Introduction : le problème de la métaphore vestimentaire dans le Phédon
Pour qui cherche à retracer l’origine de la métaphore du corps comme tunique de l’âme et à comprendre sa fortune chez les auteurs antiques (en particulier les néoplatoniciens), c’est d’abord vers le corpus platonicien qu’il faut se tourner. En effet, mise à part sa filiation biblique, qui remonte à la Genèse (3.21)1, les sources principales de la métaphore restent platoniciennes : le Gorgias (523c4-6, d2-4), le Timée (34b3-4, 73d5-7, 74d6-7, 75e8-76a2, 76c7) – et, surtout, le Phédon (87b5 sq.). Car ce n’est que dans le Phédon que Platon explore en profondeur les présupposés (dualistes) de cette métaphore concernant les rapports âme-corps : se représenter le corps comme un vêtement pour l’âme, c’est supposer qu’il peut être ôté, qu’il peut être séparé d’elle, sans que ce dévêtissement n’affecte essentiellement l’âme. Or, ces soubassements dualistes expliqueraient en partie la postérité de la métaphore vestimentaire chez les néoplatoniciens : le geste de se dépouiller de tuniques permet ainsi à Proclus (El. Theol., prop. 209) et à Porphyre (De Abst., 1.31.1) de penser une remontée progressive de l’âme, symétrique à sa descente dans le corporel – autant d’usages de la métaphore qui laissent peu de doute sur le texte source : le Phédon de Platon.
Premier problème : une métaphore anti-platonicienne ?
Et pourtant, à bien examiner la place qui est la sienne dans le Phédon, on peut se demander dans quelle mesure cette métaphore vestimentaire est bien platonicienne. Elle est en effet introduite non par Socrate lui-même, mais par l’un de ses deux objecteurs, Cébès, qui utilise cette image contre Socrate, pour mieux exhiber les insuffisances de son raisonnement sur l’immortalité de l’âme. L’objection de Cébès est la suivante : pour démontrer l’indestructibilité de l’âme, il n’est pas suffisantde prouver que, parmi les deux classes de réalité existantes – d’une part, les réalités composées qui sont soumises à un risque de dissolution permanent et, d’autre part, les réalités incomposées qui ne sont soumises à aucun changement (les Idées) – l’âme s’apparente plutôt à la seconde classe et le corps à la première. Cette “preuve par affinité” de l’immortalité de l’âme est réputée contestable : le raisonnement socratique rend certes plausible la survivance de l’âme par rapport au corps (parce qu’elle est, de par sa parenté avec les Idées, moins soumise au changement que le corps), mais sans, pour autant, montrer qu’elle se soustrait éternellement à toute corruption. Et c’est justement pour démontrer l’insuffisance de ce raisonnement que Cébès l’applique, par analogie, au cas d’un tisserand et de ses vêtements : quand bien même l’âme serait, en termes de solidité et de durabilité, aussi supérieure à son (ou ses) corps qu’un tisserand l’est à chacun de ses vêtements, rien ne nous permet d’en conclure qu’elle ne finira pas, après avoir usé une série – certes longue, mais limitée – d’enveloppes physiques, par être détruite, à l’image du tisserand qui ne survit pas à son dernier vêtement. Ainsi, la métaphore vestimentaire est la pièce maîtresse d’une reductio ad absurdum infligée par Cébès à l’argument socratique : prétendre que l’âme a survécu à ce corps qui gît ici, sans vie, sous prétexte qu’elle a connu bien d’autres corps, c’est tout aussi absurde que de tirer prétexte du dernier vêtement, qui fut laissé intact par le tisserand à sa mort, pour nier la réalité de son décès.
Ainsi prise en son contexte, la métaphore vestimentaire du Phédon apparaît comme doublement problématique : premièrement, elle rabaisse l’âme à la hauteur de son analogue, le tisserand, cet être incarné qui ne l’emporte sur ses vêtements que par le rythme de son devenir – puisqu’il est lui-même soumis à une usure qui, pour être lente, n’en est pas moins inéluctable. Cette double image (du corps-vêtement et de l’âme-tisserande) sert donc à prouver la vraisemblance de la mortalité de l’âme, en montrant que sa supériorité par rapport au corps est toute relative : comme le dit Cébès en conclusion (88b3-4), si l’objection qu’il vient de formuler est correcte, seuls les insensés pourront se prévaloir d’être sereins face à la mort, car nul ne peut savoir à quel moment l’âme quittera son dernier vêtement corporel. Et, par la même occasion, c’est l’attitude même du philosophe envers la mort qui est taxée d’irrationalité, contradiction ultime de ce qu’elle prétend être : rationnelle. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que cette objection majeure ouvre sur une mise en garde de Socrate contre le danger de la misologie. C’est donc de manière on ne peut plus anti-platonicienne que la métaphore vestimentaire est convoquée dans le Phédon. De là notre premier problème : comment a pu devenir platonicienne une métaphore qui, à ses origines, était bien plutôt l’opposé ?
Face à ce premier problème, on pourrait répondre que c’est précisément son statut d’image qui a permis à la métaphore vestimentaire de faire l’objet de réappropriations si opposées à son usage premier. En effet, le caractère énigmatique de toute métaphore, propre à ce geste de rapprocher deux réalités hétérogènes, autorise une certaine pluralité d’interprétations.
Second problème : est-ce même une véritable métaphore ?
Mais une image qui peut dire tout et son contraire signifie-t-elle encore quelque chose par elle-même ? Pour ne donner qu’un exemple d’interprétations contradictoires : des commentateurs comme K. Dorter ont vu dans cette analogie, où l’âme se trouve mise sur le même plan qu’un être de chair et d’os (le tisserand), l’expression d’une forme de physicalisme, présupposant que l’âme elle-même peut se désintégrer, comme le corps2 ; tandis que pour R. Loriaux, la singularité de Cébès par rapport à l’objecteur précédent, Simmias, est précisément qu’il n’adhère pas à une conception matérialiste de l’âme3.
Peut-être notre difficulté à reconstituer une posture philosophique cohérente à partir de l’image de Cébès tient-elle à sa fonction dans l’argumentation, qui est d’exhiber une absurdité. Faut-il en conclure que la métaphore vestimentaire du Phédon ne prétend pas se hisser au-delà de l’absurdité qu’elle cherche à dénoncer et se contente de s’en faire le reflet ? Toujours est-il que l’on peut, avec M. Dixsaut, s’interroger sur le sens de ce “curieux paradigme qu’est celui du tisserand” : irons-nous jusqu’à dire qu’il “n’apporte aucune intelligibilité”4 ? Et pourtant, n’est-ce pas précisément la fonction d’une métaphore : solliciter un comparatum afin d’apporter un supplément d’intelligibilité à un comparandum ? Et certes, la suite du dialogue, en restant silencieuse sur cette métaphore, met en question sa capacité à produire du sens par elle-même. Car on aurait pu s’attendre à ce que la métaphore fût reprise, commentée, critiquée, voire corrigée, subissant ainsi le même sort que celle de Simmias, la fameuse image de l’âme-harmonie (Phd., 85e3-86c2 ; 88d4-5 ; 91d1 ; 92a7-95a1) ; or, il n’en est rien. Bien au contraire, il est frappant qu’en 95e5, alors que Socrate vient à nouveau de résumer en longueur l’objection de Cébès sans faire référence au paradigme du tisserand, Cébès confirme qu’il n’y a “rien à enlever ni à ajouter” au résumé de Socrate (οὔτε ἀφελεῖν οὔτε προσθεῖναι, 95e5). Tout se passe donc comme si l’image, prise en elle-même, ne disait rien qui vaille la peine d’être répété – ou, du moins, comme si elle ne disait rien qui ne puisse être “résorbé dans la conceptualité”, pour reprendre les termes utilisés par Blumenberg lorsqu’il caractérise la métaphore absolue5.
