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Des spectateurs sous tous les regards :
étude lexicale des livres 36 à 62 de l’Histoire romaine de Cassius Dion

par

L’article de R.F. Newbold1 consacré aux jeux dans l’Histoire romaine de Cassius Dion a dressé le premier la liste des spectacles référencés par Dion, et analysé un matériel qui s’est avéré conséquent. L’auteur a cherché à cerner l’opinion de Dion sur les jeux, en termes de type de spectacles proposés, de comportement du public ou de volume d’investissements financiers. Newbold conclut que malgré la masse d’occurrences, Dion ne nous fournit que peu d’informations sociales ou humaines sur le public, qu’il considère d’abord et avant tout comme un microcosme politique. La contribution de M.  Coltelloni-Trannoy2 a également montré que l’intérêt de Dion pour les questions d’ordre institutionnel était très prégnant dans sa présentation des phénomènes spectaculaires. Sans pouvoir ignorer cette approche fondamentalement politique, qui se concentre in fine davantage sur le jugement de Dion que sur son travail d’information, nous voudrions, dans le cadre de cet ouvrage, mettre à l’honneur le spectateur romain. Nous nous en tiendrons aux livres transmis en tradition directe, les livres 36 à 61 (et quelques extraits du livre 62), de manière à pouvoir étudier les occurrences sous leur aspect lexical sans douter de leur auteur. Ces livres couvrent à la fois la fin de la République et le début de l’Empire, ce qui permet d’avoir – dans la mesure du possible – une vue qui transcende les considérations politiques. Le matériel dans l’Histoire romaine, nous l’avons dit, est généreux ; cependant, Dion a procédé à une sélection des événements spectaculaires : il privilégie les événements dignes de mémoire, soit parce qu’ils ont été considérés comme hors norme par le public soit parce qu’ils ont établi de nouvelles normes. L’étude de cette sélection permet en creux de déterminer les horizons d’attente du public et donc de comprendre ses réactions. Toutefois, les attentes, déçues ou dépassées, ne distinguent pas des publics, au contraire : Dion ne met pas en avant de différence fondamentale entre groupes sociaux ou politiques face à un spectacle. Dans les textes étudiés, le public des spectacles, tous types confondus, est présenté comme une masse assez homogène : les termes employés sont souvent des pluriels généralisants ou des singuliers collectifs, et quand Dion distingue certains groupes sociaux des autres, ce qui arrive assez rarement, il s’agit d’une distinction d’ordre social qui n’a pas de conséquence sur le comportement des spectateurs. Pour le dire autrement, le public considéré en tant que groupe d’êtres humains réagissant à un spectacle parle la plupart du temps d’une seule et même voix chez Dion. C’est pour cette raison que Mécène, dans un discours parallèle à la narration historique qui réfléchit notamment à la place des spectacles dans la vie romaine, désigne le public sous le terme de οἱ ἄνθρωποι (52.30.7). Mais dans le cadre de cette contribution, il nous semble intéressant de constater que si la réaction du public est présentée comme homogène, elle peut toutefois varier en degré et cette gradation n’est pas tant due au spectacle proposé qu’au poids du regard que le spectateur sent peser sur lui. Nous distinguerons donc un public d’êtres humains, libéré de toute pression sociale, d’un public de citoyens, acceptant d’être en représentation pour Rome, et nous étudierons aussi le cas limite d’un public de sujets, dont le comportement est contraint par un regard subi.

Un public d’êtres humains

Actions et réactions spontanées

Une première étude des paragraphes consacrés aux spectateurs dans l’Histoire romaine de Dion montre la grande diversité des comportements possibles d’un groupe considéré dans sa globalité. Dion dresse un tableau vivant des Romains au spectacle. Il emploie un lexique varié pour parler du public, à commencer par des participes substantivés. L’emploi de verbes témoigne d’une compréhension du public comme d’un groupe agissant, donné à voir en action. Les spectateurs sont d’abord et avant tout “ceux qui voient, ce qui regardent : τοὺς ὁρῶντας (43.19.2) et τῶν θεωμένων (43.24.2). On retrouve cet aspect dans les verbes associés aux spectateurs : 43.19.3 (ἑορακόσι), 44.4 (θεᾶσθαι), 45.30.3 (θεωρῶμεν), 51.21.4 (εἶδον), 57.11.5 (ἑώρα), 57.14.3 (oὐκ εἶδε), 58.12.7 (συνθεᾶσθαί), 59.3.4 et 59.7.4 (συνθεᾶσθαι et συνεθεάσατο), 59.13.4 (θεωμένους), 60.13 (ἐφορᾶν, ὁρᾶν), 60.7.4 (θεάσασθαι), 61.8.2 (ἐφορῶν), 61[62.17.4 (εἶδον ; ἑωρῶντο ; ἐθεώρουν). L’ouïe est également sollicitée. Caligula est qualifié à la fois de “spectateur et d’auditeur : θεατὴς καὶ ἀκροατὴς ἐγίγνετο (59.5.4). Quant à Néron, il demande au public de l’“écouter avec bienveillance : εὐμενῶς μου ἀκούσατε (61[62].20.1)3. Mais assister à un spectacle n’est pas simplement voir et écouter4. Les spectateurs sont aussi présentés en mouvement, dans les édifices de spectacle ou aux abords de ceux-ci. Ils sont installés tout autour du spectacle (τῶν περιεστηκότων, 50.10.2), assis sur les gradins (τοῦ ὄχλου τοῦ τοῖς ἰκρίοις προσεστηκότος, 59.10.3 ; τοῦ δήμου, ὅσον αἱ ἕδραι ἐχώρησαν, καθημένου, 61[62].20.2), ils vont et viennent aux jeux (ἐς τὰς πανηγύρεις ἐφοίτων, 39.30.4), quittent le spectacle (ἀπήντα, 57.11.5), quelquefois en pleine représentation (μεσούσης τῆς θέας ἐξανίστατο, 59.7.5) et sortent du théâtre, ici à la lumière de torches (φῶς τοῖς ἀπιοῦσιν ἐκ τοῦ θεάτρου παρασχόντος, 58.19.2). Le ballet semble incessant. Plusieurs occurrences montrent aussi que les spectateurs pouvaient se faire entendre (comme le terme ἐπεβόων, 48.31.4). Nous pouvons également citer le passage dans lequel Dion décrit l’organisation de spectacles par Agrippa (49.43.4) : ce dernier fait jeter des tessons dans le public (ἐς τὸ θέατρον κατὰ κορυφὴν) pour distribuer des lots, et déposer des marchandises dans l’arène pour que les spectateurs viennent se servir (ἄλλα πάμπολλα ὤνια ἐς τὸ μέσον καταθεὶς διαρπάσαι σφίσιν ἐπέτρεψεν). Nous pouvons imaginer les mouvements de foule ainsi produits même s’ils ne sont pas décrits, notamment dans l’emploi du verbe διαρπάσαι, qui signifie “piller les marchandises mises à disposition5. Si Dion ne consacre pas de chapitres entiers à la description du public, les multiples notations brossent un portrait à petites touches du monde des tribunes. Ce portrait, bien que très vivace, n’en reste pas moins flou car il décrit le public comme une masse humaine en mouvement.

Il en va de même le plus souvent pour la description des réactions. Pour des raisons propres à son écriture de l’histoire, Dion choisit de ne mentionner que des épisodes marquants. Les remarques que nous avons regroupées ici constituent donc un témoignage biaisé : l’historien a sélectionné les comportements les plus notables mais nous pouvons imaginer que toute la gamme des émotions était représentée6. Le public peut ainsi éprouver de grandes joies, comme le montre la litote suivante : en 55, pour l’inauguration de son théâtre, “Pompée procura au peuple des réjouissances qui n’étaient pas minces : ἐν μὲν τούτοις οὐ σμικρὰ τῷ δήμῳ ὁ Πομπήιος ἐχαρίσατο (39.39.1). Les verbes de plaisir sont fréquents, témoignage du goût des Romains pour les jeux. Ainsi, outre χαριζόμαι, on trouve aussi ἀρέσκω ou εὐφραίνω : Claude fait tuer un lion qui avait appris à manger les hommes, “ce qui plaisait beaucoup à la foule (διὰ τοῦτο τῷ πλήθει ἀρέσκοντα) (60.13.4) et César tente de réjouir le public en célébrant son triomphe (43.19.1 : ηὔφρανέ τοὺς ὁρῶντας). Dans ce dernier exemple, Dion note que César provoque une réaction contraire, inattendue : les Romains pleurent en effet le sort d’Arsinoé lors de ce triomphe (43.19.2-4 : αὐτοὺς ἐλύπησεν)7. Dans les trois passages dont nous venons de parler, le public est désigné par des termes génériques (δῆμος, πλῆθος et τοὺς ὁρῶντας), ce qui donne l’impression d’une masse réagissant à l’unisson, toute à son émotion. Le dernier exemple marque bien le lien direct entre la perception, ici visuelle, et la réaction : César fait pleurer ceux qui regardent le spectacle. Dans ces notations, Dion s’intéresse aux spectateurs comme à des êtres humains soumis à leurs affects, sans considération sociale ou politique.

Une masse libre et homogène

Cette description des spectateurs avant tout comme des êtres sensibles permet à Dion de mettre en évidence les erreurs politiques commises précisément par Pompée ou César, qui tentaient d’utiliser leurs spectacles comme leviers politiques sans anticiper les réactions purement humaines du public. Ainsi, les spectateurs ont pris en pitié Arsinoé au lieu de se réjouir des victoires de César et Dion joue de ce contraste pour dessiner en creux le portrait d’un César qui a mal senti les préoccupations des Romains et en train de perdre leur confiance8. Ce fait se reproduit même une seconde fois et César s’attire des reproches (43.24.1) :

Ἔσχε […] αἰτίαν, ὅτι […] τῷ δήμῳ τὰς τῶν οἰκείων κακῶν εἰκόνας ἐπεδείκνυε.

