* Extrait de : Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, Série 3, 7, 1977, 1129-1152.
Que signifient les quelques pages consacrées par M. I. Finley, dans The Ancient Economy1, à la vie bancaire et financière ? Sur quelles sources s’appuie-t-il, et quel usage fait-il de ces sources ? À quel type d’analyse économique ce qu’il écrit se rattache-t-il ? Quelles sont ses conclusions historiques ? Voilà les questions auxquelles je tenterai de répondre ici. Je me borne à l’activité financière et surtout bancaire. Ce n’est pas par esprit d’érudition, mais pour montrer qu’à partir d’un point précis, technique, d’importance limitée par rapport à l’ensemble du livre, on peut en apprécier la rigueur, et entrevoir aussi les idées de base et les présupposés qu’il met en jeu ; pour montrer, même, qu’on ne peut le faire qu’à partir d’une semblable étude de textes limités. Il arrivera donc que je fasse allusion à d’autres passages du livre : ce que je dis de la banque et de l’activité financière pourrait être dit, d’une manière analogue (ou presque), d’autres thèmes.
Je m’abstiendrai de parler de l’itinéraire intellectuel de M. I. Finley, et de ses œuvres antérieures. Éprouvant un grand respect pour ces œuvres et pour la personne même de leur auteur, j’ai ressenti comme un honneur qu’il m’ait demandé de lui communiquer, en manuscrit, mon travail sur Les Affaires de Monsieur Jucundus ; j’espère donc qu’il ne m’en voudra pas si, dans mes conclusions, je me sépare (très sensiblement) des siennes. Mais The Ancient Economy vise à être une synthèse et un bilan, et son titre même en affirme les ambitions. Il mérite donc d’être étudié pour lui-même, dans sa logique interne et ses articulations, sans référence à des détails biographiques ou bibliographiques qui, pour explicatifs qu’ils soient, ne suffiront jamais à le comprendre en tant qu’ensemble structuré.
Si l’on excepte quelques allusions éparses2, The Ancient Economy aborde à deux reprises l’activité financière (prêts d’argent, usure, etc.) et bancaire de l’Antiquité classique3.
Premier passage : pages A. 53-55 = F. 65-68 = I. 63-67. À propos de la conception de la richesse et de la pauvreté dans le monde antique, Finley en vient à parler de l’indépendance dans le travail, et cite le très célèbre passage du De Officiis4 où Cicéron dresse une hiérarchie des gains et des métiers. L’orateur y condamne, entre autres choses, l’activité des faeneratores (les prêteurs à intérêt) qui est d’ailleurs, écrit-il, l’objet du mépris général. Finley se demande si ce qu’il écrit reflète la mentalité dominante à son époque (pourtant très affairiste) ou s’il s’agit, comme certains l’ont prétendu, de préjugés aristocratiques archaïques, désormais privés de tout effet pratique.
Second passage : pages A. 141-142 = F. 189-191 = I. 217-220. Au cours du chapitre 5 (Town and country), Finley insiste (mais sans vraiment analyser l’organisation de la production) sur le fait que la manufacture, l’industrie était peu développée dans l’Antiquité. Il explique le phénomène par l’absence de stimulants financiers et de “possibilités de marché pour ceux qui possédaient le capital potentiel”, et par l’existence de pressions socio-psychologiques contraires. Les deux ou trois pages sur la banque montrent que les pratiques commerciales antiques n’incitaient pas les éventuels entrepreneurs “capitalistes” à investir dans la manufacture.
Je commencerai par ce second passage, et c’est lui que j’étudierai le plus précisément, car il permet mieux de percevoir comment Finley pose les problèmes et quel usage il fait des sources.
Second passage : 1) L’organisation des paiements
Si les pratiques commerciales antiques ne constituaient pas une incitation au développement de la production, notamment manufacturière, il y a à cela deux raisons essentielles : d’une part, l’organisation des paiements était rigide et faisait obstacle à la création de crédit5 ; d’autre part, et c’est, selon Finley, le “phénomène fondamental6”, les prêts se faisaient sauf exception à des fins non productives, de consommation7. La rigidité des paiements comporte plusieurs aspects : absence de monnaie fiduciaire ; absence d’effets de commerce et de titres au porteur ; prédominance des paiements en espèces et de la thésaurisation, et rareté des comptes en banque et des paiements bancaires ; limitation des ventes à crédit par le droit grec ; absence de la dette publique ; et enfin incapacité des Anciens à comprendre la définition moderne du “money supply”, c’est-à-dire de la quantité d’argent en circulation.
a) Absence de monnaie fiduciaire (“fiduciary money”)
On sait que la monnaie fiduciaire n’est autre que la monnaie de papier ou le papier monnaie, ainsi dénommée parce que sa valeur est fictive et repose sur la confiance du porteur à l’égard de ceux qui l’émettent et en assurent, d’une manière ou d’une autre, la convertibilité (c’est-à-dire, en fait, à l’égard des pouvoirs publics)8. La monnaie fiduciaire, dont le rôle est surtout important à partir du moment où elle permet d’augmenter la quantité globale des moyens monétaires existants, n’a certes pas existé dans l’Antiquité. Elle ne commence à jouer un rôle en Europe qu’au XVe siècle, et encore de manière furtive ; c’est au XVIe et au XVIIe siècle que sa présence s’impose9.
Finley, sur ce point, oppose donc les sociétés antiques (il parlerait, lui, de la société antique), en tant que sociétés préindustrielles, aux seules sociétés qui aient vraiment connu la monnaie fiduciaire, celles de l’Europe occidentale moderne, dans lesquelles est apparu et s’est développé le capitalisme.
b) Absence d’effets de commerce ou de titres au porteur (“negotiable instruments”)10
C’est ce qu’on nomme parfois la monnaie scripturale, c’est-à-dire l’ensemble des moyens de paiements circulant en substitution de la monnaie (métallique ou fiduciaire), dont ils certifient l’existence. Ensemble des chèques, des lettres de change, des effets de commerce escomptés, etc., dont les banques effectuent le paiement en évitant les mouvements d’espèces, par des jeux d’écriture à l’intérieur d’un même établissement ou par des compensations entre établissements différents. La circulation de ces moyens de paiement non matériels implique l’existence de l’endos et celle d’une compensation. L’Antiquité, qui n’a connu ni les banques de dépôt à succursales multiples, ni le clearing entre banques de villes différentes, et très probablement n’a pas connu non plus de système de compensation entre banques d’une même place11, a aussi ignoré la “monnaie scripturale”. Celle-ci ne s’est développée qu’au début des Temps Modernes. Sur ce point aussi, Finley oppose donc le monde gréco-romain aux sociétés industrielles et à la période qui a immédiatement précédé la révolution industrielle. Et c’est encore le cas lorsqu’il fait allusion à la dette publique, elle aussi inconnue de l’Antiquité.
c) Prédominance de la thésaurisation et des paiements en espèces, et rareté des comptes en banque et des paiements bancaires
Première idée : l’argent était volontiers thésaurisé, conservé à la maison. Les comptes en banque étaient moins nombreux qu’aux Temps Modernes et contemporains, et l’argent y était souvent déposé sans intérêts. Deuxième idée, étroitement liée à la première : les paiements se faisaient en général en espèces métalliques12, sauf cas de virement de compte à compte, soit à l’intérieur d’une même banque, soit “entre les coffres d’une corporation romaine d’affermage des impôts” (malgré l’usage – impropre – du mot “corporation”, s’agit-il d’une allusion aux activités financières et bancaires des sociétés de publicains ?). Ces quelques lignes me semblent permettre deux remarques importantes.
