Introduction
En recherche-création (R-C), la personne créatrice et chercheuse allie une pratique artistique à une activité réflexive et discursive. Elle doit éprouver une démarche sur le terrain de sa pratique pour savoir ce qu’elle cherche et identifier ainsi plus clairement son problème de recherche1. La connaissance se forge dans et par la pratique, d’où émergent éventuellement des réflexions qui s’affinent et demandent à être mises en dialogue avec des notions, concepts, théories susceptibles d’entrer en résonance avec le savoir-faire expérientiel. Il s’ensuit des allers-retours entre pratique et théorisation, du terrain vers l’écriture et de la réflexion écrite vers le terrain des pratiques. La notion de terrain est ici abordée de manière plurielle, correspondant aussi bien aux heures passées en studio ou en atelier, qu’aux heures passées à imaginer, rêver, concevoir, analyser ou penser sa R-C. Ce chapitre s’attachera à expliciter cette pratique de terrain propre aux personnes artistes-chercheuses pour mieux en saisir les spécificités2. Il s’agira plus précisément de documenter les approches de R-C et les outils méthodologiques utilisés sur le terrain par trois artistes-chercheuses en arts vivants engagées au sein du programme Doctorat en Études et Pratiques des Arts (DEPA) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Grâce à cette documentation recueillie au moyen des méthodes de l’entretien d’explicitation3 et de l’entretien de décryptage du sens4, nous examinerons dans un premier temps les postures5 qu’elles adoptent sur leur terrain de recherche. Nous sonderons ensuite les attitudes attentionnelles6 qu’elles déploient au cœur de la pratique de R-C. Enfin, dans un troisième et dernier temps, nous tenterons de comprendre la nature des écueils rencontrés sur le terrain de R-C en arts vivants qui amènent les artistes-chercheuses à recourir à des stratégies heuristiques, que l’on propose de définir comme des moyens que l’artiste-chercheur·euse découvre progressivement sur son terrain l’amenant à :
Cultiver une souplesse rigoureuse [lui] permettant de comprendre les enjeux de sa recherche effectuée en contexte universitaire, mais également de construire ses propres règles de R-C, de jouer avec elles, voire de les déjouer, en fonction de sa démarche artistique7.
Le contexte de la recherche sur le terrain de la recherche-création en arts vivants
Avant d’aborder la question des terrains de la R-C en arts vivants, il nous semble important de situer le contexte dans lequel celle-ci s’est développée tout particulièrement à l’UQAM où nous œuvrons à titre de professeures. La Faculté des arts de l’UQAM figure parmi les premières au Canada à avoir mis en place un programme de doctorat en études et pratiques des arts (DEPA), il y a de cela 25 ans, qui met de l’avant la R-C. Interdisciplinaire et mettant en valeur la création, le DEPA vise à susciter une interaction entre les pratiques et les théories artistiques actuelles. Ouvert à toute forme d’art, il accueille tout autant des projets en architecture, arts médiatiques, cinéma, danse, histoire de l’art, littérature, musique ou théâtre et il fait place à la recherche, à la R-C ainsi qu’à la recherche-intervention. En venant effectuer une recherche dans un contexte universitaire, ces artistes souhaitent soit approfondir une démarche artistique, soit investiguer un aspect de la pratique artistique ou encore réfléchir sur des problématiques d’ordre philosophique, sociologique, psychologique, pédagogique, etc. en prenant appui sur leur pratique artistique.
L’importance grandissante prise par la R-C dans les arts vivants est allée de pair avec un tournant épistémologique que l’on peut associer au tournant pratique dans la théorie contemporaine8, qui valorise une réflexion directement ancrée dans les pratiques sociales en général, et artistiques en ce qui nous concerne. Ces penseurs du Practice Turn privilégient le « savoir incarné » (embodied knowledge) dans des pratiques sociales situées, en se méfiant des généralisations théoriques qui ne soient pas reliées au terrain des pratiques. La R-C ne reconduit pas le modèle scientifique de la connaissance, voire elle le remet en question comme modèle de pensée universitaire dominant. Elle incarne aujourd’hui un champ privilégié et incontournable d’observation, de réflexion et d’invention dans les arts vivants contemporains. Depuis ses débuts, la R-C privilégie une approche autopoïétique et heuristique, qui s’emploie à expliciter le processus de création suivant un chemin axé sur la découverte. Comme le résume Danielle Boutet :
Cette recherche-création qui puise ses données dans la subjectivité et l’intériorité de l’artiste ne génère pas seulement des œuvres autonomes, mais aussi une constellation de pensées d’ordre philosophique, intime, éthique, etc. Et la production « scientifique » qui en résulte est paradigmatiquement différente de celle issue des recherches plus classiques (tantôt qualitatives, tantôt quantitatives) qui appartiennent à ces domaines que Passeron (1994) appelle les « sciences de l’art »9.
Le modèle du « praticien réflexif » de Donald Schön, Le praticien réflexif : à la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel [1994], s’avère une référence centrale : il s’agit de défendre l’idée selon laquelle l’action forme un savoir et que les savoirs d’action précèdent les savoirs théoriques. L’art comme mode de connaissance et savoir expérientiel est mis en exergue en référence à ce modèle du praticien réflexif. Conséquemment, la R-C épouse naturellement la méthode heuristique, étant donné qu’elle n’est pas conduite par une hypothèse de recherche : elle emprunte plutôt le chemin de la découverte de ce que l’artiste-chercheur·euse ne connaît pas nécessairement avant d’avoir amorcé son processus de recherche dans la pratique.
