Dans l’art de la mosaïque pariétale du début du Moyen Âge, la dimension matérielle de l’inscription1 est particulièrement liée à la signification du message inscrit et aux images représentées que le texte veut illustrer, synthétiser, expliquer, légitimer. Des travaux récents sur les inscriptions en mosaïque datées entre l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge se sont ainsi penchés sur l’iconicité des inscriptions et sur leur contexte de réception2. Ces études ont en particulier souligné que les inscriptions étaient vues et comprises par un large public à travers leur message visuel et qu’elles constituaient des moyens de légitimation de l’image qu’elles illustraient. “Matières” écrites, iconiques et tangibles, les inscriptions devenaient donc non seulement des messages à lire, mais aussi à regarder : au moyen de leurs couleurs et de leur mise en page, elles pouvaient, sans être lues, communiquer des informations pratiques, adresser une prière d’intercession, faire parler une image3.
Bien que la valeur visuelle de l’inscription soit réhabilitée par ces études, les matériaux et les techniques qui la constituent n’ont pas été suffisamment considérés comme partie prenante du message du texte écrit. La matérialité des inscriptions des mosaïques pariétales des églises paléochrétiennes et le message communiqué dans la réception de l’image seront donc ici évalués dans un premier temps à partir des plus anciennes inscriptions dans les mosaïques des églises, puis à travers la technique utilisée pour réaliser une inscription en mosaïque, enfin par l’examen du corpus d’inscriptions des absides des églises de Rome4. Il s’agira de voir comment les inscriptions à travers leurs matériaux, leurs couleurs ou encore leur mise en page, véhiculent un message visuel immédiat, cette immédiateté dépendant des valeurs socio-culturelles des composants de la matérialité propres aux mosaïques inscrites.
L’origine de l’utilisation de l’écriture
dans les mosaïques pariétales
L’utilisation de l’écriture et des textes épigraphiques en mosaïque remonte à l’époque de naissance de l’art figuratif chrétien. Si les inscriptions et les décors ne sont pas toujours conservés, la tradition manuscrite a permis la transmission des textes qui devaient illustrer les scènes bibliques en mosaïque ou en peinture. Ces textes sont conventionnellement appelés tituli historiarum : des compositions poétiques en vers qui accompagnaient peintures et mosaïques représentant des scènes bibliques sur les parois des édifices chrétiens (basiliques, églises ou baptistères). Leur fonction était d’expliquer le sens des scènes représentées. Les recueils de tituli conservés jusqu’à nos jours sont au nombre de quatre. Les tituli ambrosiens regroupent 21 distiques attribués à Ambroise de Milan qui illustraient des scènes bibliques de l’Ancien et du Nouveau Testament dans la basilica Ambrosiana, la basilique fondée par Ambroise en 396 sur le lieu de l’inventio des reliques de Gervais et Protais5. Le Dittocheaon comprend 48 groupes de quatre vers attribués à Prudence et probablement destinés à une basilique espagnole, à Saragosse ou Calagurris, avec un programme iconographique très clair : 24 groupes pour l’Ancien Testament, et 24 pour le Nouveau6. Les Miracula Christi, attribués à Claudien, sont constitués de neuf distiques7 qui illustrent des épisodes du Nouveau Testament, de l’Annonciation aux miracles de guérisons. Enfin, les Historiarum testamenti veteris et novi tristica d’Elpidius Rustique, médecin à la cour de Théodoric, présentent en alternance des épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament dans une histoire du salut8. Bien que les cycles figurés associés à ces vers ne soient pas conservés, le contenu des textes laisse envisager qu’il s’agit d’inscriptions illustrant et expliquant des scènes bibliques, tout en insistant sur la valeur exégétique de l’image. Ils ont, comme finalité spécifique, non seulement de décrire l’image, mais aussi d’en donner une synthèse interprétative et d’éclairer le sens du décor.