Ainsi, le problème n’est pas seulement de savoir comment une image si peu réinvestie par Platon a pu, par la suite, être investie d’une telle importance chez les néoplatoniciens. De fait, on peut se demander, en sus, si ces débuts hésitants ne sont pas à imputer à l’image elle-même, qui échouerait à se faire métaphore des relations entre l’âme et le corps – au sens fort du terme “métaphore” que lui donne Blumenberg : porteuse d’une intelligibilité propre. C’est donc la pertinence même de la métaphore vestimentaire platonicienne qui est en question ici.
Projet : étudier ce que la métaphore a de “platonicien”
Face à ces problèmes, je me propose d’explorer la signification de cette métaphore dans le Phédon, en prenant comme fil directeur la question suivante : dans quelle mesure cette métaphore est-elle platonicienne ? C’est une question double, qui consiste d’abord à se demander dans quelle mesure Platon est bien, comme on l’a supposé en premier lieu, la véritable source de cette métaphore : ne se contente-t-il pas, plutôt, de reprendre une image déjà existante, en particulier dans la tradition orphico-pythagoricienne, afin de mieux discuter cet héritage ? Cet arrière-plan, indéniable, ne suffit pas pour autant à rendre compte de la complexité que la métaphore vestimentaire acquiert dans le Phédon, par la superposition d’une seconde image, celle du tissage : dans cette mesure, on pourra dire que la métaphore est bien de fabrication platonicienne. Mais Platon ne la fabrique-t-il que comme on fabriquerait un “homme de paille”, pour prêter à un adversaire de Socrate une conception bancale qui serait aisée à écarter ? De là, le deuxième pan de cette question du caractère “platonicien” de la métaphore vestimentaire : qu’est-ce qui, en elle, explique qu’elle ait pu être extraite par les néoplatoniciens de ce contexte polémique, pour être remotivée comme une métaphore authentiquement platonicienne ? Pour répondre à cette question, nous tenterons cette fois de faire non pas une genèse externe, mais une genèse interne de la métaphore. Car, quoique l’objection de Cébès constitue apparemment son seul lieu d’apparition dans le Phédon, cette apparition est pourtant préparée, en amont de l’intervention de Cébès, par petites touches discrètes : en les relevant, il sera possible de montrer que Cébès ne fait en réalité que reprendre, en les réagençant, des éléments du discours de Socrate, pour mieux retourner contre lui l’image finale de l’âme-tisserande. Cette source socratique de l’image explique qu’il soit possible de proposer, à partir du Phédon lui-même, une compréhension platonicienne de la métaphore vestimentaire, qui rendrait justice aux propos de Socrate mieux que ne le fait Cébès – c’est du moins ce que j’essaierai de faire dans un dernier temps, en examinant ce qui préfigure ses reprises néoplatoniciennes.
Présentation de la métaphore : une objection décisive à l’argument platonicien
L’objection de Cébès : une relecture critique de la preuve par affinité
Pour commencer à explorer la signification de la métaphore, il est essentiel de rétablir le contexte de l’objection de Cébès. Très tôt dans le Phédon, Socrate, sommé par Simmias et Cébès de justifier son attitude confiante face à sa mort prochaine, donne sa célèbre définition de la philosophie comme “pratique de la mort”, μελέτη θανάτου (67e4-5) : si le philosophe a l’espoir d’une existence meilleure après la mort, c’est parce qu’il sait qu’il ne pourra atteindre ce qu’il désire, la connaissance des réalités véritables, que s’il les saisit par l’âme elle-même, indépendamment du corps, en pratiquant la séparation de l’âme et du corps – séparation qui ne s’accomplit pleinement qu’au moment de la mort. Mais cet espoir du philosophe repose sur la supposition que l’âme, une fois séparée du corps, existe encore quelque part, conservant une certaine puissance de la pensée (70b1-3) – ce qui n’est pas le cas, par exemple, des âmes homériques, qui ne sont que des simulacres privés de toute force vitale (Hom., Il., 23.103-104), des ombres incapables de pensée et de sens (Hom., Od., 10.495). C’est donc sur la conception socratique de l’âme(τὰ δὲ περὶ τῆς ψυχῆς, 70a1), et en particulier sur sa supposée immortalité, que portent les doutes de Simmias et de Cébès : qu’est-ce qui nous garantit que l’âme, en se séparant du corps, ne se dissout pas dans l’air comme la fumée des bûchers funéraires (70a4-6) ? Ces doutes expliquent la nécessité, pour Socrate, de proposer différentes démonstrations de l’immortalité de l’âme, jusqu’à la preuve par affinité en 78b3. Tout convaincant qu’ait été, en effet, l’argument précédent sur la réminiscence (selon lequel l’apprentissage implique de se ressouvenir d’un certain savoir prénatal), Cébès continue à tenir pour incomplète la démonstration socratique de l’immortalité de l’âme : car ce n’est pas parce que l’âme préexistait au corps qu’elle sera toujours en mesure de lui survivre – un reproche que Cébès reprend au début de notre texte (87a1). Pour défendre la complétude de son raisonnement, Socrate entreprend alors de retravailler l’une de ses conséquences, la plus convaincante pour Simmias et Cébès, à savoir que l’âme existe dans la mesure où existent ces réalités qu’il lui appartient par nature de connaître (76e2-4). C’est ce qui donne lieu à la preuve suivante, fondée sur l’affinité de l’âme avec les réalités intelligibles – preuve dont l’objection de Cébès, qui nous intéresse ici, est une sorte de réécriture.
Cette preuve procède ainsi : pour savoir s’il est à craindre que l’âme ne se disperse, il faut déterminer si elle appartient à la catégorie de choses qui est susceptible de subir une telle dissolution. Or, parmi les choses existantes, il existe des réalités qui sont composées, à qui il appartient d’être in fine corrompues et détruites par un processus symétrique de décomposition, ce qui est le cas de toutes les choses sensibles ; et il existe au contraire des essences qui, n’étant pas de ce genre, n’admettent aucun changement, gardant toujours la même forme, ce qui leur permet d’exister éternellement (caractérisation des Formes intelligibles). La démonstration socratique consiste à prouver que l’âme s’apparente davantage à la seconde catégorie qu’à la première, ce qui lui permet de conclure qu’en vertu de sa parenté avec les Formes, “il revient à l’âme, à l’inverse [du corps], d’être totalement indestructible ou presque” : προσήκει ψυχῇ δὲ αὖ τὸ παράπαν ἀδιαλύτῳ εἶναι ἢ ἐγγύς τι τούτου (80b9-10). C’est cette petite réserve émise par Socrate, ce “presque”, que Cébès exploitera dans son objection. Et de fait, qu’il y ait une ressemblance entre l’âme et les Formes ne signifie pas qu’il y a identité entre elles6. Au fond, ce que l’argument montre de certain, c’est que, si on la compare au corps, l’âme en général ressemble davantage aux Formes. L’objection de Cébès exploite donc une faille de l’argumentation socratique : la ressemblance de l’âme avec les Formes est établie relativement au corps, ce qui sert seulement à prouver que l’âme possède une durabilité supérieure à lui. Cette supériorité toute relative de l’âme par rapport au corps sera illustrée par l’analogie du tisserand : le tisserand est supérieur à ses vêtements, comme tout créateur est supérieur à ce qu’il crée, mais cela ne le préserve pas, pour autant, de toute destruction.