Premièrement : sur les dépôts en banque qui ne rapportent pas d’intérêts, je lis au début du manuel bancaire de J. Ferronnière : “pour le déposant, le dépôt est une opération assez différente de ce que laisse supposer le terme qui l’exprime. Il s’agit rarement pour lui de confier son argent à la garde du banquier ou de faire un placement pour en tirer un revenu. Le déposant moderne est loin de ces conceptions13”. Plus loin, il explique qu’étant donné les frais causés au banquier par le service de caisse, les intérêts payés pour les dépôts de capitaux exigibles à vue sont en général très modestes ou quasiment nuls14.
Ce que Finley considère comme le signe patent d’une situation archaïque (l’absence d’intérêts dans le cas de dépôts de paiement) devient donc à l’improviste la marque d’une mentalité particulièrement moderne, qui rend le déposant moins attentif à l’intérêt qu’aux services rendus par le banquier. Il est bien délicat de tout ramener à une droite infinie dont les deux extrémités tendent l’une vers la parfaite rationalité économique et l’esprit d’investissement et de production, et l’autre vers la totale irrationalité et l’esprit de consommation ostentatoire. D’autres passages du livre contribuent à montrer les limites de cette conception linéaire des phénomènes historiques (car elle est bien linéaire, quoique Finley aime à parler de “spectre”).
Ainsi, parce qu’il est convaincu (à juste titre) que l’industrie, dans l’Antiquité, comptait peu à côté de l’agriculture, Finley, à plusieurs reprises, insiste sur les “exportations invisibles”, et notamment sur le tourisme15. Le tourisme avait-il de l’importance dans les revenus des villes antiques ? Je crains que, pour combattre un “modèle” moderniste qui privilégiait trop l’industrie, Finley ne soit tombé dans un “modèle” plus moderniste encore…
Ainsi encore à propos de la location des terres par les propriétaires fonciers16. Selon Finley, la brièveté des baux de location freinait considérablement les améliorations et les économies d’échelle, car le tenancier ne voulait pas investir sur la terre un capital qui reviendrait ensuite au propriétaire du bien-fonds. Et c’est à ses yeux un signe d’archaïsme. Or il se révèle que l’agriculture anglaise des XVIIIe et XIXe siècles, dominée par la rente capitaliste, se trouve dans une situation exactement identique. Certains agronomes et économistes anglais, et notamment A. A. Walton, dans un livre paru en 1865, déplorent l’existence de baux à trop court terme, qui découragent le fermier d’entreprendre des investissements de capital et constituent un obstacle à la rationalisation de l’agriculture17. L’archaïsme et la modernité sont des notions relatives…
Deuxièmement : les paiements bancaires, dans l’Antiquité, étaient moins fréquents et moins importants qu’au XVIIIe ou au XIXe siècle a.C., les comptes en banques moins nombreux, et les banques jouaient un rôle moindre. Si, encore une fois, il s’agit seulement d’opposer le passé au présent, Finley a sans aucun doute raison. Mais pourquoi tient-il tant à cette opposition binaire, intéressante certes à titre de conseil de prudence, mais qui ne conduit qu’à des conclusions de bon sens, − à ces réflexions “préscientifiques” qu’il se plaît lui-même à stigmatiser − ? Pourquoi ne pas analyser le fonctionnement économique des sociétés préindustrielles pour en expliquer les mécanismes et les comparer les unes aux autres ?
À l’époque antique, on se trouve, quant aux comptes en banque, en présence de situations très diverses. La banque de dépôt n’apparaît qu’au Ve siècle a.C., et jusqu’à la fin de ce même siècle elle ne joue qu’un rôle très limité (par rapport à celui qu’elle joue au siècle suivant). Pour l’Athènes du début du IVe siècle a.C., R. Bogaert parvient à la conclusion (hypothétique) qu’un habitant sur cinquante devait être créancier ou débiteur d’une banque. Ce chiffre est assez proche de celui qu’obtient R. de Roover pour l’époque la plus prospère de la Bruges médiévale18. À la fin de la République romaine et durant les premiers siècles de notre ère, la situation varie beaucoup selon les régions de l’Empire, et, pour chaque région, selon les époques. C’est très probablement en Italie, entre 150 a.C. et 100 p.C., que les banques de dépôt (quelle qu’ait été leur clientèle) ont été les plus nombreuses et ont drainé le plus d’argent ; mais il est difficile d’avancer des chiffres. Etc. Même si l’on est convaincu de la distance qui sépare les économies préindustrielles de l’économie actuelle (c’est une distance énorme, et à laquelle il faut repenser sans cesse), − même si d’autre part l’on cherche à comprendre l’organisation d’une société avant d’en faire l’histoire économique, − s’ensuit-il nécessairement qu’il faille fondre dans un ensemble unique toutes ces époques des sociétés antiques ? Si le nombre des comptes en banque a l’importance que dit Finley, comment d’ailleurs confondre en une même analyse la Grèce archaïque et l’Athènes du milieu du IVe siècle a.C. ? Et pourquoi Finley tient-il tant à ne pas les séparer ?
Il y a deux réponses à cette dernière question. La première est que Finley tient à considérer “l’Antiquité classique”, telle qu’elle est définie par les programmes universitaires, comme un tout, dont l’unité, il l’écrit expressément, n’est pas économique, mais politique et culturelle19. Et j’ajouterais : plus culturelle que politique ou sociale. Car sinon, on voit mal comment il pourrait aussi souvent parler du monde d’Ulysse, qui n’a grand-chose de commun, politiquement ou socialement parlant, ni avec l’Athènes de Périclès, ni avec la Syracuse des tyrans, ni avec l’Empire romain. L’unité est pour lui celle de l’héritage philologique : unité autour de deux langues, d’une tradition culturelle, d’un certain type de religion et de mentalités spécifiques.