Paulin de Nole, commanditaire de la restauration des basiliques de Cimitile et de Fondi au début du Ve siècle, atteste de façon particulièrement explicite de l’utilisation et la fonction des tituli historiarium pour illustrer des cycles figurés complexes. Dans le carmen 27, écrit en 403, il s’adresse à son ami Nicetas, qui est rentré à Nole en venant de Dacie. Il lui présente les réalisations architecturales et artistiques des trois dernières années en lui faisant faire une visite guidée dans les basiliques de Nole. À cette occasion, Paulin justifie la présence des cycles figurés avec images et inscriptions dans les basiliques : “en haut les tituli expliquent (les images), et les lettres montrent ce que la main de l’artiste a illustré”. L’auteur insiste par ailleurs dans ce même passage sur le plaisir et le jeu des émotions provoqués par les images à travers la couleur et la lumière qui charment les frustres paysans : ainsi les pèlerins moins cultivés qui arrivent affamés et assoiffés des campagnes s’attardent à lire les images et y prennent plaisir au point de se nourrir des histoires saintes sans sentir la faim, et retardant le moment de boire du vin9. D’après Paulin, les images parviennent donc non seulement à docere (communiquer le message biblique), mais aussi à movere (émouvoir) et à delectare (provoquer le plaisir). Dans ce cadre, les inscriptions ont le rôle d’expliquer le sens de l’image.
La matérialité de l’image et de l’inscription, manifestée par les couleurs et les surfaces réfléchissantes des tesselles de mosaïque constituées de verre et d’or, ont un pouvoir de communication ; les formes de cette matérialité renforcent la valeur exégétique de l’image, en attirant l’attention de ceux qui ne peuvent pas lire les images et interpréter les textes, mais qui peuvent les contempler, les boire (pour utiliser la métaphore de Paulin de Nole), les observer bouche bée en percevant la dimension divine du décor. Par conséquent, dans les textes des tituli, on retrouve l’évocation des surfaces réfléchissantes dont les inscriptions et les images sont constituées, en insistant sur les surfaces métalliques (metalla). Un exemple peut nous éclairer à ce sujet. Le premier titulus ambrosien présente la transfiguration du Christ : un épisode en soi plein de lumière. Dans le choix lexical et l’évocation de l’épisode, on trouve une insistance sur la réflexion et la vibration de la lumière : Maiestas sua rutilans sapientia vibrat/ Discipulisque Deum, si possit cernere monstrat. Rutilare et vibrare sont des verbes utilisés dans la littérature classique et chrétienne pour exprimer l’éclat de l’or et sa vibration10.
Ces renvois dans le texte à la matérialité de l’image et de l’inscription deviennent de plus en plus explicites au cours du Ve siècle. Mis en évidence par une riche bibliographie concernant les tituli et les carmina de Paulin, d’Ennode ou de Venance Fortunat, les renvois aux surfaces réfléchissantes et à leurs matériaux sont tout à fait clairs11. Dans l’inscription qui devait orner le baptistère de la cathédrale de Milan par exemple, Ennode amplifie le lexique de la lumière (v. 1 fulgescat, luce, v. 6 nitet, v. 9 lux, v. 10 rubet) et cite les matériaux utilisés dans le décor (v. 1 metalli, v. 5 marmora picturas, tabulas, sublime lacunar, v. 9 gemmas, v. 10 lapidis)12. La matérialité de l’inscription a une valeur remarquable dans la construction du pouvoir de communication de l’image et de l’inscription ; c’est la raison pour laquelle elle est évoquée dans le texte des inscriptions qui expliquent la signification de l’image. Cela nous amène à examiner de plus près la nature matérielle des inscriptions, en analysant les techniques et les matériaux impliqués dans la réalisation d’une inscription en mosaïque.
La matérialité des inscriptions en mosaïque
Le rapport temporel d’exécution entre images et inscriptions dans le processus de mise en œuvre de la mosaïque a fait l’objet d’un long débat : une majorité de chercheurs estiment que les inscriptions sont non seulement conçues, mais aussi concrètement réalisées après les images ; d’autres pensent au contraire qu’elles sont réalisées avant et indépendamment des images, par des mosaïstes différents13. Sans prendre position dans ce débat, on peut simplement mettre en exergue le fait que la technique de la mosaïque présuppose une réalisation simultanée des inscriptions et des images, probablement en s’appuyant sur un modèle préalable, et que la conception du projet du décor et de ses inscriptions peut être simultanée ou différée. Un passage de Grégoire de Tours illustre ce propos : il relate que la femme de Namazianus, évêque de Clermont, assistait, pendant l’édification de la basilique suburbaine de Saint-Étienne, à la phase d’exécution du chantier, en tenant dans les mains (in sinum suum) un livre et qu’elle dictait les histoires anciennes aux pictores en contrôlant leur travail14.
