Introduction
Une lecture historiographique superficielle pourrait donner l’impression que la préhistoire s’est construite de manière linéaire par des fondateurs qui en ont posé les bases et par des “suiveurs” qui en ont précisé le système. Dans ce modèle, l’histoire se serait progressivement construite sur le socle des données positives accumulées par les générations successives de pionniers, avec les inévitables rectifications qu’entraîne une discipline qui doit arrimer ses fondations dans le paradigme de l’époque. L’application de cette grille de lecture à une personnalité comme François Daleau (11.06.1845-16.11.1927) permet de mettre en évidence son inadéquation1.
Comme on sait, Gabriel de Mortillet (1821-1898) met en place, dès 1869, la première classification des cultures paléolithiques reposant sur l’étude des productions culturelles des premières humanités2. Elle sera débattue lors de la session du Congrès international d’Anthropologie et d’Archéologie préhistoriques de Bruxelles en 1872 (fig. 1), avant de figurer dans le guide du Musée de Saint-Germain en 1881 et dans son ouvrage de synthèse consacré au Préhistorique, en 1883. À la même époque, François Daleau bat les campagnes girondines à la recherche de sites archéologiques à fouiller. Ses prospections l’amènent en 1881 à la grotte de Pair-non-Pair, qu’il fouillera sans relâche jusqu’en 19003 (fig. 2-3).
Les deux hommes se connaissaient bien et avaient l’un pour l’autre une profonde estime et un grand respect. Gabriel de Mortillet (lettre à Daleau du 10.02.1894) n’hésite pas à concéder : “décidément, la palethnologie de la Gironde vous doit un fameux cierge”. La confiance entre eux est telle qu’en 1896 Gabriel de Mortillet intervient auprès du ministre pour que Daleau soit nommé membre correspondant de la Sous-commission des Monuments mégalithiques (lettre de Mortillet à Daleau du 13.01.1896) et à l’inclure dans ses proches. Avec l’esprit de corps qui le caractérise, il écrit à Daleau après avoir reçu des informations sur des découvertes girondines (lettre du 21.02.1896) : “vous voyez, cher Collègue, que nous formons un véritable syndicat pour doter la France d’un ouvrage important, meilleur et plus complet que ce qui a été fait partout ailleurs”. Daleau, quant à lui, possède des tirés-à-part des articles de G. de Mortillet dans sa bibliothèque et le cite occasionnellement. Il mentionne, par exemple, un passage consacré à la retouche de l’ouvrage de Mortillet Le Préhistorique, lors du Congrès de l’Association française pour l’Avancement des Sciences (AFAS) de Rouen en 18834. Il compare, à l’occasion, dans ses Carnets d’excursions (12.01.1883, 17.11.1883, 24.11.1883…) des pièces de Pair-non-Pair avec les exemplaires qui figurent dans le Musée préhistorique5. Nous savons que Daleau en recommande d’ailleurs l’acquisition, car il s’informe directement auprès de Mortillet pour obtenir les deux ouvragespour un de ses collègues (lettre de Daleau à Mortillet du 03.02.1898). Surtout, Mortillet a lui-même initié Daleau à la lecture typologique des silex taillés, en organisant pour lui, avec Émile Cartailhac, une visite commentée du matériel de Saint-Germain-en-Laye, en 1878 (Daleau, Carnets, 23.08.1878).
Lorsque Mortillet, invité par Daleau, vient examiner les gravures pariétales de la grotte de Pair-non-Pair, il reconnaît la qualité du travail accompli et accepte sans réserve les découvertes du fouilleur6 (fig. 4). À cette occasion, Daleau lui présente les collections archéologiques de son “musée” de l’Abbaye et note dans ses Carnets (15.08.1897) : “mon savant collègue m’a éclairci plusieurs questions préhistoriques que je trouvais obscures”. Nous ne connaissons pas le contenu de ces questions obscures, mais le fait que le fouilleur de Pair-non-Pair souligne le terme “préhistoriques”, alors qu’il qualifie les couches de son gisement “d’archéologiques”, montre qu’il distingue les deux registres. Et, en effet, en dépit de leur proximité, tout oppose les deux hommes, à la fois dans leur conception théorique et dans leur démarche.
L’histoire comme perfectionnement des formes
Pour bien comprendre ce qui les oppose, il faut d’abord rappeler les objectifs de Gabriel de Mortillet7 : “nous cherchons à retracer les diverses phases du développement et de l’histoire de l’homme”. Et cette histoire, il la voit comme continue et, plus précisément, comme un processus qui conduit vers une perfection de plus en plus grande. Il est à peine besoin de rappeler que Mortillet a pris très tôt position en faveur du transformisme8, alors même que cette option faisait encore l’objet de vifs débats au sein de la Société d’Anthropologie de Paris, comme l’attestent les nombreuses discussions publiées dans les comptes rendus des séances entre 1868 et 1870. Il a, du reste, conservé cette position jusqu’à la fin de sa vie9, comme en témoigne cette lettre qu’il adresse à Daleau (03.03.1896) : “pour rendre pleine et entière justice à notre compatriote Lamarck, nous faisons l’inventaire des transformistes français”. Sa position relève d’ailleurs d’une idéologie nationaliste. Dans son ouvrage consacré à l’Origine de la chasse, de la pêche et de l’agriculture, il n’hésite pas à proclamer: “la France a l’honneur d’être la patrie du transformisme […]. C’est donc à la France, à Paris, qu’incombe le devoir de le démontrer scientifiquement10”.
Comme on sait, le transformisme postule le changement comme une loi de la nature. Et celui-ci se donne à travers des séries de modifications des formes du vivant, dans le temps long de l’histoire géologique. Dans la mesure où cette loi touche l’ensemble de la nature, elle s’applique également à l’être humain et à ses productions. S’il est une préhistoire à construire, elle doit donc s’établir sur l’analyse des séries industrielles. Or, la transformation des formes et des manières de tailler les outils au fil des époques indique effectivement un processus continu qui conduit vers une perfection de plus en plus grande. Ainsi, “les haches ou instruments typiques de l’Acheuléen viennent s’éteindre à cette époque [moustérienne], comme les pointes moustiériennes commencent déjà à apparaître dans l’Acheuléen11”. De même, “l’industrie solutréenne est purement et simplement une transformation normale de l’industrie moustérienne due à l’invention d’un procédé nouveau de taille12”. Et ces différents niveaux de transformation dans les industries visent l’obtention de produits de plus en plus fonctionnels : “le travail grossier et primitif des Moustiériens se transforme et fait place à un travail de la pierre beaucoup plus perfectionné13”.