“On lui reprocha […] d’exhiber au peuple des représentations des malheurs de leur propre patrie9.

De même, cette non prise en considération du facteur humain est l’une des clés de lecture employée par Dion pour dessiner le portrait de Pompée et préparer le lecteur à sa chute10 (39.38.2) :

Ἠλεήθησαν γάρ τινες ὑπὸ τοῦ δήμου, παρὰ τὴν τοῦ Πομπηίου γνώμην.

“Le peuple prit en pitié certains d’entre eux [les animaux] contrairement à ce que Pompée souhaitait11.

Cette capacité du public à déjouer les attentes se poursuit sous l’Empire, ici dans une anecdote concernant Caligula (59.13.7) :

τότε δὲ ἐπειδὴ παρωξύνθη τι οἷον εἰώθει, δυσχερᾶναν τὸ πλῆθος τῆς τε θέας ἠμέλησε καὶ ἐπὶ τοὺς συκοφαντοῦντας ἐτράπετο, καὶ αὐτοὺς ἐπὶ πολὺ σφοδρῶς βοῶντες ἐξῄτουν. Καὶ ὃς ἀγανακτήσας ἀπεκρίνατο μέν σφισιν οὐδέν, προστάξας δὲ ἑτέροις τισὶ τοὺς ἀγῶνας ποιεῖν ἐς Καμπανίαν ἀπῆρε.

“Alors, devant cet accès de rage coutumier chez [Caligula], la plèbe se désintéressa du spectacle, se retourna contre les délateurs et longuement, à grands cris, elle réclama leur tête. Mais lui, se mettant en colère, ne leur répondit rien et, confiant à d’autres le soin de célébrer les jeux, il partit pour la Campanie12.

Cependant, comme dans l’exemple cité plus haut à propos de Claude, le terme employé ici pour parler du public est πλῆθος, ce qui, chez Dion, peut renvoyer à l’ensemble du peuple, mais le plus souvent à la plèbe, et introduit donc une distinction sociale. Il n’est pas explicitement question ici d’une réaction différente des sénateurs ou des chevaliers, mais nous reviendrons dans notre dernière partie sur cette question. Retenons ici que les empereurs sont à l’image du reste du public, partagent son intérêt, son goût pour certains spectacles, voire sa passion et ne peuvent s’en cacher quand ils sont en position de spectateurs. Ainsi, Auguste cède au peuple qui réclame des combats de gladiateurs entre chevaliers et finit par y assister lui-même (56.25.8 : οἱ ἀγῶνες αὐτῶν ἐσπουδάζοντο ὥστε καὶ τὸν Αὔγουστον … συνθεᾶσθαι), Claude adore les spectacles de gladiateurs (60.13.1 : Ἐτίθει μὲν οὖν συνεχῶς μονομαχίας ἀγῶνας· πάνυ γάρ σφισιν ἔχαιρεν ; τούτων αὐτὸς διεπίμπλατο ; ἥδιστα ἐθεώρει), Néron les courses hippiques (61.6.1 : Περὶ μὲν οὖν τὰς ἱπποδρομίας τοσαύτῃ σπουδῇ ὁ Νέρων ἐκέχρητο ὥστε…). Caligula est montré tantôt content tantôt mécontent (59.5.4 : συνεσπούδαζέ τέ τισι καὶ ἀντεστασίαζεν). Les empereurs font alors corps avec le public en tant qu’hommes, à l’instar de Claude ou de Caligula, dont le comportement efface les barrières sociales. Ainsi, Claude “se mêlait en toute simplicité aux spectateurs ce qui le “rendait très populaire (60.13.5 : ὅτι δὲ δή σφισι κοινῶς τε ἐν τῇ θέᾳ συνῆν […], σφόδρα ἐπῃνεῖτο) et Caligula est décrit comme réagissant à l’unisson des autres spectateurs : ὥσπερ τις ἐκ τοῦ ὁμίλου ὤν (59.5.4), malgré son statut d’empereur. En termes de pure réaction humaine à un spectacle, Dion ne fait donc pas état de distinction entre les classes sociales car il présente un public constitué d’ἄνθρωποι pour reprendre les mots de Mécène13. C’est pourquoi, nous relevons également de très nombreux verbes présentant le préfixe συν-. Outre le verbe συνθεᾶσθαι (58.12.7 et 59.3.4 et 59.7.4, précédemment cité et employé à de nombreuses reprises), nous relevons en effet συμφοιτῆσαι (57.11.4), συνεορτάζειν (57.11.5), et encore une fois συμφοιτᾶν ἐς τὰ θέατρα (59.7.5). Ces emplois vont bien dans le sens d’une communion, ici affective, du public14.

Le top 3 : des spectacles préférentiels

Cette communion d’émotions permet de faire ressortir des préférences du public pour certains spectacles, qui suscitent donc des émotions plus fortes que d’autres. Encore une fois, c’est le choix de Dion pour certaines anecdotes qui permet de mettre en évidence trois spectacles qui ont la préférence des Romains : les courses de chars, les chasses et les pantomimes.

Les courses de chars15 font en effet l’objet de remarques explicites de la part de Mécène (52.30.7) dans un paragraphe plus généralement consacré aux spectacles : elles suscitent tant de passions, que ce soit en amont parce que les spectateurs les réclament, ou au moment où elles se tiennent, elles nécessitent donc un tel encadrement que Mécène préconise de ne les autoriser qu’à Rome. Dans tous les cas, elles sont l’objet d’un traitement particulier dans ce chapitre :

τὰς δ’ ἱπποδρομίας τὰς ἄνευ τῶν γυμνικῶν ἀγώνων ἐπιτελουμένας οὐχ ἡγοῦμαι δεῖν ἄλλῃ τινὶ πόλει ποιεῖν ἐπιτρέπειν ὅπως μήτε χρήματα παμπληθῆ εἰκῇ παραπολλύηται μήθ’ οἱ ἄνθρωποι κακῶς ἐκμαίνωνται.

“Quant aux courses de chars qui ne sont pas associées aux jeux gymniques, il ne faut pas, selon moi, les confier aux soins d’une autre ville que Rome, pour éviter de gaspiller inconsidérément des sommes immenses et de déchaîner de façon funeste les passions humaines.

Pour évoquer l’inauguration du théâtre de Pompée, Dion décrit les festivités organisées (39.38.1) :

“… spectacle de musique, jeux gymniques, et […] au Cirque une course de chevaux et un massacre de bêtes sauvages en grand nombre et de toute espèce.”

Il n’est pas question ici des représentations théâtrales dont parle pourtant aussi Cicéron dans une lettre décrivant cette inauguration16 : Dion se concentre sur d’autres genres de spectacle, en particulier donc une course de chevaux mais surtout la chasse, à laquelle il consacre les paragraphes suivants (39.38.2-4) et qui laisse un souvenir particulièrement pathétique aux Romains, nous l’avons vu plus haut, contrairement aux attentes de Pompée. Les chasses sont encore au cœur de plusieurs anecdotes, qui mettent en avant les réactions passionnées des Romains17. Du temps d’Auguste par exemple, un certain Publius Servilius organise une chasse extraordinaire (53.27.6) :

Πούπλιός τε Σερουίλιος ὄνομα καὶ αὐτὸς ἔλαβεν ὅτι στρατηγῶν ἄρκτους τε τριακοσίας καὶ Λιβυκὰ ἕτερα θηρία ἴσα ἐν πανηγύρει τινὶ ἀπέκτεινεν.

“Publius Servilius, lui aussi, se fit un nom parce qu’il organisa, sous sa préture, des jeux pendant lesquels il fit tuer trois cents ours et autant d’autres bêtes sauvages en provenance de Libye.

L’engouement des Romains pour cette uenatio est sensible dans l’idée que le nom de ce Servilius est resté dans les mémoires pour ce fait. Les quantités d’animaux chassés, ainsi que leur nature, parfois inédite, sont mises en avant pour expliquer l’intérêt du public18. Ainsi, César a laissé un souvenir digne du récit de Dion en introduisant pour la première fois à Rome un “caméléopard dans une chasse. Dans le paragraphe qui lui est consacré, Dion emploie d’ailleurs le pronom “tous pour parler du public (43.23.1) : César présente pour la première fois à “tous le caméléopard (πᾶσιν ἐπεδείχθη). En choisissant ce terme hyperbolique, Dion insiste sur l’aspect inédit de l’événement, qu’il a retenu pour cette raison19. Enfin, Tibère a banni les chasses de Rome, et pourtant les spectateurs ont continué à s’y rendre en masse, malgré des conditions précaires et dangereuses, ce qui témoigne de l’attachement des Romains pour ce type de spectacle (58.1.1a) :

Ἔδοξε γὰρ αὐτῷ τὰς τῶν κυνηγίων θέας τῆς πόλεως ἀπελάσαι. Καὶ διὰ τοῦτο τινες ἔξω ταύτας τελεῖν πειραθέντες αὐτοῖς συνδιεφθάρησαν τοῖς θεάτροις ἔκ τινων σανίδων εἰργασμένοις.

“Il décida par exemple de reléguer hors de la ville les spectacles de chasse. Et par suite de cette interdiction, des gens qui avaient tenté d’en organiser à l’extérieur périrent dans l’effondrement de leurs théâtres échafaudés avec des planches20. 

L’expulsion des chasses n’a pas entravé la liberté de mouvement et de jugement des Romains, qui ont choisi de se déplacer pour continuer à assister à ce spectacle, malgré le point de vue négatif de l’empereur21.