Au-delà de ce témoignage et pour des questions techniques, les inscriptions en mosaïque doivent être réalisées par les artisans qui mettent également en œuvre les images. Au contraire, dans les cycles peints, les inscriptions pouvaient être exécutées après l’image et par un peintre spécialisé qui maitrisait l’écriture. En effet, pour réaliser une mosaïque pariétale, les surfaces sont préparées en étalant plusieurs couches de mortier. Ensuite, on esquisse sur l’enduit ainsi obtenu la décoration prévue et on délimite les bordures ou les espaces destinés à l’inscription. Une fois la composition fixée, on ajoute une dernière couche fine de mortier, le lit de pose des tesselles. Immédiatement avant la pose des tesselles sur cette surface, le pictor réalise une peinture détaillée du projet décoratif, qui guide le travail du mosaïste, appelé musivarius ou tessellarius15. Pendant ce processus, les textes des inscriptions peuvent être réalisés de deux façons : la première consiste à réaliser l’inscription sur la peinture préparatoire (◉1), sur laquelle ensuite le musivarius pose les tesselles ; la seconde consiste à exécuter l’inscription à main libre sans tracé préparatoire des lettres à la peinture, en positionnant les tesselles pour tracer des lettres dans l’espace du champ délimité par la peinture préparatoire (◉2). Le support en peinture contribuait à l’effet optique final de l’inscription et de l’image en colorant les intervalles entre les tesselles et en donnant un reflet différent aux matériaux translucides ou transparent. (◉)
Les tesselles utilisées sont essentiellement en verre coloré, à feuille d’or et en pierre. Les tesselles dorées présentent une feuille de ce métal, obtenue par martelage, fixée entre deux couches de verre. La couleur variable du verre contribue aussi à donner différents éclats à l’or. Les matériaux eux-mêmes, verre et or, étant des surfaces qui reflètent la lumière, sont choisis pour matérialiser l’éclat de la dimension céleste mentionnée dans les tituli et figurée dans les images. Cependant, la brillance et la réfractivité des matériaux ne sont pas seules garantes de l’efficacité d’une communication non verbale : la mise en page et les couleurs choisies sont également porteuses de significations.
Comme Paulin de Nole l’écrit, les tituli sont le plus souvent présentés dans une bordure localisée en bas ou en haut de l’image, ce qui en facilite la lecture. Ils sont souvent encadrés par des lignes, parfois par des tabula ou des tabula ansata (◉3). Des études récentes sur la fonction de l’encadrement ont montré que l’écriture encadrée a une valeur culturelle dans la perception visuelle16. En particulier dans les mosaïques de l’Antiquité tardive, l’encadré semble non seulement faciliter la lecture en séparant l’image du texte, mais aussi représenter une sorte de fenêtre dans laquelle le sens de l’image est décrit et exposé. L’encadrement de l’inscription avec une double ligne rappelle la forme de la tabula, et avec un triangle sur le côté court celle de la tabula ansata. Ce dispositif est une reprise de l’épigraphie romaine classique pour signifier le cadre officiel de l’écriture. La tabula ansata rappelle d’autre part l’idée de la donation17. L’utilisation de ce motif communique donc visuellement le concept de l’offrande des commanditaires, souvent eux-mêmes aussi mentionnés dans les textes.
En ce qui concerne la palette des couleurs employées et leur signification, les inscriptions des mosaïques pariétales conservées in situ dans le bassin méditerranéen entre les Ve et IXe siècles suivent deux types d’associations chromatiques entre les lettres et le fond : la première est constituée de lettres en or ou en argent sur fond bleu (◉4, 5), ou plus rarement rouge (◉6) ; la seconde, répandue surtout dans le monde byzantin oriental, est constituée de lettres noires sur fond or (◉7).
