscitant des représentations d’ordre sexuel7 », « impudique et indécent », allant contre la bienséance. Nous percevons cette notion par la négative. Elle touche à un domaine trouble, la sexualité, imposant l’idée d’une norme par un en-deçà de la loi, un au-delà transgressif – atteinte grave, sur laquelle pèse une interdiction de toute représentation. Bataille propose une idée de relation :
[…] Nous ne pouvons dire : “ceci” est obscène. L’obscénité est une relation. Il n’y a pas “de l’obscénité” comme il y a «“du feu” ou “du sang”, mais seulement comme il y a, par exemple, «“outrage à la pudeur”. Ceci est obscène si cette personne le voit et le dit, ce n’est pas exactement un objet, mais une relation entre un objet et l’esprit d’une personne. En ce sens, nous pouvons définir des situations telles que des aspects donnés y soient, du moins y paraissent obscènes. Ces situations sont d’ailleurs instables, elles supposent toujours des éléments mal définis, ou si elles ont quelque stabilité, cela ne va pas sans arbitraire. De même, les accommodements avec les nécessités de la vie sont nombreux8.
Dans ces histoires mêlant tragédie et érotisme, nous pouvons nous interroger sur cette question de la « relation », sur l’utilisation de l’obscène comme langage dans ces deux films, qui mettent en jeu des questionnements comme la norme et le tabou, la transgression, confrontant l’indicible et l’in-montrable dévoilés.
Alexis Balabanov fait le portrait d’une Russie à deux époques différentes qui révèlent les mêmes problématiques. Faisant fi d’une possible censure, dans une période de films violents, il donne à voir une image terrifiante de l’histoire de ce pays et amène son spectateur à regarder sa propre société, comme par un effet de miroir. On pourra ainsi s’interroger sur l’écriture cinématographique de l’obscène comme écriture de l’histoire. Ceci permettra de voir comment Alexis Balabanov l’utilise, pour finalement peut-être le désinvestir de sa charge d’indécence. En utilisant et en détournant l’obscène, il affirme un dévoilement de l’intime de l’être, entre l’absurdité d’un monde, déliquescent et dépourvu de valeur, et le rejet de tout manichéisme.
La représentation du sordide
Dans ses deux films, Balabanov prend le parti de représenter le sordide dans une gradation ascendante. Il dresse le tableau de deux sociétés décadentes, vouées à leur disparition, en s’attachant tout d’abord à leur environnement.
Balabanov recherche un effet de réel, par le décor et les accessoires, à la manière d’une reconstitution historique. Dans Des monstres et des hommes, l’histoire se déroule dans de grands appartements bourgeois et luxueux de Pétersbourg, les costumes traduisent l’aisance et le statut social de deux familles. Ainsi, la société apparaît dans sa dualité, d’un côté des bourgeois bien établis et de l’autre des domestiques. Johan et ses acolytes introduisent alors une perturbation dans ce monde parfait. L’obscène va s’immiscer dans l’histoire par la représentation de l’érotisme, comme le générique l’annonçait par les scènes des jeunes filles nues et fouettées. L’apparence parfaite de cette société laisse entrevoir alors des failles. Lisa, jeune écolière apparemment naïve et innocente, toute habillée de blanc et sortant de l’école, achète des photos à Victor Ivanovitch, sous un porche sombre. Cette action révèle le fantasme de la jeune fille qui cache les photographies entre deux piles de linges blancs. L’obscène réside dans la rupture de l’ordre établi et la révélation d’un interdit bien présent car bafoué, comme l’explique Bataille :
Les images érotiques, ou religieuses, introduisent essentiellement, chez les uns les conduites de l’interdit, chez d’autres, des conduites contraires. […] Car la transgression diffère du “retour à la nature” : elle lève l’interdit sans le supprimer. Là se cache le ressort de l’érotisme, là se trouve en même temps le ressort des religions9.