La pantomime, enfin, semble le spectacle qui génère le plus de passions, tant Dion les mentionne22. L’historien relève par exemple qu’il est arrivé que le public réclame l’affranchissement d’un acteur (57.11.6 : ὥστ ́ ὀρχηστήν τινα τοῦ δήμου ἐλευθερωθῆναί ποτε βουληθέντος) ou qu’un acteur ayant refusé de paraître pour le prix fixé, les tribuns ont obtenu face à la colère du peuple que son salaire soit augmenté (56.47.2)23. Auguste doit faire rappeler Pylade pour apaiser le peuple (54.14.4)24. Dion note à plusieurs reprises les échecs de Tibère25 pour contenir ces passions : Drusus était si féru de pantomime que des troubles ont éclaté, que les lois de Tibère n’ont pu réprimer (57.14.10)26 ; quand par ailleurs Tibère a voulu bannir les acteurs parce qu’ils déshonoraient les femmes, il a causé une émeute (57.21.3)27. Enfin, la relation entre Messaline et l’acteur Mnester, mentionnée à deux reprises, confirme les passions que peuvent susciter les acteurs auprès des femmes28 comme des hommes, auprès des empereurs29 comme du peuple (60.22.3-4 et 60.28.3-5) :

ἀλλ’ ἀνδριάντας […] ἡ Μεσσαλῖνα τοῦ Μνηστῆρος τοῦ ὀρχηστοῦ ἐποιήσατο. Ἐπεὶ γὰρ τῷ Γαΐῳ ποτὲ ἐκεῖνος ἐκέχρητο, χάριν τινὰ αὐτῷ ταύτην τῆς πρὸς ἑαυτὴν συνουσίας κατέθετο. Σφόδρα γὰρ ἤρα.

“Messaline fit des statues du danseur Mnester. Comme il avait eu naguère des relations intimes avec Gaius, elle voulut ainsi marquer sa reconnaissance s’il acceptait d’avoir des relations avec elle. Elle en était follement amoureuse.

Τοῦτό τε οὖν αὐτοὺς ἠνία, καὶ ὅτι τὸν Μνηστῆρα ἀποσπάσασα ἀπὸ τοῦ θεάτρου εἶχε, […] οὐ μὴν καὶ ἐξελέγχειν αὐτὰ ἤθελον, τὸ μέν τι τὴν Μεσσαλῖναν αἰδούμενοι, τὸ δὲ καὶ τοῦ Μνηστῆρος φειδόμενοι· ὅσον γὰρ ἐκείνῃ διὰ τὸ κάλλος, τοσοῦτον τῷ δήμῳ διὰ τὴν τέχνην ἤρεσκεν.

“Un autre motif de mécontentement [du peuple], c’est qu’elle avait détourné Mnester de la scène et le retenait à ses côtés […]. Cependant, on ne voulait pas en informer Claude, à la fois par crainte de Messaline et par souci de ne pas nuire à Mnester ; car Messaline l’aimait pour sa beauté autant que le peuple pour son talent.

La façon dont Dion choisit de parler de la pantomime est intéressante : nous n’entendons pas son point de vue sur un genre qui suscitait de nombreuses critiques. Dion nous livre en revanche de nombreuses anecdotes qui confirment le succès assez généralisé de ce type de spectacle30. Cela nous permet d’avoir une idée des goûts du public sans considération morale (en dehors du point de vue de Tibère). Le public est considéré comme un tout, réuni autour de passions communes, transcendant les frontières sociales, à nouveau sous la dénomination de δῆμος (57.11.6 ou 60.28.5 par exemple). Le vocabulaire choisi par Dion se rattache au lexique des passions humaines, en particulier les verbes ἐράω (renforcé ici par l’adverbe σφόδρα) et ἀρέσκω, que nous avons déjà souligné plus haut. Toutefois, nous voyons apparaître dans ces passages l’idée d’une certaine dignité du spectateur, que ne respecte pas Messaline aux yeux des Romains et que ne respecte pas le public des chasses ou des pantomimes, aux yeux de Tibère : nous voudrions maintenant montrer que le public adopte un comportement différent, moins débridé, à partir du moment où il prend en compte un jugement extérieur, et que cela induit des distinctions sociales.

Un public citoyen, un public spect-acteur

Faire romain

Si les Romains laissent libre cours à leurs émotions, ce qui peut attirer au public le reproche de licentia31, ils sont en revanche sensibles au jugement extérieur qu’on porte sur eux non pas en tant qu’hommes mais en tant que Romains. Les spectacles, tribunes comprises, constituent en effet une représentation plus générale du peuple romain. C’est donc une occasion de marquer les esprits des alliés et des ennemis, comme le rappelle Mécène dans ses conseils à Auguste (52.30.1)32 :

Τὸ μὲν ἄστυ τοῦτο καὶ κατακόσμει πάσῃ πολυτελείᾳ καὶ ἐπιλάμπρυνε παντὶ εἴδει πανηγύρεων· προσήκει τε γὰρ ἡμᾶς πολλῶν ἄρχοντας ἐν πᾶσι πάντων ὑπερέχειν, καὶ φέρει πως καὶ τὰ τοιαῦτα πρός τε τοὺς συμμάχους αἰδῶ καὶ πρὸς τοὺς πολεμίους κατάπληξιν.

“Cette ville, Rome, fais-la parer à grands frais et briller de mille feux en y organisant toutes sortes de fêtes. Il est bien normal que nous, qui sommes à la tête d’un vaste empire, nous surpassions tout le monde dans tous les domaines ; qui plus est, de telles dépenses, d’une certaine manière, suscitent tout autant le respect de nos alliés que la stupeur de nos ennemis”33.

Dans le lexique employé par Dion, le public se confond bien avec le corps civique, nous l’avons déjà vu. Trois singuliers collectifs reviennent pour désigner le public : δῆμος, πλῆθος et ὅμιλος. Ces termes sont ceux privilégiés par Dion dans l’Histoire romaine pour désigner le peuple romain au sens politique. Ces emplois communs témoignent de la porosité entre public spectateur et public citoyen dans l’esprit de Dion34 (37.46.4) :

ὁ δῆμος ἀπαυστὶ μέχρι τότε τὰς ὁπλομαχίας θεώμενος ἐξανέστη τε μεταξὺ τοῦ ἔργου καὶ ἄριστον εἵλετο.

“Le peuple qui, auparavant, assistait aux combats de gladiateurs sans faire la pause, prit l’habitude de se lever pendant les combats pour déjeuner”.

D’autres termes génériques et politiques apparaissent parfois, apportant une nouvelle nuance de sens. Ainsi, l’expression “les Romains apparait deux fois dans un contexte particulier. D’abord à l’occasion du triomphe d’Octavien, “les Romains firent comme si le triomphe était célébré sur des vaincus (51.21.4) :

οἱ Ῥωμαῖοι […] τὰ ἐπινίκια αὐτοῦ ἡδέως ὡς καὶ ἀλλοφύλων ἁπάντων τῶν ἡττηθέντων ὄντων εἶδον.

“Les Romains […] virent avec plaisir son triomphe comme si tous les vaincus étaient des étrangers”.

Employer ce mot dans ce contexte permet de rappeler que le corps civique a été maltraité durant la guerre civile et que le triomphe marque un retour à l’unité. C’est en tant que spectateurs que les Romains sont présentés comme faisant à nouveau corps même si l’hypocrisie est également soulignée ainsi : c’est bien sur des Romains qu’Octavien célèbre aussi son triomphe. Légère variation sur ce terme, apparait l’expression οἱ δὲ ἐν τῇ Ῥώμῃ (48.31.4). Il s’agit d’un moment où les Romains exhortent Octavien et Antoine à mettre un terme aux guerres civiles en se réconciliant avec Sextus Pompée :

τὸ μὲν πρῶτον κατὰ συστάσεις γιγνόμενοι ἢ καὶ ἐπὶ θέαν τινὰ ἀθροιζόμενοι παρεκάλουν σφᾶς εἰρηνῆσαι καὶ πολλὰ ἐπὶ τούτῳ ἐπεβόων.

“Tout d’abord, lorsqu’ils [les habitants de Rome] se trouvaient à des réunions ou rassemblés pour un spectacle, ils les exhortaient à grands cris à faire la paix”.

Là encore, les spectateurs sont confondus avec les citoyens, comme le montre leur attitude (profiter d’un moment où tout le monde est réuni pour faire pression sur des hommes politiques) autant que leur désignation (les habitants de Rome). Le lieu de spectacle se confond avec un lieu politique35. Citons enfin le cas particulier des spectacles donnés devant les troupes : un spectacle offert par Claude aux prétoriens (60.17.9) ou un spectacle offert par Auguste pour récompenser les soldats encore en âge de servir après la victoire contre les Astures et les Cantabres (53.26.1). Là encore, les spectateurs sont renvoyés à leur catégorie civique. Quand les spectateurs sont considérés comme un corps civique, quand le regard porté sur eux leur rappelle leur statut de Romains, alors leur comportement change et ils ne se laissent pas aller aux passions car il est des spectacles qui ne sont pas dignes des Romains. C’est ainsi que Claude fait tuer un lion mangeur d’hommes “car il était inconvenant, pour des Romains, d’assister à ce genre de spectacle (60.13.4) : ὡς οὐ προσῆκον ὂν τοιοῦτό τι θέαμα ὁρᾶν Ῥωμαίους. Endossant le rôle de citoyens romains, les spectateurs adoptent donc un comportement adéquat dans les tribunes.

