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Gouverner les villes maghrébines lors de l’occupation portugaise (XVe-XVIe siècles)

Introduction

Au cours des XVe et XVIe siècles, les Portugais s’emparèrent de plusieurs villes de la côte du Maghreb atlantique. Leur domination, cependant, ne fut pas complète. Les capitaines et facteurs (feitores) portugais n’exerçaient pas un pouvoir total sur les villes occupées. Ils devaient négocier directement avec des conseils de notables, généralement commandés par un qāḍī ou par des chefs de tribus. Cette dynamique donna naissance à une sorte de double gouvernement, dans lequel aucune des parties n’avait la souveraineté complète sur la ville et ses environs. Dans cet article, nous allons analyser comment le pouvoir était exercé dans ces villes.

L’étude de la conquête portugaise, avec un intérêt particulier pour la dynamique de la négociation, nous conduit à une critique de la catégorie de “Maures de paix”. L’historiographie utilise ce terme pour désigner les vassaux maghrébins du roi du Portugal, soumis à l’ordre colonial1. Expression rare dans les documents des XVe et XVIe siècles, la notion de “Maures de paix” ne tient pas compte de la multiplicité des positions politiques possibles à cette époque.

L’un des principaux mécanismes diplomatiques de ces négociations était l’échange d’otages comme garantie du respect des accords. Nous analyserons cette dynamique comme un élément central du gouvernement des villes du Maghreb occupées par le Portugal.

Pour étudier ces négociations, nous avons utilisé l’ensemble des lettres et traités rassemblés dans les volumes des Sources inédites de l’histoire du Maroc2. Cette collection rassemble des documents allant de 1486 (date du traité de vassalité entre la ville d’Azemmour et le Portugal) à 1580 (date d’intégration du Portugal au Royaume d’Espagne). Nous avons également consulté le récit de León l’Africain, publié à Venise en 1525, qui présente un tableau géopolitique du Maghreb au début du XVIe siècle et la chronique de Damião de Góis, dont les deux premières parties furent publiées en 1566.

Contextualisation

Vue du présent, la prise de Ceuta marque symboliquement le début de l’expansion maritime portugaise, même si plusieurs années séparent cet épisode et l’exploration des côtes africaines3. Entourée de secret, la préparation de cette attaque a commencé six ans avant. Le Roi João Ier et ses trois fils plus âgés ont participé à ce projet. Ceuta est restée, néanmoins, la seule possession portugaise en outremer pour 43 ans. La conservation de la ville coûtait cher à la Couronne et plusieurs membres du conseil royal suggérèrent son abandon. Les forces portugaises étaient coincés à l’intérieur des remparts de la ville, sans avoir les ressources (humaines ou financières) pour continuer la conquête. Ils réussirent, pourtant, à créer un no man’s land4, en attaquant tous les villages dépourvus d’enceintes dans les alentours de Ceuta et en brûlant les plantations5.

Ceuta est restée la seule enclave au Maghreb jusqu’en 1458. Tanger, Alcácer Ceguer et Tétouan étaient les principales villes fortifiées dans la région et servaient comme bases d’attaque aux conquérants de Ceuta. L’attaque des Portugais à Tanger en 1437 aboutit à la défaite complète des forces lusitaniennes. Cet épisode relança les débats dans le conseil royal autour de l’abandon de Ceuta. Une deuxième expédition contre Tanger en 1463-1464 eut le même destin catastrophique, avec la mort de D. Duarte de Meneses. La prise d’Asilah en 1471 changea l’équilibre entre les forces portugaises et maghrébines. La conquête de cette ville suscita la peur des habitants de Tanger, localisée à 38 kilomètres de distance. Ceux-ci abandonnèrent la ville, laissant les portes ouvertes aux Portugais. Ainsi, à la fin de 1471, les Portugais contrôlaient les principales villes du détroit de Gibraltar sur la rive africaine. La prise d’Asilah et de Tanger ouvre l’époque de domination lusitanienne dans le nord du Maroc. Le roi abandonna le titre de “seigneur de Ceuta” et le remplaça par “roi de l’Algarve et d’outremer en Afrique”6.

Ce contrôle du détroit accompagnait l’avancée sur les archipels atlantiques des Açores et de Madère. La colonisation de ces îles garantit la création de points d’appui à l’expansion maritime vers le sud du Maroc et du cap Bojador. Il s’agissait de ports essentiels pour l’approvisionnement des navires, avec de l’eau potable et de la nourriture. En outre, à côté de ces ports, des forteresses furent bâties pour protéger les navires contre la piraterie maghrébine et castillane.

Ce réseau de ports et forteresses garantit la sécurité nécessaire pour l’établissement de relations commerciales et politiques avec le sud du Maghreb. L’entrée des Portugais dans cette région fut très différente. Au lieu d’organiser des attaques surprises et d’occuper militairement, ils négociaient des avantages commerciaux en échange de la vassalité des villes côtières. Ainsi, en 1486, les Portugais conclurent-ils la paix avec les habitants d’Azemmour, qui devinrent vassaux du roi du Portugal7. Cependant, l’occupation effective de la ville, avec la construction de la forteresse, ne démarra qu’en 1513. À Safi, un accord similaire fut signé en 14888, avec le début de l’établissement effectif en 15089. Néanmoins, il ne faut pas penser qu’il s’agit d’une occupation pacifique. Au contraire, le passage de la reconnaissance de la suzeraineté du roi du Portugal à l’occupation physique permanente des forces portugaises fut assez violent. Azemmour, par exemple, fut attaquée en 150810 et conquise par les troupes commandées par le duc de Bragance en 151311.

En 1489, les Portugais commencèrent la construction de la forteresse de Graciosa, à 15 kilomètres du fleuve Lucos, près de Larache. Cette construction rendait évidente l’intention d’attaquer Alcácer Quibir et, ensuite, de s’emparer de Fès. Le sultan Mūlāy Šayḫ assiégea la forteresse et obtint l’abandon de la place. Un accord de paix garantit l’évacuation de Graciosa, sans que les Portugais ne doivent livrer leurs armes. En 1505, João Lopes de Sequeira commença la construction de Santa Cruz du Cap de Gué, à Agadir, comme une réponse aux prétentions castillanes sur les Canaries. Il vendit le château à la Couronne en 1513. En 1506, les Lusitaniens construisirent le château royal de Mogador, le port maritime le plus proche de Marrakech, abandonné dès 1510.