L’éclat de l’argent et de l’or peut aussi être imité grâce à des tesselles en pierre blanche et en pierre colorée. Les associations chromatiques renvoient probablement à des inscriptions métalliques en argent et or : les metalla, sur lesquels les textes des inscriptions nous renseignent18. De plus les choix chromatiques semblent s’inspirer et réinterpréter des thèmes classiques, comme déjà souligné pour les types d’encadrement. D’une part le bleu et le rouge, utilisés dans le fond des inscriptions en mosaïque, imitent la couleur du placage en bronze de l’épigraphie romaine classique19. D’autre part, les lettres en or des inscriptions en mosaïque reprennent les litterae aurae. Les lettres capitales gravées dans la pierre et remplies de bronze doré sont employées dans les bâtiments religieux et publics pour rappeler la donation du commanditaire et la dédicace à la divinité (◉8) (◉)20. Tout en gardant la signification anthropologique de l’écriture en or dans le contexte païen (dédicace, donation, officialité), les litterae aurae assument toutefois une nouvelle signification dans le décor des églises. En effet, dans le contexte religieux chrétien, l’utilisation de l’or pour tracer des lettres ou un fond doré sur lesquelles des lettres noires se détachent, a été récemment interprété comme une forme de manifestation de la parole divine21. La chrisographie, l’écriture en or ou sur fond doré, semble vouloir signifier et représenter la présence divine dans l’image à travers l’écriture22. Par ailleurs, les Écritures, et en particulier l’incipit de l’Évangile de Jean proclamant le Logos, Verbum, identifie la parole à Dieu, le Verbe incarnant la présence de Dieu. Jérôme et Augustin corroborent l’hypothèse selon laquelle l’écriture en or est un signe de la présence divine. Si d’un côté Jérôme se limite à souligner la luminosité et la splendeur des écritures (totum quod legimus in divinis libris nitet et fulget23), Augustin transforme cette splendeur en un véritable programme décoratif, invitant à écrire en lettre d’or dans les endroits les plus éminents des églises : aureis litteris conscribendum et per omnes ecclesias in locis eminentissimis propennedum esse dicembam24. Il explique d’ailleurs dans son traité sur l’Évangile de Jean, que l’observation d’une inscription active une voie de compréhension différente que celle produite par la vue d’une image25 : voir une inscription stimule la nécessité de comprendre, réfléchir, intérioriser et prier. La seule vision d’une inscription, souvent placée en hauteur et peu lisible dans des conditions de pleine lumière (◉9), intervient donc comme un moyen d’exprimer le sacré : une invitation à lire un Verbe inaccessible. Dans la tentative d’appréhension d’un message à la visibilité et lisibilité contrariées s’établit un lien entre le transcendant et l’immanent. Comprise dans ce sens ultime par des personnes qui ne savent pas lire, l’inscription inviterait à prier pour accéder au mystère contenu dans les lettres d’or ( ). Ainsi les lettres sont là non seulement pour être lues, mais aussi pour être vues, contemplées et vénérées, en tant que parole divine dont la révélation est favorisée par la matérialité même de l’écriture. (◉)
Les inscriptions, qui peuvent être lues et comprise par un nombre restreint de spectateurs, font l’objet d’une communication visuelle, non-verbale, en tant que manifestation médiatisée de la divinité. Cette capacité repose sur les qualités matérielles de l’inscription : nature des matériaux, couleur et association chromatique, réflexion des surfaces mais aussi emplacement et encadrement. Pour mieux illustrer ce propos, on examinera de façon très synthétique le cas des inscriptions des mosaïques des absides de Rome.
Les inscriptions des absides de Rome (VIe-VIIIe siècle)
Nous prenons ici en compte les inscriptions des mosaïques d’absides conservées dans les églises romaines et datées entre le VIe et le IXe siècles, à savoir : Saint-Côme-et-Damien, Saint-Laurent, Sainte-Agnès, la chapelle de Venance au Latran, Sainte-Praxède, Saint-Marc et Sainte-Marie in Dominica (◉tabl. 1)26. Les inscriptions sont toutes en lettres capitales dorées sur fond bleu, encadrées par une simple bordure dorée (Saint-Côme-et-Damien, Saint-Laurent, Sainte-Praxède, Saint-Marc), ou présentées à l’intérieur de tabulae (Saint-Agnès, Saint-Venance), une seule fois d’une tabula ansata (Sainte-Marie in Dominica). Elles sont toutes placées en bas de la partition figurée sur le cul-de-four de l’abside, dans l’alignement de l’autel. Elles sont lisibles, mais avec difficulté à partir des premiers rangs de l’assemblée, et illisibles depuis les derniers rangs. Elles accompagnent le plus souvent des images qui figurent la transmission apostolique, du Christ aux martyrs. Les martyrs représentés sont vénérés grâce à la présence des reliques que les papes, également représentés, ont élevées et monumentalisées (◉10).