Ainsi, l’objection de Cébès s’origine dans une lecture serrée de l’argument par affinité de Socrate. Et même, à bien considérer la conclusion de cet argument, on pourrait quasiment parler d’une réécriture de l’argument socratique par Cébès. Socrate conclut en effet par un raisonnement a fortiori : si même le corps, qui, lui, appartient au genre des choses décomposables, est susceptible de demeurer intact bien longtemps après que l’âme l’a quitté (comme dans le cas d’une momie), alors a fortiori il est invraisemblable que l’âme, si supérieure au corps, s’anéantisse dès leur séparation (80c2-e2). Or c’est justement pour montrer l’absurdité de ce raisonnement que Cébès introduit la métaphore du tisserand et de son vêtement :
“Il semble que je vais avoir besoin d’utiliser une image. À mon avis, parler comme on vient de le faire, c’est comme si à l’occasion de la mort d’un homme, d’un vieux tisserand, quelqu’un se mettait à tenir ce langage : ‘Non, cet homme n’a pas péri, d’une certaine façon, il subsiste, il est intact !’ (1) Et il en donnerait pour preuve que le vêtement dont le tisserand s’enveloppait et qu’il avait tissé lui-même subsiste, est intact, et n’a pas du tout péri. (2) Si on refusait de le croire, il poserait cette question : ‘Lequel de ces deux genres de choses dure le plus longtemps, un homme, ou un vêtement qu’on utilise et qu’on porte ?’ Et comme on lui répondrait que c’est, et de beaucoup, le genre ‘homme’, il s’imaginerait avoir démontré avec une certitude incomparable que l’homme doit subsister, puisque la chose qui dure assurément moins longtemps, elle, n’a pas péri.” (Phd., 87b2-c5)7
Cébès commence donc (1) par caricaturer l’argument a fortiori de Socrate pour en montrer l’absurdité : le logos de Socrate est comparable au discours selon lequel, si à la mort du tisserand même son vêtement est demeuré intact, alors a fortiori il est invraisemblable que le tisserand ait été anéanti. Et il poursuit (2) en exhibant les prémisses d’un tel argument, grâce à une reformulation relative de la preuve par affinité : elle aurait montré, selon lui, qu’un homme comme le tisserand – l’âme – dure “plus longtemps” qu’un vêtement – le corps. C’est ce qui lui permet finalement de contester la certitude de la conclusion socratique.
Ainsi, les deux étapes de cette réécriture fonctionnent selon la même logique parodique, qui consiste à filer la métaphore du tisserand et de son vêtement, au lieu de parler de l’âme et de corps : la fonction première de la métaphore vestimentaire est donc de tourner en ridicule le raisonnement socratique sur l’âme et le corps. Et de fait, l’argument de Socrate, examiné au prisme de la métaphore vestimentaire, devient absurde, parce que la capacité d’un tisserand à tisser et à porter de nombreux vêtements différents ne l’a jamais préservé de la mort, bien au contraire : on peut dire, avec Cébès, que le dur labeur du tissage est précisément ce qui finit par épuiser le tisserand8. Si l’on applique cette conclusion à l’âme, on comprend que sa suprématie sur son corps (ou ses corps) ne permet pas du tout de conclure qu’elle est immortelle.
La fonction de la métaphore vestimentaire : une machine de guerre anti-platonicienne
Ainsi, malgré la bizarrerie de l’image du tisserand (et peut-être grâce à la bizarrerie de cette image), l’objection de Cébès est extrêmement forte. En effet, contrairement à Simmias, qui conçoit l’âme sur le modèle d’une harmonie résultant de l’accord de tensions corporelles préexistantes, Cébès concède à Socrate que l’âme préexiste au corps, qu’elle lui survit, et qu’elle peut même survivre à toute une série de corps – mais pas au dernier (88a1-b1). Et toutes ces concessions sont habilement matérialisées grâce à l’image du tisserand qui naît nu, avant ses vêtements, et qui, au cours de sa vie, use l’un après l’autre vêtement sur vêtement, jusqu’au dernier. L’image du tisserand propose donc une représentation de l’âme qui reprend les différentes caractéristiques mises au jour par le raisonnement de Socrate, mais elle mène à une conclusion contraire : l’âme est mortelle, comme le tisserand. C’est bien ce qui explique que l’objection de Cébès soit si forte (au point de forcer Socrate à entreprendre toute la “seconde navigation” pour tenter d’y répondre). On commence donc à comprendre pourquoi cette image a pu être considérée comme “platonicienne”. Car Cébès y a injecté un certain nombre de “dogmes platoniciens”, pour ainsi dire : la préexistence de l’âme (représentée par la préséance du tisserand sur ses vêtements) ; le dualisme, compris comme séparabilité de l’âme et du corps (représentée par la possibilité de se dévêtir) ; la métempsychose (représentée par la série des différentes tuniques du tisserand) ; la subordination du corps à l’âme (représentée par le rapport qu’entretient le tisserand aux vêtements dont il maîtrise la fabrication).
Toutefois, à bien considérer la signification que Cébès attribue à cette métaphore, concernant les rapports âme-corps, elle dit vraiment quelque chose qui est tout à fait anti-platonicien. De fait, dans la deuxième partie de notre texte (87d3-87e5), la métaphore du tisserand ne sert plus seulement à faire apparaître l’absurdité du raisonnement de Socrate sur l’immortalité de l’âme (pars destruens) : Cébès l’investit désormais d’une signification positive, en affirmant qu’elle exhibe la vérité des rapports âme-corps (pars construens).
“Or cette même image peut, selon moi, servir à mettre en évidence les rapports existants entre une âme et un corps (…). Mais le point essentiel serait que chaque âme use un bon nombre de corps, surtout si elle vit de nombreuses années (dans l’hypothèse en effet où le corps ne cesse de s’écouler et de périr du vivant même de l’homme, tandis que l’âme ne cesse de retisser ce qui est en train de s’user).” (87d3-4 ; d7-e1)
La comparaison de l’âme avec le tisserand suppose que sa destination – son métier – serait de tisser et retisser le corps qu’elle use en le portant : pour reprendre les mots de M. Dixsaut, l’âme en est réduite à être une “force de résistance désespérée à la dégradation du corps”9. Dès lors, l’absurdité de l’image du tisserand ne ferait que refléter l’absurdité d’une vie où, telle Pénélope qui n’a de cesse de retisser le jour ce qui sera détissé la nuit, l’âme se consacre sans répit à entretenir, pour le maintenir en vie, un corps que la vie finira inéluctablement par détruire. Et le plus tragique, c’est qu’à cette tâche, l’âme risque de s’épuiser jusqu’à y perdre la vie (88a7-10). Cébès parvient donc à une vision tragique du sort de l’âme, qui est aux antipodes de celle que Socrate cherche à défendre dans le Phédon.