La période de 1500 à 1541 est considérée par António Dias Farinha comme la seconde période de colonisation, une phase “impérialiste”12. C’est pendant ces années que le roi du Portugal devient le seigneur du plus grand nombre de villes et de forteresses. Les forces maghrébines étaient divisées et la possibilité de la chute de Fès et de Marrakech, les grands centres de pouvoir résistant, était perçue comme imminente. En 1515, les Portugais perdirent une grande bataille à Mamora. En 1516, le capitaine de Safi, Nuno Fernandes de Ataíde, pièce fondamentale dans l’administration de la région et dans la diplomatie avec les autorités autochtones, décéda. Son partenaire, le “Maure de paix” par excellence selon l’historiographie, Yaḥyā ū Tā’fuft, mourut trois ans plus tard. La dynastie Sa’dienne apparaît alors comme une force de rassemblement dans le Souss. Les Sa’diens deviennent seigneurs de Marrakech en 1524. Sous leur règne, les Maghrébins sont unis autour d’un pouvoir étatique organisé, capable de faire face aux Portugais. En 1541, Santa Cruz du Cap de Gué tomba et, en 1549, Fès fut conquise par les Sa’diens. Dans cette même année, les Portugais perdirent Asilah13 et Alcácer Ceguer.

Durant la décennie de 1550, la présence portugaise fut réduite à la forteresse de Mazagan et aux villes de Ceuta et Tanger. Leur défaite catastrophique dans la bataille des Trois Rois à Alcácer Quibir en 1578, qui entraîna la disparition du roi Sebastião, marque la fin de l’expansion lusitanienne au Maghreb. L’union dynastique avec l’Espagne en 1580 met fin aux accords affirmant l’exclusivité portugaise sur la conquête du royaume de Fès. Depuis la fin de l’Union ibérique en 1640, Ceuta est restée sous domination espagnole. Tanger est demeurée portugaise jusqu’en 1662 ; Mazagan fut alors la dernière forteresse portugaise au Maroc jusqu’en 1769, quand elle fut abandonnée et ses habitants transférés en Amazonie, où fut fondée la Vila Nova de Mazagão (la ville neuve de Mazagan)14.

Après cette brève contextualisation sur l’histoire de l’occupation du Maghreb, nous allons analyser plus en détail l’histoire des villes d’Azemmour et de Safi. Ces lieux ont constitué les principales bases de la présence lusitanienne dans les régions de Doukkala et du Souss. Leur occupation fut possible grâce à la collaboration des autorités autochtones.

Critique de la catégorie de “Maures de paix”

La conquête et la domination des places maghrébines ne seraient pas possibles sans la collaboration et la participation des “Maures de paix” (mouros das pazes). Ce terme est utilisé pour désigner, en général, l’ensemble des populations soumises au roi du Portugal au Maghreb. Les sources appellent ainsi mouros das pazes les tribus qui paient des taxes aux autorités lusitaniennes et ne résistent pas à l’occupation. Néanmoins, il ne faut pas prendre ce terme comme un statut juridique particulier.

Nous le trouvons pour la première fois dans une lettre de Jorge Pires à Fernando de Castro datée du 4 septembre 1513, lors de la prise de la place d’Azemmour. Jorge Pires dit que “sont venus certains Maures de paix de Safi”15 pour aider à la conquête et entrer dans les grâces des conquérants. Il fait référence aux Maghrébins de la région de Safi, alliés des Portugais dès 1486. Nuno Fernandes de Ataíde, capitaine et gouverneur de la place de Safi à l’époque16, avait en effet envoyé des troupes de Maghrébins pour aider à la prise d’Azemmour.

Les sources emploient l’expression mouros das pazes toujours dans sa forme plurielle, pour désigner des tribus ou la population d’une région spécifique. Le duc de Bragance, le leader des troupes qui s’emparèrent d’Azemmour, rapporta ainsi au roi comment les Maghrébins de la région de Mazagan – probablement la tribu des Ouled Douīb – l’avaient accueilli lors de son débarquement dans la région :

“Les Maures de paix d’Ouled Douīb, qui étaient les seigneurs de cette terre de Mazagan, m’ont été apportés le dimanche […] et sont venus [s’]offrir [à moi], mais ne sont pas venus au campement sans secours. Ils travaillaient pour sauver Titi, qui serait de paix et payerait des tributs comme eux en payaient17.”

L’usage est rare et trop ponctuel pour qu’il puisse être un terme juridique. Nous n’avons trouvé que dix-huit occurrences du terme mouros das pazes ou mouros de pazes entre le 4 septembre 1513 et le 16 janvier 152518. Cela correspond à l’apogée de la présence portugaise au Maghreb, lorsque le Portugal contrôlait douze villes marocaines. Nous n’en trouvons dans les sources épistolaires et dans les traités diplomatiques éditées dans les Sources inédites de l’histoire du Maroc aucune autre référence au-delà de cette période. Cette rareté montre que ce terme n’avait aucun statut juridique et renvoie plutôt à un usage générique dans le langage courant. Le mot le plus utilisé pour faire référence aux musulmans vassaux du Roi du Portugal est tout simplement Maure (mouro). Il est aussi significatif que l’expression “Maure de paix” disparaisse de la documentation dans les décennies suivantes, lorsque les alliances commencent à se briser et que les Portugais sont expulsés ou contraints d’abandonner les villes occupées.

Outre le terme “Maure”, dans les lettres adressées aux Maghrébins, les mots les plus utilisés sont : xeques19, cabeceiras20 ou primcipaes da cidade21. Il s’agit donc plutôt de marques de respect renvoyant à une forme générique d’autorité que d’une classification ethnique particulière. La diplomatie lusitanienne était en contact avec les autorités locales. Les principaux šayḫ-s et anciens de la ville étaient les responsables des négociations. Il s’agissait d’une relation entre classes dominantes et non pas entre grands groupes ethniques ou religieux. Même s’ils n’étaient pas appelés mouros de pazes, leurs actions vis-à-vis du pouvoir étranger prouvent leur intention de négociation et leur soumission relative, des caractéristiques fondamentales pour définir les “Maures de paix”.

Nous allons maintenant voir comment, dans les cas d’Azemmour et de Safi, les élites maghrébines profitèrent de leur alliance avec les Portugais pour construire leur propre projet politique indépendant, très loin de l’image du “Maure de paix” soumis et loyal à la domination étrangère.