Après un examen exclusivement lexical de ces textes, nous pouvons remarquer tout d’abord l’insistance sur le lexique de la lumière qui décrit la luminosité du décor ; fréquents sont aussi les renvois aux matériaux employés dans le décor, souvent synthétisés par le mot metallus qui désigne une surface précieuse réfléchissante (◉tabl. 2, 3). Dans un deuxième temps, les inscriptions rappellent le rôle des papes dans l’inventio des reliques des martyrs et dans la fondation de l’église : toutes citent le nom du saint martyr titulaire de l’église et du commanditaire (◉tabl. 1). Ces deux aspects lexicaux renvoient aux images en présentant tout d’abord leur matérialité lumineuse et dans un deuxième temps leur sujet. G. Mathiae avait déjà insisté sur la façon dont les mosaïques des absides romaines répétaient le schéma selon lequel le Christ au Paradis participait à la communion des saints, au sein de laquelle figurent les papes commanditaires de l’église27. Le Christ légitime ainsi le rôle du pape qui participe à la communion des saints, ayant retrouvé et vénéré leurs reliques. Le pape devient l’égal des martyrs pour avoir exposé leurs reliques, vénérées au-dessous de la représentation, placées sous l’autel et visibles à travers une fenestella confessionis. Dans ce contexte, l’inscription représente la parole divine qui légitime l’acte de donation du pape et insère le pape même dans la communion des saints. Cette légitimation par la voix divine du rôle papal est communiquée visuellement non seulement à travers les images, mais corroborée par les inscriptions en lettres d’or, qui rappellent l’écriture sacrée. La présence des tabulae évoque d’autre part l’acte de donation.
Conclusion
Dans les mosaïques pariétales des églises du début du Moyen Âge, l’interconnexion entre inscriptions et images, entre les textes et les sujets représentés trouve un sens nouveau une fois prise en compte leur dimension matérielle. Constitués des mêmes matériaux, lettres et images communiquent les mêmes messages non seulement à travers le sujet représenté et le texte écrit, mais aussi grâce à la nature des matériaux (matière et couleur) et à leurs effets de brillance et de réflexion. La signification sociale et religieuse de ces matériaux, transmise par le texte des tituli, ainsi que par les commentaires des Pères de l’Église, nous renseignent sur le choix de leur utilisation, sur le sens qui leur était attribué et, par conséquent, sur leur perception par les spectateurs. La présence, la mise en page et les associations chromatiques qui constituent l’inscription en mosaïque renvoient en effet à des repères visuels collectifs et intégrés par les fidèles qui les regardaient. Cette matérialité dote l’inscription d’une capacité à transmettre au-delà du message verbal qu’elle affiche. À ce titre, elle est donc une image avant d’être un texte et sa dimension iconique et matérielle contribue à la sacralité de l’écriture ainsi vue, prise comme une manifestation de la présence de Dieu dans le sanctuaire.
Église | Chronologie | Images | Texte | Bibliographie |
Saint-Côme-et-Damien | 530 | Christ au centre, à sa droite et à sa gauche respectivement Paul, Côme et le pape Felix avec le modèle de l’église, et Pierre, Damien et Theodore ; dans la frise inférieure, les moutons qui représentent les apôtres vont vers le Christ-agneau | AVLA D[E]I CLARIS RADIAT SPECIOSA METALLIS IN QVA PLVS FIDEI LVX PRETIOSA MICAT. MARTYRIBVS MEDICIS POPVLO SPES CERTA SALVTIS VENIT ET EX SACRO CREVIT HONORE LOCVS. OPTVLIT HOC D[OMI]NO FELIX ANTISTITE DIGNVM MVNVS VT AETHERIA VIVAT IN ARCE. | ICUR, 2,1: 71, 134, 152 De Rossi, Musaici, pl. XV LCV , 1: no. 1784, p. 349. |