Est-ce ainsi que s’explique le silence du Phédon sur cette image pourtant frappante : Cébès lui aurait donné une teinte qui la rendrait, pour un platonicien, tout à fait inassimilable ? Et pourtant, l’Histoire prouve le contraire. Reste donc cette question : quelle est la véritable valeur de cette image pour Platon, et pourquoi ne la commente-t-il pas dans la suite du Phédon ? Le désaccord des commentateurs donne la mesure du problème : si, d’après D. Gallop, le silence ultérieur de Socrate sur cette métaphore exprimait une adhésion tacite à la caractérisation de l’âme comme puissance d’animation du corps10, pour M. Dixsaut, il s’agit au contraire de congédier une image absurde, qui réduit l’âme à n’être qu’une force vitale aveugle.
Le double arrière-plan de la métaphore : une genèse externe ?
Puisque le silence du Phédon nous réduit à des conjectures sur le statut exact de cette image pour Platon, la plupart des commentateurs ont proposé une généalogie extra-platonicienne de cette image11, qui croiserait deux sources distinctes, l’une, orphico-pythagoricienne, l’autre, héraclitéenne. Mais peut-on expliquer l’étrangeté de l’image du tisserand par la reprise d’Empédocle ou par la référence à Héraclite ? En postulant une genèse purement externe de la métaphore, le risque serait de manquer ce qu’elle a de proprement platonicien. Marquer les limites de ces entreprises généalogiques sera donc pour nous une manière de déterminer “par la négative” quel peut bien être son statut dans un contexte platonicien.
L’arrière-plan orphico-pythagoricien : la succession des tuniques, métaphore des multiples réincarnations de l’âme
Il est incontestable que l’objection de Cébès, non moins que l’ensemble du Phédon, se constitue à partir d’un arrière-plan orphico-pythagoricien : les preuves en faveur de l’immortalité de l’âme présupposaient déjà la doctrine de la palingénésie, c’est-à-dire des cycles de morts et de renaissances des âmes (τις παλαιὸς λόγος, 70c5-6), et, dans une moindre mesure, la doctrine de la métempsychose (81e1-2). C’est donc sans surprise que Cébès, disciple affiché du pythagoricien Philolaos (61d7), finit par interpréter l’image des tuniques, endossées tour à tour par le tisserand, comme une métaphore des incarnations successives de l’âme, qui endosse une nouvelle enveloppe corporelle à chaque (re)naissance (88a4-6) : il exhibe ainsi ses inspirations pythagoriciennes. Et de fait, on trouve semblable métaphore chez Empédocle, qui fut lui-même, semble-t-il, fort inspiré par le pythagorisme12 :
σαρκῶν ἀλλογνῶτι πετιστέλλουσι χιτῶνι
“qui [scil. les] enveloppe d’un manteau étranger de chairs13.”
Pour Empédocle, il s’agit par cette métaphore vestimentaire d’illustrer la possibilité de la métensomatose : le corps [nous] enveloppe comme d’une tunique (χιτών), qui peut donc être ôtée pour un nouveau corps. Cette conception d’un principe supérieur susceptible de préexister et de survivre à la vie corporelle constitue, par rapport à la représentation homérique de l’âme, un progrès conséquent, dont l’ensemble du Phédon cherche à tirer les conséquences : la reprise, au cœur du dialogue, de cette image fait donc tout à fait sens d’un point de vue platonicien.
Toutefois, par rapport à la métaphore élaborée du Phédon, cette citation d’Empédocle présente deux différences : elliptique, elle ne permet pas (pour commencer) d’identifier avec certitude le sujet, et l’objet, de cet enveloppement – est-ce bien l’âme ? En toute exactitude, il s’agit du δαίμων, cet être d’origine divine qui serait “tombé” dans le corps. Car, comme le montre M. Halbwachs, ce serait une erreur de chercher chez Empédocle (ou dans les traditions orphique et pythagoricienne en général) une conception de l’âme, telle que nous l’entendons : le démon empédocléen est un esprit doué d’une existence complètement indépendante du corps, étrangère aux perceptions et aux pensées, qui elles, résident dans le sang du cœur et ont donc une nature corporelle14. Or, si la conception platonicienne de l’âme reprend l’idée d’un principe spirituel indépendant, capable d’entrer indifféremment dans n’importe quel corps, elle réintègre en lui les diverses fonctions organiques traditionnellement rattachées au corps15. C’est précisément l’effet recherché par la métaphore du tisserand dans le Phédon qui fait de l’âme le principe de l’animation du corps – un corps qui se verra, dès lors, aussi dénué de force et de vie propre que le serait un vêtement : en un sens, Platon remotive d’autant la métaphore vestimentaire qu’il se démarque d’Empédocle. C’est ce qui nous mène à la deuxième différence : dans la citation d’Empédocle, le vêtement revêtu est “étranger” ; au contraire, dans le Phédon, c’est le tisserand qui tisse ses propres vêtements, Cébès insiste là-dessus à plusieurs reprises16. L’âme est donc explicitement représentée par la métaphore du Phédon comme un principe organisateur du corps : c’est elle qui est chargée de confectionner et de rafistoler les tissus corporels qui l’enveloppent et la protègent. Ainsi s’explique l’originalité de la métaphore de l’âme tisserande : en tant qu’elle attribue, via l’image du tissage, une fonction biologique à l’âme, elle peut difficilement être d’origine orphico-pythagoricienne.
L’arrière-plan héraclitéen : l’usure du vêtement, image du délitement incessant du corps
Cette originalité de la métaphore de Cébès, qui réfléchit sur l’immersion de l’âme dans le devenir vivant du corps, s’explique en partie par un deuxième arrière-plan, héraclitéen cette fois. Jusqu’à un certain point de l’argument (88a4 sq.), Cébès n’envisage pas la possibilité que l’âme revêtirait une succession de corps différents (métempsychose) : il fait plutôt l’hypothèse que, si l’âme est chargée de tisser et de retisser le corps qu’elle revêt, c’est que ce corps ne cesse, au cours d’une même vie, de s’écouler et de périr.