La R-C travaille à l’articulation des deux termes, elle active ce qui advient dans le trait d’union, dans l’entre-deux oscillant de la pratique et de la théorie. Il s’agit de reconnaître à la pratique artistique la force performative de la pensée en acte et, inversement, à la théorie d’être une pratique qui fait appel à l’imagination. Comme l’écrivent Erin Manning et Brian Massumi : il faut plutôt se demander « en quoi la recherche a toujours été une modalité de la pratique, dotée de sa propre tendance créative, et en quoi la pratique créative déploie de la pensée de manière innovante – en quoi les deux se compénètrent déjà mutuellement »10. Le contenu de la R-C, plus particulièrement en arts vivants, se développe à partir des savoirs, implicites ou non verbaux, incorporés dans des pratiques : « Not only do practical understandings, way of proceedings, and even setups of the material environment represents forms of knowledge – propositional knowledge presupposes and depends on them »11. Autrement dit, ce type de recherche exige une explicitation non seulement des processus, mais plus précisément des formes de connaissances et de pensées incorporées dans ceux-ci. Étant donné la nature expérientielle et ancrée dans des savoir-faire pratiques, la R-C en arts vivants relève de ce qu’on nomme en anglais l’embodied knowledge, que l’on peut traduire en français par savoirs incarnés ou incorporés dans les gestes et techniques de création. Le savoir incarné est à la fois discursif et corporel, il forme un tout à l’image de la R-C qui met de l’avant la relation insécable entre le réflexif (incorporé) et la création (de la pensée en acte). Ni le corps ni la pensée ne sont des instruments pour l’un et l’autre, ils composent un réseau sensible de « sentir-pensée » advenant dans un même mouvement et connecté à un milieu.
Les approches méthodologiques de la R-C en arts vivants ont beaucoup en commun avec les formes de la recherche-action, soit des recherches enracinées dans un terrain de pratique visant la transformation et/ou l’apport de certaines composantes du milieu. Ses stratégies sont également empruntées en partie aux recherches en ethnographie postmoderne12 (2017). Elles incluent entre autres l’observation participante, les observations de terrain accompagnées de narrations autoethnographiques et les enquêtes collectives en cocréation avec les personnes « performant » le terrain d’étude. La particularité de la R-C en arts vivants réside dans le fait que l’artiste-chercheur·euse produit constamment des données sensibles incarnées dans chacun de ses gestes. De plus, elle inclut souvent des collaborateur.ice.s à la création, ce qui implique l’analyse d’une grande quantité de données en cours d’écriture de la thèse-création13. Ce type de production de données qui impose un va-et-vient constant entre la pratique et la théorie a pour effet de laisser irradier la pensée ancrée dans la pratique (embodied knowledge).
Cette présentation des enjeux et des spécificités de la R-C nous permet maintenant de plonger dans notre étude qui a pour but de sonder les postures, les attitudes attentionnelles et les choix méthodologiques adoptés par trois artistes-chercheuses menant un doctorat en arts vivants sur le terrain de leur R-C. Pour cela, nous présenterons d’abord la méthodologie que nous avons employée afin de répondre à nos objectifs de recherche prêtant prioritairement la voix aux artistes-chercheuses.
Méthodologie de l’étude
Dans cette étude de cas de trois doctorantes engagées de manière continue dans une R-C en arts vivants, les méthodes d’entretien d’explicitation14 et de décryptage du sens15 ont été privilégiées. Faingold désigne plus précisément « par l’expression “entretien de décryptage”, la technique de questionnement qui vise non plus seulement la description de l’action, ce qui est le propre de l’entretien d’explicitation, mais également l’émergence et la mise en mots du sens pour le sujet de la teneur émotionnelle du vécu évoqué » (p. 34). Ainsi, ces méthodes combinées avaient pour but d’amener les trois doctorantes, sélectionnées pour avoir chacune complété leur production de données sur leur terrain de R-C, à décrire le plus finement possible à la fois leur vécu d’action et leur posture identitaire d’artiste-chercheuse sur leur terrain de RC.
Par cette méthodologie, nous souhaitions sonder plus spécifiquement la manière dont doctorantes ont mobilisé leur attention en cours de problématisation de leur R-C et, en particulier, ce sur quoi leur attention était dirigée sur leur terrain respectif. Sollicitant leur mémoire concrète16, la conduite de l’entretien d’explicitation a également permis aux doctorantes, en position d’évocation de moments passés significatifs pour elles, d’expliciter leur prise de décisions méthodologiques en cours de R-C, conjuguant des temps de pratiques artistiques et de travail théorique. Le vécu d’action interrogé ici portait d’abord sur la dimension stratégique de l’attention, comme activité mentale de focalisation et de repérage d’éléments clés transformant leur travail de création articulé à un travail théorique sur le terrain de la R-C. Au fil de l’explicitation de l’action, la dimension stratégique de la prise de décisions méthodologiques pouvait ensuite être relancée auprès de la doctorante interviewée, soit celle visant une production de données multimodales, tantôt engrammées dans le corps de l’artiste tantôt permettant la production de traces audiovisuelles ou encore écrites sur des supports variés17.