Cette continuité n’empêche toutefois pas de cerner des paliers qui fixent, comme autant d’étapes, les niveaux de perfection dans le temps. Ceux-ci sont perceptibles dans les modes de débitage et dans l’organisation de la retouche des instruments. La présence de caractéristiques identiques sur des séries contemporaines, c’est-à-dire provenant des mêmes assises archéologiques, lui permet d’identifier des “fossiles directeurs” propres aux différentes époques14. Cette démarche fournit le premier cadre chronologique de la discipline, qui repose exclusivement sur les productions culturelles des groupes préhistoriques, et non plus sur la succession des faunes, comme l’avaient fait auparavant Édouard Lartet et Henry Christy (1865-1875). Chaque produit de la fouille archéologique trouve une place précise dans le système élaboré par Mortillet, en même temps qu’il en confirme le bien-fondé. Les pièces qui n’apportent pas d’informations pertinentes sont, quant à elles, jugées insignifiantes et éliminées. Les documents archéologiques s’organisent donc, pour lui, selon un principe en fonction duquel ils sont ordonnés et hiérarchisés. L’identification de “fossiles directeurs”, c’est-à-dire l’analyse typologique, est, à cet égard, précieuse, car elle fournit des catégories nettes et distinctes, qui permettent de définir les quatre civilisations du Paléolithique – l’Acheuléen, le Moust(i)érien, le Solutréen et le Magdalénien. On le voit, Gabriel de Mortillet travaille donc dans le cadre d’une nomenclature, c’est-à-dire dans un système classificatoire fermé : “l’important, c’est que les groupes, dans leur ensemble, soient bien tranchés et bien caractérisés, et qu’ils permettent ainsi de réunir, d’une manière logique, rationnelle et chronologique, tous les faits observés, toutes les découvertes15”. Il ne faut, en effet, pas s’y tromper : le système de Mortillet est une construction théorique dans laquelle les pièces archéologiques trouvent leur place logiquement. C’est d’ailleurs le sens de la réponse qu’il donne à ses (nombreux) contradicteurs lors du Congrès de Bruxelles en 1872, lorsqu’il rappelle que sa classification a été “éprouvée au Musée de Saint Germain16”.
Une fois son système mis en place, Mortillet n’aura de cesse de le défendre. Deux épisodes ont pourtant failli fragiliser l’édifice : la question de l’Aurignacien et celle de l’Acheuléen. L’Aurignacien, que Mortillet a d’abord placé entre le Solutréen et le Magdalénien en s’appuyant sur l’autorité d’Édouard Lartet, est ensuite considéré comme “une transition, ou mieux encore le commencement du Magdalénien”. La raison (théorique) est simple : “les instruments en os sont déjà abondants, et l’industrie ne pouvait se caractériser que par une différence dans la forme des pointes de lances et de flèches en os17”. Mais le faciès d’Aurignac ne saurait davantage s’intercaler entre le Moustérien et le Solutréen. Dans les niveaux du gisement de Thorigné en Mayenne appartenant à cette dernière époque, “l’os taillé fait défaut, mais le travail de la pierre acquiert un grand perfectionnement18”. Ce sont effectivement les points essentiels. Il y a une remarquable continuité entre la retouche envahissante des pointes et racloirs moustériens et la retouche couvrante des pointes foliacées solutréennes. Cette continuité se marque d’ailleurs également sur le support lui-même, avec des éclats qui tendent à s’amincir. Enfin, pour Mortillet, la présence d’un outillage en bois de cervidé ne peut alternativement apparaître, disparaître et réapparaître. Efficace dans leur forme et leur fonction, ces instruments témoignent d’une avancée technologique trop importante pour ne pas être conservée. La marche vers le progrès ne souffre pas de retour en arrière.
L’Acheuléen a été le second point d’achoppement. Cet épisode trouve son point de départ dans un petit opuscule dans lequel Ernest d’Acy (1878) réétudie les dépôts de limons des plateaux du nord de la France et de la Belgique. L’auteur y montre que les industries provenant de bancs diluviaux en place mêlent des bifaces façonnés et des instruments sur éclats retouchés, accompagnés de nucléus. L’ouvrage est offert aux Matériaux, et Mortillet en fait immédiatement un compte rendu19. Il ne lui est pas possible d’écarter le problème : “Ernest d’Acy […] a mis en relief ces quelques mélanges et s’en est prévalu pour attaquer la distinction de cette époque. J’ai été alors forcé, malgré l’inconvénient qu’il y a à changer un nom déjà généralement admis, de choisir une localité plus pure, plus caractérisée, plus typique. J’ai pris celle de Chelles (Seine-et-Marne)20”. Le changement de nom d’un faciès pouvait, en effet, être gênant. Mais le problème crucial touchait la présence, dans la même assise géologique, d’un outillage composé de bifaces et d’éclats retouchés, ce qui mettait à mal le cadre théorique de Mortillet. Entre l’instrument façonné (biface) et les éclats retouchés en racloir ou en pointe du Moustérien, il y a, en effet, selon lui, un véritable progrès technologique. Le premier est un outil grossier multifonctionnel obtenu par un seul type d’opérations. Les seconds nécessitent plusieurs étapes, parmi lesquelles l’obtention d’un nucléus et la retouche des produits de débitage, en vue d’adapter la forme de l’instrument à la fonction à laquelle il est destiné. Il faut donc que ces types appartiennent à des époques distinctes, et donc à des races distinctes :
“l’homme primitif était peu inventif, peu novateur, aussi le coup de poing en pierre a-t-il duré une longue série de siècles. Pourtant il a lentement progressé. Ses proportions ont diminué et sont devenues plus régulières. Sa forme s’est régularisée, il a surtout été taillé d’une manière moins élémentaire et de plus en plus délicate21”.
