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Variations et interférences linguistiques dans l’onomastique de l’Égypte chrétienne (IVe-VIIIe siècles)

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Au IVe siècle, la majorité de la population de l’Égypte se convertit au christianisme1. À la même époque, après deux siècles d’éclipse, la langue égyptienne réapparaît dans la documentation sous une nouvelle forme, le copte, noté au moyen de l’alphabet grec auquel s’ajoutent quelques signes tirés du démotique. Grec et copte vont coexister pendant les siècles suivants, selon la ligne de partage fonctionnelle suivante : le grec, en tant que langue de prestige, était par excellence la langue de la sphère publique, de l’administration et du droit, tandis que le copte était l’idiome vernaculaire. D’usage très limité au IVe et au Ve siècle, le copte s’affirme au VIe siècle et finit par être utilisé largement dans les documents juridiques de droit privé et la correspondance, jusqu’à s’emparer, après la conquête arabe, de pratiquement tous les domaines précédemment réservés au grec, si ce n’est les plus administratifs. L’arabe, introduit en Égypte lors de la conquête de 640, ne commencera à s’affirmer qu’à partir de la fin du VIIe siècle et au début du siècle suivant ; il finira par remplacer le grec comme langue administrative et de prestige à la fin du VIIIet au début du IXsiècle.

Le corpus onomastique

Le corpus onomastique sur lequel les chercheurs peuvent s’appuyer pour les IVe-VIIIe siècles est considérable. Les sources papyrologiques et épigraphiques, écrites en grec et en copte, sont conservées par milliers et fournissent une mine d’informations, désormais accessible grâce aux bases de données informatiques, en particulier la plate-forme Trismegistos2. Dans l’état actuel de la base, qui couvre l’Égypte de 800 a.C. à 800 p.C., ce sont plus de 30 000 anthroponymes différents qui sont recensés, plus de 350 000 personnes qui sont identifiées et plus de 500 000 attestations onomastiques qui sont enregistrées. Pour chaque nom, les variantes sont répertoriées et il est possible d’obtenir des graphiques relatifs à la distribution chronologique et géographique des anthroponymes envisagés.

Onomastique et christianisme

Cet outil informatique a permis récemment à M. Depauw et W. Clarysse de quantifier de manière statistiquement valide la proportion de noms chrétiens pendant le IVe siècle. Les auteurs ont fait le choix de se limiter aux anthroponymes tirés de l’Ancien et du Nouveau Testament, à ceux qui professent de manière évidente le monothéisme (comme Théodore, Théodose ou Papnouthios3) ou qui renvoient à des réalités chrétiennes (Anastase, Épiphane, Cyriaque). Le résultat de cette enquête montre une augmentation graduelle des noms chrétiens dans le paysage onomastique égyptien, trahissant ainsi l’ampleur des conversions4. En se fondant sur les chiffres et en tenant en compte que tous les chrétiens ne portent pas un nom religieusement connoté, les auteurs estiment qu’entre 20 et 30 % de la population était convertie en 313, plus de 50 % en 350 et pratiquement 100 % en 450. Le christianisme entraîne par ailleurs une véritable révolution onomastique, dans la mesure où les conversions et le choix de noms chrétiens remettent en cause la pratique ancestrale de choisir les noms des enfants au sein d’un stock onomastique familial.

Les particularités onomastiques régionales

La base de données Trismegistos permet aussi de mettre en lumière des particularismes régionaux. Une recherche menée il y a quelques années sur les VIIe et VIIIe siècles a ainsi permis d’établir les caractéristiques onomastiques de différentes régions de l’Égypte5. L’enquête portait sur un corpus de 35 000 noms attestés dans des documents dont la provenance est connue. En mettant en rapport le nombre d’occurrences de chaque nom et le nombre total de noms par région, j’ai pu mettre en évidence certaines tendances dans l’anthroponymie égyptienne et certaines spécificités de différentes régions d’Égypte (en particulier le Fayoum, la Moyenne-Égypte et la région thébaine). Certains noms fréquents, comme Jôhannês – le plus courant pour l’époque considérée –, étaient représentés de manière équivalente au nord comme au sud du pays. En revanche, d’autres noms sont surreprésentés dans certaines régions : ainsi Pousi, Sambas, Ioulios, Nilammon ou Gerontios sont caractéristiques du Fayoum quand Taurinos, Pamoun et Pgôl semblent particulièrement appréciés en Moyenne-Égypte  et que Souai, Chenetom, Kalapesios, Psan et Sourous sont d’usage courant dans les environs de Thèbes. Cette dernière région offre par ailleurs une faciès onomastique remarquable, marqué par la prévalence des noms bibliques, en particulier vétéro-testamentaires, comme Moysês, Samuel, Ananias, Salomon, Azarias, etc.