Qu’est-ce qui l’autorise à penser que cette unité surtout culturelle ait un intérêt du point de vue de l’économie ? J’en viens ici à la deuxième réponse, la plus importante : Finley y est inexorablement amené par les présupposés de son analyse économique.
Dans The Ancient Economy, Finley fait aussi bien référence à des économistes classiques et néo-classiques qu’à des économistes ou théoriciens marxistes20. Mais je vais essayer de montrer que sa pensée économique est, dans son intégralité, d’inspiration néo-classique.
1°) L’organisation du livre, lorsqu’il y est question à proprement parler du système économique (Finley traite très souvent d’idéologie, notamment économique, ou même d’institutions politiques ou juridiques, − tous domaines qui à ses yeux ne sont pas étrangers à son propos, puisqu’ils constituent la seule unité possible du monde antique) sacrifie largement l’analyse de la production des biens à celle de leur circulation et de leur consommation. Cette orientation, cette importance accordées à l’échange et à la consommation, est, on le sait, caractéristique de l’économie néo-classique.
2°) La pensée néo-classique transparaît aussi dans la définition, empruntée à E. Roll, que Finley donne de la recherche en économie21. Le système économique y est qualifié d’“énorme conglomérat de marchés interdépendants”, et la science économique reçoit pour tâche d’expliquer le processus de l’échange et celui de la formation du prix. On voit qu’il n’est point question de production. Et la formation du prix n’est pas rapportée à la valeur de l’objet (reposant elle-même, comme chez Ricardo et chez Marx, sur la quantité de travail nécessaire à sa production), mais uniquement mise en relation avec le processus d’échange. Comme si les choses n’étaient pas assez claires, une note fait référence au concept de “rareté”, qui est lui aussi un des grands concepts du néo-classicisme. Lorsque Finley ajoute que peu d’économistes modernes seraient susceptibles de contester cette définition d’E. Roll, il faut évidemment compter, parmi cette poignée de récalcitrants, l’intégralité des néo-ricardiens et des marxistes.
3°) Le livre ne manque pas d’autres passages où le mode de pensée néo-classique est évident. La plus belle page, à ce propos, est certainement celle où Finley distingue les travailleurs dépendants et involontaires des travailleurs libres22. À la différence des Anciens, les modernes se sont faits une idée rationnelle de la liberté économique. Tous ceux qu’une contrainte juridique (donc non-économique), quelle qu’elle soit, assigne à une place qu’ils n’ont pas choisie, ne sont pas économiquement libres. C’est le cas des esclaves. À l’inverse, quoi qu’en aient pensé les Anciens, l’ouvrier salarié, qui choisit lui-même son emploi, est libre. Sur le marché du travail, il peut en effet, en fonction de facteurs économiques (sécurité de l’emploi, maximisation du revenu et du loisir), choisir ou non de s’engager, et, s’il choisit de le faire, il passe avec son patron un contrat égal et volontaire. On aura reconnu dans cette conception moderne de la liberté individuelle en matière d’économie un vieux cheval de bataille de la littérature capitaliste.
4°) Il y aurait encore beaucoup à dire, par exemple sur la manière dont Finley oriente sans cesse vers une conception individualiste de l’économie. Si l’économie antique n’est pas “rationnelle”, cela est dû notamment à la mentalité des entrepreneurs, à leur incapacité de tenir une comptabilité efficace, de concevoir une agriculture techniquement évoluée, de tenir compte des économies d’échelle, etc. L’économie, pour Finley, a des sujets, et ces sujets sont les entrepreneurs. Certes, il parle de “structures”, mais ces structures sont, je l’ai dit, beaucoup plus culturelles ou psychologiques qu’économiques. Si Finley, pour mieux comprendre l’Antiquité, se déclare prêt à dépouiller la conception moderne et individualiste de la vie sociale23, il n’en conçoit pas pour autant qu’une véritable économie puisse être autre chose qu’individualiste. Contradiction qui n’est qu’apparente, nous le verrons.
Cet individualisme économique éclaire la signification du personnage de Robinson Crusoé, choisi, à deux reprises au moins, comme exemple mythique de la liberté économique la plus totale24. Certes, Robinson Crusoé est fréquemment utilisé par les économistes de tous bords, en compagnie (si l’on peut dire) du chasseur de daims et du pêcheur de saumons, dans un but de clarification pédagogique, ou pour isoler quelques variables en supprimant momentanément les autres25. Mais il n’est pas question de cela ici. Robinson Crusoé apparaît comme l’exemple même (mythique ou non, peu importe) du sujet économique confronté à la nature, abstraction faite de tout rapport social de production, c’est-à-dire du sujet économique dont part l’analyse néo-classique26.
L’inspiration néo-classique de la pensée économique de Finley ne fait donc aucun doute. Elle est intéressante à comprendre, pour mieux situer l’orientation de ses recherches ; mais il va de soi que je ne prétends ici ni l’approuver ni la critiquer. Elle est d’ailleurs partagée (consciemment ou non) par la très grande majorité des historiens de l’Antiquité dans les pays occidentaux (et, probablement, par une bonne partie de leurs collègues d’U.R.S.S. et des pays d’Europe orientale). Je ne l’ai mise en relief que parce qu’elle explique certaines des apories auxquelles aboutit, selon moi, le livre de Finley.
Un des caractères fondamentaux de l’analyse néo-classique est, en effet de poser l’existence de lois économiques, naturelles et rationnelles à 1a fois, qui valent pour toute société. Fondées sur la division du travail et l’échange des marchandises entre les producteurs (qui ont un comportement économique rationnel quand ils adaptent leur production aux exigences de cet échange, et cherchent à obtenir, à partir des moindres moyens de production, les résultats maximaux)27, ces lois sont susceptibles d’expliquer n’importe quelle économie, à condition qu’on constate la présence du marché, de cet “énorme conglomérat de marchés interdépendants” dont parle Finley à la suite d’E. Roll. Les difficultés commencent lorsqu’une société (précapitaliste) n’est pas conforme à cette définition de l’économie, directement empruntée à une certaine conception de l’économie capitaliste, comme Finley lui-même s’en rend compte28. Deux voies sont alors possibles. L’une consiste, au prix de distorsions plus ou moins fortes, à rattacher l’économie de la société étudiée à ces lois éternellement valables. C’est, en première approximation, la voie “moderniste”, celle de M. Rostovtzeff, de H. Hill, de A. W. Gomme, et celle de la plupart des historiens de l’Antiquité de ces dernières décennies. L’autre consiste au contraire à refuser d’expliquer les structures économiques de la société en question à partir de ces lois. Cette seconde voie, la voie “primitiviste”, qui est entre autres celle de Finley, a, sur la première, la supériorité de refuser la facilité intellectuelle. Aussi ceux qui l’empruntent sont-ils beaucoup moins nombreux, et se plaignent-ils parfois, tels Cassandre, de n’être pas écoutés. On n’a pas beaucoup tenu compte des enseignements de l’œuvre de J. Hasebroek, remarque Finley, qui a l’impression (assez juste, à mon avis) de répéter, et peut-être en vain, des choses déjà dites il y a près d’un demi-siècle29. Mais cette voie “primitiviste” ne reconnaît jamais que l’existence d’un seul type de mécanismes économiques. Elle ne peut donc expliquer les structures économiques des sociétés précapitalistes qu’en fonction de facteurs non-économiques, conçus comme des obstacles extérieurs qui viennent empêcher l’Économie de tourner en rond. L’économique et le non-économique s’affrontent impitoyablement en une opposition dualiste ; et c’est le second qui triomphe.