Les négociations à Azemmour

Azemmour est une ville sur la côte maghrébine localisée à 75 kilomètres au sud-ouest de Casablanca, à trois kilomètres de l’embouchure du Wādī Umm Rabīʿ (l’Oum Errabiā). Le nom se rattache au berbère azemmūr (olivier sauvage)22. Selon Léon l’Africain, la population de la ville était de 5000 feux23. Son histoire reste obscure jusqu’à ses rapports avec les Espagnols et les Portugais. Après la signature du traité d’Alcáçovas-Toledo (1479-1481), l’Espagne abandonna au profit du Portugal la côte atlantique du Maroc22. En juillet-août 1486, un traité fut conclu entre D. João II, roi du Portugal, et les habitants d’Azemmour. Nous avons des lettres patentes datées du 3 juillet 1486 par lesquelles D. João II accorde sa protection aux habitants d’Azemmour et s’engage à les traiter comme ses sujets24. Ensuite, ce traité fut ratifié à travers une lettre adressée à D. João II, où les habitants acceptent sa suzeraineté et fixent les conditions de l’accord25. Ce document fut établi au Portugal, à la chancellerie royale, et envoyé à Azemmour en même temps que les lettres patentes du roi, pour y être signé et ratifié. La ratification en arabe fut rédigée à la chancellerie royale par Muḥammad ibn al-Ru‘aīnī, qui y exerçait les fonctions d’interprète et traducteur. Sur la feuille de parchemin, le texte portugais est à côté du texte en arabe. Le traité fut confirmé par Manuel Ier le 12 janvier 1497.

En témoignage de vassalité, une taxation fut accordée ainsi que des avantages commerciaux. Les habitants d’Azemmour devraient donner chaque année dix mille aloses chargées sur leurs vaisseaux26. Les vaisseaux du roi du Portugal ne paieraient aucun droit en entrant ou en sortant du port de la ville. L’accord ne prévoyait cette exonération fiscale que pour les vaisseaux du roi. D’autres navires portugais devraient payer les mêmes droits que les étrangers. Sous la sauvegarde du roi, les commerçants d’Azemmour pouvaient aller au Portugal vendre et acheter des marchandises en payant les mêmes droits que les Portugais. Ils devaient, cependant, voyager à bord de navires lusitaniens27. Le traité exigeait aussi que de bonnes maisons fussent rendues disponibles pour les facteurs (feitores)28 et autorisait l’achat de chevaux par les autorités portugaises29. Il était interdit de vendre les chevaux, considérés comme nécessaires à la guerre sainte aussi bien par les qāḍī-s musulmans que par le pape.

Ce traité fut signé dans un contexte de disputes entre le Portugal et la Castille pour le droit de conquête du royaume de Fès et de morcellement du pouvoir politique maghrébin. Les chroniques castillanes relatent plusieurs interventions militaires qui ont précédé l’accord de 1486 avec les Portugais. Les Castillans faisaient des razzias constantes sur la côte maghrébine depuis les Canaries. Après le traité d’Alcáçovas-Toledo de 1480, ils abandonnèrent leurs prétentions sur la côte atlantique, mais non sur la rive méditerranéenne où ils occupèrent Melilla en 1497. Les Portugais, à leur tour, avaient pillé Anfa (Casablanca) en 1469 et conquis Asilah et Tanger en 1471. Le souvenir de ces événements était encore assez vivant chez les habitants d’Azemmour. Ni le roi de Fès ni l’amīr de Marrakech n’avaient les moyens pour garantir la protection d’Azemmour. Ainsi, les principaux šayḫ-s de la ville décidèrent de devenir vassaux du roi du Portugal. Cet accord les protégeait contre des attaques des Portugais et des Castillans, en vertu du traité de paix entre ces deux royaumes. De la même manière, les commerçants d’Azemmour gagnèrent certains avantages pour commercer au Portugal.

Martim Reinel, l’un des négociateurs du traité, occupa le poste de feitor jusqu’à sa mort en février 1501. Après cette date, les rapports commerciaux entre la ville et le Portugal semblent moins réguliers. Martim Reinel ne paraît pas avoir été immédiatement remplacé. C’est seulement en avril 1502, plus d’un an après sa mort, que Rui Gil Magro reçoit des lettres de créance, l’autorisant à se présenter devant les šayḫ-s d’Azemmour30. Il ne fut pas nommé officiellement feitor, mais plutôt chargé d’une mission temporaire consistant à acheter du blé dans la région. Ses négociations et sa manière d’agir envers la population locale furent catastrophiques. Les gens d’Azemmour se refusaient à laisser les Portugais y construire une forteresse, comme voulait le faire Manuel Ier31.

Nous ne savons rien d’autre jusqu’au 22 avril 1504. Un document émis à cette date révèle une querelle, voire une rupture, entre la ville et le royaume32. Des navires portugais s’étant perdus sur la côte d’Azemmour avaient été pillés par ses habitants. Ceux-ci, après cet épisode, craignaient de souffrir de représailles et envoyèrent des lettres implorant leur pardon auprès du roi. Manuel Ier vit dans cette situation l’opportunité de réconcilier le royaume avec la ville. Il leur pardonna, à condition qu’ils lui paient en blé le tribut originellement payé en aloses et dont ils s’étaient libérés depuis 1502. Ce détail, comme le nota Pierre de Cénival, prouve que les liens d’allégeance avaient été rompus33. Sancho Tavares fut envoyé pour rétablir l’accord, mais nous ne connaissons pas le résultat de sa mission. Il est fort probable qu’elle échoua et les relations entre le Portugal et la ville d’Azemmour ne furent pas complètement rétablies.

La conquête et l’occupation militaire de la ville furent discutées et organisées à partir de 1507. La suggestion vint d’un prince waṭṭaside, Mūlāy Zayān, auquel les chroniqueurs portugais donnent le titre de “roi” de Meknès34. Il fut chassé du pouvoir par son cousin, Mūlāy al-Naṣar, frère du roi de Fès, Muḥammad al-Burtuġālī35. Zayān chercha refuge à Azemmour, où il avait de l’influence et une parenté importante. La chronique de Damião de Góis raconte comment Mūlāy Zayān chercha à former une alliance avec les Portugais36. L’intermédiaire de ces négociations fut Sebastião Rodrigues Berrio, un gentilhomme originaire de Tavira en Algarve, qui depuis des années s’était intéressé à la pêche des aloses.

À cette époque, le Roi Manuel Ier développait une intense politique d’occupation des villes côtières dans le royaume de Marrakech, les domaines de l’actuel Sud marocain. Il faut rappeler qu’en 1505 démarra la construction de la forteresse de Mazagan et l’installation de João Lopes de Sequeira à Santa Cruz du Cap de Gué. L’année suivante commença la construction du château royal de Mogador et en 1508, Safi fut occupée militairement. Dans ce contexte, la prise d’Azemmour aurait été bienvenue. Mūlāy Zayān alla au Portugal exposer son plan de conquête de la ville37. L’expédition eut lieu en août 1508 et aboutit à un échec complet pour les Portugais. En rentrant du Portugal, Mūlāy Zayān fut reçu comme seigneur d’Azemmour, sans avoir besoin de l’aide lusitanienne. Lors du débarquement des Portugais, les forces d’Azemmour – qui étaient censées les accueillir – leur lancèrent des attaques38.