Εἰ γὰρ ῥέοι τὸ σῶμα καὶ ἀπολλύοιτο ἔτι ζῶντος τοῦ ἀνθρώπου, ἀλλ’ ἡ ψυχὴ ἀεὶ τὸ κατατριβόμενον ἀνυφαίνοι
“Dans l’hypothèse en effet où le corps ne cesse de s’écouler et de périr du vivant même de l’homme, tandis que l’âme ne cesse de retisser ce qui est en train de s’user” (87d8-1)
Cette référence à l’écoulement du corps (ῥέοι) n’est pas sans rappeler la conception que Platon lui-même attribue à Héraclite dans le Théétète (en part. 160d6-8) et le Cratyle (402a8-10), de sorte qu’on a presque, ici, une fusion entre deux métaphores, celle, pythagoricienne, du corps-vêtement, et celle, héraclitéenne, des étants-fleuves17. Cette fusion est réalisée en élaborant l’image du tissu : à la différence du cuir, le vêtement tissé est une matière qui s’use aisément, les mailles formées par l’entrecroisement de la trame et de la chaîne résistant mal à l’épreuve du temps. Ainsi, le pythagorisme de Cébès est, comme le dit M. Dixsaut, “contaminé d’héraclitéisme”18 (à la différence de celui de Simmias) et c’est le moyen pour Platon, peut-on penser, de montrer les limites de cette tradition pythagoricienne, s’agissant de penser la nature de l’âme et du corps. Comme le suggère D. Gallop19, le fait d’appliquer au corps humain la doctrine héraclitéenne du flux permet de critiquer la représentation du corps comme entité simple, réunissant les différentes fonctions organiques en un tout cohérent et consistant : au contraire, l’image du corps-fleuve nous invite à imaginer un corps qui, ne cessant de s’écouler, n’est jamais semblable à lui-même.
Cependant, là encore, cette filiation héraclitéenne n’explique que partiellement la métaphore du Phédon. R. Loriaux remarque bien que, si cette doctrine du flux est héraclitéenne, nulle part ailleurs elle n’est associée à l’idée que l’intervention de l’âme permet de résister à l’action du devenir, en reconstituant le corps20. C’est là ce qu’apporte la métaphore de l’âme tisserande : comme le tisserand qui est à même de s’assurer de la solidité de son vêtement en le réparant malgré l’usure du temps, ainsi, l’âme est à même d’assurer la cohésion des éléments du corps, en résistant à leur tendance à se désagréger. Ainsi, si les pythagoriciens faisaient l’erreur de concevoir l’âme comme un démon, détaché de toutes les fonctions vitales et perceptives prises en charge par le corps, les héraclitéens, eux, font l’erreur de penser le corps indépendamment de ce principe d’unité qu’est l’âme : ce n’est qu’en attribuant à l’âme la fonction d’ordonnancer le corps, et d’y maintenir la vie, qu’on pourra comprendre et la nature de l’âme et la nature du corps. Et c’est précisément ce qu’exprime la métaphore tout à fait originale de l’âme tisserande, qui, pour cette raison, fait défaut aussi bien aux pythagoriciens qu’aux héraclitéens.
Par conséquent, l’image proposée par Cébès dans le Phédon est vraisemblablement de composition platonicienne, car aucune autre source antérieure ne combine ainsi la métaphore vestimentaire à l’image d’une âme tissant elle-même sa propre enveloppe corporelle. C’est d’ailleurs l’ingéniosité de sa composition qui rend cette métaphore si efficace, puisqu’elle permet de faire dialoguer deux traditions différentes (orphico-pythagoricienne d’un côté, héraclitéenne de l’autre), afin de confronter leurs défauts respectifs. Mais quoique l’image de l’âme tisserande dépasse, en subtilité, les représentations antérieures des rapports âme-corps, posant ainsi les bases d’un dualisme tout platonicien, elle n’en est pas moins utilisée “à charge” par Cébès. En effet, l’image signifie que, même en attribuant à l’âme une forme d’indépendance vis-à-vis du corps (préexistence et survivance de l’âme) et au corps une dépendance vis-à-vis d’elle (fonction d’animation et d’organisation de l’âme), on ne parvient pas au modèle d’âme que vise Socrate : un principe de vie immortel. Toute riche qu’elle soit, la métaphore est toujours en défaut par rapport à ce modèle qu’elle prétend imager, ce qui lui permet d’être utilisée par Cébès comme une sorte de machine de guerre anti-platonicienne. Il faut dès lors se demander quel est ce défaut, si c’est un défaut irréductible, et sinon ce qu’il manquerait à cette métaphore pour être authentiquement platonicienne. Ainsi pourrons-nous expliquer les réutilisations (néo)platoniciennes dont elle a fait l’objet.
Tentative de genèse interne : pour une métaphore vestimentaire platonicienne
Pour répondre à cette question, à première vue toute théorique, il existe un support textuel bien réel : quoique dans la suite du Phédon la métaphore ne soit jamais reprise telle quelle par Socrate, il y a, dans le début du Phédon (en amont de l’objection de Cébès), deux allusions faites par Socrate lui-même, l’une au vêtement, l’autre au tissage – allusions à partir desquelles on pourrait faire une genèse interne de la métaphore : puisque l’objection de Cébès se donne comme une réécriture serrée de l’argumentaire socratique, rien n’interdit de penser qu’il ait pu trouver dans ces deux références la matière de l’image du tisserand. Peut-être pourrons-nous alors, en remontant à cette source, proposer nous-mêmes une lecture platonicienne de ces métaphores embryonnaires, en deçà de la réécriture anti-platonicienne qu’en aurait faite Cébès.
Le premier lieu d’ancrage de la métaphore : enduesthai, revêtir un corps ?
La première référence – le premier lieu d’ancrage de la métaphore – se situe justement dans la conclusion de cet argument par affinité sur lequel porte l’objection de Cébès. À la fin de son argument, Socrate explique que les âmes qui ont consacré leur temps aux jouissances les plus bestiales revêtiront des corps – ou plutôt des mœurs – d’ânes ou autres bestiaux de ce genre :
εἰς τὰ τῶν ὄνων γένη καὶ τῶν τοιούτων θηρίων εἰκὸς ἐνδύεσθαι (81e6-82a1)
Faut-il traduire, avec M. Dixsaut, ἐνδύεσθαι εἰς τὰ τῶν ὄνων γένη par “plonger dans des corps appartenant à l’espèce des ânes” ? Outre que le choix de traduction de ἐνδύεσθαι occulte la possible référence au vêtement, rien n’indique que σώματα soit à sous-entendre ici, puisqu’il est dit juste avant, dans une tournure parallèle (ἐνδοῦνται εἰς τοιαῦτα ἤθη, 81e2) que les âmes s’enchaînent à des “mœurs” (ἤθη). Face à cette bizarrerie, doit-on gloser ici, comme M. Dixsaut le fait, en traduisant cette tournure par : “elles s’enchaînent à des corps dont le comportement (etc.)” ? Cette question de traduction engage en réalité l’interprétation de l’ensemble de l’extrait.