Dans un premier temps, et comme il l’a fait pour l’Aurignacien, Mortillet fait de l’Acheuléen un faciès intermédiaire : “le célèbre gisement de Saint-Acheul, qui a donné son nom tout d’abord à la première époque […] peut être maintenu pour une époque intermédiaire entre le quaternaire inférieur ou chelléen et le quaternaire moyen ou moustérien22”. Mais cette solution intermédiaire ne le satisfait pas vraiment, et il rend bien vite à l’Acheuléen sa place dans la séquence, en le situant après le Chelléen. On perçoit sans peine la difficulté devant laquelle Mortillet se trouve. Il s’agit de concilier les transformations lentes qu’impose le cadre transformiste avec des catégories suffisamment stables pour être fonctionnelles. La solution se trouve dans un finalisme qui conditionne le processus de transformation technologique : “pendant l’acheuléen, l’homme a pris peu à peu, très lentement, l’habitude d’utiliser les grands éclats provenant de la taille des coups de poing. Puis retouchant ces éclats, il en a fait des outils spéciaux taillés sur une seule face. Ces nouveaux outils ont peu à peu pris le lieu et place du coup de poing, qui a diminué progressivement et fini par disparaître. Les deux outils principaux de cette nouvelle industrie sont la pointe et le racloir caractéristiques du moustérien23”. Il arrive, de cette manière, à conserver leur place centrale aux fossiles directeurs, sans perdre le fil continu du progrès humain. La démarche est ensuite répétée pour les périodes plus récentes.
De la typologie à la palethnologie
L’approche typologique permet à Mortillet de fixer un cadre chronologique des cultures humaines d’avant l’écriture, sans lequel il ne saurait y avoir de préhistoire. Mais l’interprétation finaliste, qui lui sert à articuler les productions humaines dans le temps, peut être mise en relation avec les découvertes anthropologiques. Chacune des étapes technologiques, marquées par un type d’outil spécifique, correspond, en effet, à une race humaine. Le Chelléen est produit par la race de Néanderthal, avant que celle-ci ne se transforme en la variante de Canstadt, qui “présente déjà un type atténué et en partie modifié, un type de passage, avec la race suivante24”. Le Solutréen et le Magdalénien sont produits par la race de Cro-Magnon, qui a lentement dérivé de la race précédente : “suivant le même mode de développement que l’industrie, la race de Néanderthal n’a pas été directement remplacée par une autre race arrivant toute constituée et prenant immédiatement son lieu et place. Elle s’est transformée sur place, peu à peu25”, ce qui explique d’ailleurs le surgissement de caractères anciens chez des humains d’aujourd’hui : “aussi voit-on, de temps à autre, le type de Néanderthal réapparaître plus ou moins parmi nous par suite d’atavisme26”.
Mais l’examen des documents archéologiques lui permet également de reconstituer les modes de vie de ces antiques populations. Toutefois, plutôt que de chercher dans les structures archéologiques les éléments factuels de sa reconstitution, Mortillet déduit les mœurs des groupes de chaque époque des instruments mis au jour. Ses conclusions sur le vêtement sont particulièrement éclairantes à cet égard :
“Pendant le chelléen l’homme ne possédait qu’un coup de poing fort et grossier. Cet instrument […] ne pouvait servir à ouvrir régulièrement un animal et à le dépouiller proprement de sa peau. L’homme devait donc aller nu. Il n’y avait pas grand inconvénient, car il vivait dans une période chaude et nuageuse […]. Avec l’acheuléen la température s’est refroidie. L’homme a senti l’utilité de se couvrir. Il a amélioré et perfectionné le coup de poing pour en faire tout à la fois une arme de chasse et un outil propre à dépouiller le gibier de sa peau. Le froid augmentant, les peaux simplement enlevées aux animaux n’ont plus suffi à l’homme. […]. L’homme a alors créé l’outillage moustérien. Le racloir pour nettoyer et assouplir les peaux, le tranchant pour les couper et la pointe pour les percer. Des lanières détachées des peaux et passées dans les trous servaient à fixer les unes aux autres les diverses parties et à retenir le vêtement sur le corps. Pendant les grands froids du magdalénien existait tout un outillage en pierre et en os pour la confection des vêtements dont le besoin se faisait de plus en plus sentir27”.
Le même type de raisonnement lui sert à justifier des aspects aussi divers que l’habitat, la nourriture ou la mobilité des groupes. Les conditions climatiques servent donc de moteur pour faire progresser l’homme dans son inventivité et celle-ci est tout entière déduite des fossiles directeurs qu’il a isolés du matériel. C’est donc moins une palethnographie qu’il cherche à mettre en place qu’une palethnologie, au même titre d’ailleurs qu’un Édouard Dupont (1871) ou un Émile Rivière (1887) à la même époque.
Quoi qu’il en soit, la préhistoire de Mortillet se donne comme un système scientifique complet. Elle est, tout d’abord, structurée par un paradigme – le transformisme – qui intègre la dimension du temps et justifie donc l’élaboration d’une histoire. Elle pose, ensuite, le premier cadre chronologique élaboré au départ de faits culturels sur la base d’une correspondance entre les découvertes paléoanthropologiques et les industries. Elle pose, enfin, un modèle palethnologique crédible qui relie, en une trajectoire continue, les balbutiements de l’être humain – avec l’anthropopithèque – jusqu’aux aurores de l’histoire. C’est pourquoi il est légitime de considérer Gabriel de Mortillet comme l’un des pères fondateurs de la discipline. Il s’est d’ailleurs imposé comme tel pendant plusieurs décennies, grâce à sa position centrale au sein de structures majeures destinées autant à condenser l’information qu’à la diffuser (conservateur des collections au Musée des Antiquités, fondateur des CIAAP, directeur de plusieurs revues, dont les Matériaux pour servir à l’histoire de l’homme…).