Afin d’éclairer les postures d’artistes-chercheuses des doctorantes qui agissent sur leur terrain de R-C, l’entretien d’explicitation de l’action, mené avec chaque doctorante (dimension stratégique de l’attention et des décisions méthodologiques), a culminé vers un « décryptage du sens », qui s’est avéré nécessaire pour accompagner la mise en mots de la dimension affective et relationnelle en jeu dans la posture épistémologique que chaque doctorante a adoptée sur son terrain de la R-C, donnant aussi à découvrir la singularité du positionnement artistique de chacune d’elles face à la R-C.
En définitive, la conduite de ce type d’entretiens combinés, de nature psychophénoménologique18, a permis de soutenir chaque doctorante dans la description de leurs difficultés rencontrées pour articuler la théorie et la pratique, de même que les stratégies heuristiques les aidant à progresser dans leur R-C située dans des lieux de pratiques artistiques, imposant parfois des interactions à distance en contexte pandémique entre mars 2020 et juin 2022, ce dernier mois où les trois entretiens ont été complétés.
Modalités de conduite de l’entretien combiné et de l’analyse des verbalisations
Les entretiens d’explicitation, combiné au décryptage du sens, d’une durée totale de 90 minutes, ont tous été menés à distance, au moyen du logiciel Zoom, par Caroline Raymond, formatrice certifiée de la méthode de l’explicitation de l’action et seule coautrice de ce chapitre n’ayant eu aucun lien de direction de recherche avec les doctorantes ayant consenti à participer à cette étude. Un formulaire de consentement a été préalablement signé par chaque doctorante interviewée afin d’obtenir leur accord pour enregistrer de manière audiovisuelle la totalité de leur entretien19. Lors de chaque entretien, en plus de la doctorante en présence de la chercheuse intervieweuse, une autre chercheuse de l’équipe, n’ayant toujours aucun lien de direction de recherche avec la doctorante interviewée, a été présente à titre d’observatrice en « métaposition » de l’entretien. Pour éviter que l’interviewée se sente en observation en cours d’entretien, l’image de la chercheuse « témoin » a été cachée à l’écran, et ce, en connaissance de cause de la doctorante interviewée. Seules les images de la doctorante et de la chercheuse intervieweuse, visibles à l’écran, ont été enregistrées à des fins de transcription intégrale des interactions verbales entre intervieweuse et interviewée, comprenant la possibilité de décrire les gestes accompagnant la verbalisation de la doctorante interviewée, en particulier lors du décryptage du sens visant à éclairer la posture identitaire adoptée par la doctorante sur le terrain de sa R-C. La présence de la « chercheuse témoin » a eu pour triple objectif : 1) en cours d’entretien, d’accueillir sans jugement les prises de conscience effectuées par la doctorante interviewée sur son terrain de R-C ; 2) tout de suite après l’entretien, de partager ses rétroactions en « méta position » sur l’expérience vécue de la doctorante interviewée et les effets de la conduite de l’entretien par la chercheuse-intervieweuse sur la verbalisation de la doctorante ; et 3) d’enrichir la phase subséquente d’analyse des verbalisations de l’action et du sens que la doctorante a pu donner aux moments de RC qu’elle a choisi d’expliciter.
Par ailleurs, une analyse préliminaire des données de verbalisation et des gestes non verbaux des doctorantes interviewées a été effectuée par une assistante de recherche20 permettant d’abord de synthétiser les moments de R-C significatifs pour chaque doctorante et ensuite de procéder à une reconstitution du déroulement chronologique des actions explicitées lors de l’entretien, au terme de laquelle des métaphores ont été dégagées servant ainsi de ressources symboliques aux doctorantes pour agir et donner du sens à leur expérience de R-C. Au terme de cette analyse préliminaire, une deuxième phase d’analyse en mode écriture21 a été opérée par les autres autrices de ce chapitre.
Les artistes-chercheuses participantes et le choix de leurs moments d’explicitation
Angélique Willkie est d’abord une artiste en danse. Elle porte depuis de nombreuses années plusieurs chapeaux : interprète, dramaturge, enseignante et professeure au Département de danse de l’Université Concordia à Montréal. Son projet de R-C au DEPA consistait à étudier son expérience performative et sa dramaturgie personnelle comme interprète dans la création du solo Confession Publique créé en collaboration avec la chorégraphe Mélanie Demers. À travers ce processus, elle souhaitait plonger au cœur de son identité jamaïcaine et ainsi expérimenter sa « négritude » à travers sa pratique artistique. Par l’utilisation d’une lentille décoloniale et le recours à une épistémologie holistique du Womanisme22, son projet de R-C lui a permis de mieux saisir la praxis dramaturgique en ce qui concerne l’interprète et sa contribution au processus créatif. Son terrain de R-C s’est déroulé à Montréal pendant trois semaines à l’automne 2021 dans les studios de Circuit-Est Centre chorégraphique aboutissant à une série de sept spectacles au Théâtre La Chapelle en novembre 2021. Sa thèse a été soutenue en décembre 2023.
L’entretien d’explicitation avec Angélique Willkie a pour objectif d’expliciter un événement significatif de RC où celle-ci a su mobiliser son attention sur le terrain de sa création. Au fil de l’entretien, Angélique y explicite quatre moments : 1) un moment en studio lors d’un travail d’interprétation ; 2) un moment sur scène ; 3) un moment de prise de décision méthodologique sur le terrain de la création et 4) un moment d’écriture de sa thèse-création.