Écrire des noms grecs en copte et des noms coptes en grec

Le stock onomastique de l’Égypte chrétienne se compose de mots d’origine égyptienne, grecque, en ce compris les noms latins importés dans leur forme grecque, et juive (essentiellement les noms bibliques). Suivant la langue des documents – grec ou copte – diverses conventions vont s’appliquer pour transcrire les noms grecs en copte et inversement. De manière assez évidente, les lettres coptes qui notent des sons qui n’existent pas en grec (ϣ [š], ϥ [f], ϩ [h], ϫ [dj/tš], ϭ [ky]) sont remplacées dans les textes rédigés en cette langue par les consonnes les plus proches : ϣ → σ ; ϥ → β ; ϫ → τσ, σ ; ϭ → κ, κι, γ ; l’aspiration ϩ ne se note pas. Ainsi, ϣⲉⲛⲟⲩⲧⲉ devient en grec Σενούθιος. Inversement, les documents coptes pourront noter au moyen du ϩles aspirations des noms hébraïques, que le grec ne permet pas de transcrire (῾Ροῦθ = ϩⲣⲟⲩⲑ, Ἰωάννης = ⲓⲱϩⲁⲛⲛⲏⲥ).

Les noms égyptiens ne sont pas pourvus de désinences et sont indéclinables, mais la plupart d’entre eux se voient attribuer des désinences grecques. Ainsi ⲡⲁⲡⲛⲟⲩⲧⲉ devient-il Παπνούθιος, ϩⲱⲣⲡⲁⲏⲥⲉ Ὡρπαήσιος, et ϣⲉⲛⲟⲩⲧⲉ Σενούθιος. Quelques documents présentent cependant des orthographes mixtes, comme ϣⲉⲛⲟⲩⲧⲓⲟⲥ, où le ϣ et le ⲧ du copte sont conservés, mais où la désinence est grecque. De manière symétrique, les désinences des noms grecs sont régulièrement omises en copte. Ainsi, Γεώργιος s’écrit régulièrement en copte ⲅⲉⲱⲣⲅⲉ et Ἰούλιος ⲓⲟⲩⲗⲓ ou ⲓⲟⲩⲗⲉ, même si les documents coptes présentent parfois les formes ⲅⲉⲱⲣⲅⲓⲟⲥ ou ⲓⲟⲩⲗⲓⲟⲥ.

De manière générale, la banque de données Trismegistos permet d’apprécier le nombre des variantes onomastiques qui peuvent exister pour un même nom. On en observe, par exemple, plus de cinquante pour le seul nom ϣⲉⲛⲟⲩⲧⲉ / Σενούθιος ; certaines sont très fréquentes, mais la plupart rares, voire uniques. À titre d’exemple, voici les dix variantes les plus courantes (classées par nombre d’occurrences)6 : Σενούθιος (291), ϣⲉⲛⲟⲩⲧⲉ(241), ⲥⲉⲛⲟⲩⲑⲓⲟⲥ (124), y compris les formes abrégées ⲥⲉⲛⲟⲩⲑ(ⲓⲟⲥ) et ⲥⲉⲛ(ⲟⲩ)ⲑ(ⲓⲟⲥ), Σενούθης (79), ϣⲓⲛⲟⲩⲧⲉ (24), Σένουθις (23), ϣⲉⲛⲟⲩⲧⲓ (19), Σινούθιος (7), ϣⲉⲛⲟⲩⲑⲓⲟⲥ (7), ⲥⲉⲛⲟⲩⲧⲉ (7). On le voit, les diverses variantes présentent à peu près toutes les combinaisons possibles d’éléments grecs et coptes.

Le père abbé qui sait à peine écrire son nom

Un cas particulier de variante orthographique a récemment été mis en évidence : une quinzaine de documents coptes du VIIIe siècle du monastère de Baouît, en Moyenne-Égypte, sont signés par un supérieur monastique, qui note son nom au bas des coupons papyrus, d’une main hésitante, qui trahit l’inexpérience ou le grand âge7. Le père abbé se nomme ⲕⲏⲣⲓ, une variante que l’on a rapprochée de l’anthroponyme ⲕⲩⲣⲟⲥ / Κῦρος8. Ce nom est en effet attesté, mais il apparaît souvent aussi en composition avec le titre apa, formant un nouvel anthroponyme : Ἀπακῦρος / ⲁⲡⲁⲕⲩⲣⲟⲥ9. En réalité, un papyrus publié en 2017, P. Palau Rib. Copt. 7, montre que le supérieur utilise systématiquement une forme raccourcie (et orthographiquement fautive) de son nom. Le document en question est un contrat de renonciation, dont seule la fin, avec les souscriptions des témoins, est conservée. À la ligne 5, une personne (la main 3) a noté le début de la formule que le témoin, notre Kêri, n’était manifestement pas capable d’écrire. Kêri a ensuite a noté son nom de sa main malhabile, avant que la main 3 ne vienne compléter la fin du nom, en ajoutant ⲁⲕⲟⲥ, préciser les titres et qualités du témoin et achever la formule de témoignage :