En représentation, un public ciuilis

Ce comportement romain assumé des spectateurs citoyens se traduit de manière très concrète dans les tribunes. Le poids d’un point de vue extérieur se manifeste dans les codifications visuelles mises en place dans les tribunes, axées sur deux éléments en particulier, la localisation et l’apparat, qu’il concerne le siège ou le costume. Dion choisit de noter les moments où certaines personnalités obtiennent des privilèges inédits, ce qui nous permet, par conséquent, d’avoir un aperçu de la norme mais aussi de comprendre ce qui se joue en termes de représentation. Les notations de ce type sont très fréquentes : les chevaliers obtiennent des sièges séparés au théâtre (36.42.1) ; Pompée peut endosser la tenue triomphales lors des jeux équestres (37.21.4) ; César obtient le privilège d’être assis sur une chaise curule partout, sauf aux jeux publics, auxquels il assiste sur le banc des tribuns (44.4.2) ; les sénateurs obtiennent le droit de préséance au théâtre dans le royaume de Polémon (53.25.1) ; Marcellus est honoré à titre posthume et sa statue siège au théâtre au milieu des magistrats (53.30.5) ; à l’inverse, Auguste reproche à Tibère d’avoir fait asseoir Gaius à ses côtés lors des jeux célébrant son retour (54.27.1) ; Macron et Laco obtiennent de pouvoir s’asseoir aux côtés des anciens questeurs ou préteurs pendant les jeux (58.12.7) ; les sénateurs ont des sièges réservés au cirque (61[62].16.4). La réforme de Claude sur le placement des chevaliers (60.7.3) confirme que tous les publics ne se valent pas et que progressivement une hiérarchie des places s’est établie36. Cette hiérarchie est telle que Dion signale lorsqu’elle n’est pas respectée, comme quand Tibère, peu friand des jeux, assiste à une course de chars depuis la maison de l’un de ses affranchis (57.11.5). La différenciation visible entre classes de spectateurs est amplifiée sous l’empire, en particulier quand il s’agit de distinguer l’empereur du reste du public : Séjan et Tibère ont le droit de s’asseoir sur des sièges recouverts d’or dans les théâtres (58.4.4) ; les sœurs de Caligula ont l’honneur d’assister aux jeux à ses côtés (59.3.4 et 59.7.4). Le costume joue également un rôle dans ce spectacle venu des tribunes. Là encore, le fait d’agir en tant que citoyen-spectateur est sensible : ainsi, lors des jeux funèbres organisés en l’honneur d’Agrippa, les spectateurs sont appelés à se présenter en tenue de deuil (55.8.5 : φαιὰν ἐσθῆτα τῶν τε ἄλλων). Seul Auguste ne revêt pas ces habits et se distingue. Encore une fois, la hiérarchie civique est rendue visible dans les costumes. À Néapolis, Claude s’habille à la grecque, et porte un costume différent selon qu’il s’agit d’un spectacle musical ou gymnique (60.6.2)27, avec ou sans couronne ; il dirige les festivals vêtu de la toge triomphale pendant le sacrifice et de la toge prétexte le reste du temps (60.6.9)37 ; il porte la chlamyde quand il donne un spectacle de gladiateurs devant les prétoriens (60.17.9)38 ou le vêtement militaire, tout comme Néron, lors de la naumachie donnée au lac Fucin tandis qu’Agrippine porte une chlamyde en or – et les autres portent ce qu’ils veulent (60[61].33.3)39. Quand Macron et Laco obtiennent le droit de siéger aux côtés des anciens questeurs, ils obtiennent aussi le privilège de porter la toge pourpre aux jeux votifs (58.12.7). Ces règles sont des droits, des honneurs – mais en aucun cas des obligations : la réforme de Claude montre que les sénateurs ont des sièges réservés au cirque, mais seulement s’ils sont identifiables comme sénateurs2. S’ils décident d’assister aux spectacles en tant que particuliers, et non plus en tant que représentants de l’élite romaine, ils en ont tout à fait le droit et ils se mêlent alors à la foule (60.7.3-4) :

Καὶ ἑώρων μέν που πρότερον ἐν αὐτῷ ἰδίᾳ καὶ κατὰ σφᾶς ὡς ἕκαστοι, τό τε βουλεῦον καὶ τὸ ἱππεῦον καὶ ὁ ὅμιλος, ἀφ’οὗπερ τοῦτ’ἐνομίσθη, οὐ μέντοι καὶ τεταγμένα σφίσι χωρία ἀπεδέδεικτο· ἀλλὰ τότε ὁ Κλαύδιος τήν τε ἕδραν τὴν νῦν οὖσαν τοῖς βουλευταῖς ἀπέκρινε, καὶ προσέτι τοῖς ἐθέλουσί σφων ἑτέρωθί που καὶ ἔν γε ἰδιωτικῇ ἐσθῆτι θεάσασθαι ἐπέτρεψε.

“Jusqu’alors, les spectateurs y étaient répartis en groupes distincts, chacun selon son ordre, ordre sénatorial, ordre équestre et plèbe, depuis une loi ancienne, sans toutefois que des places définies leur eussent été assignées. Mais désormais Claude réserva aux sénateurs les gradins qui leur reviennent de nos jours encore, tout en leur ménageant la possibilité d’assister au spectacle ailleurs, à la condition d’être vêtus en simples citoyens”.

En représentation, les sénateurs doivent donc être dignes de Rome. S’ils ne pas identifiables, ils peuvent se mêler au reste du public et se laisser davantage aller aux émotions. Une distinction dans l’expression des émotions est donc établie entre différents publics, en fonction du degré de représentation civique.

Réciprocité du contrôle

Cette sorte d’autocensure liée à la dignité romaine s’accompagne d’un contrôle extérieur qui touche l’ensemble des spectateurs. S’il peut y avoir une différence de degré dans l’expressivité, les limites sont toutefois communes à l’ensemble du public, toutes catégories confondues40. Ces limites, sous l’Empire, ont d’abord pour garant l’empereur, comme en témoigne l’exemple de Claude cité plus haut, supprimant le spectacle d’un lion mangeur d’hommes. Tibère le montre à plusieurs occasions : il interdit, nous l’avons dit, la tenue des chasses dans Rome, il expulse les acteurs, nous l’avons dit aussi, et il refuse d’assister aux combats de gladiateurs organisés par Drusus et Germanicus pour marquer sa désapprobation car ce sont des chevaliers qui s’affrontent (57.11.5). Mécène n’oublie pas ce point dans les conseils qu’il donne à Octavien (52.30.8), considérant le public dans son ensemble (ἕκαστοι) :

τὰ δὲ δὴ λοιπὰ ἐμετρίασα ἵν´ εὐδαπάνους τὰς ἀπολαύσεις καὶ τῶν θεωρημάτων καὶ τῶν ἀκουσμάτων ὡς ἕκαστοι ποιούμενοι καὶ σωφρονέστερον καὶ ἀστασιαστότερον διάγωσι.

“Dans le cas des autres jeux [en dehors des courses de chars], le comportement de chacun sera plus raisonnable et moins propre à troubler l’ordre public grâce aux limites que je viens d’exposer, puisque chaque cité ne consacrera que des sommes raisonnables aux plaisirs des yeux et des oreilles”.

Mais le contrôle est réciproque : le public de façon générale exerce aussi une pression sur l’empereur. Nous voudrions nuancer les affirmations suivantes de P. Arnaud41 :

“Face aux passions suscitées auprès de leurs partisans et opposants par les acteurs, l’empereur avait, pour les auteurs anciens, le devoir sacré de garantir, par tous les moyens à sa disposition, au théâtre, un ordre public plus fragile et menacé que nulle part ailleurs. C’est à lui et à nul autre qu’incombait cette tâche”.

Dion insiste à l’inverse sur le contre-exemple incarné par Tibère, qui est dans l’obligation de faire semblant de prendre plaisir aux spectacles (57.11.5), sous l’œil attentif du public42 :

Συνεχέστατα γὰρ ἐπὶ τὰς θέας ἀπήντα τῆς τε τιμῆς τῶν ἐπιτελούντων αὐτὰς ἕνεκα καὶ τῆς τοῦ πλήθους εὐκοσμίας, τοῦ τε συνεορτάζειν σφίσι δοκεῖν. Οὐ γὰρ οὔτε ἐσπούδασέ ποτε τὸ παράπαν τῶν  τοιούτων.

“Il assistait très fréquemment aux jeux pour faire honneur à ceux qui les offraient et aussi pour s’assurer de la bonne tenue de la foule et pour sembler prendre part à la fête. Car jamais il n’éprouva le moindre enthousiasme pour de telles cérémonies”.

Il est certes question de surveiller le public et les débordements possibles (εὐκοσμίας) mais il est aussi question de donner une impression (δοκεῖν) au public : le rapport de réciprocité est parfaitement signalé dans ce passage. Chaque public contrôle l’autre et Tibère en est bien conscient : malgré son peu de goût pour les jeux, il en respecte la tradition43. Ce n’est donc pas simplement une question d’ordre moral : prendre part aux jeux, assister aux spectacles est une tradition civique, empreinte de romanité. C’est pourquoi l’empereur se doit d’être un modèle, parce qu’il incarne plus que les autres le Romain par excellence et que son positionnement dans les tribunes peut le rendre d’autant plus visible44. P. Arnaud parle aussi d’une “carte des comportements de l’empereur au théâtre à leurs yeux politiquement corrects et incorrects”45. En termes de contenu proposé et de comportement toléré, Claude offre un autre type de contre-exemple, d’après une anecdote rapportée par Dion. Dion détaille le goût de Claude pour les combats à mort (60.13.1 et 3) :

Ἐτίθει μὲν οὖν συνεχῶς μονομαχίας ἀγῶνας· πάνυ γάρ σφισιν ἔχαιρεν, ὥστε καὶ αἰτίαν ἐπὶ τούτῳ σχεῖν· ἀπώλλυντο δὲ θηρία μὲν ἐλάχιστα ἄνθρωποι δὲ πολλοί, οἱ μὲν ἀλλήλοις μαχόμενοι οἱ δὲ καὶ ὑπ’ ἐκείνων ἀναλούμενοι. […] Τοσοῦτον δ’οὖν τὸ πλῆθος τῶν ἐν τῷ κοινῷ θνησκόντων ἐγίγνετο ὥστε καὶ τὸν τοῦ Αὐγούστου ἀνδριάντα τὸν ἐν τῷ χωρίῳ ἐκείνῳ ἱδρυμένον ἑτέρωσέ ποι μετενεχθῆναι τοῦ δὴ μήτε ἐφορᾶν αὐτὸν τοὺς φόνους νομίζεσθαι μήτε ἀεὶ κατακαλύπτεσθαι. Καὶ ἐπὶ μὲν τούτῳ γέλωτα ὠφλίσκανεν, εἰ δὴ ὅσα μηδὲ τὸν χαλκὸν τὸν ἀναίσθητον δοκεῖν ὁρᾶν ἠξίου, τούτων αὐτὸς διεπίμπλατο·

“Il organisait constamment des combats de gladiateurs, car il y prenait un grand plaisir, ce qui lui attira des reproches. Il y périssait fort peu de bêtes, mais beaucoup d’hommes, tués dans les combats entre eux ou dévorés par les bêtes. […] Si grand était le nombre des exécutions publiques que la statue d’Auguste qui se dressait en ces lieux fut déplacée pour éviter qu’elle ne parût assister à ces mises à mort ou ne restât constamment voilée. Ce comportement de Claude prêtait à rire, étant donné que les spectacles qui étaient à son avis indécents, fût-ce en apparence, pour un bronze insensible, lui-même s’en repaissait”.