L’entretien se focalise d’abord sur un moment vécu dans le studio A du Centre chorégraphique au printemps 2021. Angélique travaille avec la chorégraphe Mélanie Demers et la directrice des répétitions Anne-Marie Jourdenais. Elles expérimentent des ondulations. Angélique a de la difficulté à onduler et cherche sa propre façon de faire entre l’ampleur proposée par la chorégraphe et l’écoute de ce qui se passe dans son corps. En sortant du chemin, en étant dans des espaces d’ouverture et en laissant l’information la pénétrer, il se produit une rencontre avec elle-même.
Angélique explicite ensuite un moment de performance sur scène lors de la présentation du troisième spectacle de Confession publique au Festival TransAmériques (FTA) de danse et de théâtre de l’année (2022). Pour Angélique, être devant un public fait partie du fait de se « mettre en recherche » (Ede, p.14). Elle explicite un moment où elle est nue devant le public et qu’elle ne fait rien en apparence. Lors de ce « rien chargé », elle est baignée par les histoires qui la font. Durant l’entretien, elle prend conscience qu’elle est reliée à sa grand-mère et le mot « survie » lui vient en tête.
Le troisième moment qu’Angélique explicite a eu lieu en 2021 lors de la création de cette même pièce. Elle est debout sur une table où elle se fait lancer de l’eau. Habituellement, elle fait une improvisation dansée, puis en discute avec Mélanie et Anne-Marie en enregistrant les conversations. Cette fois-ci, elle prend la décision de ne pas documenter leurs échanges verbaux, en se faisant confiance et en étant à l’écoute de son ressenti.
Le quatrième moment explicité porte sur la technique d’écriture d’Angélique qui semble découler de cette décision de ne pas documenter les échanges à la suite de ses improvisations. Elle fait confiance au fait que ce qui sera retenu, sera retenu et se permet de prendre des notes spontanées sans systématisme. À ce moment-là, elle mentionne qu’elle fait appel à la technique Stream of consciousness23 et les poèmes qui en découlent. Ce dernier moment qu’elle explicite porte sur un de ses poèmes en particulier, dont le départ lui est venu sur scène. L’acte d’écriture unit ainsi l’artiste et la chercheuse : « l’artiste est là, mais la chercheuse hold her [la tient] » (Ede, p. 29).
Marie-Annick Béliveau est avant tout chanteuse lyrique et musicienne. Elle est également chargée de cours au Département de musique de l’UQAM et directrice artistique de la compagnie lyrique de création Chants Libres. Pour son projet de R-C au DEPA, elle a conçu et mené un processus de création collectif aboutissant à la représentation d’une œuvre de théâtre lyrique documentaire pour voix seule Aujourd’hui–CALLING YOU, avec Anne-Marie St-Louis, autrice et Jean-François Blouin, compositeur de musique. Elle avait pour question principale de RC : « Comment créer une nouvelle œuvre d’art lyrique interartistique dans un processus de création collective déhiérarchisé ? » (Béliveau, 2021, Examen de projet doctoral, mai 2019, p. 19). Elle souhaitait créer une œuvre dans un processus qui suscite des interactions lui permettant d’étudier comment les qualités d’empathie et de complicité sont présentes et se reflètent dans l’œuvre ainsi que dans l’expérience sur scène des collaborateur.ices. Son terrain de recherche a eu lieu à Montréal, dans les mois de création de cette œuvre et lors de la représentation finale devant public le 18 mars 2022.
L’entretien mené avec Marie-Annick porte sur un moment de mobilisation de son attention au regard de la problématique de sa R-C sur le terrain (en particulier lors de sa pratique de création). Elle revient sur un moment de création de son spectacle où elle précise : « C’était à moi de composer » (Ede, p. 1) sur des maquettes que lui a remises Jean-François, le compositeur avec qui elle travaille alors. Elle reconnaît dans l’intonation de la bande instrumentale de Jean-François, une similitude avec la mélodie du générique de la série télévisée américaine La petite maison dans la prairie, remontant aux années 1970. Elle décide donc « de chanter comme à bouche fermée » (Ede, p. 6) cette mélodie et d’enlever, puis de remettre un contrepoint pour que la mélodie soit subtilement reconnaissable. Elle se donne des repères pour l’intégrer à la bande-son et découvre ainsi une façon de composer en intégrant la musique de la culture populaire ; une ressource qu’elle a en abondance et qui lui permet d’intégrer tout ce qui la construit comme chanteuse. Elle s’autorise à se sentir unique tout en reliant à sa problématique de R-C sa posture d’interprète et le rôle créatif qu’elle souhaite jouer dans la création de son œuvre de théâtre lyrique documentaire pour une seule voix.
Andrea Ubal est d’abord comédienne et metteure en scène. Elle est également professeure en jeu et en mouvement à l’École de Théâtre de l’Universidad Católica de Chile. Son projet de R-C est une étude des enjeux liés au processus de création envisagé dans une approche de théâtre biographique et documentaire. La question de recherche qui l’a portée tout au long du processus était : quelles sont les procédures, donc l’ensemble des actions à poser pendant le processus de travail et, surtout, les considérations éthiques que requiert ce type de création ? La création scénique Alas para volar, récit autobiographique à 3 voix et 3 corps est issue de trois témoignages autobiographiques de femmes de différentes générations appartenant à sa famille (sa mère, sa fille et elle-même). Ils abordent les enjeux de la mémoire et de l’identité, portées par la corporéité. Son terrain de recherche a eu lieu au Chili, puis, en contexte pandémique à Montréal en présence et sur au moyen du logiciel Zoom pour travailler avec les membres de sa famille au Chili.