Comme l’écrit Finley, si une société n’est pas organisée en un “énorme conglomérat de marchés interdépendants”, il est impossible de formuler des lois de son comportement économique ; et l’on ne saurait donc en faire d’analyse économique30. Cette société n’obéit pas aux exigences des lois de la production en général. Il reste à prendre acte qu’elle n’est pas rationnelle31, et que par exemple les entrepreneurs y font des calculs absurdes (en fonction de la gestion capitaliste des entreprises)32.
D’autre part, si l’on tient à étudier le fonctionnement de sa vie économique concrète, qui malgré tout existe33, il reste à faire appel à des facteurs non-économiques. Esprit de consommation (conçue comme un gaspillage incontrôlé) ; esprit d’émulation sociale (qui peut pousser le sujet à des conduites économiquement suicidaires) ; tendance au don et au contre-don ; absence de l’esprit de charité ou du sens du péché ; etc. Ces facteurs éclectiquement choisis, dont Finley pense qu’ils forment une structure, permettent d’expliquer l’absence de l’Economie rationnelle, qui, sans eux, demeurerait incompréhensible. Par ailleurs ils déterminent l’existence − bien vague, comme le remarque Finley, mais surtout “psychologique” − des groupements qu’il appelle status34.
Finley est suffisamment conscient de la logique de sa démarche pour écrire : “on m’objectera que je limite arbitrairement ‘l’économie’ à l’analyse d’un système capitaliste… J’en suis d’accord, sauf pour le mot ‘arbitrairement’28”. La réponse qu’il fait à l’objection est parfaitement cohérente puisqu’à ses yeux (comme aux yeux de tous les néo-classiques, et très probablement aussi des classiques et de leurs émules néo-ricardiens) la définition de l’économie en général se confond avec celle de l’économie capitaliste.
Notons que l’anthropologie économique connaît des difficultés analogues, et même plus aiguës, car l’économie des sociétés qu’elle a coutume d’étudier se laisse encore moins facilement réduire à la définition néo-classique que celle du monde antique. Elle ne commence à en sortir que parce que certains anthropologues se sont radicalement détournés de la conception néo-classique de l’économie pour essayer d’user d’un type d’analyse marxiste. Citons par exemple, pour la France, M. Godelier35, E. Terray36 et surtout, à mon sens, C. Meillassoux37 et P.-P. Rey38.
Mais il faut lire les livres de C. Meillassoux et de P.-P. Rey pour comprendre l’extrême difficulté de l’entreprise. Car il ne s’agit ni de s’enfermer dans un étiquetage entomologique des sociétés (celles-ci sont esclavagistes, et celles-là féodales) ; ni de répéter purement et simplement les quelques phrases que les grands classiques du marxisme ont écrites sur le monde antique ; ni non plus de s’émouvoir, en progressiste, sur le sort des pauvres et l’universalité de la lutte des classes (ce qui revient, sauf exception, à opposer à l’économie néo-classique une économie qui en est l’inverse et par là même le double, parce qu’elle aussi érige en catégories universelles et immuables les conceptions actuelles de l’exploitation sociale).
d) Le droit grec de la vente ne favorisait pas les ventes à crédit39
Les ventes n’étant en droit grec réputées définitives qu’après le paiement entier du prix d’achat, les ventes à crédit n’étaient possibles que sous la forme de prêts fictifs. Cet obstacle juridique est pour Finley un bel exemple de la manière dont le droit vient freiner de l’extérieur le développement de l’économie. Mais il ne paraît guère exister en droit romain classique40. D’ailleurs, d’un point de vue économique, les prêts fictifs derrière lesquels se dissimulaient les ventes à crédit ne permettaient-ils pas malgré tout de réaliser les ventes ? On peut s’interroger sur le caractère déterminant de ces interdictions juridiques. Certaines sont peu gênantes, si l’on trouve un moyen facile de les tourner. D’autres, loin de provoquer la stagnation, ont même incité à l’innovation technique. Ainsi une obligation rigoureuse de la loi mosaïque a amené les banquiers juifs à utiliser le chèque, à une époque où il n’était pas connu par ailleurs41.
e) Les Anciens n’auraient pas compris une définition moderne de la quantité d’argent en circulation
Selon une phrase empruntée par Finley à un livre publié sous la direction de B. J. Vogel et S. L. Engermann42, cette quantité d’argent comprend d’une part l’ensemble de la monnaie (métallique et fiduciaire) circulant entre les mains du public (“currency”), d’autre part l’ensemble des obligations inscrites au passif des banques (“bank liabilities”). Aucun Grec ni aucun Romain, écrit Finley, n’était à même de comprendre une telle définition.
Les passivités, les obligations des banques sont ici les sommes déposées en banque ou prêtées aux banques, et qui sont inscrites à leur passif (selon les principes de la comptabilité à partie double, inconnue des Anciens). La banque travaille à partir de ces dépôts et prêts ; et ainsi se forme la “monnaie scripturale”. Mais, même en l’absence de “monnaie scripturale”, l’activité bancaire a pour effet d’augmenter le pouvoir d’achat global disponible dans le cadre d’une certaine quantité économique de monnaie. La somme d’argent déposée que la banque utilise (par exemple pour le prêter), demeure à la disposition du déposant, qui peut la retirer quand il le désire. Il est donc juste de la compter deux fois : dans le même temps où la banque la fait circuler entre les mains du public sous forme de numéraire, le déposant, de son côté, continue à en faire usage, soit sous forme de numéraire, soit sous forme de “monnaie scripturale”.