Saint-Laurent | 580 | Christ en majesté, à sa droite Pierre, Laurent et Pélage et sur la gauche Paul, Stéphane et Hippolyte | DEMOVIT DOMINVS TENEBRAS VT LVCE CREATA, HIS QVONDAM LATEBRIS SIC MODO FVLGOR INEST. ANGVSTOS ADITVS VENERABILE CORPVS HABEBAT HVC VBI NVNC POPVLVM LARGIOR AVLA CAPIT. ERVTA PLANITIES PATVIT SVB MONTE RECISO ESTQVE REMOTA GRAVI MOLE RVINA MINAX. PRAESVLE PELAGIO MARTYR LAVRENTIVS OLIM TEMPLA SIBI STATVIT TAM PRETIOSA DARI. MIRA FIDES GLADIOS HOSTILES INTER ET IRAS PONTIFICEM MERITIS HAEC CELEBRASSE SVIS. TV MODO SANCTORVM CVI CRESCERE CONSTAT HONORES FAC SVB PACE COLI TECTA DICATA TIBI. | ICUR, 2,1: 63, 106, 157 De Rossi, Musaici, pl. XVI ILCV, 1: no. 1770, 1771, p. 346. |
MARTYRIUM FLAMMIS OLIM LEVVITA SVBISTI IVRE TVIS TEMPLIS LVX BENERANDA DEDIT [REDIT]. | ||||
Sainte-Agnès | ante 638 | Sous la main de Dieu, Agnès debout entre Honorius qui offre l’église et Symmaque, premier commanditaire de l’église sur le lieu du martyre | AVREA CONCISIS SVRGIT PICTVRA METALLIS ET COMPLEXA SIMVL CLAVDITVR IPSA DIES. FONTIBVS E NIBEIS [NIVEIS] CREDAS AVRORA SVBIRE CORREPTAS NVBES RVRIBVS [RORIBVS] ARVA RIGANS. VEL QVALEM INTER SIDERA LVCEM PROFERET IRIM PVRPVREVSQVE PAVO IPSE COLORE NITENS. QVI POTVIT NOCTIS VEL LVCIS REDDERE FINEM MARTYRVM E BVSTIS HINC REPPVLIT ILLE CHAOS. EVRSVM [SVRSVM] VERSA NVTV QVOD CVNCTIS CERNITVR VNO PRAESVL HONORIVS HAEC VOTA DICATA DEDIT. VESTIBVS ET FACTIS SIGNANTVR ILLIVS O[PE]RA AECET ET ASPECTV LVCIDA CORDA GERENS. | ICUR, 2,1: 63, 89, 104, 137, 249 De Rossi, Musaici, pl. XVIII ILCV , 1: no. 1769/A, p. 345 |
VIRGINIS AVLA MICAT VARIIS DECORATA METALLIS SED PLVS NAMQVE NITET MERITIS FVLGENTIOR AMPLIS. | ||||
Saint-Venance | ante 649 | Christ en buste entouré des deux anges ; dans le registre inférieur, la Vierge orante avec à sa droite Paul, Jean l’évangéliste, Venance et Théodore, à sa gauche Pierre, Jean Baptiste, Domnio et le pape Jean IV | MARTYRIBVS XPI D[OMI]NI PIA VOTA IOHANNES REDDIDIT ANTISTES SACRIFICANTE [SANCTIFICANTE] DEO AT [AC] SACRI FONTIS SIMILI FVLGENTE METALLO PROVIDVS INSTANTER HOC [ANTISTES NVNC] COPVLAVIT OPVS QVO QVISQVIS GRADIENS ET XPM PRONVS ADOR[AN]S EFFVSASQ[VE] PRECES IMPETRAT ILLE [MITTAT AD AETHRA] SVAS [SVA]. | ICUR, 2,1: 148, 425 De Rossi, Musaici, pl. XIX ILCV, 1: no. 1786A, p. 349. |
Sainte-Praxède | 817-824 | Au-dessus de la main de Dieu le père, le Christ debout, à sa gauche Pierre, Pudentienne, un diacre et à sa droite Paul, Praxède, et Pascal, entre deux palmes. Dans le registre inférieur, les apôtres-moutons sortent des deux villes de Bethléem et Jérusalem, et vont vers le Christ-agneau. | EMICAT AVLA PIAE VARIIS DECORATA METALLIS PRAXEDIS D[OMI]NO SVPER AETHRA PLACENTIS HONORE PONTIFICIS SVMMI STVDIO PASCHALIS ALVMNI SEDIS APOSTOLICAE PASSIM QVI CORPORA CONDENS PLVRIMA S[AN]C[T]ORVM SVBTER HAEC MOENIA PONIT FRETVS VT HIS LIMEN MEREATVR ADIRE POLORVM. | ICUR 2,1: 353, 438 De Rossi, Musaici, pl. XXV |
Saint-Marc | 818-822 | Vierge à l’Enfant sur le trône et Pascal Ier à genoux, entourés des anges. | ISTA DOMVS PRIDEM FVERAT CONFRACTA RVINIS NVNC RVTILAT IVGITER VARIIS DECORATA METALLIS ET DECVS ECCE SVVS SPLENDET CEV PHOEBVS IN ORBE QVI POST FVRVA FVGANS TETRAE VELA NOCTIS VIRGO MARIA TIBI PASCHALIS PRAESVL HONESTVS CONDIDIT HANC AVLAM LAETVS PER SAECLA MANENDAM. | ICUR 2,1: 440 De Rossi, Musaici, pl. XXIII |