Explorons donc la signification générale de l’extrait. À l’issue de la preuve par affinité, Socrate ne se contente pas de conclure sur la nature de l’âme en général (l’âme étant apparentée à des réalités éternelles ne peut être détruite par sa séparation d’avec le corps) : il propose plusieurs scénarios distincts pour la séparation de l’âme et du corps. L’âme connaîtra un sort différent, selon qu’elle s’est 1) adonnée à la philosophie (80d5-81a10) (pure, elle s’en ira dans la compagnie d’êtres divins), 2) adonnée aux plaisirs corporels (81b1-e2) (impure, elle restera sur terre, à attendre qu’un nouveau corps puisse l’accueillir, tellement pénétrée de corporéité qu’elle jouxte le visible, telles ces ombres fantomatiques que l’on croit parfois voir errer auprès des tombes). Socrate reprend donc deux sortes de croyances bien distinctes sur le destin de l’âme après la mort – d’une part celles des cultes mystériques21, et de l’autre celles de la superstition populaire – et il les reprend ensemble comme autant de scénarios possibles, selon la vie vécue par l’âme. Or, comme le montre K. Dorter, le texte se prête mal à une lecture littérale, purement eschatologique, de ces différents scénarios22 : autrement, il faudrait penser qu’à côté des âmes incorporelles, destinées à habiter l’invisible, il y aurait des âmes véritablement corporelles, destinées, donc, à habiter des corps. Plus tôt, Socrate est explicite sur le fait qu’une âme “pénétrée par l’action de ce qui est corporel” (διειλημμένην ὑπὸ τοῦ σωματοειδοῦς, 81c5) est une âme qui, toute sa vie durant, a consacré tous ses soins au corps, et qui, valorisant exclusivement les objets, corporels, de ses plaisirs, a fini par tenir pour vrai tout ce qui a forme corporelle (80b2-6). Ainsi, lorsque Socrate se réfère aux fantômes errant près des tombes, le “destin de l’âme” qu’il est en train de décrire est, aussi bien, celui des vivants qui errent de plaisir en plaisir, induits en erreur par leurs sensations corporelles sur ce qui est véritablement digne de valeur.
À mon sens, c’est sur le même modèle qu’il faut interpréter la fin de l’extrait, où Socrate reprend, cette fois, la croyance des pythagoriciens dans la transmigration des âmes. À première lecture, Socrate cherche à décrire les différents corps que ces âmes plus “corporelles” sont susceptibles de revêtir après leur phase d’errance, se réincarnant en fonction des habitudes de leur vie passée : un corps d’âne pour une vie passée à bâfrer et à forniquer ; un corps de loup pour une vie d’injustice ; un corps d’abeille pour une vie de vertu sans philosophie. Mais – par-delà cette lecture littérale – il s’agit là d’un bestiaire qui, sur le modèle des fables d’Ésope, fonctionne comme une caractérologie générale des hommes : ce destin que nos âmes se tissent en adoptant telles ou telles mœurs, ce n’est pas (ou pas seulement) le prochain corps qu’elles endosseront, c’est surtout le caractère qui est le leur et le restera, dans cette vie et à jamais. C’est pourquoi Socrate finit par substituer au terme σῶμα le terme ἦθος, caractère :
ἐνδεθῶσιν εἰς σῶμα· ἐνδοῦνται δέ, ὥσπερ εἰκός, εἰς τοιαῦτα ἤθη ὁποῖ’ ἄττ’ ἂν καὶ μεμελετηκυῖαι τύχωσιν ἐν τῷ βίῳ
“Elles s’enchaînent à des corps ; et elles s’enchaînent, selon toute vraisemblance, à des caractères d’un genre correspondant aux occupations qui furent les leurs dans cette vie.”(81e2-3)23
C’est juste après avoir utilisé ainsi le terme ἦθος que Socrate, en une nouvelle substitution, remplace ἐνδεθῆναι (s’enchaîner) par ἐνδύεσθαι (revêtir), introduisant ainsi discrètement une métaphore vestimentaire. Le contexte nous invite donc à faire une interprétation littéralement éthique de ce vêtissement de l’âme : la tunique corporelle que revêt l’âme ici, c’est d’abord un ensemble de caractéristiques psycho-physiologiques (valeurs, désirs, etc.), bref toute cette vêture spirituelle que les néoplatoniciens appelleront une “tunique intérieure”, pour la distinguer de la tunique visible et charnelle, que Porphyre nomme “tunique de peau” (De Abst. 1.31.3). Si l’on fait cette lecture éthique de la métaphore vestimentaire, alors la nécessité pour l’âme de revêtir telle ou telle tunique corporelle n’apparaît pas tant comme une fatalité tragique que comme la conséquence logique d’une vie que l’âme a elle-même choisie. La preuve, c’est que l’âme du philosophe, qui a pris ses distances avec tous les appétits corporels et tous les biens extérieurs en général (puissance, argent), échappe à ce destin, se hissant au niveau de “l’espèce divine” (82b10) : ici, la métaphore vestimentaire est absente, comme si elle ne convenait plus pour décrire le sort de l’âme philosophique, affranchie de la corporéité.
Le second lieu d’ancrage de la métaphore : l’âme somatophile comparée à Pénélope
C’est encore à propos de l’âme amie du corps qu’intervient, un peu plus loin, la deuxième référence à la métaphore vestimentaire. À ce moment de l’argument, Socrate cherche à expliquer pourquoi, aux yeux du philosophe, il est nécessaire de prendre ses distances vis-à-vis des plaisirs liés aux corps et aux possessions matérielles, pratiquant ainsi cette déliaison (λύσις, 82d6) de l’âme et du corps qu’on appelle “mourir”. Le philosophe sait, en effet, que ces appétits constituent les liens par lesquels l’âme participe elle-même à s’enchaîner à son corps : car, lorsqu’elle leur cède, le plaisir qui en résulte l’affecte au point qu’elle se met à attribuer plus de réalité aux choses corporelles qui en sont la cause, et cette croyance l’asservit graduellement au(x) corps jusqu’à la rendre σωματοειδής, littéralement : “corporelle dans sa forme” (83d5). C’est là que, dans la bouche de Socrate, le lexique du lien remplace le vocabulaire de la déliaison précédemment utilisé pour décrire la pratique de la philosophie24 – comme pour filer, d’ores et déjà, la métaphore d’un maillage constituant ce que l’âme elle-même a de corporel. La conclusion de Socrate explicite cette métaphore : pour le philosophe, qui cherche à délier son âme de son corps, s’adonner aux plaisirs corporels serait prendre le rebours de sa propre entreprise, c’est-à-dire ἀνήνυτον ἔργον πράττειν Πηνελόπης τινὰ ἐναντίως ἱστὸν μεταχειριζομένης (“accomplir la tâche insensée d’une Pénélope, retravaillant sa toile à rebours”25).
Dans le contexte de l’argument socratique, cette “toile” (ἱστὸν) doit être comprise comme une sorte de maillage psychique, par lequel l’âme livrée aux plaisirs s’arrime petit à petit à la corporéité – ce qui confirmerait notre interprétation de la première référence au vêtement : il ne s’agit pas tant, ici, d’une tunique de chair que d’un tissu de croyances, dans lequel l’âme finit par être prise à force d’entretenir son lien au corps. Pénélope insensée, l’âme somatophile retisse au fil de ses nuits de plaisir ce que la philosophie entreprend chaque jour de détisser. Face à ce contre-modèle, c’est la “vraie” Pénélope, occupée à détisser patiemment les liens que sa condition la force à tisser, qui est érigée en modèle pour l’âme philosophe. Ces deux Pénélope, l’insensée et la sensée, représenteraient donc deux rapports possibles de l’âme au corps – ce qui montre bien que, pour incarnée qu’elle soit, la seule vocation de l’âme n’est pas de tisser sa tunique corporelle.