Le basculement vers l’au-delà de la norme est accompli par la jeune fille bien éduquée de la bonne société. L’achat des photos érotiques insinue le mal par l’enchaînement des circonstances. Mais Balabanov suggère aussi que la liaison cachée de Grounia, la servante, et du père représente une entorse à l’ordre moral. Ainsi, la domestique fait entrer son frère dans l’appartement bourgeois dont le mobilier est poussé pour transformer le salon en lieu de tournage, en scène de l’obscène. Victor Ivanovitch, de son côté, pénètre dans l’appartement du docteur pour vendre des photos à la bonne, Daria, jeune fille à la sexualité développée qui n’hésite pas à montrer sa poitrine, ainsi que les photos, aux deux enfants pour les tenter. Le rabatteur est enfin dans la place et séduit l’épouse Ekaterina, femme froide et autoritaire, qui découvre ainsi l’amour. Elle quitte son rôle de bourgeoise pour laisser s’exprimer librement une libido contenue. Ainsi, la reconstitution historique du film particulièrement soignée permet de révéler l’envers caché d’une société qui libère enfin au grand jour ses instincts. Johan joue le rôle du metteur en scène reproduisant à l’infini des fantasmes érotiques de châtiment. Balabanov, avec ironie, suggère que ce personnage dont le prénom en hébreu signifie « Dieu pardonne, Dieu est miséricordieux » est l’élément déclencheur de cette histoire. L’obscène apparaît ici dans sa dimension d’entorse à la morale, de monstration de l’invisible, comme l’instrument de révélation de ce qui préexiste déjà, c’est-à-dire une corruption bien établie. Les figures féminines Lisa et Ekaterina libèrent leurs propres instincts en se dénudant.
La société de Cargo 200 reflète aussi des failles. Tous les milieux sociaux y sont condamnés par une forme de dégénérescence. Les décors très travaillés, typiques de l’ex-URSS, le montrent. La modestie des logements s’accompagne de l’état d’abandon des immeubles, de la ville de Leninsk, cité industrielle dont le nom rappelle un passé lointain qu’on peine à lire dans ce décor sordide. Les usines et les trains de marchandises apparaissent régulièrement dans le film pour montrer l’activité incessante dont l’homme semble paradoxalement absent. Pétersbourg paraît aussi désert que cette ville industrielle. Balabanov impose subtilement l’idée que la société soviétique et russe a oublié l’homme. La campagne n’est pas mieux lotie que la ville, la ferme reflète aussi la déliquescence et la déshérence de ses habitants, comme Alexis, le fermier qui s’enivre après une discussion sur l’existence de Dieu et de l’âme. La grange et ensuite l’appartement de Jourof en ville, et en particulier le lit de la chambre, deviennent les scènes du viol d’Angelica. Le prénom de la jeune fille et sa virginité accentuent l’horreur de ces actes. Le policier impuissant, sans pitié, comme le personnage de Johan, les accomplit comme un metteur en scène.
Balabanov dresse les décors réalistes de deux époques, deux lieux qui favorisent une transgression de l’ordre avec violence, comme le montre une analyse de Bataille en référence à des conduites de certaines peuplades océaniennes, selon Caillois, pour la mort du roi L’érotisme :
Le mécanisme de la transgression apparaît dans ce déchaînement de la violence. L’homme a voulu, il a cru contraindre la nature en lui opposant généralement le refus de l’interdit. Limitant en lui-même le mouvement de la violence, il pensa le limiter en même temps dans l’ordre réel. Mais s’il apercevait l’inefficacité de la barrière qu’il avait voulu donner à la violence, les limites qu’il avait entendu d’observer lui-même perdaient le sens qu’elles avaient eu pour lui : ses impulsions contenues se déchaînaient, dès lors il tuait librement, il cessait de modérer son exubérance sexuelle et ne craignait plus de faire en public et sans frein ce qu’il ne faisait jusque-là que discrètement10.
Les scènes érotiques vont alors prendre une autre tournure en étant liées à des meurtres. En effet, le père de Lisa, fragile du cœur fait une première attaque cardiaque. Grounia, en l’informant de la découverte des photos, provoque la crise fatale. Implicitement, le cinéaste suggère que le fantasme érotique de Lisa a donc causé la mort de son père. De plus, Johan se débarrasse allègrement de tous ceux qui le gênent, par exemple le propriétaire des caves de l’immeuble où il tient son l’atelier, le docteur qui vient chercher ses fils dans l’appartement de Lisa. Meurtrier sans pitié, ce personnage sème désordre et mort autour de lui. La tension d’Éros et Thanatos se révèle au grand jour pour traduire les problèmes inhérents à cette société.