Sainte-Marie-in-Dominica | 833 | Christ a à sa droite les papes qui ont contribué à la construction de l’église, le dernier étant Grégoire, et à gauche saint Marc, sainte Agapit et sainte Agnès. Dans le registre inférieur, le Christ-agneau avec les apôtres-moutons. | VASTA THOLI FIRMO SISTVNT FVNDAMINE FVLCHRA QVAE SALOMONIACO FVLGENT SVB SIDERE RITV HAEC TIBI PROQVE TVO PERFECIT PRAESVL HONORE GREGORIVS MARCE EXIMIO CVI NOMINE QVARTVS TV QVOQVE POSCE DEVM VIVENDI TEMPORA LONGA DONET ET AD CAELI POST FVNVS SIDERA DVCAT. | ICUR 2,1: 439 De Rossi, Musaici, XXVIII |
Église | Adjectifs, verbes, noms | |||||||||||||
fulgens | Clarus | lucida | pretiosa | micare | nitere | radiare | rutilare | splendere | lux | siderus | dies | aurora | fulgor | |
Saint-Côme-et-Damien | 1 | 1 | 1 | 1 | ||||||||||
Saint-Laurent | 1 | 2 | 1 | |||||||||||
Sainte-Agnès | 1 | 1 | 1 | 2 | 2 | 1 | 1 | 1 | ||||||
Saint-Venance | 1 | |||||||||||||
Sainte-Praxède | 1 | |||||||||||||
Saint-Marc | 1 | 1 | ||||||||||||
Sainte-Marie-in-Dominica | 1 | 1 |
dans les inscriptions des mosaïques des absides des églises de Rome (Ve-IXe s.).
Église | metallus | pictura | color | purpureus | aureus |
Saint-Côme-et-Damien | 1 | ||||
Saint-Laurent | |||||
Sainte-Agnès | 2 | 1 | 1 | 1 | 1 |
Saint-Venance | 1 | ||||
Sainte-Praxède | 1 | ||||
Saint-Marc | |||||
Sainte-Marie-in-Domnica | 1 |
des mosaïques des absides des églises de Rome (Ve-IXe s.).
Notes
- La matérialité de l’inscription est conditionnée par le ou les matériaux qui la constituent. Dans le cas de la mosaïque, la matérialité est pluristratifiée, étant constituée d’un support de mortier de chaux, à la surface peinte, sur lequel sont posées les tesselles. Les effets de surfaces – couleurs, brillance et réflexion de la lumière – sont obtenus grâce à la nature des matériaux des tesselles (métaux, verre, pierre), seule partie visible de la mosaïque.
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- S.V. Leatherbury, “Writing in color in late antiquity: evidences from north African mosaics pavements”, Mosaics, 41, 2014, p. 9-16. S.V. Leatherbury, Inscribing Faith in Late Antiquity: Between Reading and Seeing (projet ERC). S.V. Leatherbury, “Reading and Seeing Faith in Byzantium: The Sinai Inscription as Verbal and Visual Text”, Gesta, 2016, p. 133-156.
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- G. Visonà, “I tituli ambrosiani: un riesame”, Studia Ambrosiana, 2, 2008, p. 51-107.
- R. Pillinger, Die tituli historiarumorder das soggenante Dittochaeon des Pudentius, Wein, 1980.
- D. Calcagnini, “Tra letteratura e iconografia: l’epigramma Miracula Christi”, Vetera Christianorum, 30, 1993, p. 17-45.
- F. Corsaro, Edipo Rustico, Catania, 1955.
- Propterea visum nobis utile totis/ Felicis dominibus pictura ludere sancta, /si forte adtonitas haec per spectacula mentes/ agrestrum capere fucata coloribus umbra,/ quae super exprimitur titulis, ut littera monstret/ quod manus explicuit. (…) dumque omnes picta vicissim/ ostendunt releguntque sibi, vel tardius escae/sint memores, dum grata oculis ieiunia pascunt,/atque ita se melior stupefactis inserat usus,/ dum fallit pictura famem ; sanctasque legenti/ historias castorum operum subrepit honestas/ exemplis inducta piis ; potatur hianti/sobrietas, nimii suberunt oblivia vini./Dumque diem ducunt spatio maiore tuentes/ pocula rarescunt, quia per miracula tracto/ tempore iam paucae superant epulantibus horare. (Paulin de Nole, Carmina, PL, éd. J.‑P. Migne, 6 1 ; A. Ruggiero, Paolino da Nola. I carmi, Rome-Naples, 1996).