La phrase de Finley implique donc à la fois que les Anciens ne comprenaient pas ce qu’est la “monnaie scripturale” (ce qui n’est pas étonnant, puisqu’elle n’existait pas) ; et qu’ils ne comprenaient pas la capacité qu’a toute banque de dépôt de créer un pouvoir d’achat supplémentaire. Les banques de dépôt existaient pourtant, mais sans que les contemporains aient conscience de leurs propriétés économiques.
Finley se place ici au niveau de la connaissance de l’économie, et non, comme dans le reste du paragraphe, au niveau du système économique lui-même. Pour lui, la connaissance de l’économie reflète un certain état du système économique. Mais elle peut être en retard sur certains aspects de ce système. Les facteurs culturels, politiques et sociaux, même s’ils condamnent le système économique à l’irrationalité, ne peuvent en effet empêcher qu’entrent en action quelques-unes des lois universelles de la production en général. L’absence d’un “énorme conglomérat de marchés interdépendants” ne signifie pas l’absence de tout marché. L’absence de la monnaie fiduciaire ou de ce qu’on nomme la monnaie scripturale n’implique pas l’absence totale de la banque et du crédit. En revanche, ces phénomènes “économiques”, dans le cadre d’une vie économique concrète dominée et comme aliénée par des facteurs non-économiques, sont trop fragmentaires pour que les contemporains aient conscience de leur existence et de leur signification. D’où le retard de la connaissance de l’économie sur certains aspects du système économique. Ce retard ne se produit que parce que cette connaissance est fondamentalement le reflet fidèle des forces non-économiques dominantes (et déterminantes).
On ne peut refuser à ces vues de Finley une notable cohérence (que ses lecteurs, qu’ils soient ou non favorables à ses conclusions, n’ont d’ailleurs pas toujours saisie), cohérence fondée sur une certaine définition de l’économie et de la science économique.
Second passage : 2) Prêts productifs et prêts non-productifs43
En Grèce
Au nombre des facteurs qui révèlent et qui renforcent, dans l’économie antique, la prédominance de la consommation sur la production et de la mentalité acquisitive sur l’effort de création de capital44, Finley compte aussi (last, but not least, puisque c’est à ses yeux le phénomène fondamental), l’absence presque totale de prêts à des fins d’affaire (“moneylending for business purposes”). C’est là ce qu’on nomme encore le crédit productif, le crédit à but d’investissement, dans lequel l’argent n’est pas emprunté pour acquérir des biens de consommation, mais pour être investi dans la production.
Pour la Grèce, cette absence a été démontrée, écrit-il, par une “étude récente et attentive de la banque et des prêts d’argent”, c’est-à-dire par le livre de R. Bogaert. “On prêtait surtout de l’argent en Grèce à des fins non-productives”45. Une seule exception : les prêts maritimes ou à la grosse, mais il s’agit surtout d’une police d’assurance ; et d’ailleurs les banques de dépôt, dans l’Antiquité, ne s’en occupaient pas46. Remarquons, à propos de ce paragraphe, uniquement consacré à la Grèce classique et hellénistique (le suivant traite des prêts d’argent à Rome) :
1°) Que le livre de R. Bogaert, portant sur la banque et sur les prêts en général, ne parle, sauf exception, que des prêts accordés par des banquiers ou à des banquiers. R. Bogaert donne de la banque une définition précise ; manière de fixer la terminologie, d’éviter le confusionnisme, mais sans préjuger de l’analyse économique de la production et de .la circulation des biens. C’est, écrit-il, “une profession commerciale qui consiste essentiellement à recevoir des dépôts à vue ou à terme et à prêter les fonds disponibles à des tiers en agissant en créancière”47. Cette définition interdit d’assimiler le prêt bancaire au prêt non-bancaire, et, me semble-t-il, à juste titre. L’activité bancaire, en effet, crée nécessairement un pouvoir d’achat supplémentaire, alors que le prêt non-bancaire n’en crée pas. Le banquier, en outre, ne se borne pas à accorder des crédits : il reçoit des dépôts, fournit le service de caisse, et parfois pratique le change et l’essai des monnaies. Enfin, “la banque est une profession et plus spécialement un commerce48”. Les intérêts des banquiers sont avant tout financiers ; au contraire les hommes d’affaires ou les riches propriétaires qui accordent les prêts non-bancaires ont souvent d’autres intérêts (par exemple dans l’agriculture).
Même si l’on refuse la définition de R. Bogaert, deux points, en tout cas, demeurent acquis. Le premier est que son livre ne porte pas, comme le suggère indirectement Finley, sur ce qu’il nous plaît d’appeler des banques (“what we choose to call banks in antiquity”), subjectivement et sans critères précis, mais sur un type déterminé de profession commerciale, se livrant à une catégorie bien définie d’opérations. Le second est qu’il ne permet pas de conclure à l’absence de prêts productifs dans la Grèce antique. Car, si les opérations de crédit productif étaient le fait de propriétaires et d’hommes d’affaires non-banquiers (comme c’était fréquemment le cas, me semble-t-il, entre le Ier siècle a.C. et le IIIe siècle p.C.), elles n’apparaîtraient pas dans le livre de R. Bogaert, qui concerne les banques de dépôt.
2°) R. Bogaert prend des précautions dont Finley ne tient aucun compte. Il n’a repéré que deux exemples de prêts bancaires à but productif. Mais il n’exclut ni que la pratique hellénistique ait été sur ce point différente de celle de la Grèce classique, ni que les trapézites aient directement investi l’argent de leurs clients, soit en prenant une part dans des entreprises commerciales existantes, soit en montant eux-mêmes une ou plusieurs entreprises commerciales49. L’usage que fait Finley du livre de Bogaert est donc pour le moins hâtif.