La métaphore platonicienne et sa réécriture : de la Pénélope de Socrate au tisserand de Cébès
Une lecture patiente de ces deux références socratiques au vêtement et au tissage permet donc d’en faire ce que j’ai appelé une “interprétation éthique” : elles représentent, à chaque fois, une certaine manière pour l’âme de se rapporter à son corps, une certaine manière de vivre cette vie de mortel qui est la nôtre – la vivre en faisant l’erreur de ne pas se préparer à mourir. Il y a deux conséquences de cette lecture : 1) d’une part, lorsque l’on représente l’âme comme tissant son corps, il ne s’agit pas nécessairement de faire référence à un “travail physiologique” de l’âme, dont l’action serait de maintenir les tissus corporels pour les préserver des ravages du temps ; 2) d’autre part, à partir du moment où ce qui est revêtu par l’âme est d’abord un certain tissu de croyances, il ne s’agit nullement de décrire ce qui serait le destin nécessaire de l’âme. Le vêtissement, comme le tissage, symbolise l’un des scénarios possibles pour l’âme – scénario auquel Socrate oppose explicitement un autre scénario : celui de l’âme qui défait ce tissu (et ainsi s’en défait) grâce à la philosophie.
Par conséquent, ces deux textes permettent d’ores et déjà de reconstituer, avant même l’objection de Cébès, une sorte de métaphore vestimentaire : la métaphore permet, lorsqu’on fait varier le type de tunique (comme dans le bestiaire des âmes réincarnées en animaux variés), de décrire plusieurs manières pour l’âme de mener son existence corporelle ; et elle permet, lorsqu’elle représente en général l’activité de l’âme somatophile, tissant elle-même ses liens au corps (comme une Pénélope insensée), de dénoncer l’absurdité qu’il y a, pour l’âme, à consacrer toute son existence aux soins du corps. En un sens, Cébès fait fond sur l’absurdité qui est présente dans la référence à Pénélope, pour la retourner contre Socrate : toute son objection repose sur le caractère insensé de ce travail interminable de Pénélope, qui consiste pour l’âme à retisser les liens corporels sans cesse défaits par l’avancée de la mort. Mais qui a dit que c’était là le travail, et le destin, de l’âme ?
En réalité, Cébès ne reprend cette métaphore vestimentaire qu’en la réécrivant, conformément d’ailleurs à sa stratégie d’ensemble26 : 1) il en propose en effet une interprétation “physiologique”, puisque c’est bien le corps lui-même, fait de chair et d’os, qui constitue, selon Cébès, la tunique de l’âme – la dégradation du tissu devenant dès lors une simple image du vieillissement du corps, là où le “détissage” figurait, pour Socrate, l’effort délibéré de la philosophie pour délier l’âme du corps. 2) Grâce à cette réinterprétation physiologique, Cébès peut absolutiser le propos de Socrate, en faisant de l’un des scénarios socratiques le récit du destin (tragique) de toute âme en général. La métaphore vestimentaire, telle qu’elle peut être reconstituée à partir des propos de Socrate, avait pour fonction de normer les rapports de l’âme et du corps, en dénonçant une certaine vie de l’âme ; la métaphore de Cébès, au contraire, a pour fonction de décrire ce qu’est l’âme en général, en proposant une conception vitaliste de la psyché – comme si la seule vocation de l’âme était le soin du corps : lutter jusqu’à l’épuisement contre la corruption du corps, chercher en vain à repousser l’échéance inéluctable de la mort.
C’est, au fond, cette conception réductrice de l’âme (où rien n’est dit de sa capacité à se hisser au niveau de ce qui est éternel et impérissable) que la suite du Phédon cherche à rectifier. En établissant les Idées comme causes véritables de la génération et de la corruption (95-101), Socrate montre que l’âme ne tient pas sa puissance d’animer le corps de son immersion dans le devenir, mais de sa capacité à participer aux réalités intelligibles. Cette conception de l’âme suppose de ne pas l’astreindre à être un pur principe de vie pour le corps et de la penser plutôt comme tournée vers ce qu’il lui appartient par nature de saisir : les Idées. La métaphore de Cébès a donc, en quelque sorte, le défaut de ses qualités : si, par rapport à la conception empédocléenne, elle représente à raison le rôle de l’âme dans la vie organique, elle a le tort de manquer ce qui lui permet à la fois d’être principe de vie et principe de pensée, en cherchant à faire de ce rôle une vocation.
Conclusion : statut et postérité d’une métaphore vestimentaire platonicienne
Au vu de ses différentes réutilisations chez les néoplatoniciens, on pourrait conclure que le défaut de la métaphore de Cébès est précisément de ne pas se savoir en défaut, par rapport à la réalité qu’elle cherche à imager. Chez les néoplatoniciens, la métaphore ne prétend pas dire le tout de la vie psychique, puisque, interprétée comme une image de la descente de l’âme dans la matérialité, elle se donne d’emblée comme partielle : elle doit être complétée par la représentation du “dévêtissement” que constituerait la remontée de l’âme, sa régression à sa forme pure, immatérielle (Procl., El. Theol., prop. 209).
De ce que cette métaphore vestimentaire n’est que partielle, doit-on conclure qu’elle n’est pas une “métaphore absolue” ? Il est clair que la métaphore est porteuse d’une certaine intelligibilité27, c’est-à-dire d’une certaine compréhension du rapport de l’âme au corps – compréhension qui s’avère décisive, une fois restitué l’arrière-plan polémique de l’image (le dialogue de Platon avec ses prédécesseurs, Empédocle et Héraclite). Mieux : la métaphore peut faire sens même en contexte platonicien, une fois reconstituées ses sources “internes”– les néoplatoniciens ne feront d’ailleurs qu’exploiter ses différents sens possibles, que notre analyse repérait déjà à l’état embryonnaire dans le Phédon : l’interprétation physiologique (Porph., De Antr. Nymph, 14) et l’interprétation éthique (Procl., In. Alc.,138-9) ou la distinction entre tuniques externes et tuniques internes (Porph, De Abst., 1.31 ; 2.46), par exemple.
Reste que la métaphore vestimentaire du Phédon conserve le caractère rudimentaire caractéristique de ces images qui, provisoires, sont destinées à être “résorbées dans la conceptualité”28 : qu’elle soit reprise a contrario par Cébès montre bien que son sens dépend in fine d’un discours conceptuel, qui serait à même d’expliciter sa fonction critique (i.e dénoncer un certain rapport de l’âme au corps), en montrant qu’elle n’est qu’une description partielle de son modèle (i.e l’âme). On pourrait faire crédit aux néoplatoniciens d’avoir rendu absolue cette “métaphore rudimentaire” en l’enrichissant d’une métaphore symétrique, qui exhibe sa partialité : l’image de la nudité. Toutefois, le Phédon lui-même, au moment de conclure, nous offre de quoi la compléter, par une autre image : une fois séparée du corps, nous dit Socrate, l’âme n’emporte avec elle rien d’étranger que sa culture et ses goûts (τῆς παιδείας τε καὶ τροφῆς, 107d3-4). L’ayant compris, le philosophe est celui qui a consacré tous ses soins à s’éduquer, donnant ainsi à son âme une parure qui, contrairement aux ornements du corps, ne lui est pas étrangère29. Peut-être y a-t-il donc une tunique immatérielle qu’il est légitime, pour Platon, de chercher à revêtir : c’est la vertu. Cela ouvrirait la voie à une nouvelle interprétation absolue de la métaphore vestimentaire : le vêtissement comme éducation.