Dion dit explicitement que les Romains désapprouvent ces comportements extrêmes et parfois, comme dans le cas de Claude, hypocrites. Claude s’attire, à cause de son excès d’engouement pour de tels spectacles, le blâme (αἰτίαν) et le rire (γέλωτα) : tel qu’il est présenté ici, il ne s’agit donc pas du jugement moral porté par Dion sur des mœurs dévoyées46 mais bien de la retranscription du point de vue des Romains, qui à leur tour font peser sur l’empereur leur regard47. Ce système de surveillance, avec pour objectif de donner une représentation digne de Rome depuis les gradins, atteint son paroxysme lorsque le public se montre prêt à tout pour protéger la dignité des spectacles auxquels ils assistent (50.10.2) :

Κἀν τούτῳ ἄνθρωπός τέ τις μανιώδης ἐς τὸ θέατρον ἐν πανηγύρει τινὶ ἐσπηδήσας τὸν στέφανον τὸν τοῦ προτέρου Καίσαρος ἀνείλετο καὶ περιέθετο, καὶ διεσπάσθη ὑπὸ τῶν περιεστηκότων.

“Un fou fit irruption au théâtre, lors d’une fête solennelle, arracha la couronne de César [Octavien] et s’en ceignit puis fut mis en pièce par l’assistance”.

Ce contrôle que le public exerce sur lui-même est lié à la qualité de citoyens des spectateurs : c’est en cela qu’il existe déjà sous la République et perdure sous l’Empire et c’est en cela aussi qu’il peut à son tour s’exercer sur l’empereur. Enfin, Dion rapporte qu’un tribun, Gaius Thoranius, “gagna l’estime de tous parce qu’il fit asseoir son père, un affranchi, sur le banc des tribuns (53.27.6)48. Le respect affiché pour son père au-delà des règles hiérarchiques en cours dans les gradins est exceptionnel : en réalité, Thoranius incarnait ainsi d’autant plus la pietas chère aux Romains, ce qui lui valut les honneurs des spectateurs, qui ont validé cette exception.

Dans un dernier temps, nous voudrions nous intéresser à des cas qui sortent de la norme : quand non seulement la réciprocité du contrôle n’est plus vraie mais qu’en plus le public n’est plus dans un cadre de représentation acceptée mais prisonnier d’un rôle totalement subi. Le public de citoyens se fait alors public de sujets, sous un regard extérieur contraignant.

Un public sujet

Public passif

Certaines tournures choisies par Dion montrent que le public est aussi celui qui est réuni, celui à qui l’on présente, dans une posture plus passive. Ainsi, le caméléopard “est montré à tous par César (πᾶσιν ἐπεδείχθη, 43.23.1) et on reproche au même César de “présenter au peuple une représentation de ses propres malheurs (τῷ δήμῳ τὰς τῶν οἰκείων κακῶν εἰκόνας ἐπεδείκνυε, 43.24.1). Claude “rassemble une foule au lac Fucin pour lui présenter une naumachie (πλῆθός τε ἀναρίθμητον ἤθροισε, 60[61].33.3) et Néron “réunit son public (παντὸς δὲ τοῦ δήμου, ὅσον αἱ ἕδραι ἐχώρησαν, καθημένου, 61[62].20.2) pour un récital. C’est dans ce contexte que Dion expose les mesures de confort décidées par Caligula (59.7.5-8) :

Καὶ ἵνα μετὰ ῥᾳστώνης βαδίζοιεν καὶ μὴ πράγματα ἔχοιεν ἀσπαζόμενοί τινες αὐτόν (πρότερον γὰρ καὶ ἐν ταῖς ὁδοῖς τὸν αὐτοκράτορα οἱ συντυγχάνοντές οἱ προσηγόρευον), ἀπεῖπε μηδένα ἔτι τοῦτο ποιεῖν. Καὶ ἐξῆν καὶ ἀνυποδήτοις τοῖς βουλομένοις θεάσασθαι, νομιζόμενον μέν που ἀπὸ τοῦ πάνυ ἀρχαίου καὶ δικάζειν τινὰς ἐν τῷ θέρει οὕτως, καὶ πολλάκις καὶ ὑπὸ τοῦ Αὐγούστου ἐν ταῖς θεριναῖς πανηγύρεσι γενόμενον, ἐκλειφθὲν δὲ ὑπὸ τοῦ Τιβερίου. Τά τε προσκεφάλαια τοῖς βουλευταῖς, ὅπως μὴ ἐπὶ γυμνῶν τῶν σανίδων καθίζωνται, πρῶτον τότε ὑπετέθη· καὶ πίλους σφίσι τὸν Θετταλικὸν τρόπον ἐς τὰ θέατρα φορεῖν, ἵνα μὴ τῇ ἡλιάσει ταλαιπωρῶνται, ἐπετράπη. Καὶ εἴγε ποτὲ ἐς ὑπερβολὴν ἐπέφλεξε, τῷ διριβιτωρίῳ ἀντὶ τοῦ θεάτρου ἰκριωμένῳ ἐχρῶντο.

“Et afin que personne n’eût le moindre prétexte pour ne pas venir dans les théâtres (car il entrait dans une colère noire si on s’en dispensait ou si on partait au milieu de la représentation), il ajourna tous les procès et mit fin à toutes les périodes de deuil si bien que les veuves pouvaient se remarier avant même le terme prescrit, sauf en cas de grossesse. Et afin de faciliter la venue des gens et de leur éviter l’embarras du protocole de salutation (auparavant, si l’on croisait l’empereur dans les rues, on devait lui adresser la parole), il interdit désormais ces civilités à tout le monde. Il fut aussi permis, à qui le voulait, d’assister pieds nus aux spectacles, selon la coutume très ancienne qui voulait que les juges siègent ainsi au tribunal en été, une coutume souvent reprise par Auguste lui-même lors des jeux d’été, mais abandonnée par Tibère. L’usage des coussins qui évite aux sénateurs de s’asseoir sur le bois nu de leur banc, remonte à cette époque, comme celui des chapeaux thessaliens lors des spectacles pour qu’ils ne souffrent pas de l’exposition au soleil. Et, si jamais la chaleur devenait excessive, on utilisait, au lieu du théâtre, le diribitorium où l’on aménageait des bancs”.

Les tournures sont extrêmement générales et anonymes (τινες, μηδένα, τοῖς βουλομένοις) : tous les Romains doivent venir au spectacle. Il n’est mentionné de différence sociale que pour l’usage des coussins, ce qui conforte l’idée que Dion veut présenter le public de façon très globale, pour montrer que personne n’échappe à la pression impériale. Ces remarques sur le confort rappellent celles déjà notées à propos de César, critiqué pour le luxe de son uelum en soie (43.24.2), ou de Marcellus, gâté par Auguste en ce qu’il avait obtenu de lui de financer un chapiteau de toile au-dessus du forum pour que le public pût profiter sans désagrément durant l’été de spectacles (53.31.3). Cela met en lumière d’une part les conditions réelles du spectacle du point de vue des spectateurs (niveau de confort des assises, protection des éléments climatiques), dont certaines ne concernent que les membres de l’élite sociale (les coussins sur les sièges) ; et d’autre part l’aspect manipulatoire de ces pratiques. Mais autant César ou Marcellus mettaient en avant leur puissance au travers des nouveautés instaurées, autant Caligula utilise ces moyens pour priver le public de liberté : le public est alors contraint de venir au spectacle, comme l’indique l’emploi des verbes de volonté. Le public est soumis à Caligula, le poids de son jugement est maximal et conditionne le comportement du public. Sa capacité physique même est entravée.

Public captif

Caligula et Néron font donc des spectateurs des captifs et des victimes, au point que Caligula fait descendre des spectateurs dans l’arène parce qu’il manque des condamnés pour alimenter ses spectacles, en prenant soin de leur couper la langue pour ne pas les entendre s’en plaindre (59.10.3) :

Ὑπὸ δὲ δὴ τῆς αὐτῆς ὠμότητος, ἐπιλιπόντων ποτὲ τῶν τοῖς θηρίοις ἐκ καταδίκης διδομένων, ἐκέλευσεν ἐκ τοῦ ὄχλου τοῦ τοῖς ἰκρίοις προσεστηκότος συναρπασθῆναί τέ τινας καὶ παραβληθῆναί σφισιν· καὶ ὅπως γε μήτε ἐπιβοήσασθαι μήτε αἰτιάσασθαί τι δυνηθῶσι, τὰς γλώσσας αὐτῶν προαπέτεμε.

“C’est encore cette cruauté que l’on constata quand, un jour où l’on manquait de condamnés livrés aux bêtes, il donna l’ordre d’arracher quelques spectateurs dans la foule qui se tenait debout près des bancs et de les jeter aux bêtes, après leur avoir fait couper la langue pour mettre fin à leurs hurlements et à leurs plaintes”.

Les spectateurs perdent leur identité, ils ne sont plus désignés que par un pronom indéfini extrait d’une masse indistincte, “des gens parmi la foule (ἐκ τοῦ ὄχλου […] τινας), et leur sort n’est pas humain, comme l’indique l’emploi de deux verbes au passif et généralement utilisés pour parler d’inanimés (συναρπάζω et παραβάλλω). La privation de parole marque cette déshumanisation.