Dans le film Cargo 200 les scènes sexuelles sont toujours le théâtre de meurtres : celui de l’employé de la ferme d’abord, puis, dans un effet d’escalade, du délinquant alcoolique qui a violé Angelica. Le lit devient le réceptacle de cadavres, le fiancé, le voyou et Jourof. Les deux pulsions de mort et de vie reflètent la violence de cette société constatant la faillite de toutes les valeurs, y compris l’absence de sépulture donnée aux morts11. Aussi l’obscène préside-t-il à la transgression que chacun commet. Tous les personnages sont concernés, comme l’universitaire qui ne sauvera pas Alexis innocent, et la femme d’Alexis qui ne sauvera pas Angelica. Cette dernière, quoique fiancée à un jeune soldat parti en Afghanistan, flirte avec Valera qui l’abandonne à son sort dans la ferme. L’alcoolisme de tous les personnages, comme Valera, Alexis ou encore la mère du policier, révèle l’aspect altéré d’un monde en fin de vie. L’obscène chez Balabanov sert de révélateur à la décomposition de ces deux mondes comme le suggère l’entassement des cadavres décomposés sur le lit de souffrance d’Angelica.
Le problème de l’image et de la représentation
À travers l’obscène, Balabanov impose une problématique du regard, de l’image et de la représentation du réel. En effet, la photographie est omniprésente dans le film Des monstres et des hommes et contribue à une vraie obsession. Lisa, qui sombre dans la déchéance provoquée par son goût pour la flagellation, a été photographiée, enfant, par ses parents, chez un photographe. La tenue figée de l’enfant et le siège, instrument de torture, instituent un malaise. Le père engage Johan pour restaurer la photographie ancienne. Putilov invite Lisa pour la photographier lors d’une promenade romantique dans un décor en ruine. La représentation photographique accentue la chosification de l’individu. Les premières minutes du film, qui expliquent le contexte et la présentation des personnages, sont entrecoupées de flashs violents qui introduisent une ponctuation forte. L’obscène s’exprime ici dans l’inscription du réel par la photographie, trouvant son acmé dans les scènes érotiques. Le regard joue aussi un rôle important. Les parents de Lisa la regardent avec admiration lors de la prise de vue. De même, Daria, puis les jumeaux regardent Ekaterina, aveugle, qui n’a pas perçu leur présence et se dénude devant Victor Ivanovitch en soulevant sa robe.
L’intérieur bourgeois, symbolisant initialement la morale et l’ordre, représente alors une scène théâtrale par le déplacement des meubles. Des spectateurs assistent aux prises de vue, nous les retrouvons à la fin dans une salle de cinéma où a lieu une projection du film tourné avec Lisa par le jeune photographe qui a fini par prendre la place de Johan. Le corps féminin est chosifié, victime passive des coups, obligé de se livrer à ces pratiques, objet parmi les autres dans des décors bourgeois. Nous-mêmes devenons spectateurs et voyeurs, kidnappés par les images du réalisateur. Ainsi, l’obscène selon Balabanov réside dans un dévoilement forcé. L’érotisme initial des fantasmes féminins de Lisa, qui doit jouer le rôle au lieu de regarder, et d’Ekaterina, qui se dénude croyant s’offrir à Victor Ivanovitch, se transforme en obscène par cette révélation, sorte de monstration. Enfin, Balabanov achève cette déchéance avec les jumeaux siamois, bêtes de foire exposées et exploitées sur un théâtre, chantant la chanson que leur mère leur avait apprise. Ils poseront nus aussi pour des photos et le film s’achève sur leur chanson, avec, en filigrane, le disque les représentant nus. Comme pour Lisa, leur problème est d’être vus, d’abord par le médecin qui les adopte, les regardant avec joie dans leur berceau, puis par Victor qui en fait une obsession. Balabanov avance l’idée que le réel est remplacé par une société du spectacle comme Debord l’a analysé : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles12 ».
Balabanov théâtralise aussi l’espace dans Cargo 200, en posant des clôtures entre les différents lieux de vie des personnages, comme pour Angelica attachée au lit, estrade sordide, aucune issue ne s’offrant à elle. Dans la ferme, le policier psychopathe tourne autour de ces espaces ; son visage apparaît dans l’encadrement des fenêtres, guettant sa proie. Angelica est victime du regard porté par le policier. Là encore, l’obscène naît d’un regard qui la dépouille progressivement de son vêtement rouge comme le drapeau de l’ex-URSS.