3°) L’opposition entre crédit productif et crédit à la consommation n’est peut-être pas, dans le monde antique, aussi fondamentale que le pense Finley. R. Bogaert, pour sa part, lui attribue une importance sensiblement moindre. Il cite plusieurs cas de sociétés antiques (non-“classiques” certes, étrangères à la structure culturelle, psychologique et politique dans laquelle Finley voit l’unité du monde gréco-romain ; mais étaient-elles pour cela plus voisines des sociétés industrielles actuelles ?) où le crédit productif était pratiqué, et même un cas où il était pratiqué par les banquiers. Ainsi en Mésopotamie, à l’époque paléo-babylonienne, le palais (qui n’est pas un établissement bancaire, au sens où l’entend R. Bogaert) accorde des crédits (en nature ou en argent non-monnayé) à des fins d’affaires, pour le commerce50. Déjà, sous la 3e dynastie d’Ur, des marchands étaient soit bailleurs soit preneurs de fonds, dans un but commercial51 ; les marchands de la période paléo-babylonienne, les tamkârû, sont eux aussi des bailleurs de fonds, fût-ce en substitution d’autres créanciers, et les prêts accordés par eux financent des voyages de commerce52 ; etc. Enfin, plusieurs exemples du Talmud montrent que les banquiers juifs faisaient fructifier leurs fonds en finançant des entreprises commerciales53. Qui plus est, le roi Ammisaduqa, roi à Babydone au XVIIe siècle a.C., a prononcé un édit où est clairement établie la distinction entre crédit à la consommation et crédit productif54. Si, comme le croit Finley, l’idéologie économique est le reflet du fonctionnement réel du système économique55, c’est là une preuve supplémentaire que son argumentation sur les prêts à fin productive n’est pas très convaincante, à moins qu’il ne s’agisse seulement, une fois encore, d’opposer le passé au présent.
4°) Si les papyrus relatifs au prêt maritime sont très peu nombreux56, il n’en est pas de même des documents attiques qui en font état. Ce que dit Finley n’est donc pas vrai de toute l’Antiquité. La rareté des sources ptolémaïques peut d’ailleurs s’expliquer par l’organisation propre de l’économie égyptienne, et notamment par l’existence des monopoles royaux57.
Le prêt maritime fonctionnait-il davantage comme une police d’assurance que comme une forme de crédit ? S’il en était ainsi, il faudrait au moins prendre acte que les Anciens ont eu pleinement conscience de la spécificité des assurances par rapport aux autres formes de crédit. Le prêt maritime était en tout cas la plus rentable (sinon la moins dangereuse…) de toutes les espèces de prêts, et il a joué un rôle dans le financement des importations et exportations58.
Il est vrai que les banquiers n’y intervenaient pas en tant que créanciers ; mais Finley peut-il en tirer argument, alors qu’il assimile toujours le prêt bancaire au prêt non-bancaire, comme nous l’avons vu ?
5°) Pour conclure sur la banque et les prêts en Grèce, signalons un bref passage où Finley parle des incapacités juridiques des métèques et du “fossé entre le capital agraire et le capital liquide59” : un métèque comme Céphalos de Syracuse ne pouvait accorder de prêts gagés sur la terre, si bien que les citoyens athéniens à court d’argent étaient difficilement en mesure de lui en emprunter.
Loin de moi l’idée de minimiser l’importance des statuts juridiques, ou de soutenir qu’il n’existait pas de fossé entre le capital agraire et le “capital liquide”. Mais consultons encore R. Bogaert : il montre que les trapézites athéniens, pratiquement tous des métèques, pratiquaient couramment le prêt en retenant comme gages des objets précieux. La “classe possédante” qui leur empruntait ne paraît pas en avoir été tellement gênée60. L’incidence d’une règlementation juridique sur la vie économique est malheureusement, nous l’avons vu, très délicate à évaluer. À Rome, où il n’y avait pas à proprement parler de métèques, et où n’existait pas “le mur légal caractéristique de la cité grecque entre terre et crédit61”, le fonctionnement de l’économie, comme le montre bien Finley lui-même, n’était pas tellement différent.
À Rome
À l’époque romaine (considérée, elle aussi, comme une sous-unité culturelle, des origines au Bas-Empire), l’impression de Finley est que les prêts importants se faisaient à des fins non-productives. Mais il ne dispose que de deux exemples, l’un tiré de Cicéron et l’autre de Pline le Jeune, parce qu’il n’existe pas, dit-il, d’étude globale sur les prêts à Rome. La fin du paragraphe évoque de nouveau un certain nombre de caractères de la vie financière qu’il considère comme des “sous-produits de ce phénomène fondamental” (la pratique des prêts à des fins non-productives) : absence du concept d’amortissement, absence de prêts à long terme62, caractère rudimentaire de la comptabilité, “pratique courante de ne pas remettre de reçus pour les paiements privés”. Sans m’étendre davantage sur ces dernières lignes, je noterai que la pratique de ne pas remettre de reçus pour les paiements privés, si elle est observable en Grèce à certaines époques63, n’est absolument pas courante à Rome, à la fin de la République et au Haut-Empire.
Quant au reste du paragraphe, on peut remarquer :
1°) Que s’il n’existe pas d’étude globale sur les prêts à Rome, la bibliographie est cependant plus abondante que ne le dit Finley. Même en excluant les prêts “politiques”, il était possible de réunir plus de deux exemples de prêts64, dont l’un, motivé par l’achat d’une propriété agricole, est d’ailleurs un prêt à fins productives.
2°) L’intérêt du paragraphe, à mon avis, est ailleurs. Finley observe que Cicéron, pour acheter une maison, emprunte à des faeneratores (prêteurs à intérêt), tandis que Pline, désirant acheter une terre, songe au contraire à faire rentrer des créances. Il se demande quel était, de ces deux comportements, le plus typique à Rome… Mais est-il assuré que les Romains, d’un bout à l’autre de leur histoire, aient toujours conservé, en matière de prêts, le même comportement ? La réponse est sans doute (sous réserve d’études ultérieures) que les deux pratiques existaient parallèlement. Entre le Ier siècle a.C. et le IIIe siècle p.C., les membres des oligarchies impériales (sénateurs, chevaliers) empruntaient beaucoup moins à des banquiers professionnels qu’à leurs pairs ou à des hommes d’affaires proches de leurs ordres. Et ce phénomène n’a fait que s’accentuer entre l’époque de Cicéron et celle de Pline le Jeune. Il s’ensuit que le prêteur d’hier devenait facilement l’emprunteur de demain. Cicéron aussi s’est parfois fait rembourser des créances pour pouvoir procéder à des achats : ainsi lorsqu’en 45 a.C., il songe à acheter des jardins et réclame à Hermogenes et Faberius l’argent qu’ils lui doivent65. Ni Cicéron, ni Pline le Jeune, dans les textes cités par Finley, ne parlent de faire appel à un banquier professionnel. En revanche, les argentarii, banquiers professionnels, interviennent comme intermédiaires dans la vente aux enchères privée, et jouent par là un grand rôle dans la circulation des terres et des esclaves, en facilitant les ventes à crédit. Phénomène inconnu de la Grèce, mais aussi de la Rome archaïque et républicaine (jusqu’au IIe siècle a.C.) et du Bas-Empire. De telles observations permettent d’esquisser une périodisation économique (et non point culturelle). C’est dans le cadre de cette périodisation qu’il faut analyser l’organisation du crédit, si possible en rapport avec celle de la production. La fonction des argentarii dans la vente aux enchères, pour spécifique qu’elle soit, n’en est pas moins économique, et ce n’est pas en opposant les banquiers antiques aux banquiers modernes qu’on peut en comprendre la portée.