Bibliographie
- Blumenberg, H. [1960] (2006) : Paradigmes pour une métaphorologie, trad. fr. d’après la 1re éd. allemande, Paris.
- Dixsaut, M., tr. (1991) : Platon, Phédon, traduction accompagnée d’une introduction et de notes, Paris.
- Dixsaut, M. (2003) : Platon : le désir de comprendre, Paris.
- Dorter, K. (1976) : “Plato’s image of immortality”, The Philosophical Quarterly, 26, 105, 295‑304.
- Gallop, D., éd. (1975) : Plato, Phaedo, translated with notes, Oxford.
- Guthrie, W. K. C. (1992) : A History of Greek Philosophy, vol. 1 , The earlier Presocratics and the Pythagoreans, Cambridge.
- Halbwachs, M. (1930) : “La représentation de l’âme chez les Grecs : le double corporel et le double spirituel”, Revue de Métaphysique et de Morale, 37, 4, 493‑534.
- Laks, A. et G. Most (2016) : Les débuts de la philosophie : des premiers penseurs grecs à Socrate, traduction française d’après l’édition anglaise, Paris.
- Loriaux, R., éd. (1969-1975) : Le Phédon de Platon : commentaire et traduction, 2 vol., Namur.
Notes
- L’influence de Gn. 3.21 se fait sentir jusqu’à Porphyre (De Abst., 2.46.1), qui se trouve donc à l’intersection de ces deux héritages, platonicien et biblique.
- Dorter 1976, 296.
- Loriaux 1975, 28.
- Dixsaut 2003, 191.
- Blumenberg [1960] 2006, 10.
- On peut d’ailleurs penser que c’est tout particulièrement le cas pour l’âme qui ne s’efforce pas de se rapprocher de ces réalités intelligibles auxquelles elle est, par nature, apparentée.
- Trad. Dixsaut 1991 (comme toutes les traductions du Phédon qui seront citées ici, sauf mention contraire).
- Notons l’usage du verbe πονεῖν (88a8), qui connote le labeur, l’effort, pour parler des nombreuses vies vécues par l’âme.
- Dixsaut 2003, 191.
- Gallop 1975, 151.
- Voir notamment Loriaux 1975, 28.
- Guthrie 1962, 208-209 (cité par Dixsaut 1991, 359, n.203).
- Fr. B126, trad. Laks & Most 2016.
- Halbwachs 1930, 519.
- Ibid., 525-526.
- Cf. 87b8, 87c9.
- Cf. Crat., 402a8 : ποταμοῦ ῥοῇ ἀπεικάζων τὰ ὄντα.
- Dixsaut 2003, 191.
- Gallop 1975, 151.
- Loriaux 1975, 30.
- Cf. la formule rituelle des Mystères, citée au début du Phédon : “celui qui aura été purifié partagera, une fois arrivé là-bas, la demeure des dieux” (69c6-7).
- Dorter 1976, 299.
- Je traduis.
- Pour le lexique du lien, voir notamment 82e6 (ὁ δεδεμένος) 83a1 (εἴη τοῦ δεδέσθαι). Au demeurant, ce lexique est présent dès 67d1 : ἐκλυομένην ὥσπερ [ἐκ] δεσμῶν ἐκ τοῦ σώματος (en mourant “l’âme se sépare du corps comme de liens”). Dans la mesure où le lien constitue à la fois ce qui entrave (60c5) et ce qui relie, ce lexique permet à la fois de reprendre la métaphore de l’emprisonnement (développée à nouveau en 82e7) et de préparer la métaphore du tissage (développée plus loin en 84a5-6). Le terme était en effet couramment utilisé, comme le montre le Politique, pour décrire la pratique du tissage : la technique uphantique (Pol., 283b) consiste à produire un “maillage” (συμπλοκή), par l’entrecroisement de la chaîne et de la trame, qui constituent chacune une espèce de lien : δεσμός.
- Phédon, 84a5-6. Je traduis en restant délibérément vague sur μεταχειριζομένης, comme le texte lui-même. Les commentateurs sont loin de s’accorder sur la traduction exacte de ce terme, qui signifie littéralement “(re)prendre en main”. Loriaux (1969, 186) restitue bien les termes du débat. 1) Les uns, se fiant au préfixe μετα, y voient l’action de défaire, ce qui signifierait que l’âme, en s’adonnant aux plaisirs, détisse la toile qu’elle aurait tissée par ailleurs – de là l’interprétation de K. Dorter (1976, 303), selon lequel les plaisirs s’opposent à une forme de tissage philosophique qui serait la métaphore du rassemblement de l’âme en elle-même. Mais le problème de cette interprétation est qu’elle ne permet pas de comprendre la métaphore en contexte : la philosophie est plutôt comparée à une entreprise de déliaison qu’à une entreprise de liaison. 2) Les autres, dont Loriaux lui-même, pensent qu’il s’agit au contraire de l’action de faire une toile, de la tisser : l’âme, qui s’adonne aux plaisirs, reprend le tissage de cette toile que la philosophie s’efforçait de défaire en déliant l’âme du corps – une traduction de μεταχειριζομένης qui, quoiqu’adaptée au contexte, est contre-intuitive. Il semble en réalité que Platon utilise délibérément un terme large, susceptible de désigner autant l’action de tisser une toile que l’action de la défaire. Le sens général est plutôt porté par l’adverbe ἐναντίως et par la référence à Pénélope – à laquelle on peut rapporter l’adverbe. Le nom Πηνελόπη suffit à renvoyer le lecteur au célèbre passage d’Homère (Od., 24) où, pour différer son remariage, Pénélope détisse la nuit la toile qu’elle tisse (ὕφαινε, v. 129) le jour ; l’adverbe ἐναντίως indique que ce qui est véritablement insensé (ἀνήνυτον), c’est l’entreprise contraire à celle de Pénélope (qui, elle, est une ruse tout à fait sensée) : et de fait, si c’est par une déliaison que l’on se libère, alors il est insensé de s’opposer à cette déliaison en retissant ce que la philosophie a défait. Dans cette mesure, je me rallie à ce qui semble être la lecture de M. Dixsaut, qui traduit en glosant : “accomplir ainsi le travail interminable d’une Pénélope qui, sur sa toile, ferait exactement le contraire de ce que faisait la vraie”. Ce qui est fait en sens contraire, c’est-à-dire dans la logique inverse de celle de Pénélope, c’est à la fois le tissage et le détissage de la toile – ce qui expliquerait l’usage du terme assez général μεταχειριζομένης.
- Voir supra.
- Contra Dixsaut 2003, 191. Voir supra.
- Blumenberg [1960] 2006, 10.
- Voir 114e4-5 : κοσμήσας τὴν ψυχὴν οὐκ ἀλλοτρίῳ ἀλλὰ τῷ αὐτῆς κόσμῳ.