L’épisode de Néron jouant de la lyre devant un public contraint est tout aussi révélateur de la perte de liberté des spectateurs, sur qui pèse le poids du regard impérial. Dans cet épisode, il est intéressant de remarquer que les spectateurs sont hiérarchisés en trois cercles concentriques, le premier jouant le rôle de spectateur-modèle à imiter par les deux autres (61[62].20.1-5) : 

Παρῆλθέ τε καὶ αὐτὸς ὁ Νέρων ἐς τὸ θέατρον, ὀνομαστὶ πρὸς τοῦ Γαλλίωνος ἐσκηρυχθείς, καὶ ἔστη τε ἐπὶ τῆς σκηνῆς ὁ Καῖσαρ τὴν κιθαρῳδικὴν σκευὴν ἐνδεδυκώς, καὶ “κύριοί μου, εὐμενῶς μου ἀκούσατε” εἶπεν ὁ αὐτοκράτωρ, ἐκιθαρῴδησέ τε Ἄττιν τινὰ ἢ Βάκχας ὁ Αὔγουστος, πολλῶν μὲν στρατιωτῶν παρεστηκότων, παντὸς δὲ τοῦ δήμου, ὅσον αἱ ἕδραι ἐχώρησαν, καθημένου, καίτοι καὶ βραχὺ καὶ μέλαν, ὥς γε παραδέδοται, φώνημα ἔχων, ὥστε καὶ γέλωτα ἅμα καὶ δάκρυα πᾶσι κινῆσαι. Καὶ αὐτῷ καὶ ὁ Βοῦρρος καὶ ὁ Σενέκας, καθάπερ τινὲς διδάσκαλοι, ὑποβάλλοντές τι παρειστήκεσαν, καὶ αὐτοὶ τάς τε χεῖρας καὶ τὰ ἱμάτια, ὁπότε φθέγξαιτό τι, ἀνέσειον, καὶ τοὺς ἄλλους προσεπεσπῶντο. Ἦν μὲν γάρ τι καὶ ἴδιον αὐτῷ σύστημα ἐς πεντακισχιλίους στρατιώτας παρεσκευασμένον, Αὐγούστειοί τε ὠνομάζοντο καὶ ἐξῆρχον τῶν ἐπαίνων· ἠναγκάζοντο δέ σφισι καὶ οἱ ἄλλοι πάντες καὶ ἄκοντες, πλὴν τοῦ Θρασέα, ἐκβοᾶν. Οὗτος μὲν γὰρ οὐδέποτε αὐτῷ συγκαθῆκεν, οἱ δὲ δὴ ἄλλοι, καὶ μάλισθ´ οἱ ἐπιφανεῖς, σπουδῇ καὶ ὀδυρόμενοι συνελέγοντο, καὶ πάνθ´ ὅσαπερ οἱ Αὐγούστειοι, ὡς καὶ χαίροντες, συνεβόων· καὶ ἦν ἀκούειν πως αὐτῶν λεγόντων “ὁ καλὸς Καῖσαρ, ὁ Ἀπόλλων, ὁ Αὔγουστος, εἷς ὡς Πύθιος. Μά σε Καῖσαρ, οὐδείς σε νικᾷ”.

“Néron monta lui-même sur le théâtre, après y avoir été nommément proclamé par Gallion, faisant office de héraut : le César parut sur la scène en habit de cithariste ; l’empereur dit : “Messeigneurs, écoutez-moi favorablement et l’Auguste joua Attis, ou les Bacchantes, environné d’un grand nombre de soldats, tandis que tout ce qu’on avait pu admettre de peuple était assis en face sur les sièges, quoiqu’il eût, comme le rapporte la tradition, une voix si faible et si sourde qu’il excita à la fois les rires et les larmes de tous. Burrus et Sénèque, faisant les maîtres de scène, se tenaient debout, à côté de lui, pour le souffler ; ils agitaient leurs mains et leurs vêtements quand le prince avait chanté un morceau, et entraînaient les autres. Néron, en effet, avait à lui un corps particulier, composé d’environ cinq mille soldats. On les nommait Augustani : ils commençaient d’applaudir, et tous les spectateurs étaient contraints de faire entendre, malgré eux, des acclamations, excepté Thraséas. Car, pour Thraséas, il ne se prêta jamais aux bassesses de l’empereur ; mais les autres spectateurs, et principalement les personnages de distinction, s’empressaient, non sans gémir, de se rassembler et d’unir, comme s’ils eussent été remplis de joie, leurs acclamations à toutes celles des Augustani. On pouvait les entendre s’écrier : “Tu es le beau César, l’Auguste Apollon, tu es semblable au dieu Pythien. Nous le jurons par toi, César, personne n’est supérieur à toi”.49 

Dans le premier cercle, on voit en effet Sénèque et Burrus donner l’exemple de comportement à suivre aux soldats obéissant et formant la claque pour l’empereur. Le deuxième cercle est constitué des sénateurs et des personnages les plus importants de Rome : scrutés par l’empereur, ils sont contraints d’imiter les soldats. En revanche, le troisième cercle, composé du peuple (δῆμος), s’il l’imite aussi, dispose d’une marge de liberté supérieure, puisqu’il ne peut contenir des larmes ou des rires50, tandis que les sénateurs ne peuvent que gémir en cachette. Cette distinction entre catégories sociales et politiques était sensible aussi dans l’épisode (59.13.7) où Caligula fait face à la fronde du public, désigné par le terme πλῆθος, qui pourrait renvoyer à la partie la plus populaire des spectateurs. Le regard de l’empereur est plus contraignant sur l’élite, les classes les plus exposées politiquement et potentiellement placées plus près de lui. Plus le spectateur se trouve haut dans la sphère sociale, plus son rôle est encadré et surveillé. Dans le cas d’un public contraint, nous constatons donc une différenciation parmi les spectateurs due au contexte politique. Toutefois, le peuple, pas plus que les sénateurs, n’a de contrôle sur le comportement de l’empereur puisque les rires et les larmes des spectateurs ne modifient pas son attitude. Celle-ci est d’autant plus visiblement injonctive que Néron s’adresse au public avec un impératif (ἀκούσατε) à côté duquel l’apostrophe κύριοί μου (mot à mot : “mes maîtres) résonne de manière dérisoire et ironique.

Dans un public sous la coupe de l’empereur, une dernière attitude possible émerge : aligner totalement son comportement sur le sien, quitte à perdre toute notion de dignité romaine. C’est sur ces cas limites que nous voudrions terminer cette contribution.

Du spectateur au voyeur 

En alignant son comportement sur celui de l’empereur, le public court le risque de se faire voyeur, c’est-à-dire spectateur d’un spectacle interdit ou du moins mettant en scène des acteurs contre leur gré. Néron se fait par exemple voyeur quand il va assister secrètement aux bagarres des histrions (61[62].8.2) :

καὶ γὰρ ἔχαιρε τοῖς δρωμένοις, ἔν τε φορείῳ τινὶ λάθρᾳ ἐς τὰ θέατρα ἐσκομιζόμενος, κἀκ τοῦ ἀφανοῦς τοῖς ἄλλοις ἐφορῶν τὰ γιγνόμενα.
“Car il se plaisait à cette licence, se faisant apporter secrètement en litière aux théâtres et contemplant, sans être vu, les scènes qui s’y passaient51”.

Le public peut à son tour devenir voyeur sous la pression du regard de l’empereur. Un premier exemple est tiré de la sphère privée mais l’intimité y est exposée au public, épisode qui témoigne du brouillage des frontières. Comme dans les exemples précédents, les spectateurs sont privés de liberté et doivent subir le spectacle donné par Messaline, voire y participer (60.18.1) :

Μεσσαλῖνα δὲ ἐν τούτῳ αὐτή τε ἠσέλγαινε καὶ τὰς ἄλλας γυναῖκας ἀκολασταίνειν ὁμοίως ἠνάγκαζε, καὶ πολλάς γε καὶ ἐν αὐτῷ τῷ παλατίῳ, τῶν ἀνδρῶν παρόντων καὶ ὁρώντων, μοιχεύεσθαι ἐποίει.

“Pendant ce temps, Messaline, non contente de mener sa vie de débauche, contraignait les autres femmes à la même vie dépravée et beaucoup d’entre elles à se prostituer dans le palais même en présence de leurs époux et sous leurs yeux”.

L’association des deux participes παρόντων et ὁρώντων dans la construction au génitif absolu pourrait sembler redondante, mais il n’en est rien. Elle met en lumière le statut de spectateur réel : les maris non seulement sont présents mais ils sont contraints de voir. Dans cet exemple, les classes supérieures de la société romaine sont présentées comme particulièrement impuissantes face à ces comportements et contraintes malgré tout de s’y plier. Une telle attitude est vivement réprouvée par Dion (ἀκολασταίνειν), qui n’y reconnait pas le spectateur romain. La même désapprobation (αἴσχιστον καὶ δεινότατον) est sensible dans l’exemple suivant, relatif aux festivités données par Néron en l’honneur d’Agrippine à la mort de celle-ci (61[62].17.3-5) :

Ἐκεῖνο δὲ δὴ καὶ αἴσχιστον καὶ δεινότατον ἅμα ἐγένετο, ὅτι καὶ ἄνδρες καὶ γυναῖκες οὐχ ὅπως τοῦ ἱππικοῦ ἀλλὰ καὶ τοῦ βουλευτικοῦ ἀξιώματος ἐς τὴν ὀρχήστραν καὶ ἐς τὸν ἱππόδρομον τό τε θέατρον τὸ κυνηγετικὸν ἐσῆλθον ὥσπερ οἱ ἀτιμότατοι, […], οἱ μὲν ἐθελονταὶ οἱ δὲ καὶ πάνυ ἄκοντες. Καὶ εἶδον οἱ τότε ἄνθρωποι τὰ γένη τὰ μεγάλα, τοὺς Φουρίους τοὺς Ὀρατίους τοὺς Φαβίους τοὺς Πορκίους τοὺς Οὐαλερίους, τἆλλα πάντα […]. Καὶ ἐδακτυλοδείκτουν γε αὐτοὺς ἀλλήλοις.