Enfin, Balabanov adopte un montage qui intercale les images du récit et des personnages avec des vues récurrentes du décor créant un rythme. Dans Des monstres et des hommes, Pétersbourg est traversé de transports, tramways, bateau, locomotives à vapeur, véhiculant les protagonistes qui s’immiscent ainsi dans les espaces dévolus à la bourgeoisie, en montant symboliquement les escaliers, et qui sortent de la clandestinité pour agir au grand jour. Cela rejoint la conception de l’obscène par Baudrillard qui affirme : « Plus généralement les choses visibles ne prennent pas fin dans l’obscurité le silence–elles s’évanouissent dans le plus visible que le visible : l’obscénité13 ». Dans Cargo 200, Balabanov montre les personnages dans des allées et venues absurdes. Rien n’existe hors de ces deux villes, resserrant ainsi l’action et enfermant les personnages dans une voie sans issue. Angelica reste attachée au lit et Alexis est exécuté dans les sous-sols de la prison. L’obscène se définit alors comme un au-delà des limites, franchies par les images des films : « Plus visible que le visible, tel est l’obscène14 », comme le suggère Jean Baudrillard.
Regard d’une société sur elle-même
Les histoires violentes de Balabanov mettent à jour la transgression des tabous, le franchissement des interdits, on peut y lire une mise en cause des valeurs sacrées d’une société, comme le montre Bataille : « […] l’interdit rejette, mais la fascination introduit la transgression15 ». Le cinéaste russe utilise l’obscène pour révéler la désacralisation des valeurs dépassées de deux sociétés, en insinuant quelques perturbations, voire bizarreries.
Dans Des monstres et des hommes, le personnage de Johan parle peu, impose un mutisme à Lisa et aux jumeaux, puisqu’ils ne sont que des marchandises. Balabanov souligne ainsi les failles du discours. Dans Cargo 200, le personnage de Jourov est peu disert ou s’exprime par procuration, lorsqu’il lit les lettres du fiancé d’Angélica avec les cadavres qui se décomposent autour d’elle. La parole des autres personnages est vaine. Angélica ne cesse d’implorer par la grâce ou l’attendrissement. Rien ne peut arrêter la violence destructrice du policier, c’est la faiblesse de la société, exprimée dans ces rapports de force. Révélant l’absurdité et l’inanité de la parole, Balabanov suggère le dévoilement de l’obscène dans cette faille. Car le film n’apporte aucune solution au calvaire d’Angelica. La mère du policier, alcoolique et sénile, regarde la télé toute la journée, ignorant la tragédie qui se joue de l’autre côté de la cloison. Balabanov achève ses deux films de manière absurde et laisse penser que l’obscène même est en péril.
En effet, les scènes érotiques se répètent sans qu’il y ait de variation, mais plutôt avec un effet de ressassement. Le scénario de Johan est toujours le même, comme lors du passage de la photographie au cinéma. Le jeune photographe Putilov a volé la caméra et devient une idole, comme le montrent les femmes qui le suivent dans Hambourg. Graduellement le spectacle prend de plus en plus d’importance. L’auteur désinvestit la scénographie érotique de sa charge obscène, car elle ne suscite plus la surprise, en entrant dans une sorte de norme par un effet de banalisation. Lisa, elle-même, se rend à Hambourg et se fait fouetter dans une vitrine sans rien ressentir. Le même phénomène se produit dans Cargo 200. Les deux scènes du viol reproduisent le même scénario, par la posture d’Angélica qui regarde la caméra. Enfin, dans l’appartement de Jourof, les cadavres s’entassent peu à peu. Mais l’obscène pâtit de ce principe de répétition, le spectateur comprenant qu’il n’y a pas d’issue. La société est gangrenée, et le film épuise la violence instaurée comme une nouvelle norme.