La position de François Daleau
L’histoire retient pour l’essentiel de ce modeste vigneron autodidacte qu’il a passé un demi-siècle à fouiller la grotte de Pair-non-Pair à Prignac-et-Marcamps (Gironde) et qu’il y a découvert les gravures pariétales d’animaux. Elle retient aussi qu’il les a attribuées au Solutréen et au Magdalénien28 – diagnostic rectifié par Henri Breuil (lettre de Breuil à Daleau du 15.03.1904)29. On sait moins que Daleau a lui-même admis, quelques années après sa publication princeps (1896), que les gravures sur rocher de la caverne de Pair-non-Pair devaient être considérées comme aurignaciennes (lettre à André de Paniagua du 01.03.1915, par exemple) ou, mieux encore, éburnéennes, comme il l’exprime encore dans une lettre adressée à Hans-Georg Stehlin (15.04.1925). La nuance a toute son importance car, comme il l’avoue à Breuil30, il n’a utilisé le terme Solutréen que pour se conformer à la nomenclature de Mortillet, alors en vigueur. En fait, pour lui, ces appellations sont arbitraires. Et le Solutréen de ce dernier vaut bien l’Aurignacien des “nouveaux auteurs31” ! En revanche, le terme “Éburnéen” s’accorde avec la réalité archéologique. Le nettoyage de l’Agnus Dei – la gravure figurant un cheval à tête retournée de la grotte (fig. 5) – a, en effet, révélé des traces de badigeon rouge. Or, l’un des niveaux a livré d’importantes quantités de matière colorante, mais aussi de nombreux fragments d’ivoire. C’est pourquoi Daleau peut conclure : “je n’ai pas été surpris en découvrant des traces de rouge sur l’Équidé n° 1. Ce badigeon est venu confirmer, en quelque sorte, ce que j’avais déjà trouvé dans la couche éburnéenne32”. C’est donc la découverte conjointe de colorant et de fragments d’ivoire dans le niveau archéologique qui permet à Daleau de faire valoir l’âge éburnéen des gravures pariétales.
La démarche de Daleau ne peut se comprendre qu’en reconstituant les différentes étapes d’un travail patiemment échafaudé au long de cinq décennies de travaux sur le terrain. L’examen des notes manuscrites qu’il a laissées (Carnets d’excursions, notes personnelles, correspondance reçue et envoyée…) permet de dégager l’évolution de cette recherche.
La mise en place d’une archéologie préhistorique
De 1870 à 1881
Lorsqu’en 1873 François Daleau explore la grotte des Fées à Marcamps (Gironde) avec son ami Émile Maufras, son orientation est toute palethnologique. Elle est sans doute conditionnée à ce moment par Jean-Baptiste Gassies, qui l’a chargé de prospecter la région. Quelques blocs à l’entrée de la grotte lui permettent de penser à une paroi constituée d’un “clayonnage recouvert de chaume, fait de longues branches appliquées verticalement”, édifiée par les Troglodytes pour se protéger du vent et de la pluie33. Un trou au centre de la salle avec des blocs rougis lui suggèrent un foyer dans lequel les occupants de la grotte faisaient cuire leur viande. De part et d’autre de cette structure, des appuis lui suggèrent que : “ces deux rochers eussent servi de supports pour une broche (en bois bien entendu)34”. Il s’agit donc pour lui d’un habitat troglodytique de l’âge du Renne. Et l’analyse comparative du matériel lui permet d’avancer : “notre station, quoique très rapprochée de celle de Jolias, paraît avoir été habitée par des hommes moins primitifs, ou du moins plus exercés par leur travail sur l’os et la pierre, que ceux de cette dernière35”. Les éléments du contexte archéologique éclairent donc directement les modes de vie des anciens troglodytes, mais apportent aussi des informations sur le niveau d’évolution des occupants.
Très rapidement, son intérêt se porte cependant vers la démarche archéologique elle-même. Vers la fin de cette décennie, il met au point des techniques de prospection qui reposent, d’une part, sur l’approche toponymique et, d’autre part, sur les enquêtes de terrain auprès des gens du cru. En 1880, alors qu’il se rend au Congrès d’Anthropologie et d’Archéologie préhistoriques de Reims, il extrait des registres de la mairie des lieux-dits comme La Pierre Guillerette ou La Croix Dansière (Daleau, Carnets, 11.08.1880), car ces appellations renvoient à une pierre en mouvement, qui fait référence à la présence d’un mégalithe. De même, il collecte les histoires sur des pierres sous lesquelles se trouve un veau d’or (Carnets, 18.03.1880). Sa connaissance du terrain est telle qu’il peut entreprendre, dès 1876, une carte archéologique de la Gironde, dont il présente une première version lors du Congrès de Clermont-Ferrand36.
Dès le départ, il consigne au jour le jour ses observations dans des calepins, qu’il recopie ensuite dans ses Carnets d’excursions. En outre, il reproduit dans ces derniers les coupes de terrain, le plan des structures et les objets remarquables par des dessins à la plume, comme c’est, par exemple, le cas avec l’allée couverte de Peyrelebade à Bellefond lors de son voyage à Branne en mai 1879 (Carnets, 05.05.1879, fig. 1.31). Il conservera cette habitude tout au long de sa vie. Au total, 1 140 dessins de sa main préciseront les riches descriptions fixées dans les 12 volumes de ses Carnets d’excursions37.