Andréa explicite deux moments significatifs sur le terrain de sa création : un premier moment de mobilisation de son attention dans la problématisation de sa R-C et un deuxième moment de prise de décisions méthodologiques. En janvier 2019, Andréa effectue une première étape de travail avec sa mère et sa fille au Chili. Elle cherche quel serait le répertoire commun de sa famille et découvre que ce sera le chant : « on chante beaucoup dans notre famille » (Ede, p. 3). Sa mère apporte sa guitare en studio et les trois, Andréa, sa mère et sa fille, commencent à chanter. Elles ont plusieurs chansons qu’elles connaissent et qu’elles aiment chanter ensemble : « toute la vie on a chanté certaines chansons ensemble » (Ede, p. 3). À ce moment, Andréa porte son attention sur la façon dont chacune chante. Sa mère a une très bonne mémoire des paroles des chansons, mais elle, de son côté, sait seulement une partie des paroles par cœur. Elle décide de projeter les paroles au mur pour pouvoir s’y référer au besoin. Elles répètent et tentent de perfectionner une des chansons partagées en famille. Elles passent beaucoup de temps à « chanter de mieux en mieux la chanson » (p. 4) alors qu’habituellement elles « la chantent, c’est tout » (Ede, p. 4). Une deuxième étape de travail fait suite à ce moment, mais cette fois-ci à Montréal, directement dans une salle à l’UQAM. Nous sommes quelques mois plus tard, en mars 2019. Elles reprennent la répétition de la chanson et Andréa se rend compte qu’elle corrige sa mère. Cette prise de conscience l’amène à reconsidérer son rôle, à redonner l’autorité à sa mère et à retrouver à nouveau sa posture de fille au même du processus de création. C’est dès lors une occasion pour elle d’actualiser sa méthodologie de RC.
Postures adoptées par les artistes-chercheuses sur le terrain de leur recherche-création
Notre posture érigée détermine notre attitude face au monde ;
elle est un mode spécifique d’être-dans-le-monde.
Straus, 2004
À l’instar de cette célèbre citation du phénoménologue et neurologue germano-américain Erwin Straus24, la notion de posture serait à penser comme une manière dont on se tient debout et on entre en relation avec le monde à travers une certaine corporéité, mais aussi, comme une manière d’appréhender une situation, de se positionner face à elle. En R-C, le double ancrage théorico-pratique invite à mettre en relation ces deux polarités de la posture ; une posture corporelle, affective et relationnelle à une posture épistémologique et théorique qui s’expriment toutes deux sur le terrain de la R-C par des mises en action de choix artistiques conjugués à des choix méthodologiques. La posture de chaque artiste-chercheuse s’élabore à travers les spécificités du ou des médium(s) artistique(s) qui ont participé à sa construction identitaire par un fin mélange d’expériences : formation disciplinaire ou interdisciplinaire, expériences professionnelles, rencontres, expériences personnelles. Mais chaque posture se [re] construit également à travers les particularités et les paramètres propres à chaque terrain de R-C. En effet, cette dernière trouve sa propre agentivité qui guide les choix de l’artiste-chercheuse une fois sur le terrain, c’est-à-dire dans un espace-temps situé dans un certain contexte socio-politique et par les personnes ou autres qu’humains qui l’habitent. Aussi, c’est cette question qui a tout d’abord porté le désir de notre recherche : quelle posture les trois artistes-chercheuses participantes à la recherche ont-elles adoptée sur le terrain de leur R-C ? Nous souhaitions ainsi mieux saisir comment chacune d’elles, à travers leur projet de R-C doctoral, pouvait « se disposer » et « se positionner » pour reprendre les termes du chercheur en éducation et spécialiste des approches enactives Domenico Masciotra25 sur leur terrain de R-C. L’analyse des entretiens d’explicitation nous a alors permis de dégager trois démarches profondément personnelles et intimes, portées par des valeurs et un désir de mieux se découvrir à travers un processus créatif transformateur.
Tout d’abord, Angélique a dévoilé tout au long de son entretien une attitude de laisser-faire, axée sur l’écoute des sensations et de son ressenti. Artiste en danse, elle s’ancre dans un travail sensoriel raffiné pour laisser émerger la matière de sa création. Cette manière de faire n’est pas sans rappeler certains fondements de l’éducation somatique qui ont profondément influencé les pratiques en danse depuis le 20e siècle. Les verbes relevés dans son entretien retracent cette démarche singulière d’introspection invitant à un certain lâcher-prise. Elle « se laisse envahir », « se laisse fondre », « se laisse imprégner », « se laisse pénétrer ». Elle accueille ce qui émerge dans une posture que nous avons nommée : une posture d’abandon. Cette posture d’abandon s’exprime à travers trois types d’activités qu’Angélique déploie sur son terrain de R-C : 1) une activité perceptive (« être à l’écoute », « s’écouter », « percevoir », « sentir », « être dans le ressenti », « capter les images ») ; 2) une activité relationnelle (« s’épargner », « se protéger », « négocier ») et enfin, 3) une activité procédurale, surtout mentale (« chercher », « faire abstraction de ses pensées », « prendre conscience »). À travers cette posture d’abandon à ce qu’elle vit et observe en cours d’action, Angélique trouve un accès à sa propre version de l’œuvre en création, se dégageant d’une posture plus docile de l’interprète exécutante26. Cette démarche lui permet de « sortir du chemin » et ainsi de véritablement entrer dans la R-C comme un espace de découverte et d’expérimentation, ce que la figure 1 illustre plus bas.