[(m. 3) ⲁⲛⲟⲕ] (m. 4) ⲕ̣ⲏ̣ⲣⲓ(m. 3)ⲁⲕⲟⲥ̣ [ⲡ]ⲙⲟⲛⲟⲭⲟⲥ ⲁⲩⲱ ⲡⲁⲡ̣ⲟⲡ̣ⲣⲱⲉⲥⲧⲱⲥ ⲁⲩⲱ ⲡⲉϥ̣ⲓⲱⲧ ⲧⲓⲟ ⲙⲙⲛⲧⲣⲉ ϯ, « † Moi, KÊRIakos, le moine et ancien supérieur et son père, est témoin ». Le nom ⲕⲏⲣⲓ se révèle donc être l’abréviation du nom complet Κυριακός / ⲕⲩⲣⲓⲁⲕⲟⲥ.

Le moine Frangé ou les variantes d’un nom rare

Installé dans la tombe thébaine 29 dans la première moitié du VIIIe siècle, le moine Frangé portait un nom rare, un hapax même dans la documentation, dont l’étymologie est sans doute à chercher dans l’ethnonyme Φράγγοι, “Francs”. Les fouilles de son ermitage ont permis de mettre au jour des centaines d’ostraca, qui constituent une partie de sa correspondance : on y trouve les lettres qu’il avait reçues, notamment de sa sœur Tsié, mais aussi celles qu’il avait envoyées et qu’on lui rapportait. Le dossier compte plus de 600 ostraca, ce qui en fait un ensemble remarquablement riche, centré sur un seul individu10.

Frangé lui-même use de plusieurs orthographes pour noter son nom : ϥⲣⲁⲛⲅⲉ est la forme régulière, qu’il utilise le plus largement, mais il use à six reprises de ϥⲣⲁⲅⲅⲉ, et écrit occasionnellement les variantes suivantes : ϥⲣⲁⲛⲕⲉ, ⲫⲣⲁⲅⲅⲁⲥ, ⲫⲣⲁⲛⲅⲁⲥ. Il est difficile de déterminer pourquoi il utilise ces formes différentes. Peut-être a-t-il hésité sur l’orthographe de son nom avant de fixer comme norme ϥⲣⲁⲛⲅⲉ ? Les deux dernières formes, avec un ⲫ et une désinence -ⲁⲥ, semblent être attestées dans des textes de jeunesse (O. Frangé 5 et 9, où il utilise également la forme ϥⲣⲁⲛⲅⲉ).

Ses correspondants usent de bien d’autres variantes encore, même si les formes ϥⲣⲁⲛⲅⲉ et ϥⲣⲁⲅⲅⲉ son majoritaires. Il est ainsi appelé ϥⲣⲁⲅⲉ, ϥⲣⲁⲛⲅⲓ,ϥⲣⲁⲛⲕⲉ, ϥⲣⲁⲛⲕⲁ, mais on trouve aussi des formes avec un ⲉ d’appui et un ⲃ à la place du ϥ, comme ⲉⲃⲣⲁⲅⲅⲉ et ⲉⲃⲣⲁⲛⲅⲕⲉ, ou des formes en ⲫ enfin, comme ⲫⲣⲁⲛⲅⲉ et ⲫⲣⲁⲛⲕⲁ. En tout, pas moins de douze variantes ont pu être utilisées pour désigner notre moine, dont le nom rare posait manifestement des problèmes de transcription.