L’exemple de Mūlāy Zayān est très intéressant pour relativiser (ou mieux, abandonner) l’idée de “Maure de paix”. Il s’était tourné vers les Portugais après avoir été déposé par son cousin, afin d’obtenir une ville d’où il pourrait gouverner. Dès que la conjoncture politique changea, il prit la ville sans faire appel aux étrangers. Cet épisode montre que Mūlāy Zayān était simplement en quête de pouvoir pour lui-même. Pour lui, les Portugais n’étaient qu’un acteur politique parmi d’autres à prendre en compte sur la scène maghrébine.

Nous ne savons rien de ce que s’est passé à Azemmour entre 1508 et 1510. La paix semble avoir été rétablie avec Mūlāy Zayān, car en décembre 1509 la factorerie portugaise est rouverte sous le commandement du feitor João Lopes de Mequa. Toutefois, c’est Mūlāy Zayān qui gouverne vraiment. Dans une lettre adressée au Roi Manuel Ier datée du 1er juillet 1510, João Lopes de Mequa écrit :

“Pourtant, Seigneur [le roi du Portugal], il [Mūlāy Zayān] est dans cette ville comme seigneur, avec domaine et justice sur les chrétiens et les juifs et sur certains Maures de basse condition […]. À présent, Seigneur, je ne sais pas ce qu’il se passera. Il prélève tous les droits et revenus de cette ville et [les gens] disent qu’il [les] partage avec ‘Alī ibn Sa‘īd39, et à moi il me semble qu’il en est ainsi40. ”

En 1510, de nouvelles négociations entre Mūlāy Zayān et les Portugais aboutissent à un renouvellement de l’accord de 1486. Le roi du Portugal obtient en plus le droit de construire une forteresse dans la ville et une nouvelle maison pour la factorerie. L’action d’un agent du roi, Diogo de Alcáçova garantit la paix et la bonne cohabitation avec la population locale.

Entre 1511 et 1513, nous n’avons aucun document pour nous renseigner sur ce qu’il s’est passé à Azemmour. Le chroniqueur royal Damião de Góis affirme que Mūlāy Zayān viola plusieurs fois les accords avec les Portugais, en forçant les agents portugais à quitter la ville. Cela amena le roi à décider d’occuper Azemmour militairement. Le chef de l’expédition fut le duc de Bragance, D. Jaime, le neveu du roi et plus important seigneur du royaume. Des lettres riches en détails racontent l’histoire de la prise de la ville et la victoire triomphale des Portugais41. Manuel Ier envoya le 30 septembre 1513 une lettre au pape Léon X qui décrit cette conquête comme une grande victoire pour la Chrétienté42. La pièce de théâtre de Gil Vicente, Exortação da guerra, fut écrite à cette occasion, en 1515, pour exalter les sentiments patriotiques et antimusulmans.

“En avant, en avant, seigneurs,
Puisqu’avec grandes faveurs
Tout le ciel vous favorise
Le roi de Fès s’affaiblit
Et le Maroc donne des clameurs43

La ville resta sous domination portugaise effective pour 28 ans, jusqu’en 1541. La conquête de Santa Cruz du Cap de Gué par les forces Sa’diennes contraignit à son abandon44. Le Roi João III essaya de négocier une alliance avec le roi de Fès, mais sans succès45. En octobre 1541, il ordonna l’abandon de la place d’Azemmour46. En novembre, le pape Paul III autorisa le roi du Portugal à démolir les places du Maroc qu’il évacuait et à détruire les lieux consacrés au culte47.

Les négociations à Safi

Nous ne disposons pas du document dans lequel la ville de Safi se soumet pour la première fois comme vassale au roi du Portugal. Nous avons, néanmoins, la lettre du roi João II au qāḍī et aux habitants de la ville, datée de 148848, dans laquelle la suzeraineté portugaise est renouvelée. Le qāḍī s’engageait à payer les redevances et à exécuter de bonne foi ses obligations auprès du roi. Les habitants devaient payer chaque année au mois de septembre trois cents mitqāl-s49 d’or, ou la même valeur en cire ou en autres marchandises, et envoyer deux bons jeunes chevaux. Un comptoir commercial fut établi où des marchandises portugaises étaient importées et des produits de la région exportés vers le Portugal et la Guinée, notamment les tissus, produit privilégié dans le troc d’esclaves50.

Safi était une ville pratiquement indépendante, car les émirs de Marrakech n’exerçaient pas vraiment d’autorité au-delà des alentours de leur capitale. Léon l’Africain dit que lorsque la puissance des rois de Marrakech commença à décliner, le pouvoir fut pris à Safi par une famille appelée Farḥūm51. Vers octobre 1488, à l’époque où João II confirma en sa faveur les lettres octroyées par Afonso V, le qāḍī de Safi était Aḥmad ibn ‘Alī ibn Farḥūm. Les intrigues et querelles entre les deux neveux de ce personnage furent la porte d’entrée dont les Portugais avaient besoin pour se mêler des affaires de Safi. Aḥmad ibn ‘Alī était déjà vieux et ne gouvernait plus convenablement la ville. Ses neveux, Yaḥyā al-Zayyat et ‘Abd al-Raḥman, se disputaient donc le pouvoir, en se servant d’alliances avec les Portugais et les Castillans.

Le 16 octobre 1488, lors du renouvellement de la suzeraineté au roi João II, c’est Yaḥyā al-Zayyat qui représente son oncle. Dix ans plus tard, le 28 septembre 1498, dans une lettre de Diogo Borges à la reine Leonor de Avis, nous apprenons que Yaḥyā al-Zayyat trahit l’accord avec les Portugais et s’empara seul du pouvoir. Il fut accusé de conspirer avec les Castillans pour “donner cette terre au roi Ferdinand [d’Aragon]”52. Diogo de Borges raconte ses tentatives de faire entrer dans la ville ‘Abd al-Raḥman pour qu’il puisse intervenir en faveur de la Couronne portugaise. Toutefois, Yaḥyā al-Zayyat n’autorisa pas son entrée, en menaçant de l’assassiner. Exilé dans les alentours de Safi, ‘Abd al-Raḥman organisa avec Diogo Borges et le feitor Nuno de Freitas un putsch pour s’emparer du pouvoir.