Premier passage : Cicéron et les faeneratores66.
Dans le De Officis, Cicéron affiche du mépris à l’égard des faeneratores. Finley essaie toutefois de montrer qu’il comprend la nécessité de leur existence et ne refuse pas de faire appel à eux. Il faut d’ailleurs distinguer de ces faeneratores professionnels les sénateurs qui prêtaient de l’argent, Brutus ou Crassus par exemple. Eux, dit Finley, le faisaient dans un but politique, pour satisfaire aux nécessités de la consommation ostentatoire, et souvent sans intérêts.
Sans commenter tout ce qu’il écrit sur le passage du De Officis (car cela supposerait une très longue étude), je me permets de faire quelques remarques relatives aux prêts d’argent :
1°) Du point de vue de l’analyse économique, la consommation (fût-elle ostentatoire) suppose toujours une production. Sinon le système ne peut se reproduire que de manière restreinte, et l’on voit mal comment le monde romain aurait pu ainsi se perpétuer plusieurs siècles. De même, l’extorsion d’argent dans les provinces suppose l’existence de produits que l’on extorque (et à l’échange desquels la monnaie sert d’intermédiaire). Si l’on ne se souvient pas sans cesse que la consommation ne peut, de manière durable, être supérieure à la production, la prétendue irrationalité des Anciens risque de n’être que l’image inversée de celle des historiens modernes.
2°) Les “gains politiques”, butin, indemnités, dons des provinciaux aux magistrats, ne sont pas réductibles à des phénomènes de corruption ; Finley a raison de le souligner. Mais s’ils touchent “à la structure de la société”, et s’ils sont “politiques” (c’est-à-dire obtenus grâce à l’exercice de charges politiques, et non point dans le cadre d’un métier, ni par l’exploitation de terres ou d’ateliers), il ne s’ensuit pas pour autant qu’ils soient économiquement inexplicables. Il s’agit d’un rapport de distribution des profits acquis par la cité, puis par l’État impérial. Pour en comprendre la raison d’être et expliquer le comportement de ceux qui en profitaient, il faut analyser le mécanisme d’appropriation de ces profits par la cité, puis par l’État. La tendance des nobles à la rapacité et à la consommation ostentatoire (qui ne date d’ailleurs que des deux derniers siècles de la République) est un phénomène logiquement second par rapport à cette appropriation.
3°) Parmi les prêts qu’on qualifie souvent de “politiques”, il faut distinguer deux grandes catégories : les prêts à fin politique, et les prêts à bénéfice politique.
Dans le premier cas, l’emprunteur est un homme politique (c’est-à-dire, à Rome, un sénateur) qui a besoin d’argent pour mener à bien sa carrière politique, pour organiser une campagne électorale, pour procéder à des libéralités (légales ou non), etc. ; il va donc utiliser l’argent emprunté à des fins plus ou moins politiques. Il n’y a aucune raison pour que le prêteur soit en ce cas indifférent au bénéfice qu’il compte retirer du crédit accordé (et donc au versement des intérêts). Les Romains avaient au contraire la réputation de ne plaisanter ni sur la date des échéances ni sur le montant de l’argent prêté. Si, dans certains cas, ils devenaient plus souples, ce n’était pas en général sans raisons. Le livre de A. Früchtl, décrivant attentivement les affaires de Cicéron, montre quels motifs ou quels mobiles celui-ci pouvait avoir d’oublier une dette ou de réduire le montant des intérêts. Et Plutarque, certes, parle de prêts sans intérêts accordés par Crassus, mais seulement dans des cas où l’emprunteur était de ses amis67. Dans le second cas, ce n’est pas le but de l’emprunt qui est politique, mais le bénéfice du prêt. Le prêteur est alors un homme politique qui compte retirer de son geste un bénéfice politique. Les intérêts sont faibles ou même nuls, précisément parce que le prêteur escompte un bénéfice non-financier. Il n’y en a pas moins bénéfice (ou du moins promesse, fût-elle implicite, de bénéfice) ; et il ne s’agit donc nullement d’une générosité irrationnelle et incompréhensible.
Je me demande d’ailleurs si en étudiant le financement des campagnes électorales aux États-Unis (qui ne sont pas suspects d’être économiquement archaïques) ou en Europe occidentale, on ne découvrirait pas des phénomènes voisins. Sur ce point encore, les oppositions terme à terme (“les anciens non, les modernes oui”) entretiennent la confusion plus qu’elles ne contribuent à expliquer les mécanismes de l’économie antique.
Vaste synthèse de la doctrine primitiviste sur l’Antiquité classique (une des premières aussi, car jusqu’ici les primitivistes avaient préféré aux synthèses les études de détail et les avertissements méthodologiques), ce livre a une indéniable importance. J’ai dit ce qui, à mon avis, en marque les limites. Je me permettrais de souhaiter qu’il nous aide à sortir d’un débat qui se perpétue depuis des décennies, et dont il pourrait bien constituer un des derniers grands témoignages.
Notes
- Finley 1973. Je ferai référence aux pages de l’édition anglaise, puis à celles des traductions française (Finley 1975) et italienne (Finley1974). Pour éviter toute confusion, je ferai précéder les numéros des trois paginations des lettres A. (page de l’édition anglaise), F. et I. (pages des traductions française et italienne).
- Ainsi aux pages A. 48 = F. 58-59 = I. 56 ; et A. 100 = F. 132 = I. 148.
- Sur la manière dont Finley définit l’économie antique et le monde antique, voir A. 27-34 = F. 29-39 = I. 19-32.
- Cic., Off., 1.150-151.
- A. 141 = F. 189-190 = I. 217-218.
- A. 142 = F. 191 = I. 220.
- A. 141-142 = F. 190-91 = I. 218-220.
- Voir par exemple Napoleoni 1974, 246-248.
- Voir par exemple Braudel & Spooner 1967, 386.
- M. I. Finley avait déjà abordé ce thème dans Finley 1953, 256-266.
- Voir par exemple, pour la Grèce, Bogaert 1968, 344-345. Sur les systèmes actuels de compensation et de clearing, Ferronière & Chillaz 1963, 131-133 et 169-171.
- À ce propos, voir déjà Finley 1953, 261.
- Ferronière & Chillaz 1963, 21.
- Ibid., p. 64-73.
- Voir par exemple A. 139 et 140 = F. 187 et 188 = I. 215 et 217 ; et aussi Finley 1973a, 50.
- A. 114-115 = F. 152-153 = I. 171-172.