De 1881 à 1896
Une nouvelle étape est franchie le 6 mars 1881 avec la découverte de la grotte de Pair-non-Pair. L’attention du fouilleur se focalise désormais davantage sur les objets eux-mêmes, mais aussi sur le contexte archéologique. Daleau fouille lui-même, au moyen d’un couteau de boucher (Carnets, 30.03.1883) et note dans ses calepins les observations qu’il fait sur le chantier. En outre, comme il l’écrit à son ami Léon Coutreau (lettre du 24.01.1884) : “il faut donc […] trier la terre avec les plus grandes précautions […]. Il faut recueillir jusqu’au moindre débris d’os, de silex ou autre roche et de poterie”. La volonté de procéder lui-même à l’acte de la fouille archéologique et d’en exploiter la totalité des produits mis au jour est en total porte-à-faux par rapport à ce qui se fait alors. Comme le disait plaisamment Annette Laming-Emperaire38 : “du temps de Labiche, un archéologue était un monsieur à barbiche blanche qui, en complet noir et canotier sur la tête, partait examiner une tranchée creusée par des ouvriers payés par lui. Il emportait un pliant et un panier pour son déjeuner, et par moments, mû par l’enthousiasme, il se saisissait d’une truelle et extrayait lui-même de la terre un objet intéressant”. Encore, la présence de l’archéologue sur le chantier est-elle sporadique. Il convient, en effet, de rappeler qu’un Élie Massénat ne se rend sur le terrain qu’une fois tous les quinze jours et qu’Édouard Piette préfère diriger la fouille du coin de son feu pour fuir “l’humidité et l’odeur nauséabonde qui se dégage des foyers fouillés39”.
Il importe de mesurer l’importance de l’effort consenti par François Daleau. Par suite d’une maladie des os, il ne peut se déplacer qu’au moyen de cannes. Au moment de sa découverte, la grotte de Pair-non-Pair est presque entièrement comblée de sédiments, ce qui oblige Daleau à fouiller, à la bougie, dans une position inconfortable. Au soir de sa vie, il rappellera d’ailleurs aux congressistes de l’AFAS venus visiter le site : “plus de six cents mètres cubes de débris ont été extraits de la grotte. J’ai fait pour son exploration plus de huit cents voyages de Bourg à Marcamps !”(Carnets, 01.08.1923). Il ne fait aucun doute que Daleau avait parfaitement conscience de l’originalité de l’ensemble de la démarche qu’il a mise en place. Car la fouille n’est finalement que l’étape préliminaire d’un travail qui vise à décrypter le gisement.
Daleau récolte la totalité des pièces, jusqu’aux déchets de débitage ou aux cassons, et fixe l’endroit et l’assise des découvertes : “je prends la précaution d’indiquer les tranches par des traînées de fumée laissées sur la voûte à l’aide de ma bougie. J’y mets aussi des numéros indicateurs par le même procédé” (Carnets, 05.03.1884). Même si ces indications ne correspondent pas à un carroyage au sens où nous l’entendons aujourd’hui, puisqu’elles ne servent pas à enregistrer la position des objets dans l’espace tridimensionnel, elles servent néanmoins de repères destinés à mémoriser les étapes de la progression de son travail. Cette démarche est exceptionnelle pour l’époque, lorsqu’on sait qu’aucune pièce d’art mobilier de la collection d’Édouard Piette ne peut être précisément localisée.
Chez Daleau, l’intérêt pour le contexte archéologique se marque d’abord par son souci de distinguer entre la position primaire des vestiges – “c’est-à-dire tels qu’ils ont été laissés par les naturels”(Carnets, 31.10.1882) – et leur position secondaire. L’association spatiale de restes osseux qui se raccordent anatomiquement (Carnets, 23.06.1882) ou de pièces lithiques qui remontent (Carnets, 05.03.1884) lui servent de preuve pour démontrer la position primaire des objets. Quant aux vestiges en position secondaire, Daleau en repère les causes principales en observant les déplacements verticaux d’objets par le fait de la gravité ou de bioturbations (terriers ou racines). Mais il note également les déplacements d’objets dans un même horizon par les accumulations de vestiges le long des parois. Avec le site de Pair-non-Pair, qu’il sait très vite remonter à l’âge du Renne40, le sol est désormais le support d’une histoire, dont les pièces archéologiques conservent la trace des événements.
L’étude des Carnets révèle que les observations de Daleau visent moins à dégager des informations sur les divers occupants du site que sur le matériel archéologique lui-même. Mais le raisonnement archéologique qu’il construit ne touche pas seulement les documents mis au jour lors de la fouille. Il débute, en amont, par l’examen des conditions de provenance des découvertes. Informé de la trouvaille d’une cachette de fondeur, riche de 127 pièces en bronze, à Verneuil en Gironde, Daleau se fait expliquer de manière détaillée par l’inventeur les conditions de la découverte, mais aussi les trouvailles antérieures faites à cet endroit (Carnets, 10.12.1892). De même, alors qu’il étudie la cachette de l’âge du Bronze du Pouyau à Saint-Androny (Gironde) en octobre 1894, il consigne les indications fournies directement par le propriétaire, avant de se rendre, avec lui, sur le site. Il note l’emplacement précis des objets, les caractéristiques du niveau dans lequel se trouvait le dépôt, le nombre de documents et la manière dont les objets étaient disposés (Carnets, 28.08.1895). Tous les éléments sont, en outre, soigneusement vérifiés : “Constantin piocha en ma présence sans hésitations sur le point exact où il avait exhumé les haches et je recueillis un échantillon de terre contenant encore des petits morceaux de métal bleu”(o.c.). Daleau procède donc de cette manière à une véritable critique des sources.
De 1896 à 1927
En 1896, alors qu’il reprend les fouilles de Pair-non-Pair, interrompues par suite du non-renouvellement de son bail41, le travail de Daleau se focalise encore davantage sur le document lui-même, non sans tenter parfois une analyse de type taphonomique de l’objet archéologique. Cette évolution est nettement perceptible dans les Carnets d’excursions, où les longues listes déclinées de documents mis au jour cèdent progressivement la place à des descriptions plus soignées des objets. Deux mandibules de jeune hyène sont, par exemple, “piquées par de petites dents de carnassier” (Carnets, 06.06.1896) et “un éclat d’os est piqué et carbonisé sur un côté” (Carnets, 09.07.1896). Des éclats d’ivoire trouvés dans le niveau éburnéen proviennent“ surtout de la partie supérieure de la défense” (Carnets, 03.07.1896).