La transcription du šin arabe en grec

La conquête arabe a obligé les scribes grecs et coptes à noter des noms arabes dont les consonances leur étaient parfois étrangères11. Ainsi, la transcription du šin arabe posait un problème en grec, tandis qu’en copte elle pouvait se réaliser au moyen du ϣ. En conséquence, le nom Rašid s’écrit, logiquement, ⲣⲁϣⲓⲇ en copte (p. ex. P. Ryl. Copt. 285, 1). Les documents grecs d’Égypte en revanche ont adopté pour transcrire le šin la curieuse combinaison σζ et notent donc Ῥασζιδ (p. ex. P. Ryl. Copt. 285, dans l’adresse grecque du verso). Usuellement pourtant, un simple σ correspond au ϣcopte et d’ailleurs, hors d’Égypte, à Nessana, on trouve la graphie Ρασεδ qui transcrit Rašid (P. Ness. III 72, 1 ; 73, 1). Pour expliquer la convention de transcription σζ, il faut peut-être imaginer un jeu graphique : dans la cursive grecque des VIIe et VIIIe siècles, la séquence des deux lettres σ et ζ évoque graphiquement la forme du ϣ12.

Les quelques exemples présentés ici donnent, je l’espère, un aperçu de la richesse et du potentiel du corpus onomastique égyptien.

Bibliographie

  • Boud’hors, A. (2011) : “Pièces supplémentaires du dossier de Frangé”, Journal of Coptic Studies, 13, 99‑112.
  • Delattre, A. (2012) : “Les onomastiques régionales en Égypte aux VIe et VIIIe siècles  : premiers résultats”, in : Schubert, éd. 2012, 171‑174.
  • Delattre, A. et N. Vanthieghem (2016) : “Une nouvelle lettre de Frangé dans la collection de Berlin”, Journal of Coptic Studies, 18, 13‑17.
  • Depauw, M. et W. Clarysse (2013) : “How Christian was Fourth Century Egypt? Onomastic Perspectives on Conversion”, Vigiliae Christianae, 67, 407‑435.
  • Depauw, M. et W. Clarysse (2015) : “Christian Onomastics: A Response to Frankfurter”, Vigiliae Christianae, 69, 327‑329.
  • Derda, T. et E. Wipszycka (1994) : “L’emploi des titres abba, apa et papas dans l’Égypte byzantine”, Journal of Juristic Papyrology, 24, 23‑56.
  • Frankfurter, D. (2014) : “Onomastic Statistics and the Christianization of Egypt: A Response to Depauw and Clarysse”, Vigiliae Christianae, 68, 284‑289.
  • Kaplony, A. (2015) : “On the Orthography and Pronunciation of Arabic Names and Terms in the Greek Petra, Nessana, Qurra, and Senouthios Letters (Sixth to Eighth Centuries CE)”, Mediterranean Language Review, 22, 1‑81.
  • Schubert, P., éd. (2012) : Actes du 26e Congrès International de Papyrologie : Genève, 16-21 août 2010, Recherches et rencontres 30, Genève.

Notes

  1. Les recueils papyrologiques sont cités conformément à la Checklist of Editions of Greek, Latin, Demotic, and Coptic Papyrus, Ostraca, and Tablets, disponible en ligne à l’adresse  http://www.papyri.info/docs/checklist.
  2. https://www.trismegistos.org
  3. Le nom est d’origine égyptienne : pa-pnoute signifie “celui de Dieu”.
  4. Depauw & Clarysse 2013 ; voir aussi la critique de Frankfurter 2014 et la réponse de Depauw & Clarysse 2015.
  5. Delattre 2012.
  6. <www.trismegistos.org/name/1085 > Les variantes sont notées en grec lorsqu’elles sont attestées dans des documents grecs, en copte lorsqu’elles apparaissent dans des textes coptes.
  7. P. Bawit Clackson 1-13 ; P. Brux. Bawit 26 ; P. Louvre Bawit 6.
  8. www.trismegistos.org/name/3785 >
  9. Derda & Wipszycka 1994, 52.
  10. O. Frangé ; voir aussi Boud’hors 2011 et Delattre & Vanthieghem 2016.
  11. Cf. Kaplony 2015.
  12. Cette hypothèse m’a été suggérée par Naïm Vanthieghem, que je remercie vivement.
ISBN html : 978-2-38149-000-7
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EAN html : 9782381490007
ISBN html : 978-2-38149-000-7
ISBN pdf : 978-2-38149-001-4
ISSN : 2741-1818
Posté le 02/03/2020
4 p.
Code CLIL : 3147
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Comment citer

Delattre, Alain, “Variations et interférences linguistiques dans l’onomastique de l’Égypte chrétienne (IVe-VIIIe siècles)”, in : Ruiz Darasse, Coline, Comment s’écrit l’autre ? Sources épigraphiques et papyrologues dans le monde méditerranéen antiques, Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 1, 2020, 91-95, [En ligne] https://una-editions.fr/variations-et-interferences-linguistiques-dans-lonomastique-de-legypte-chretienne-ive-viiie-siecles [consulté le 15 juin 2020].
doi.org/http://dx.doi.org/10.46608/UNA1.9782381490007.7
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