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- Versus in baptisterio Mediolanensis factos/ Mundior excocti fulgescat luce metalli/Munera disponit qui dare digna Deo/Ante vaporatis Laurenti vita caminis/Constitit, ut blandum nobilitaret opus/Marmora picturas tabulas sublime lacunar/Ipse dedit templo, qui probitate nitet/Aedibus ad pretium sic mores conditor addit/Vellera ceu Serum murice tincta feras/Qualiter inclusas comit lux hospita gemmas/Nix lapidis quotiens pulcrior arte rubet (Ennodio, Carmina, CLXXXI (Carm. 2,56) in MGH, AA 7, I ; S.A.H. Kennell, Magnus Felix Ennodius: a gentleman of the church, Ann Arbor, 2000).
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- Gregoire de Tours, Historiae, II, 17.
- E. Neri, Tessellata vitrea tardoantichi e altomedievali: Produzione dei materiali e loro messa in opera, Turnhout, 2016, p. 151-174.
- V. Platt, M. Squire (éd.), The frame in classical art. A cultural history, Cambridge, 2016.
- S. V. Leatherbury, “Framing Late Antique Texts as Monuments: The Tabula Ansata between Sculpture and Mosaic,” in : The Materiality of Text: Placements, Presences, and Perceptions of Inscribed Text in Classical Antiquity. Studies in Greek and Roman Epigraphy, (éd.) A. Petrovic, I. Petrovic, E. V. Thomas, Leiden-Boston, 2019, p. 380-404. Les tabulae ansatae en métal ou en bois étaient surtout utilisées à l’origine pour des offrandes religieuses.
- En s’en tenant aux sources textuelles grecques classiques et hellénistiques, les bronzes étaient perçus comme rouges, noirs, jaunes, ors ou bleus, l’argent comme blanc ou noir voir : A. Rouveret, S. Dubel, V. Naas, M. Muller-Dufeu (éd.), Couleur et matière dans l’antiquité : textes, techniques et pratiques, Paris, 2006.
- Sur le placage en bronze M.P. Rossignani, La decorazione architettonica in bronzo nel mondo romano, Milan, 1969. Sur la perception du bronze comme rouge ou bleu en Antiquité : M. Muller-Dufeu, “Les couleurs du bronze dans les statues grecques, d’après les textes antiques”, in : Couleurs et matières dans l’antiquité. Textes, techniques et pratiques, (dir.) A. Rouveret, S. Dubel, V. Naas, Paris, 2006, p. 79-92.
- A.U. Stylow, Á. Ventura Villanueva, “Las inscripciones con litterae aureae en la Hispania ulterior (Baetica et Lusitania) aspectos técnicos”, in : Govern i Societat a la Hispània Romana. Novetats epigràfiques: Tarraco Biennal, actes. 1er Congrés Internacional d’Arqueologia i Món Antic. Homenatge a Géza Alföldy, Tarragona, 29-30 de novembre i 1 de desembre de 2012, (éd.) J. López Vilar, Tarragona, 2013, p. 301-339.
- L. Kendrick, Animating the Letter, Columbus, 1999 ; E. Thunø, Looking at letter, 2007 ; P. Brown, Images as a substitute for writing, 1999 ; S. Leatherbury, “Reading ad Seeing Faith in Byzantium: the Sinai Inscription as Verbal and Visual Text”, Gesta, 2016, p. 133-156.
- E. Thunø, “Inscription and divine presence: golden letters in the early medieval apse mosaic”, World & Image, 27, 3, 2011, p. 279-291.
- Jerôme, Ad Paulinum Presbyterum, ep. 58, 9.
- Augustin, De Civitate Dei, X, 29.
- Augustin, Tractatae, 24, 2, 2, trans. Retting 1888, p. 232-233.
- Pour les images M. Andaloro, L’orizzonte tardoantico e le nuove immagini, Rome, 2006.
- G. Matthiae, Mosaici medievali delle chiese di Roma, Rome, 1967.