Cette approche le conduit à distinguer les traces naturelles des traces animales, et ces dernières des traces anthropiques. À propos d’un éclat d’ivoire sur lequel il semble y avoir une gravure, il note : “ce travail vermiculé me paraît être attribuable aux racines des plantes” (Carnets, 28.07.1896). La volonté de comprendre l’origine des traces présentes sur les restes d’animaux s’appuie sur ce sens de l’observation qui le caractérise tant. Tardivement encore, il distingue entre : “la base d’un bois mort gauche d’un jeune renne, qui présente sur la meule quatre sillons symétriques courts et profonds, peut-être dus à l’action humaine (?)”, et “les astragales de bœuf et de rhinocéros et le canon de cheval […] incisés plus ou moins profondément, très probablement par des dents d’hyène”(Carnets, 27.05.1911). Le moindre indice lui fournit alors des indications archéologiques. À propos d’une hache moustérienne brisée, dont les 4 morceaux sont toujours en connexion, Daleau note : “je trouve du sable argileux gris dans les cavités qui sont à la surface de cet outil, ce qui prouverait qu’il a été extrait de sa couche primitive”(Carnets, 22.08.1896). Autrement dit, la présence intrusive de sédiments de nature différente entre les fragments démontre la position secondaire de l’objet. Une fois encore, la démarche mise en œuvre par Daleau étonne par sa cohérence.
Pour François Daleau, le document exhumé est donc désormais le support d’une histoire, dont il s’agit de reconstituer les étapes depuis le moment de son abandon dans le site. L’évolution de son approche peut être suivie dans le regard qu’il porte aux altérations des silex taillés et, en particulier, à la patine. On sait que la question l’a intéressé très tôt, car il possède dans sa bibliothèque d’anciennes publications consacrées au sujet42. Durant les premières années, la patine lui permet d’évaluer l’authenticité des instruments dans les collections privées et publiques. Mais, quelques années plus tard, sa présence sur une pièce lui permet d’interroger les conditions de dépôt de l’objet. À propos d’un racloir moustérien recouvert d’une épaisse patine blanche, il se demande : “cette patine peut-elle nous indiquer que ce silex taillé a séjourné longtemps au grand air et qu’il a ensuite été enfoui dans la caverne ? Ou bien le silex abandonné par les troglodytes sur le point où je l’ai déterré a-t-il pu acquérir cette dite patine avec le temps, quoique recouvert de 4 ou 5 mètres de terre ?” (Carnets, 04.06.1884). L’importance que Daleau accorde à cet élément dans ses Carnets d’excursions, en en précisant la couleur ou la texture, se comprend mieux si l’on sait que, pour lui, celle-ci informe directement sur la nature du sol dans lequel la pièce a séjourné, comme il le rappellera dans la publication consacrée au site de plein air de La Bertonne : la patine “est due aux agents atmosphériques, à la dénudation et à la perméabilité du sol sur lequel les silex sont restés exposés durant des milliers d’années43”.
Enfin, peu avant 1900, les différences de patine sur un même document l’informent sur l’histoire de la pièce depuis son abandon. Il note, par exemple, pour un racloir moustérien mis au jour à Pair-non-Pair : “sur le méplat inférieur, la patine de cette face est bien moins épaisse que la patine qui recouvre la partie supérieure à plusieurs méplats” (Carnets, 18.08.1899). Cette belle pièce le trouble, car “bien que ce remarquable silex ait été trouvé dans la couche K-D (Solutré), je suis presque tenté de croire qu’il est moustérien. Cependant, aucun des spécimens trouvés dans ce milieu sous l’abri n’indique cette époque”. La réponse est ajoutée en note en juillet 1906 : “pointe moustérienne abandonnée sous l’abri (par [l’]Homme moustérien), où elle a acquis sa patine et a été couverte plus tard par [un] dépôt de l’époque éburnéenne. Telle est ma conviction”. Mais ces différences de patine permettent également de conclure au réemploi d’un outil, comme Daleau le note pour “une lame moustérienne à patine épaisse retouchée une seconde fois à une époque postérieure” (Carnets, 11.07.1907) ou pour “un morceau de silex taillé à grands éclats, à patine blanche, puis cassé et retaillé en partie à une autre époque. La patine n’est pas la même” (Carnets, 26.08.1907).
Le document archéologique
comme support d’une palethnographie
Nous avons vu que Gabriel de Mortillet appuyait sa chronologie des cultures préhistoriques sur la typologie. Daleau (1874) considère, quant à lui, que la forme des instruments résulte de leur usure. Dans une communication faite à Lille en 1874, il explique que “la diversité des formes, des couteaux et des grattoirs, à laquelle on attache souvent tant d’importance […] est due généralement beaucoup plus à la forme primitive de la lame qu’au goût réel de l’ouvrier44”. Quelques années plus tard, il s’accorde toujours à penser que “la plupart des silex […] que l’on nomme silex retouchés sont simplement des spécimens usés et mis souvent au rebut”(Carnets, 06.11.1882). Daleau ne peut donc pas tirer des caractéristiques formelles des outils un modèle évolutif qui lui permettrait de construire une préhistoire.
La fouille de Pair-non-Pair lui permet d’évaluer la grande ancienneté des occupations, non seulement par l’épaisseur sédimentaire du gisement, mais aussi par la variété des espèces animales disparues. Il signale, en effet : “les dépôts remplissaient la grotte jusqu’à la voûte, atteignant par place 5 et 6 mètres d’épaisseur, indiquant une très longue période d’occupation”(Carnets, 01.08.1923). Mais cette épaisseur temporelle ne semble pas impliquer de subdivisions nettes. Il n’a d’ailleurs de cesse de rappeler dans ses écrits la continuité entre les productions du passé, même le plus lointain, et celles du présent. Une petite hache chelléenne de Pair-non-Pair est si proche des productions de l’époque moustérienne qu’il la qualifie de chelléo-moustérienne (Carnets, mai 1884). Il en va de même pour les éolithes tertiaires de Thenay, dans lesquels il identifie des instruments de forme chelléenne. Cette continuité touche, de même, les productions des horizons récents. Il indique même dans l’inventaire qu’il dresse de sa collection qu’un instrument chelléen est “si bien taillé que l’on pourrait croire qu’il est robenhausien”, c’est-à-dire néolithique(Inventaire, vol. 1, n° 227). Daleau ne cesse du reste de répéter que les différences entre les instruments ne sont perceptibles qu’aux extrêmes de la séquence stratigraphique à Pair-non-Pair. Dans une lettre à Gustave Chauvet (27.06.1891), il note que “la faune et l’industrie solutréenne et magdalénienne […] sont ici peu tranchées. On ne voit vraiment de différence qu’en comparant le commencement du Solutréen avec la fin du Magdalénien”. La comparaison ne lui sert donc pas à produire de la signification, mais à souligner des phénomènes de permanence. Celle-ci ne touche, du reste, pas seulement les techniques, elle s’applique également aux comportements. Il estime, en effet, que “de nombreux préhistoriens sont très disposés à voir des signes de religiosité chez nos préhistoriques, même les plus anciens. Je n’en crois rien, si je compare leur mentalité à celle de nos primitifs, les paysans landais et autres. En effet, la religiosité les préoccupe peu, ils songent surtout à leur nourriture, à leur bien-être, à leurs travaux, ce qui ne les empêche pas d’être superstitieux”(Daleau, Calepinn° 34, 28.10.1914, 19-20).