L’obscène est l’étape nécessaire à un changement de société et à une rupture dans le cours de l’histoire. Le thème de la dualité joue ainsi un rôle dans la composition de ces deux films. Balabanov renonce à une vision manichéenne. Le premier film se structure sur l’histoire parallèle de deux familles, de deux femmes, et de leur basculement dans l’obscène par la mise à nu de leur personne au propre comme au figuré. Les jumeaux symbolisent également cette opposition. L’un des deux se laisse tenter par l’érotisme de Daria, puis se laisse enivrer par Victor Ivanovitch. Dans ce principe très schématique, Balabanov suggère une progression du mal dans une société gâtée. De même dans Cargo 200, il joue avec la dualité : la fille du militaire n’ira pas en discothèque avec son fiancé, mais avec Valera. Cette dissociation des couples et laisse voir une faille : l’exposition d’une société sans repères. Jourof, lui-même, impuissant et vivant seul avec sa mère, se déclare (dans sa folie ?) l’époux par procuration d’Angelica. Le simulacre remplace le réel, et le policier violent et psychopathe remplace le soldat valeureux. Le cinéaste impose un fatum représenté par le progrès technologique, les machines à vapeur dans Des monstres et des hommes, le bruit des machines dans Cargo 200. La modernité est le leurre d’une société mourante et d’une autre naissante.
Conclusion
Le réalisateur utilise l’obscène et le détourne avec ironie affirmant ainsi la désacralisation de toutes les valeurs. Dans Des monstres et des hommes les servantes abandonne leur uniforme pour un vêtement plus négligé qui suggère le changement de condition sociale, voire une revanche. Lisa part vers l’ouest, les jumeaux vers l’est, ils représentent la Russie partagée entre ses aspirations pour l’occident et ses racines orientales. L’un des deux jumeaux, celui qui s’est laissé tenter, finit par mourir de son alcoolisme ; une société décadente meurt mais la nouvelle est déjà condamnée par avance et contient la propre source de son pourrissement à venir.
De même, dans Cargo 200, Angelica invoque, tout au long de sa détention, les figures masculines représentant l’ordre : son père, secrétaire du comité du parti communiste, son fiancé, soldat, pour tenter de faire peur à Jourof par une référence à des valeurs sacrées, qui imposent le numineux, qu’a défini Rudolf Otto dans Le Sacré16, mais en pure perte. L’ironie de Balabanov se lit également dans la vision de l’avion éventré et obscène aux connotations sexuelles qui permet de débarquer les cercueils qui reviennent d’Afghanistan, tandis que nous voyons tout un contingent de soldats se diriger au pas de course vers l’avion pour partir combattre (et se faire tuer). Sacrifiée, comme l’a analysé René Girard : « pour apaiser les violences intestines, [d’] empêcher les conflits d’éclater17 », Angelica apparaît alors comme l’allégorie de la Russie attachée à trois valeurs complètement dépassées, dans un pays en ruine à l’avenir incertain aux mains de jeunes, qui ne bafouent même pas les valeurs de l’URSS, mais les ignorent simplement. C’est le personnage de Valera, jeune homme sans valeur qui s’en sort le mieux.
Notes
- « La liberté des médias est garantie. La censure est interdite. » Конституция Российской Федерации Принята всенародным голосованием 12 декабря 1993 г. Article 29.
- Voir le cas de Léviathan d’Andreï Zviaguintsev sorti en Russie en février 2015 (épuré, interdit aux moins de 18 ans) et du cinéaste Kirill Serebrennikov, auteur de Leto, accusé de fraude fiscale.
- Frederick H. White, « Les bandits de Balabanov : le film de bandits dans le cinéma postsoviétique », dans Eugénie Zvonkine (dir.), Cinéma russe contemporain, (r)évolutions, Villeneuve d’Asq, Presses Universitaires du Septentrion, 2017, p. 141.
- Georges Bataille, L’érotisme, Paris, Minuit, 1957, p. 13.
- Produit par la Société de cinéma CTB.
- Film produit par la Société de cinéma CTB. On peut y voir une influence, voire une réécriture du roman de Faulkner Sanctuary.
- Définition du petit Robert (1991).
- Georges Bataille, L’érotisme, op. cit., p. 224, 225.
- Ibid., p. 39.
- Ibid., p. 71.
- Sépulture, que Bataille avait évoquée comme une protection du mort.
- Guy Debord, La société du spectacle (1967), Paris, Gallimard, 1992, p. 10.
- Jean Baudrillard, Les stratégies fatales, Paris, Grasset, 1983, p. 11.
- Ibid.
- Georges Bataille, L’érotisme, op. cit., p. 72.
- Rudolf Otto, Le Sacré, trad. d’André Jundt, Paris, Payot, 1995.
- René Girard, La violence et le sacré, De la violence à la divinité, Paris, Grasset, 2007, p. 313.