De son côté, Marie-Annick a dévoilé dans son entretien une attitude plus pragmatique d’exploratrice, axée sur la construction musicale à partir d’outils compositionnels issus de son expertise de musicienne. C’est donc une posture d’agir expert que nous avons pu analyser à travers les différentes actions mises en place sur son terrain de R-C. Cette posture d’agir expert de musicienne, s’inscrit dans son désir de trouver sa place comme cocréatrice en reconnaissant les ressources acquises dans son long parcours d’artiste et d’enseignante en chant lyrique. Elle se trouve dans une activité perceptive d’écoute, mais surtout dans des activités procédurales matérielles, c’est-à-dire observables de l’extérieur indiquant une transformation de la matière son et du matériau musical qui s’y rapporte : elle « chantonne », « répond », « chante comme à bouche fermée », « recommence », « structure », « trouve des repères », « construit », « répète », « écrit », « découpe », « arrange », « indique des repères ». À travers cette posture d’agir expert, Marie-Annick souhaite trouver sa propre façon de créer et ainsi « Réussir à honorer tout ce qui a composé la chanteuse que je suis aujourd’hui » (Ede, p. 11). La figure 2 présente les activités qui découlent de cette posture d’agir expert qu’emprunte Marie-Annick sur le terrain de sa RC.
Enfin, Andrea apparait tout au long de son entretien adopter une attitude d’ouverture à l’autre, énonçant de véritables préoccupations d’éthique relationnelle. Elle s’intéresse particulièrement au confort des participantes à sa recherche. Pour cela, elle est en quête d’une posture, qu’elle qualifie de « juste », qui pourra permettre une collaboration plus horizontale avec sa mère et sa fille impliquée dans son processus de création. Après essais et erreurs, elle trouve aussi progressivement une posture d’accompagnatrice qui lui permet de trouver son rôle sur le terrain de sa R-C. Ses activités, principalement de type relationnel, témoignent de l’importance des gestes qu’elle pose afin de partager au mieux ses désirs et sa vision de créatrice, à la fois comme actrice et dramaturge : elle « fait confiance », « donne la place », « guide », « pose des questions », « s’adapte ». Et ses activités de type procédural relèvent plutôt de sa démarche de créatrice qui « répète », « donne des devoirs », « joue avec la technologie », « joue avec l’image ». Elle a conscience des enjeux de pouvoir qui peuvent avoir lieu dans un tel processus de création. Elle [re] donne ainsi consciemment l’autorité aux participantes de sa recherche en spécifiant : « Je pourrais avoir le contrôle, mais je ne dois pas » (Ede, p. 12). La figure 3 illustre les types d’activités qu’Andrea met en œuvre sur le terrain de RC en acceptant d’adopter une posture d’accompagnatrice des membres de sa famille intégrés à sa création théâtrale de nature biographique et documentaire.
Dans l’étude de nos trois cas, nous constatons que la posture de chacune des artistes-chercheuses est loin d’être figée. Elle est au contraire mouvante. Comme le mentionne Benoit Lesage, docteur en sciences humaines, médecin, formateur en danse-thérapie : « Il faut comprendre la posture comme une action plus que comme un état. Il est plus juste d’évoquer un processus postural, voire un geste postural, c’est-à-dire une activité dynamique de réajustement permanent »27. Si ces propos renvoient davantage à la posture physique, elle nous semble trouver écho également dans une posture de R-C qui ouvre sur un mouvement, un déplacement, un « aller vers » son objet de recherche orientant l’attention des artistes-chercheuses de manière très spécifique sur le terrain de leur R-C.
Les attitudes attentionnelles
Les postures des artistes-chercheuses sont en effet soutenues par des attitudes attentionnelles, c’est-à-dire par des modalités d’attention variables en fonction de leur champ d’intérêt. C’est ainsi que cette deuxième question a porté notre étude un peu plus loin dans la compréhension du type d’attention développé sur les terrains de la R-C : Quelle attitude attentionnelle ont développé les trois artistes-chercheuses pour répondre à leur problématique de recherche dans et par la création ? Pour répondre à cette question, lors des entretiens d’explicitation, plusieurs relances de prise d’information28 étaient proposées pour faire décrire la focale de l’attention : à quoi tu sais ? À quoi es-tu attentive à ce moment-là ? D’autres relances d’effectuation29 ont permis de leur côté de faire décrire plus spécifiquement l’action : Qu’est-ce tu fais ? Comment tu t’y prends à ce moment-là ?
Dans sa posture d’abandon, Angélique a porté une attention particulière à son ressenti, avec une focale sur ses sensations physiques (les douleurs, les résistances) et à ses affects (manque d’envie, frustration, confusion, vulnérabilité, peur). Dans cette attention au ressenti, elle alimente un dialogue intérieur de type interrogatif : « Cette ampleur se manifeste comment ? Où est-ce que je vais ? Comment est-ce que je contourne les zones de douleur ? ».