Diogo Borges donne une description héroïque de cet événement. ‘Abd al-Raḥman entra secrètement dans la ville grâce à l’aide des Portugais. Il était à cheval, accompagné de trois autres Maghrébins à pied et armés d’épées et de poignards, plus deux chrétiens portant des arbalètes. Ils se cachèrent dans le poste de traite portugais jusqu’au bon moment. Pendant la nuit, ils sortirent de leur cachette et, au moment de l’attaque, ‘Abd al-Raḥman proclama sa vassalité et son allégeance au roi et à la reine du Portugal. Lui et ses cinq compagnons vainquirent les hommes de Yaḥyā al-Zayyat, beaucoup plus nombreux. Le coup d’État réussit et ‘Abd al-Raḥman devint le nouveau qāḍī de Safi, à nouveau sous suzeraineté portugaise53.

Deux ans plus tard, le 15 juin 1500, nous trouvons une lettre du roi Manuel Ieraffirmant qu’‘Abd al-Raḥman ne pouvait pas prendre le titre de seigneur de Safi, attendu que la seigneurie de cette ville appartenait au roi du Portugal seulement54. ‘Abd al-Raḥman devait se contenter des titres de šayḫ et de qāḍī :

“Mais dis-lui qu’il nous semble qu’il ne doit pas s’appeler seigneur de Safi ni vouloir qu’on l’appelle ainsi, car la seigneurie est notre et cette ville [est] notre ; [il] doit seulement, de manière convenable, s’appeler en notre nom šayḫ et qāḍī de ladite ville ; et ainsi lui commandons qu’il fasse, parce que le contraire n’est pas raisonnable ni ne se doit faire55.”

Cette histoire montre que les Portugais n’avaient pas le pouvoir ni le contrôle absolu sur les villes vassales. Les notables maghrébins, c’est-à-dire les classes dominantes locales, collaboraient avec les Portugais en fonction de leurs intérêts et projets politiques personnels. Yaḥyā al-Zayyat renouvela la vassalité au roi du Portugal et, au cours des années, abandonna ses obligations en gouvernant comme seigneur indépendant. ‘Abd al-Raḥman, s’était allié avec les Portugais pour vaincre son frère et s’emparer de la ville et, deux ans plus tard, se déclarait déjà seigneur de Safi. Ce que nous voyons ici, c’est la capacité manifeste des Maghrébins à agir pendant la conquête. La collaboration ne signifie pas une soumission aveugle, mais peut être utilisée comme un stratagème pour promouvoir son propre projet politique indépendant.

Six ans après avoir pris le contrôle de la ville, ‘Abd al-Raḥman subit un coup d’État et fut assassiné lors d’une cérémonie dans la grande mosquée. L’assassin fut ‘Alī ibn Wašmān, chef d’une importante bande de mercenaires. Il réussit ce coup en s’alliant à un autre dirigeant berbère important de la région, Yaḥyā ū Tā’fuft. Les deux conspirateurs se partagèrent le pouvoir.

D’intenses conflits éclatèrent après l’assassinat d’‘Abd al-Raḥman. Dans une lettre adressée au roi Manuel Ier, les habitants de Safi, c’est-à-dire les chefs de certaines tribus et vingt autres notables de la ville témoignèrent de leur méfiance en rejetant les deux nouveaux dirigeants de la ville. Ils demandèrent au roi d’intercéder56. La trahison d’‘Alī ibn Wašmān fut très mal vue. Les deux nouveaux qāḍī-s (‘Alī ibn Wašmān et Yaḥyā ū Tā‘fuft) cherchaient, à leur tour, le soutien des Portugais pour ériger solidement leur autorité. ‘Alī ibn Wašmān se rendit au château royal de Mogador pour rendre hommage au roi du Portugal. Il avait le soutien de Diogo de Azambuja, le capitaine de Mogador.

Le fait que les habitants de Safi réclament l’intervention du roi de Portugal dans cette affaire montre comment la présence portugaise est utilisée de manière ambiguë par les Maghrébins. Au moment même où Yaḥyā ū Tā’fuft et ‘Alī ibn Wašmān allaient chercher l’appui du capitaine Diogo de Azambuja, les autres notables de Safi allaient recourir à une sphère supérieure pour annuler leurs actions. Nous voyons donc simultanément deux utilisations contrastées de l’alliance avec le Portugal. Aucun des deux partis de Safi ne refuse la présence étrangère dans la ville : ils l’utilisent au contraire pour valider leur volonté politique. Si nous utilisions la classification “Maure de paix”, nous ne pourrions pas voir cette variété de positions. ‘Abd al-Raḥman, Yaḥyā ū Tā‘fuft et ‘Alī ibn Wašmān, ainsi que tous les notables qui ont signé la lettre susmentionnée, sont également “Maures de paix”. Toutefois, cela ne les empêche pas d’avoir des différences internes si contrastées qu’elles redéfinissent, de manière opposée, leur alliance avec le Portugal.

Le double gouvernement

L’histoire politique d’Azemmour et de Safi révèle le rôle actif des classes dominantes maghrébines dans l’exercice du pouvoir. Dans toutes les lettres écrites par des Maghrébins ou adressées aux habitants d’une ville, on voit une liste de notables locaux57. Dans la ratification du traité entre le roi João II et les habitants de la ville d’Azemmour en août 1486, 32 notables sont mentionnés. Ce document vise à montrer que “toute la population d’Azemmour, tous, les notables comme le peuple”58 sont d’accord avec la suzeraineté portugaise. Cette distinction entre les notables et le peuple démontre une structure sociale hiérarchisée, où les classes subalternes n’apparaissent qu’à travers la désignation générique de “peuple”. Les Maghrébins nommés sont seulement les notables, la classe dominante locale. À la fin de cette ratification, nous avons la liste avec les noms de quatre hommes : “‘Abd Allah ibn ‘Alī ibn ‘Abd Allāh ; Sa’īd ibn Yūssuf ; Sa’īd ibn Muḥammad ibn ‘Alī ; Muḥammad ibn ‘Abd al-Raḥmān”37. Ils étaient, probablement, les autorités les plus puissantes dans la hiérarchie locale, à la tête de ce conseil de notables.

Avec l’arrivée des Portugais, cette structure politique antérieure à la conquête est intégrée au projet impérial lusitanien. Les capitaines et facteurs négocient directement avec les conseils des notables de la ville. Ces hommes sont des chefs de tribus, des autorités juridiques et des chefs militaires. Le qāḍī est à la tête des conseils, et c’est le notable auquel les Portugais s’adressent le plus directement. L’équilibre entre ces deux pôles de pouvoir – le capitaine et le qāḍī – est crucial pour assurer la paix. Les moments où cet équilibre est rompu se traduisent par de graves conflits. Cet équilibre, il faut le souligner, intéressait les Maghrébins. Dans le premier document qui atteste la vassalité de Safi, D. João II donne spécifiquement au qāḍī le pouvoir de collecter les impôts8. Les Maghrébins recevaient aussi des avantages commerciaux, comme le droit d’aller commercer au Portugal et la licence accordée aux qāḍī-s de Safi d’envoyer annuellement à Arguin, comptoir portugais en Mauritanie, un navire chargé de tissus. Cette licence, néanmoins, fut retirée en 1500, au profit de la création d’un monopole portugais59.