À l’inverse de Gabriel de Mortillet, il n’y a donc, pour Daleau, aucune rupture ou transformation profonde entre les populations d’aujourd’hui et celles d’hier. Il importe de souligner, à cet égard, que l’on ne trouve nulle part d’indice qui indiquerait l’adhésion de Daleau au transformisme, même sous une forme limitée, comme c’est par exemple le cas chez un Armand de Quatrefages de Bréau45, dont Daleau possédait l’ouvrage Les émules de Darwin (1894) dans sa bibliothèque. Cette notion n’est mentionnée, ni dans les 12 volumes de ses Carnets d’excursions, ni danssa correspondance, ni même dans ses notes personnelles. À l’inverse de la démarche des anthropologues du moment, qui s’appuient sur des faits pour en induire des principes ou des lois destinés à construire une anthropologie générale, Daleau accumule les faits, sans chercher à les ordonner et à les hiérarchiser en fonction d’un cadre théorique ou d’un système. Sa démarche est de ce fait plus proche de celle du naturaliste que de celle du scientifique46. Les objets mis au jour sont les témoins factuels d’événements passés qu’il s’agit de décrypter, et chacune des pièces qui alimentent son “musée” (fig. 6) – quelque 34 000 pour la préhistoire, la faune et l’industrie, l’ethnographie locale et étrangère en 1913 (lettre à Édouard Harlé du 26.02.1913) – permet d’éclairer l’une des innombrables facettes de l’être humain. Chez Daleau, la palethnologie cède donc la place à une palethnographie.
En fait, la voie que François Daleau met autant de détermination à construire est tout autre que celle de ses contemporains. Il s’attache à fonder une archéologie préhistorique, dont il pose les bases – de la prospection jusqu’à l’enregistrement, en passant par l’acte de la fouille et l’examen critique du contexte archéologique. Par son expérience de terrain, Daleau a acquis, au fil des ans, une expertise archéologique dont personne, à l’époque, ne peut se prévaloir, et qui n’est pas sans évoquer ce qu’André Leroi-Gourhan (1950, VII) appellera de ses vœux quelque 50 ans plus tard : “il faut que celui qui fouille, soit lui aussi, un spécialiste, même s’il n’est jamais appelé à devenir un professionnel”. Les outils de cette discipline, que Daleau a patiemment mis en œuvre, ne seront vraiment appliqués que plusieurs décennies plus tard, lorsque la fouille horizontale sera, par exemple, prônée par Saint-Just Péquart (1928) ou la pose d’un carroyage utilisé par Georges Laplace et Louis Méroc (1954). On ne peut que regretter que Daleau n’ait pas été davantage entendu à l’époque. Bien des sites auraient connu un sort meilleur.
Bibliographie
- Beyls, P. (1999) : Gabriel de Mortillet, 1821-1898. Géologue et préhistorien, Grenoble.
- Breuil, H. (1907) : “La question aurignacienne. Étude critique de stratigraphie comparée”, Revue préhistorique, 2, 173-219.
- Cartailhac, É. et Breuil, H. (1906) : La caverne d’Altamira à Santillane près Santander (Espagne), Monaco.
- D’Acy, E. (1878) : Le limon des plateaux du nord de la France et les silex taillés qu’il renferme, Paris.
- Daleau, F. (1874) : “Grotte des Fées (âge du Renne), commune de Marcamps, canton de Bourg (Gironde)”, Bulletin de la Société archéologique de Bordeaux, 1, 109-119.
- Daleau, F. (1875) : “Note sur la taille du silex à l’époque préhistorique”, in : Comptes rendus de la 3e session de l’AFAS, 1874, Lille, 510.
- Daleau, F. (1877) : “Carte d’archéologie préhistorique du département de la Gironde”, in : Comptes rendus de la 5e session de l’AFAS, 1876, Clermont-Ferrand, 606-618.
- Daleau, F. (1882) : “La grotte de Pair-non-Pair”, in : Comptes rendus de la 10e session de l’AFAS, 1881, Alger, 755.
- Daleau, F. (1896) : “Les gravures sur rocher de la caverne de Pair-non-Pair”, Bulletin de la Société archéologique de Bordeaux, 21, 235-250.
- Daleau, F. (1909) : “Silex à retouches anormales de la station de La Bertonneou La Rousse, commune de Peujard (Gironde)”, Bulletin de la Société archéologique de Bordeaux, 31, 31-48.
- Daleau, F. (2021) : Carnets d’excursions, précédés d’un “Carnet de mémoire”. Édition critique par M. & M.-C. Groenen, Grenoble.
- Des Moulins, C. (1864) : “La patine des silex travaillés de main d’homme et quelques recherches sur les questions diluviales et alluviales”, Annales de la Société linnéenne de Bordeaux, 25, 215-240.
- Dupont, É. (1872) : Les temps préhistoriques en Belgique. L’homme pendant les âges de la pierre dans les environs de Dinant-sur-Meuse,Bruxelles.
- Grimoult, C. (2001) : L’évolution biologique en France. Une révolution scientifique, politique et culturelle, Genève.