Marie-Annick, pour sa part, dans sa posture d’agir expert porte une attention particulière à la création elle-même. Le matériau musical lui évoque des souvenirs d’enfance qui l’amènent à construire progressivement une partition entre les sons qu’elle produit et la partition écrite de son collaborateur. Elle s’autorise à ajouter du matériau sonore pour cocréer la musique (agentivité de l’interprète).
Quant à Andrea, dans sa posture d’accompagnatrice, elle déplace son attention de la qualité de l’interprétation de la chanson issue du répertoire familial vers la qualité de la relation entre les membres de sa famille qui sont ses interprètes. Elle est attentive aux réactions de sa mère, à son attitude et à sa posture vis-à-vis de sa mère, à ce qu’elle dit, comment elle lui répond. Elle est également attentive aux enjeux éthiques du processus de création théâtrale en se demandant constamment qui a l’autorité dans les situations vécues en studio. Elle souhaite créer les conditions favorables au plaisir, au bien-être et à la connexion entre les personnes cocréatrices.
À la lumière de l’analyse de l’expérience des trois participantes de notre étude, nous constatons que l’orientation de l’attention sur le terrain d’une R-C participe entièrement de la posture adoptée par les artistes-chercheuses, et réciproquement. Orienter son attention, son regard sur un élément particulier de son expérience et de sa recherche (une sensation, l’œuvre elle-même ou ce qui se joue dans la relation avec ses collaborateur.ice.s) relève d’une véritable démarche phénoménologique. L’acte de perception se dévoile comme un espace de découverte et de compréhension d’un phénomène étudié. La manière dont chacune des artistes-chercheuses s’oriente par rapport à son objet de recherche les guide dans une posture à adopter et une direction artistique méthodologique à suivre. Cela n’est pas sans faire écho aux propos de la philosophe queer Sara Ahmed, faisant référence à Merleau-Ponty et Husserl, lorsqu’elle écrit :
La perception implique donc l’orientation ; ce qui est perçu dépend de là où nous sommes situés, ce qui nous donne une certaine prise sur les choses. […] La perception est une manière de faire face à quelque chose. Je ne peux percevoir un objet que dans la mesure où mon orientation me permet de le voir […]. L’objet est un effet de la direction-vers : c’est la chose vers laquelle je suis dirigé et qui, en étant posée comme une chose, comme étant une chose ou une autre pour moi, m’entraîne dans certaines directions plutôt que d’autres30.
Par leur posture et leur processus attentionnel, les artistes-chercheuses s’orientent, et orientent leur regard, selon un angle qui leur est propre et qui façonne, peu à peu, à la fois la création et à la fois leur réflexion théorique. L’orientation devient positionnement, puis direction, action d’aller vers, contribuant à la transformation de leur identité d’artistes vers celle d’artiste-chercheuses. Dans ce processus de transformation, la création qui émerge devient une entité en soi, détenant sa propre agentivité, et contribue au « devenir avec » des artistes-chercheuses au sens deleuzien du terme :
« Devenir », c’est sans doute d’abord changer : ne plus se comporter ni sentir les choses de la même manière ; ne plus faire les mêmes évaluations. […] « devenir » signifie que les données les plus familières de la vie ont changé de sens, ou que nous n’entretenons plus les mêmes rapports avec les éléments coutumiers de notre existence : l’ensemble est rejoué autrement. Il faut pour cela l’intrusion d’un dehors : on est entré en contact avec autre chose que soi, quelque chose nous est arrivé. « Devenir » implique donc en second lieu une rencontre : on ne devient soi-même autre qu’en rapport avec autre chose31.
Le terrain de la R-C amène donc les artistes-chercheuses dans ce « Devenir » où se modifie leur relation coutumière à la création pour s’engager dans de nouvelles manières d’aborder leur geste créateur et de se positionner face à lui comme face à l’œuvre mis au monde.
Mais ce processus de « Devenir » ne va pas sans heurts. Dans ce raffinement de leur orientation face à leur objet de recherche sur le terrain de leur R-C, les artistes-chercheuses se retrouvent en effet confronter à des écueils méthodologiques, moments charnières de questionnements et de doutes, afin d’adopter des stratégies heuristiques répondant aux besoins spécifiques de leur terrain de R-C.
Les écueils méthodologiques rencontrés et les stratégies heuristiques mis en œuvre
Le terrain de la R-C s’avère le plus souvent non linéaire. Il est fait de différents types de relations théorie-pratique qui façonnent pas à pas le chemin emprunté32. Les parcours sont ainsi remplis d’essais et d’erreurs qui permettent aux artistes-chercheuses de découvrir leur projet alors qu’il est en train de se faire et de créer leurs propres outils méthodologiques en même temps que l’œuvre émerge. Les trois artistes-chercheuses ont toutes rencontré des écueils méthodologiques sur le terrain de leur R-C. Angélique a connu des douleurs et des résistances kinesthésiques. Marie-Annick a dû faire face à la crainte du regard de ses collaboratrices et collaborateurs à la création face à son rôle de cocréatrice. Et Andrea a expérimenté plusieurs tensions relationnelles au sein de sa famille (terreau d’un casting pour la création) lui demandant de se réajuster comme artiste-chercheuse.