- Voir par exemple Walton1865, 96-97.
- Voir Bogaert 1968, 370-372.
- A. 27-34 = F. 29-39 = I. 19-32.
- Par exemple lorsqu’il s’appuie sur G. Lukács pour congédier la notion de classe, et la remplacer par celle de status (voir A. 50-51 = F. 61-62 = I. 58-60).
- A. 22 = F. 21-22 = I. 11.
- A. 68-69 = F. 86 = 1. 91-92. Voir aussi A. 43 = F. 51 = I. 47.
- A. 43-44 = F. 52 = I. 48.
- A. 67 = F. 84 = I. 89 ; et A. 43 = F. 51 = I. 47.
- Voir à ce propos Napoleoni 1974, 20.
- Sur la portée idéologique de ces “robinsonnades”, voir par exemple La Grassa 1973, 23.
- Voir à ce propos ibid., p. 145-177 et aussi 11-24.
- A. 23 = F. 23 = I. 12.
- A. 26-27 =F. 27-28 = I. 18-19.
- A. 22 = F. 22 = I. 11.
- Voir par exemple A. 117 = F. 156 = I. 176.
- Voir A. 110-111 = F. 146-147 = I. 165 (à propos de Caton l’Ancien) ; ou A. 98, N. 7 = F. 129 = I. 144 et A. 177 = F. 155-156 = I. 175-176 (à propos de Columelle).
- “Il est évident qu’ils pratiquaient l’agriculture, qu’ils faisaient du commerce, qu’ils produisaient des objets manufacturés, qu’ils exploitaient des mines, levaient des bénéfices ou devaient renoncer à leurs entreprises”, admet Finley (A. 21 = F. 20 = I. 10). Mais cela ne suffit pas pour qu’ils possèdent le concept d’Économie. Comme la charité selon Saint-Paul, ce concept devient un véritable esprit, qu’on a ou qu’on n’a pas, et qui souffle où il veut, quels que soient les biens que l’on produise et de quelque manière qu’on les produise.
- A. 50-51 = F. 61-63 = I. 58-61.
- Voir Godelier 1966 ; 1973.
- Terray 1969.
- Meillassoux 1964. Au début d’un très important article (Meillassoux1960), C. Meillassoux évoque trois types de réactions face aux phénomènes économiques des “sociétés traditionnelles”. “La première consiste à nier l’existence d’un problème économique dans ces sociétés, soit en déclarant sans examen qu’il ne s’agit pas de systèmes économiques, soit en attribuant les comportements observés, non pas à des impératifs économiques, mais à une mentalité particulière et à des mœurs irrationnelles et inexpliquées. (…) Une seconde attitude, plus généreuse, envisage de restituer au ‘primitif’ sa condition d’homme en le gratifiant précisément de quelques-unes des qualités les plus recherchées de l’homo œconomicus. (…) Une troisième attitude consiste à dépasser ces deux positions pour admettre : 1°) que ces sociétés ont une forme d’économie (en contradiction avec la première attitude) ; 2°) que ces économies obéissent à des lois qui leur sont propres (en contradiction avec la seconde attitude)” (ibid., p. 38-39). Toutes choses égales d’ailleurs, on aura reconnu dans la première de ces trois réactions la voie primitiviste empruntée par Finley. Dans un autre article (Meillassoux 1973), C. Meillassoux fait la critique des conclusions de C. Bouglé et L. Dumont, qui au contraire emportent l’adhésion de Finley (voir A. 44, n. 18 et 45, n. 20 = F. 52 et 53 = I. 48 et 50).
- Rey 1971 et 1973.
- A. 141 = F. 189 = I. 218. Sur ce thème, voir déjà Finley 1953, 261.
- Voir par exemple Arangio-Ruiz 1972, 341 et note 1 ; Kaser 1971, I, 418 et note 43.
- Voir Ejges 1930, 83-84 ; Bogaert 1968, 340 note 206.
- Voir A. 141 = F. 190 = I. 218. Je n’ai pu me reporter au texte de cet ouvrage (Fogel & Engermann, éd. 1971, 441).
- A. 141-142 = F. 190-191 = I. 218-220.
- Voir A. 144 = F. 194 = I. 224.
- Sur cette idée, voir déjà Finley 1953, 256 sq.
- Voir déjà ibid., p. 259-260.
- Bogaert 1966, 30.
- Ibid.
- Bogaert 1968, 357-358.
- Bogaert 1966, 71-75. (Finley dit expressément qu’au nombre des prêts accordés à des fins d’affaires il compte aussi bien les prêts au commerce que les prêts à l’agriculture ou à la manufacture ; voir A. 141 = F. 190 = I. 219).
- Bogaert 1966, 77-79.
- Ibid., p. 79-82.
- Ibid., p. 157 et note 118 ; et Bogaert 1973, 242 et n. 25.
- Bogaert 1966, 74.
- Voir par exemple A. 21-22 = F. 21-22 = I. 10-11 ; ou A. 25-26 = F. 26-27 = I. 16-18. Sur ce point non plus, je ne partagerais pas volontiers l’opinion de Finley, parce que la théorie économique ne peut, à mon avis, être étudiée sans référence aux forces sociales qui l’élaborent et la véhiculent.
- A. 141, n. 40 = F. 190, n. 40 = I. 219, n. 42. L’argument ex silentio a toujours une portée limitée ; rappelons d’ailleurs qu’un titre du Digeste est consacré au prêt maritime (voir Rougé 1966, 345-360).
- Voir Bogaert 1965, qui parle d’ailleurs de deux papyrus, et non d’un seul, comme le fait Finley. Dans cette utilisation des sources et de la bibliographie, je ne reconnais donc pas la “méthode rigoureuse” dont parle C. Mossé (1974, 224).
- Bogaert 1968, 355.
- A. 48 = F. 58-59 = I. 56. Ce “fossé” est la conséquence d’un état social défini et imposé par la loi ; encore une fois, la vie économique concrète trouve son explication à d’autres niveaux, non-économiques. Sur ce “fossé”, voir déjà Finley 1953, 263-264.
- Bogaert 1968, 354-356.
- A. 142 = F. 190 = I. 219.
- À ce propos, voir déjà Finley 1953, 265.
- Voir ibid., p. 266.
- Citons par exemple la vieille et minutieuse étude de A. Früchtl (1912) ; et les articles (insuffisants certes, mais utiles par les références qu’on y trouve) de G. Salvioli (1921) et de J.-P. Royer (1967).
- Voir toutes les références dans Früchtl 1912, 78 note 4.
- A. 53-55 = F. 65-68 = I. 63-67.
- Plu., Crass., 3.