Il est également intéressant de noter le cas de Massa, une ville où il y avait un comptoir, dont l’administration, semble-t-il, en 1510, était faite par les habitants locaux et non par des fonctionnaires portugais60. Les habitants de cette ville ont reconnu le roi du Portugal comme le seigneur en 149761. En permettant la présence d’un comptoir portugais dans leur territoire, les habitants de Massa purent profiter du commerce avec le Portugal et de la protection contre les navires castillans. En outre, la structure du pouvoir local ne changea pas, au moins jusqu’à l’installation effective des Portugais à Safi.

La diplomatie des otages

Pour garantir la fidélité des tribus, il ne suffisait pas d’établir des accords par écrit ou de concéder des avantages commerciaux. Les autorités autochtones donnaient leurs fils en otage aux forces portugaises comme garantie de leur fidélité. Cette pratique est ancienne et très répandue dès l’Antiquité et pendant tout le Moyen Âge, autant en Islam que dans la Chrétienté62. À la différence des prisonniers capturés lors d’une guerre, les otages étaient aux mains de l’ennemi en tant que personnes libres qui perdaient temporairement leur liberté, soit parce qu’ils étaient donnés et tenus à titre de gage (pour faire respecter un traité diplomatique), soit dans le but de remplacer un prisonnier. Cette pratique servait donc à établir des traités et à soumettre des rebelles63. “L’otage alors n’est pas la conséquence d’un rapt : il est un élément majeur de la diplomatie, le garant d’une parole donnée, un gage incarné, librement donné”64. Le mot pour “otage” en portugais (refém65) et en espagnol (rehén) dérive de la racine arabe r.h.n. qui donna en arabe classique rāhin (pl. rahā’in)66. Cette étymologie repose probablement sur une longue histoire diplomatique basée sur la capture des otages en péninsule Ibérique.

En général, les Maghrébins donnés en otage étaient des fils de notables tribaux (pas forcément des enfants). Le lien familial garantissait que la tribu n’attaquerait pas les garnisons portugaises et respecterait les termes de l’accord. En mai 1514, toute la famille – enfants, femme, frères et autres parents – d’Ibn al-Kūrimat, šayḫ des Ouled ‘Amran, fut prise en otage à Azemmour67. Cela marqua un changement car, trois mois plus tôt, Rui Barreto s’était plaint au roi du Portugal que les Maures de la région n’envoyaient que des enfants d’hommes de basse condition68, ce qui montre que les otages appartenant aux classes dominantes avaient plus de valeur.

Les otages pouvaient être gardés à l’intérieur des villes occupées ou être envoyés au royaume. Les premières tribus à devenir vassales du roi envoyèrent leurs fils au Portugal69. La plupart des accords conclus à partir des années 1510 prévoient cependant que les otages restaient au Maghreb sous le contrôle des forces lusitaniennes. Ceci n’était pas une règle, comme le révèle l’exemple du notable de la tribu Ksima, un homme nommé Mīmūn qui, souhaitant s’installer à Santa Cruz du Cap de Gué en 1513, demanda à João Lopes de Sequeira d’envoyer ses deux fils au Portugal70 (notons qu’il s’agit d’un cas d’otage volontaire). Les accords les plus importants, comme les tentatives de soumettre l’amīr de Marrakech ou l’alliance avec le puissant Mūlāy Zayān d’Azemmour71, proposaient toujours d’envoyer les otages au royaume. Il ne faut pas oublier le cas du souverain Waṭṭaside Muḥammad al-Burtuġālī, qui vécut pendant longtemps au Portugal, après avoir été capturé dans la bataille d’Alcácer Ceguer en 1471.

Le séjour des otages dans les villes du Maghreb pourrait être lié à deux aspects distincts mais non exclusifs l’un de l’autre. D’abord, certains de ces otages étaient le résultat d’accords ponctuels, et leur séjour étaient sans doute bref. Nous avons, par exemple, la lettre d’un šayḫ non identifié qui, en offrant ses services et sa loyauté au capitaine de Safi, lui dit de saisir un de ses messagers (un des porteurs de la lettre) comme otage jusqu’à des négociations ultérieures72. Un autre cas est celui du notable Ġānim, de la tribu des ‘Abda, pris en otage après une tentative échouée de retourner les Portugais contre une tribu rivale73.

Le deuxième aspect à prendre en compte est le coût du maintien de ces otages, dans un environnement où les ressources faisaient constamment défaut. Une lettre de 1512 montre qu’il y avait à l’époque 33 otages à Safi74. Le capitaine dépensait 6000 reis par mois pour les garder. Si nous considérons exactes les informations données sur les coûts et dépenses de la place, la maintenance des otages correspondait à environ 3 % du budget.

Nous n’avons pas beaucoup d’informations sur la vie quotidienne des otages dans les places portugaises en Afrique. Vivaient-ils comme des prisonniers ? Avaient-ils un certain degré de liberté ? Dans ce cas, jouaient-ils un rôle important dans l’administration des villes ? Malheureusement, nous n’avons pas de renseignements pour ces questions. Toutefois, plusieurs épisodes montrent des menaces constantes auxquelles les otages étaient soumis, tant sous la garde des Portugais que sous les forces maghrébines. Ils couraient toujours le risque d’être vendus75 ou tués76.

Dans une lettre datée de 29 août 1516 envoyée à Simão Corrêa, capitaine d’Azemmour, les Ouled ‘Amran se sont plaints du non-respect de l’accord de paix. Les enfants donnés en otages devaient être libérés au bout d’un mois, mais ils furent retenus. Ils demandaient donc leur libération immédiate pour garantir leur alliance77. Nous voyons dans une lettre de Simão Corrêa au Roi Manuel Ier, datée du 3 octobre 1516, que les quatre otages furent libérés. Ils vivaient comme prisonniers, car le capitaine dit : “j’ai ordonné d’enlever les fers et je leur ai donnés des vêtements, et cet honneur commençait à se faire grâce à l’amour de leurs parents, parce qu’ils voulaient venir servir Votre Altesse”78. Sans doute, les conditions de vie des otages étaient pénibles, malgré leur importance fondamentale pour les accords diplomatiques. Une nouvelle négociation entre les Ouled ‘Amran et, cette fois-ci, le capitaine de Safi D. Nuno Mascarenhas, en juillet 1518, échoua car celui qui devait rester en otage s’était enfui. Les notables de la tribu décidèrent de ne laisser personne à sa place, ce qui signifia la fin provisoire des négociations79.

