La juxtaposition dans les galeries des œuvres contemporaines et des inscriptions anciennes provoque éventuellement la confusion du spectateur. La concordance des temps de l’artiste et du chercheur, l’aplanissement muséographique des quinze siècles qui séparent la documentation épigraphique de la création artistique, et les contraintes scénographiques qui lissent les aspérités chronologiques des objets devraient aiguiser le sens critique qui permet de séparer, distinguer et qualifier ce qui s’impose à la vue. Or, cette ambiguïté provocatrice, qui fait que l’on ne sait plus très bien ce que l’on regarde, est inhérente au projet Sendas epigráficas, moins en tant qu’artifice rhétorique chargé de résoudre par l’étrangeté la monotonie manifeste des objets épigraphiques, mais en tant que caractère propre à la mise en œuvre des inscriptions tardo-antiques et médiévales.
Les inscriptions paléohispaniques relèvent précisément d’une épigraphie de l’ambiguïté ; en dissolvant l’idée même de “texte”, l’identification de signes enfermés dans leur éventualité linguistique est une mise en échec de la science par son objet. Il faut dès lors convoquer les notions d’image, de dessin, de décor pour désigner une écriture par défaut. La lettre, dès lors qu’elle s’émancipe de son ductus normé, s’anime et devient végétale, animale, humaine ; composée en tesselles, elle devient multiple dans la mosaïque ; incisée dans le métal de la matrice, elle devient empreinte, trace, reste, relique, décalque dans la cire du sceau. L’ambiguïté essentielle de l’écriture épigraphique naît de son instabilité et de son dynamisme. Exposée dans un lieu et un temps en prise avec les actions, les relations, les usages sociaux qui reflètent dans leur mouvance la vie du texte, l’inscription est soumise à une transformation continue. Il ne s’agit pas de repérer dans la succession des objets graphiques une quelconque évolution ou le signe des ruptures historiques éventuelles, mais plutôt de considérer que l’ancrage matériel du texte et la longue durée de son exposition entraînent nécessairement une instabilité de l’inscription : ce qui était évident dans le message devient hermétique, ce qui était transparent dans le sens devient opaque ; ce qui était reconnaissable dans la forme devient étranger. L’ambiguïté surgit dans la genèse même du texte : le dessin préparatoire tracé à l’encre, au charbon ou à la pointe sèche à la surface de la pierre se confond avec le sillon creusé par le ciseau, l’éphémère coïncide avec le définitif au point de disparaître, mais les vestiges de cette préparation, à peine visibles dans le matériau, instituent la transformation comme un caractère définitoire de l’inscription – un objet qui réunit le passé de la trace et le futur des lectures à venir. L’ambiguïté ne disparaît jamais vraiment ; de l’église au musée, l’inscription est toujours l’écriture autre de quelqu’un, de la même façon qu’elle fut au cours du processus Sendas l’écriture autre des artistes. C’est d’ailleurs cette dimension bourdieusienne de la distinction qui conduit à l’installation de certaines inscriptions : marquer le lieu par le texte, inventer de nouvelles formes épigraphiques, pousser le lecteur aux marges de ses capacités à reconnaître l’écriture et donc à faire corps social.
Dans cette poétique de l’ambiguïté, sans doute bien plus prégnante qu’une stratégie assumée de l’échec basé sur la mise en conflit d’un regard et d’un objet indéfinissable, l’écriture épigraphique provoque, aiguillonne, tend vers la connaissance. C’est le sens de ces grandes inscriptions en mosaïque placées à la base des conques absidales romaines : à la fois texte et image, elles invitent à pénétrer le décor et à y voir l’invisible, l’absent, le diaphane. La réinterprétation contemporaine de cette ambiguïté conduit à une déstabilisation au carré qui travaille la superposition, le contraste, le non-sens. Reste-t-il encore quelque chose à “reconnaître” dans ces œuvres ? La juxtaposition consacre le primat de la sensation sur la connaissance, et le signe, la lettre, le glyphe se confondent dans la création d’une œuvre visuelle qui oublie ce qu’elle était. Elle stabilise cette ambiguïté dynamique, toujours en devenir, de l’inscription, elle la capture dans une forme qui n’est plus qu’elle-même, sans référence.