“Autre spectacle, honteux et cruel à la fois : des hommes et des femmes, non seulement de l’ordre équestre, mais aussi de l’ordre sénatorial, se produisirent sur la scène, dans le cirque, dans l’amphithéâtre, comme des hommes de la plus basse condition […] les uns de leur gré, les autres tout à fait à contrecœur. On vit alors les grandes familles, les Funus, les Fabius, les Porcius, les Valérius, et toutes les autres […]. On se les montrait au doigt l’un à l’autre”.

Dans cet épisode, c’est un public particulièrement peu déterminé qui montre du doigt le spectacle et l’on ne sait si les spectateurs se moquent ou condamnent de tels spectacles. Mais dans un second exemple, le public cette fois semble avoir adopté l’attitude de Néron et se place volontairement dans la position du voyeur (61[62].19.2-4) :

Ἤσκουν μὲν γὰρ πάντες ὅ τι τις καὶ ὁπωσοῦν οἷός τε ἦν, καὶ ἐς διδασκαλεῖα ἀποδεδειγμένα συνεφοίτων οἱ ἐλλογιμώτατοι, ἄνδρες γυναῖκες, κόραι μειράκια, γραῖαι γέροντες· εἰ δέ τις μὴ ἐδύνατο ἐν ἑτέρῳ τῳ θέαν παρασχεῖν, ἐς τοὺς χοροὺς κατεχωρίζετο. Καὶ ἐπειδή γέ τινες αὐτῶν προσωπεῖα ὑπ´ αἰσχύνης, ἵνα μὴ γνωρίζωνται, περιέθεντο, περιεῖλεν αὐτὰ τοῦ δήμου δῆθεν ἀξιώσαντος, καὶ ἐπέδειξε καὶ τοῖς ὀλίγον ἔμπροσθεν ὑπ´ αὐτῶν ἀρχθεῖσιν ἀνθρώποις.

“Tout le monde en effet se livrait aux exercices dont il était capable, quels qu’ils fussent et n’importe de quelle manière ; les citoyens les plus considérables, hommes, femmes, jeunes filles, jeunes garçons, vieilles femmes et vieillards se rendaient à des écoles instituées à cet effet ; ceux qui ne pouvaient pas jouer d’autre rôle étaient relégués dans les chœurs. Quelques-uns s’étant masqués de honte, pour ne pas être reconnus, Néron leur ôta leurs masques à la prière du peuple, et les montra à ceux dont ils avaient été peu auparavant les magistrats”.

Dans cette dernière phrase se ressent bien finalement la seule distinction établie par Dion dans les comportements du public, celle qui se fonde sur le statut civique et politique des citoyens romains. Il est en effet question ici d’une part du δῆμος et d’autre part des hommes qui ont exercé une magistrature (ἄρχη), ce qui peut renvoyer au binôme δῆμος – βουλή que l’on trouve régulièrement dans l’Histoire romaine, mais qui témoigne en général de la collaboration politique du SPQR52. À l’inverse cependant des exemples précédents, ce passage met en lumière la fracture entre le peuple et les magistrats53 : il n’est plus question ici d’une même volonté de “faire romain à divers degrés mais d’un oubli de cette dignité par le groupe populaire, encouragé par Néron. Le poids d’un regard extérieur joue à nouveau dans la distinction des publics et modifie cette fois la nature même des comportements car les Romains ne sont plus au diapason. Certains commandent (ἀξιώσαντος), à l’image de l’empereur dont ils adoptent les codes, pour humilier une autre partie de la population et jouir d’un spectacle joué contre le gré des acteurs. Ce ne sont plus les valeurs romaines, vecteurs de communion, qui encadrent les publics, ce sont les caprices de certains empereurs qui créent des dissensions. Dans l’Histoire romaine, les spectateurs romains sont considérés de deux points de vue différents. Il y a d’une part les hommes, qui assistent aux spectacles et que leur goût pour les chasses, les pantomimes, les jeux, unit et fait vibrer à l’unisson. Il y a d’autre part les citoyens, unis là encore dans leur conscience de représenter Rome jusque dans les tribunes et d’en assurer la dignité, à la mesure de leur statut politique. Les différences visuelles ne sont pas des différences de fond. Les deux points de vue s’articulent donc chez Dion dans la mesure où les réactions spontanées des spectateurs restent tout de même encadrées par une autocensure civique (et non pas tant morale) consentie par l’ensemble de la communauté. Les seuls moments où Dion met en évidence une réelle fracture dans le public et distingue deux groupes de spectateurs (en termes de types de comportement et non plus selon le degré de réaction) sont, sans surprise, les moments où l’unité du SPQR n’est plus.