Dans le sens inverse, il y a aussi le récit d’un enfant portugais pris en otage. Il s’agit du fils du capitaine Nuno Mascarenhas, João Mascarenhas. À l’âge de neuf ans, il fut envoyé au šarīf de Marrakech avec son frère de 12 ans. Nuno Mascarenhas, lors d’une expédition militaire près de Safi, fut attaqué par le šarīf et fait prisonnier. Le šarīf exigea le paiement de 22 000 cruzados comme rançon. Comme il ne disposait pas de toute cette somme, Nuno Mascarenhas dut contracter un prêt. Le temps de réunir la somme demandée, il laissa ses deux enfants comme otages du šarīf. Les deux enfants restèrent en sa possession pendant deux mois et demi. Le jour de leur libération, le šarīf essaya de les empoisonner. L’aîné décéda en arrivant à la forteresse portugaise d’Agouz. Le cadet survécut et raconta ces événements des années plus tard80.

Conclusion

La conquête portugaise des villes du Maghreb atlantique ne fut possible que grâce à une alliance avec les élites locales. Celles-ci, à leur tour, cherchèrent à profiter du soutien portugais pour garantir leur indépendance politique vis-à-vis des dynasties de Fès et de Marrakech. En d’autres termes, les classes dominantes de la côte maghrébine cherchèrent à ériger un projet politique indépendant, changeant d’alliés selon la conjoncture.

Compte tenu de la nature de l’exercice du pouvoir politique, il n’est plus possible d’adopter le terme réducteur de “Maures de paix” pour classer les alliés et vassaux du Portugal au Maghreb. Il n’y a pas de posture de subordination de la part du Maghreb, ni de domination totale de la part des Portugais. Dans des villes comme Safi et Azemmour, un double gouvernement est véritablement établi : capitaine et facteur portugais d’un côté, qāḍī et chefs locaux de l’autre.

L’équilibre tendu et fragile de la politique luso-maghrébine s’exprime dans la diplomatie des otages. Cette forme de diplomatie montre que lorsque nous parlons de “négociation” ou de “collaboration”, nous ne voulons pas dire “relations pacifiques”. La conquête portugaise des villes du Maghreb fut un processus violent, rude et complexe. Divers acteurs tentèrent de le réorienter et de le mettre au service de leurs intérêts personnels. Dans cet article, nous avons tenté de donner un petit échantillon de la dynamique de la politique luso-maghrébine de cette période, contredisant ainsi l’image fixiste dominante dans l’historiographie spécialisée.