- Groenen, M. (2021) : François Daleau, fondateur de l’archéologie préhistorique, Grenoble.
- Laming-Emperaire, A. (1963) : L’archéologie préhistorique, Paris.
- Laplace-Jauretche, G. et Méroc, L. (1954) : “Application des coordonnées cartésiennes à la fouille d’un gisement”, Bulletin de la Société préhistorique française, 51, 58-66.
- Lartet, É. et Christy, H. (1865-1875) : Reliquiae Aquitanicae, being Contributions to the Archaeology and Palaeontology of Périgord and the adjoining Provinces of Southern France, Londres.
- Leroi-Gourhan, A. (1950) : Les fouilles préhistoriques (Technique et méthodes), Paris.
- Mortillet, G. de (1869) : “Essai d’une classification des cavernes et des stations sous abri, fondée sur les produits de l’industrie humaine”, Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’Homme, 2e série, 5, 172-179.
- Mortillet, G. de (1870) : “Le transformisme et la paléontologie”, Bulletins de la Société d’Anthropologie de Paris, 2e série, 5, 360-368.
- Mortillet, G. de (1873a) : “Classification des diverses périodes de l’âge de la Pierre”, in : Comptes rendus de la 6e session du CIAAP, 1872, Bruxelles, 432-459.
- Mortillet, G. de (1873b) : “Classification des diverses périodes de l’âge de la Pierre”, in : Comptes rendus de la 1e session de l’AFAS, 1872, Bordeaux, 768-769.
- Mortillet, G. de (1876) : “Superposition du Solutréen au Moustérien, à Thorigné (Mayenne)”, Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’Homme, 11, 164-167.
- Mortillet, G. de (1878) : “Compte-rendu de : E. D’Acy, Le limon des plateaux du nord de la France et les silex travaillés qu’il renferme, Paris, Savy”, Matériaux pour servir à l’histoire primitive et naturelle de l’homme, 2e série, 9, 517-522.
- Mortillet, G. de (1883) : Le préhistorique. Antiquité de l’homme, Paris.
- Mortillet, G. de (1890) : Origines de la chasse, de la pêche et de l’agriculture. 1. Chasse, pêche, domestication, Paris.
- Mortillet, G. de (1891) : “Discussion”, in : Comptes rendus de la 20e session de l’AFAS, 1891, Marseille, 1, 259.
- Mortillet, G. de (1897) : “Évolution quaternaire de la pierre”, Revue de l’École d’Anthropologie, 7, 18-26.
- Mortillet, G. de (1898) : “Grottes ornées de gravures et de peintures”, Matériaux pour l’Histoire primitive et naturelle de l’homme, 8, 20-27.
- Mortillet, G. de et Mortillet, A. de (1881) : Musée préhistorique, Paris.
- Péquart, M. et Péquart, S.-J. (1928) : “Techniques de fouilles préhistoriques”, Revue des Musées et Collections archéologiques, 3, 50-52.
- Piette, É. (1874) : “La grotte de Lortet pendant l’âge du Renne”, Bulletins de la Société d’Anthropologie de Paris, 2e série, 9, 298-317.
- Quatrefages, A. de (1894) : Les émules de Darwin, Paris.
- Rivière, É. (1887) : Paléoethnologie. De l’antiquité de l’homme dans les Alpes-Maritimes, Paris.
- Roux, P. (2008) : Les “archives Mortillet” à l’université de Sarrebruck. Parcours et stratégie scientifique de Gabriel et Adrien de Mortillet, thèse de l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne.
Notes
- Je remercie chaleureusement Vincent Mistrot, Conservateur des collections préhistoriques et protohistoriques du Musée d’Aquitaine à Bordeaux, qui a bien voulu me permettre d’étudier les Carnets d’excursions (noté dans ce travail : Carnets, avec la date du jour), la correspondance, les dossiers, les notes manuscrites et les inventaires (noté : Inventaire, avec le volume et le n° de la pièce) de François Daleau, en dépôt dans le Musée. Je remercie également les Archives départementales de la Gironde, qui nous ont permis de consulter les brouillons de lettres et les calepins de Daleau. Enfin, j’adresse ma profonde gratitude à Marc Martinez, Administrateur des sites préhistoriques de la Vallée de la Vézère et de la grotte de Pair-non-Pair (Centre des Monuments nationaux), sans qui ce travail imposant n’aurait pu être effectué.
- Beyls 1999 ; Roux 2008 ; Schwab, ce volume.
- Groenen 2021.
- Daleau 1884, 600-601.
- Mortillet & Mortillet 1881.
- Mortillet 1898.
- Mortillet 1872, 435.
- Mortillet 1870.
- Mortillet 1897.
- Mortillet 1890, 496.
- Mortillet 1873a, 437.
- Mortillet 1897, 22.
- Mortillet 1873, 438.
- Mortillet 1873a.
- Mortillet 1873a, 447.
- Mortillet 1873a, 448 ; Schwab, ce volume.
- Mortillet 1873a, 440.
- Mortillet 1876, 167.
- Mortillet 1878, 517-522.
- Mortillet 1883, 133.
- Mortillet 1897, 21.
- Mortillet 1883, 264.
- Mortillet 1897, 21.
- Mortillet 1883, 248.
- Mortillet 1883, 249.
- Ibid.
- Mortillet 1897, 22-23.
- Daleau 1896, 247-248.
- Cartailhac & Breuil 1906, 20.
- Daleau 1907, 199-200.
- L’expression est tirée d’une annotation de sa main dans un tiré-à-part de son article sur les gravures de Pair-non-Pair (1896).
- Daleau 1896, 247.
- Daleau 1874, 114.
- Ibid., p. 112.
- Ibid., p. 113.
- Daleau 1877.
- Daleau 2021.
- Laming-Emperaire 1963, 67.
- Piette 1874, 314-316.
- Daleau 1882.
- Groenen 2021, 27-28.
- Par exemple, Des Moulins 1864.
- Daleau 1909, 34.
- Daleau 1875, 510.
- Grimoult 2001, 144-147.
- Groenen 2021, 145-158.