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Notes

  1. Newbold 1975.
  2. Coltellony-Trannoy 1999.
  3. Sur l’importance du couple voir-entendre au théâtre notamment, voir Mauduit & Saetta-Cottone 2014.
  4. De façon générale, nous renvoyons à plusieurs travaux de S. Forichon, et notamment à son ouvrage consacré aux émotions au cirque (Forichon 2020, 153-175 et 183-190 en particulier) – nous remercions ici l’auteur pour son aide précieuse dans le cadre de cette contribution. Nous pouvons également reprendre le terme de “synesthésie” employé par M. Soler à propos des spectacles de l’amphithéâtre, à la fin d’un chapitre de sa thèse intitulé “Le spectacle, stimulateur des sens” (Soler 2012, 83-107). Nous renvoyons au n°51 des Cahiers des études anciennes pour tout ce qui concerne la prise en compte par les acteurs sur scène de la présence des spectateurs et de leurs réactions potentielles (Jay-Robert & Valette, éd. 2014). Enfin, nous souhaitons également renvoyer à la définition du spectateur de théâtre par Florence Dupont (Dupont 2023) et le fait que ce dernier doit être appréhendé comme un être total.
  5. Voir Sénèque (Ep., 8.74.6-9) pour une description des mouvements de foule à l’occasion de ces distributions.
  6. Cette présentation peut rappeler la theatralis licentia (voir en premier lieu Bollinger 1969) associée au public populaire, ce qui expliquerait pourquoi, quand l’empereur s’y laisse aller, il est décrit comme un membre de la foule. Notons tout de même que jamais Dion dans ces livres ne présente le public en proie à une folie et déchainé, comme cela a pu être le cas chez d’autres auteurs dans des textes à vocation morale, ce qui en dit au moins autant sur le jugement de ces auteurs que sur les comportements des spectateurs (voir notamment Lim 1999 pour une synthèse).
  7. Sur les causes de la pitié des Romains pour Arsinoé, voir Östenberg 2009, plus particulièrement p. 141-142.
  8. Jayat 2021b.
  9. Pour le livre 43 de l’Histoire romaine, la traduction est issue du travail de thèse de Jayat 2021a.
  10. Voir aussi Vespa 2021, qui parle d’une “rupture du pacte ludique, aux conséquences politiques funestes pour le consul Pompée.
  11. Les traductions sont empruntées, sauf mention contraire, aux éditions des Belles Lettres.
  12. Pour les livres 59 et 60 [61], nous remercions M. Coltellony-Trannoy et G. Lachenaud, qui nous ont aimablement fourni la traduction issue de leur travail d’édition en cours pour les Belles Lettres.
  13. Cette présentation homogène masque sans doute une réalité plus complexe, voir par exemple la thèse de J.-C. Dumont (Dumont 2006) sur des goûts distincts selon les catégories sociales à propos des représentations théâtrales.
  14. Cela pourrait expliquer pourquoi les spectacles sont considérés comme des lieux de liberté et pourquoi toute entrave est dénoncée, comme dans l’exemple du comportement d’Antoine, critiqué pour venir en arme aux spectacles, faisant ainsi peser une pression sur les spectateurs (C.D. 42.27.3).
  15. Pour une étude détaillée des passions suscitées par les courses de chars et des réactions des spectateurs telles qu’elles sont décrites dans la littérature antique, voir Forichon 2012.
  16. Cic., Ep., 7.1. Il est intéressant de noter que Dion parle très peu des représentations théâtrales dans son Histoire romaine (à moins qu’il y fasse allusion ici en parlant des spectacles musicaux). Il se peut que cette absence traduise les goûts de son époque mais il se peut aussi que le théâtre, tragique comme comique, ait laissé – de l’avis de Dion – moins de souvenirs significatifs en termes d’historiographie. La chasse organisée par Pompée a fait l’objet de nombreuses remarques, de Cicéron donc mais aussi de Plutarque (Pomp., 52.5) et de Pline (HN., 8.20-21 et 8.53).
  17. En latin, on trouve plus facilement le lexique de l’étonnement pour décrire la réaction des Romains lors des chasses extraordinaires qui leur sont proposées : Forichon 2020, 332.
  18. Ici, ce n’est donc pas la violence qui est mise en avant pour expliquer l’attrait des Romains pour ces chasses (Fagan 2011), mais bien l’aspect extraordinaire du spectacle, en termes de quantité ou de qualité. Pour une vision synthétique des spectacles impliquant un très grand nombre d’animaux sous la République et l’Empire, voir Nelis-Clément 2017, 223-227.
  19. Jayat 2021a, 161-162 et Jayat 2019. Même idée de spectacle inédit pour une autre chasse mentionnée par Dion et pour laquelle le public est implicitement mentionné dans le verbe employé comme “voyant (C.D. 51.22.5) lors des festivités organisées pour la consécration du temple du Diuus Iulius : “On mit à mort des bêtes sauvages et domestiques en grand nombre, notamment un rhinocéros et un hippopotame, animaux qu’on vit (πρῶτον τότε ἐν τῇ Ῥώμῃ ὀφθέντα) alors à Rome pour la première fois
  20. Pour les livres 57 et 58 de l’Histoire romaine, la traduction est issue du travail de thèse de Platon 2015.
  21. Probable allusion à un événement survenu à Fidènes en 27. Sur ce point, voir Platon 2015, 319, n. 725.
  22. Voir Garelli 2007, 196-200. Voir également Forichon 2023b pour une analyse des plus grandes violences générées par les spectacles de pantomime.
  23. Κἀν τούτῳ τὸ πλῆθος, τῶν ὀρχηστῶν τινος μὴ ἐθελήσαντος ἐπὶ τῷ τεταγμένῳ μισθῷ ἐς τὸ θέατρον ἐν τοῖς Αὐγουσταλίοις ἐσελθεῖν, ἐστασίασε· καὶ οὐ πρότερον ἐπαύσαντο ταραττόμενοι πρὶν τοὺς δημάρχους τήν τε βουλὴν αὐθημερὸν συναγαγεῖν, καὶ δεηθῆναι αὐτῆς ἐπιτρέψαι σφίσι πλεῖόν τι τοῦ νενομισμένου ἀναλῶσαι.
  24. À propos de la personnalité de Pylade et de sa popularité auprès des Romains, voir Jory 2003 et 2004 ; plus ancien : Lawler 1946.
  25. Sur la politique relative aux pantomimes sous le règne de Tibère en raison des débordements, voir aussi Tacite (Ann., 1.54.2 et 77.1-4) et Suétone (Tib., 34 et 37).
  26. Τοῖς τε ὀρχησταῖς οὕτω προσέκειτο ὥστε καὶ στασιάζειν αὐτοὺς καὶ μηδ ́ὑπὸ τῶν  νόμων, οὓς ὁ Τιβέριος ἐπ ́αὐτοῖς ἐσενηνόχει καθίστασθαι.
  27. Τοὺς δὲ ὀρχηστὰς τῆς τε Ῥώμης ἐξήλασε καὶ μηδαμόθι τῇ τέχνῃ χρῆσθαι προσέταξεν, ὅτι τάς τε γυναῖκας ᾔσχυνον καὶ στάσεις ἤγειρον.
  28. Voir Spadoni Cerroni 1994. Plusieurs auteurs anciens décrivent l’effet produit sur les femmes par les pantomimes et leurs danses : Juv., Sat., 6.63-66 ou Gal., De praecognitione, 14.630.15.
  29. Caligula montre une passion dévorante pour les acteurs, pour qui il dépense sans compter (C.D. 59.2.5) et avec qui il passe ses journées (C.D. 59.5.2). Voir aussi Suétone (Calig., 36.1) pour ses rapports avec Mnester.
  30. Sur la pantomime, son succès populaire et sa condamnation morale, voir l’opuscule La danse, attribué à Lucien, et le commentaire de Lada-Richards 2003.
  31. Voir Arnaud 2004 pour une synthèse. Nous voudrions nuancer ici l’idée d’un peuple incapable de se contrôler et tout à sa uoluptas.
  32. Cette idée est également sous-jacente dans la remarque exprimée par Dion lui-même à propos du théâtre de Pompée (C.D. 39.38.1) : le théâtre de Pompée, “dont nous nous glorifions encore aujourd’hui (ᾧ καὶ νῦν λαμπρυνόμεθα). L’emploi de la première personne du pluriel, incluant ici l’auteur lui-même, permet de prendre en compte le témoignage de Dion, sur la période qui le concerne du moins, pour comprendre un point de vue possible de spectateur à son époque.
  33. Traduction personnelle pour tous les extraits du livre 52.
  34. Par ailleurs, divers événements d’ordre politique sont narrés avec un vocabulaire relevant du champ du spectacle, en raison de l’aspect spectaculaire que peuvent prendre certains épisodes mais aussi de la nature du jeu politique, par essence voué à l’espace public. Citons les funérailles de Clodius (C.D. 40.49.1-4), qui bouleverse une foule spectatrice du corps exposé ou la spectaculaire naumachie donnée par Sextus Pompée face à Rhegium (C.D. 48.19.1).
  35. Cette présentation n’est bien évidemment pas le propre de Dion puisqu’elle découle des pratiques de la cité, voir par exemple Flaig 1994.
  36. Pour une description concrète du placement des spectateurs dans les différentes tribunes, voir Rose 2005. Pour une synthèse sur la question, voir Bollinger 1979, complété par Rawson 1987. Enfin, voir aussi Edmondson 2002, et en particulier le plan proposé p. 13.
  37. Οὐ μὴν οὐδὲ τῇ στολῇ τῇ ἐπινικίῳ παρὰ πᾶσαν τὴν πανήγυριν, καίτοι ψηφισθέν, ἐχρήσατο, ἀλλ’ἔθυσεν ἐν αὐτῇ μόνον, τὰ δὲ ἄλλα ἐν τῷ περιπορφύρῳ ἱματίῳ διῴκησεν.
  38. Αὐτὸς μὲν οὖν ὁπλομαχίας ἀγῶνα ἐν τῷ στρατοπέδῳ, χλαμύδα ἐνδύς, ἔθηκε.
  39. Οἱ μὲν ἄλλοι ὥς που καὶ ἔδοξεν αὐτοῖς.
  40. Citons ici une thèse de Flaig qui souligne que les spectateurs romains se considéraient d’autant plus comme des citoyens que – au début du moins – les acteurs n’appartenaient pas au groupe civique. Voir Flaig 1994, 18-19.
  41. Arnaud 2004, 300.
  42. C’était déjà le cas d’Auguste, voir Suet., Aug., 45.1.
  43. Le récit de Dion diffère ici de celui de Suétone et Tacite, qui prétendent que Tibère a privé les Romains des jeux. Voir Benoist 1999, 59 et 251.
  44. Voir notamment Forichon 2023a, pour des exemples concernant le Circus Maximus.
  45. Arnaud 2004.
  46. Même si des historiens, comme Suétone, présentent bien Claude comme un empereur ridicule et cruel (Suet., Claud., 34.6).
  47. Pour une synthèse sur cette question dans une littérature plus vaste, Forichon 2020.
  48. τις Γάιος Θοράνιος αἰτίαν ἀγαθὴν ἔσχεν, ὅτι δημαρχῶν τὸν πατέρα, καίπερ ἐξελεύθερόν τινος ὄντα, ἔς τε τὸ θέατρον ἐσήγαγε καὶ ἐν τῷ δημαρχικῷ βάθρῳ παρεκαθίσατο.
  49. Pour les livres consacrés à Néron (61[62]), nous empruntons la traduction de l’édition Gros & Boissée (1867).
  50. À comparer avec Suet., Claud., 21.9 : l’ensemble public éclate de rire parce que Claude appelle les spectateurs dominos, dans un passage où les attitudes populaires de l’empereur sont décrites en détail, ce qui rappelle le passage de Dion cité plus haut. Dans le passage consacré à Néron, non seulement le public n’est plus aussi libre de rire, du moins la partie la plus exposée politiquement parlant, mais en plus l’appellatif se pare d’une nuance menaçante, en raison de sa proximité avec l’impératif et le comportement tyrannique de Néron.
  51. Comparer avec la version de Tacite (Ann., 13.25.4) ou de Suétone (Ner., 26.2) : dans ce dernier texte, Néron n’apparaît pas comme un voyeur car il se place sur la partie supérieure du proscénium et participe aux bagarres en jetant des projectiles. Tacite, quant à lui, parle d’un Néron parfois caché mais le plus souvent ostensiblement visible.
  52. Voir Bellissime (2023) pour une typologie des emplois des termes δῆμος, ὅχλος, ὅμιλος dans l’Histoire romaine.
  53. Voir aussi Tac., Ann., 14.14 ou 16.4 : la multitude applaudit avec transport Néron qui se donne en spectacle – mais il n’est pas question des autres groupes sociaux, même si on entend la critique dans la présentation de Tacite.
ISBN html : 978-2-35613-549-0
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EAN html : 9782356135490
ISBN html : 978-2-35613-549-0
ISBN pdf : 978-2-35613-551-3
Volume : 23
ISSN : 2741-1818
Posté le 23/04/2024
23 p.
Code CLIL : 3385; 4117
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Bellissime, Marion, “Des spectateurs sous tous les regards : étude lexicale des livres 36 à 62 de l’Histoire romaine de Cassius Dion”, in : Bell, Sinclair W., Berlan-Gallant, Anne, Forichon, Sylvain, dir., Un public ou des publics ? La réception des spectacles dans le monde romain entre pluralité et unanimité, Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 23, 2024, 59-82, [en ligne] https://una-editions.fr/etude-lexicale-des-livres-de-l-histoire-romaine-de-cassius-dion [consulté le 24/04/2024].
doi.org/10.46608/primaluna23.9782356135490.4
Illustration de couverture • Montage S. Forichon et SVG, à partir de :
Sezione interna del Colosseo con spettatori e finta caccia al leone (1769-1770), Vincenzo Brenna, Victoria and Albert Museum, Londres (d'après Gabucci, A. ed. (1999): Il Colosseo, Milan, p. 166-167) ; Relief dit de Foligno (130×55 cm), Détail, Museo di Palazzo Trinci, Foligno, Italie (photo de S. Bell) ; Mosaïque dite du Grand Cirque de la villa de Piazza Armerina, Détail, Sicile (d’après Gentili, G. V. et A. Belli (1959) : La Villa Erculia di Piazza Armerina: i mosaici figurati, Collana d’arte Sidera 8, Rome, pl. X) ; Diptyque en ivoire dit des Lampadii (29×11 cm), Détail, Santa Giulia Museo, Brescia (d’après Delbrueck, R. (1929) : Die Consulardiptychen und verwandte Denkmäler, vol. I-II, Studien zur spätantiken Kunstgeschichte, Berlin-Leipzig, vol. II, pl. 56) ; Mosaïque dite de Gafsa (4,70×3,40 m), Détail, Musée du Bardo, Tunis (d’après Blanchard-Lemée, M., M. Ennaïfer, H. et L. Slim (1995) : Sols de l’Afrique romaine : mosaïques de Tunisie, Paris, p. 196, fig. 143).
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