Sources

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Notes

  1. Rosenberger 2020, Paula 2019, Farinha 1999.
  2. Cénival, Lopes, Ricard & Véronne, éd. 1934-1948.
  3. Paviot 1998 développe une argumentation consistante pour affirmer que la prise de Ceuta est un témoin de la forte persistance de l’idéal de reconquête et de croisade, mais qu’elle n’a rien à voir avec l’expansion maritime qui aboutit à la conquête de l’Amérique. Selon lui, c’est l’intérêt pour l’archipel des Canaries qui déclencha l’arrivée des Espagnols puis des Portugais en Amérique. Duarte 2003, 392 insiste aussi sur cette idée.
  4. Bourchareb 1988, 501.
  5. Duarte 2003, 411-412.
  6. Farinha 1999, 21.
  7. Cénival, Lopes, Ricard & Véronne, éd. 1934-1948, t. 1, 4-24.
  8. Ibid., 25-30.
  9. Ibid., 169-173.
  10. Ibid., 162-168.
  11. Ibid., 403-409, 410-429, 430-433.
  12. Farinha 1999, 35. L’emploi du terme “impérialiste” par l’auteur est critiquable. Toutes les expéditions militaires en Afrique sont des entreprises coloniales, il n’est pas nécessaire d’ajouter l’adjectif “impérialiste” pour souligner la férocité ou le désir de domination extensive du territoire maghrébin, d’autant que ce terme renvoie plutôt à une phase spécifique du capitalisme à partir du XIXe siècle.
  13. Asilah est revenu sous la domination portugaise entre 1578 et 1589.
  14. Correia 2007. Mazagão est aujourd’hui une petite ville au nord du Brésil, dans l’État d’Amapá, dans la région métropolitaine de Macapá.
  15. Cénival, Lopes, Ricard & Véronne, éd. 1934-1948, t. 1, 406 : vyeram alguns Mouros das pazes de Çafym.
  16. Une lettre patente du roi du Portugal Manuel Ier datée du 2 juillet 1513 donne officiellement la capitainerie et le gouvernement de Safi à Nuno Fernandes de Ataíde : Cénival, Lopes, Ricard & Véronne, éd. 1934-1948, t. 1, 443.
  17. Ibid., 417 : Os Mouros das pazes d’Olei Doy vi, que senhoriavão esta terra de Mazagão, me trouxerão domingo […] e se me vierão offerecer, porem non uzarão de vir ao arrayal sem seguro. Trabalhavão por salvar Titi e que seria de pazes e pagaria tributo assi como eles.
  18. Cf. ibid., t. 1, 406, 417, 428, 481, 488, 540, 676, 679, 704, 762 ; et t. 2-1, 60, 65, 184-186, 277, 305, 335.
  19. Il s’agit d’une adaptation en portugais du mot arabe šayḫ.
  20. En portugais moderne, cela veut dire “le chevet du lit” ou “le bout de la table”. Ici, cabeceira renvoie à son origine étymologique. Dérivé de cabeça (tête), les cabeceiras de la ville sont les hommes qui la gouvernent. Nous avons choisi de traduire ce terme comme “chefs de la ville”.
  21. Littéralement, “les principaux de la ville”.
  22. Ricard 2010.
  23. Léon L’Africain, éd. Épaulard et al. 1956, 125.
  24. Cénival, Lopes, Ricard & Véronne, éd. 1934-1938, t. 1, 5-8.
  25. Ibid., 9-24.
  26. Le 22 avril 1504, ce tribut, au lieu d’être payé en aloses, est désormais acquitté en blé. Les habitants devraient payer deux milles muids. Dans une lettre à Sancho Tavares, feitor de la ville à cette époque, le roi expose que cette fourniture de blé est nécessaire au ravitaillement du royaume qui souffre de la famine. Cf. Cénival, Lopes, Ricard & Véronne, éd. 1934-1948, t. 1, 87-91.
  27. Ibid., 6-7.
  28. Les facteurs (feitores) sont les chefs des comptoirs établis par le roi du Portugal pour commercer avec les indigènes.
  29. Cénival, Lopes, Ricard & Véronne, éd. 1934-1948, t. 1, 6-7.
  30. Ibid., 68-69.
  31. Ibid., 51-56.
  32. Ibid., 95-102.
  33. Cénival 1934, 395.
  34. Cela veut dire qu’il était le gouverneur plus ou moins indépendant de la ville. Cf. Góis, éd. Carvalho & Lopez 1926, t. 2, 83.
  35. Il était appelé al-Burtuġālī – le Portugais – car en 1471, lors de la prise d’Alcácer Ceguer, il avait été emmené au Portugal comme otage. Il régna de 1502 ou 1505 à 1526. Cf. Véronne 2010.
  36. Góis, éd. Carvalho & Lopez 1926, t. 2, 82-83.
  37. Ibid.
  38. Cénival, Lopes, Ricard & Véronne, éd. 1934-1948, t. 1, 162-168.
  39. ‘Alī ibn Sa‘īd, un notable d’Azemmour. Selon João Lopes de Mequa, il était le seul Maure important de la ville. Cénival, Lopes, Ricard & Véronne, éd. 1934-1948, t. 1, 232 : Mouros nam a mais nesta çydade que Cyde Alle ; todos os outros nam sam nada.
  40. Ibid., 231 : Porem, Senhor, elle esta nesta cydade por Senhor, com alçada e justyça pera Crystãos e Judeos e pra alguns Mouros proves […]. Ao dyamte, nam sey, Senhor, o que sera. Elle leva todos dereytos e remdas d’esta cydade e dyzem que parte com Cyde Alle, e a mim assy mo pareçee.
  41. Cénival, Lopes, Ricard & Véronne, éd. 1934-1948, t. 1, 403-409, 410-429, 430-434.
  42. Ibid., 434-437.
  43. Gil Vicente [1515] (1943), 84 : Avante avante senhores, / Pois que com grandes favores / Todo o céu vos favorece / El rei de Fez esmorece / E Marrocos dá clamores.
  44. Cénival, Lopes, Ricard & Véronne, éd. 1934-1948, t. 2-1, 340-343.
  45. Ibid., 538-539.
  46. Ibid., 534-535.
  47. Ibid., 540-542.
  48. Cénival, Lopes, Ricard & Véronne, éd. 1934-1948, t. 1, 25-30.
  49. Une unité de poids dans le monde islamique généralement équivalente à 4,25 grammes, utilisée notamment pour peser les métaux précieux.
  50. Cénival, Lopes, Ricard & Véronne, éd. 1934-1948, t. 1, 53-54.
  51. Léon L’Africain, éd. Épaulard et al. 1956, 117-118.
  52. Cénival, Lopes, Ricard & Véronne, éd. 1934-1948, t. 1, 38 : darem esta terra a el-Rey Dom Fernando.
  53. Ibid., 40.
  54. Ibid., 51.
  55. Ibid., 55-56 : Mais lhe dizee que nos parece que elle nom se deve chamar senhor de Çafy nem querer que lho chamem, pois o senhorio he nosso e a cidade esta per nossa; somente deve aver por bem de se chamar xeque e alcayde por nos da dicta cidade; e que asy lhe emcomendamos que o faça, porque o contrayro nom he rezom nem se deve fazer.
  56. Les habitants de Safi qui portent cette plainte sont nommés dans la lettre. Il s’agit des chefs des tribus des Ragrāga (tribu maṣmoudienne résidant autour du Djebel al-Ḥadid) et de Doukkala, et de vingt notables de la ville, à savoir Cide Çaide, Yjuiz, Cide Celacem, Abenjacos, Mafamed Bem Abrahim, Anajar, e outros que aquy não nomamos : Cénival, Lopes, Ricard & Véronne, éd. 1934-1948, t. 1, 137.
  57. Par exemple Cénival, Lopes, Ricard & Véronne, éd. 1934-1948, t. 1, 70-71, 136-138, 177-202, 233-247.
  58. Ibid., 24.
  59. Ibid., 53-54.
  60. Ibid., 246.
  61. Ibid., 31.
  62. Fierro 2012. L’auteure donne des indications bibliographiques sur des études qui portent sur ce thème dans différentes aires géographiques.
  63. Ibid., 73.
  64. Ferragu 2020, 33.
  65. Refém est le mot en portugais moderne. Dans les sources analysées ici, la graphie est arafẽs ou arrafẽes. La lettre a au début du mot dérive, probablement, de l’article défini al en arabe. Al-rāhin est devenu arafẽ en portugais des XVe-XVIe siècles et, ensuite, refém.
  66. Jansen s. d.
  67. Cénival, Lopes, Ricard & Véronne, éd. 1934-1948, t. 1, 554.
  68. Ibid., 494.
  69. C’est le cas des habitants de Massa qui donnent 15 fils de notables au roi du Portugal pour séjourner dans le royaume : Cénival, Lopes, Ricard & Véronne, éd. 1934-1948, t. 1, 31.
  70. Ibid., 470.
  71. Ibid., 503.
  72. Ibid., t. 2-1, 18.
  73. Ibid., t. 1, 738, 745.
  74. Ibid., 367.
  75. Ibid., t. 2-1, 277.
  76. Ibid., 214.
  77. Ibid., 32-33.
  78. Ibid., 35-36 : lhe mandey tyrar os ferros e lhes dey de vystyr, e que aquela homra lhe começava a fazer por amor de seus pays, e poys queriam vyr servir Vosa Alteza.
  79. Ibid., t. 2-1, 208.
  80. Ibid., 299. La lettre n’est pas datée, mais elle fut probablement écrite dans les années 1540.
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EAN html : 9782356135315
ISBN html : 978-2-35613-531-5
ISBN pdf : 978-2-35613-533-9
ISSN : en cours
19 p.
Code CLIL : 3386
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Comment citer

Celso Malecha Teixeira, Afonso, “Gouverner les villes maghrébines lors de l’occupation portugaise (XVe-XVIe siècles)”, in : Gallon, F., dir., Tractations et accommodements, Pessac, Ausonius éditions, collection CPIM 1, 2023, 149-167, [en ligne] https://una-editions.fr/gouverner-les-villes-maghrebines-lors-de-loccupation-portugaise [consulté le 20/03/2023].
10.46608/cpim1.9782356135315.8
Illustration de couverture • “Juif et musulman jouant aux échecs”, Libro de los Juegos (XIIIe s.), Escurial, f. 63r.
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