Ces écueils dans la création n’ont pas été sans conséquence sur le rapport établi avec la méthodologie déployée sur le terrain. Les résistances kinesthésiques d’Angélique ont rencontré une résistance face aux outils de production de données prévus, vécus comme un frein à laisser l’expérience se faire. Pour contrer ces résistances, Angélique a décidé d’adopter une stratégie heuristique d’incorporation de l’information par une attitude d’accueil et d’ouverture à l’expérience. Elle a décidé de suspendre sa production de données telle qu’elle avait pu la concevoir en amont du terrain de recherche pour se laisser imprégner par l’expérience de création elle-même. Cette stratégie pourrait se rapprocher d’une Pleine Conscience : être entièrement engagée et attentif dans l’instant présent afin d’inviter ses données à s’engrammer dans son corps.
Marie-Annick a de son côté eu l’impression d’avancer à tâtons dans l’analyse de ses données multimodales, expérimentant cette étape de recherche pour la première fois et ne sachant pas si cela aboutirait à des résultats pertinents au regard de ses questions de RC. Entre sa crainte du regard de ses collaborateurs à la création et sa crainte de ne pas utiliser les bonnes stratégies d’analyse de données, elle décide de rester engagée dans l’action. Elle accepte que ce soit dans le « faire » que les réponses surgiront d’elles-mêmes. C’est dans l’agir que sa posture de chercheuse (et de créatrice) se définit au sens d’une valorisation de son pouvoir de création en tant que chanteuse lyrique et musicienne.
Andrea, confrontée à des défis relationnels, se retrouve avec l’impression d’une perte de contrôle méthodologique. La nature de son terrain l’invite à reconsidérer son projet « au profit de ce qui se révèle lors du trajet »33. Elle choisit alors d’être à l’écoute du contexte de création pour moduler son rôle dans la R-C : chercheuse, metteure en scène, comédienne, fille, mère. Son impression de perte de contrôle se transforme en disponibilité face à des situations variables.
Entre résistances, doutes et sensations de pertes de contrôle, le terrain de la R-C apparait comme un espace constant d’adaptation dans lequel les artistes-chercheuses se confrontent à un véritable « chaos créateur », pour reprendre les termes de Chantal Deschamps34, c’est-à-dire un processus de désorganisation et de réorganisation, traversant une ou des périodes de crise (du grec « Krisis » qui implique un moment de choix et de décision), afin de s’engager dans un processus de création exigeant de faire consciemment des choix méthodologiques. Si des tensions pouvaient avoir lieu entre leur identité d’artiste et de chercheuse, ce moment de prise de décision méthodologique, résolument créative, unifie alors les deux identités laissant naitre celle de l’artiste-chercheuse. L’expérience sur le terrain permet au trait d’union liant recherche et création de prendre tout son sens dans le vécu identitaire des doctorantes.
Conclusion
En effet, nos résultats de recherche semblent témoigner du fait que le terrain de R-C est un lieu où les artistes-chercheuses peuvent s’émanciper comme artistes en se découvrant comme chercheuses. En lâchant prise et en assumant une posture d’abandon, d’agir expert ou d’accompagnatrice, elles se permettent, à travers un contexte académique protégé des exigences de productivité du milieu culturel, de découvrir de nouveaux chemins sur lesquels elles peuvent s’autoriser à créer en étant à l’écoute de leur curiosité tant artistique qu’académique. Cette curiosité guide les processus attentionnels, orientés, au sens phénoménologique du terme, vers les sensations, vers la création et ses méthodes ou encore vers les qualités relationnelles établies entre les participant·e·s d’un même projet. Le terrain de la R-C devient alors cet espace de liberté dans lequel les écueils et les défis rencontrés sont de puissants leviers de transformation identitaire, suivant une méthodologie processuelle, initiatique et créative. Le terrain en arts vivants fait émerger et permet la création d’une méthodologie propre à chaque projet. La méthodologie, au sens heuristique, se révèle définitivement lors du trajet parcouru sur le terrain de la R-C dans lequel la pensée incorporée peut révéler toute la profondeur, la richesse et la sensibilité du geste artistique comme objet de R-C.
Notes
- Il est nécessaire d’étendre la notion de « problème », qui est entendue ici comme une chose ou un phénomène qui n’apparaît pas comme allant de soi, qui invite à la réflexion, qui demande de créer de nouvelles façons de faire, d’inventer de nouvelles réalités sensibles.
- Il s’inscrit dans une série de recherches menées dans le cadre des activités du Groupe de recherche interdisciplinaire en arts vivants (le GRIAV) associé à la Faculté des arts de l’UQAM, visant à répondre à plusieurs questions : quels liens épistémologiques et méthodologiques peut-on faire entre les différentes pratiques artistiques en arts vivants ? Quelles sont les formes actuelles de recherche et de R-C générées en danse, en théâtre et en musique ? Les approches de la R-C en arts vivants comportent-elles, selon les disciplines, des différences notables comme des points de jonction ? Le but de ces projets de recherche consiste à développer un champ conceptuel partagé et des méthodologies de recherche qui se révèlent adaptées aux modes de création actuels, novateurs et transférables d’un art vivant à l’autre, tout en tenant compte de la spécificité de chaque champ.
- Vermersch P., L’entretien d’explicitation, ESF Sciences humaines, 1994/2017.
- Faingold N., Les entretiens de décrytage. De l’explicitation à l’émergence du sens, Paris, L’Harmattan, 2020.
- Nous employons ici le terme postures au sens identitaire en référence au concept sociologique de construction identitaire que Demazière et Dubar (2004, p. 321, in : Duval, 2017, p. 69) ont défini comme suit : « la construction identitaire est le processus sous-jacent à l’énonciation des séquences d’affirmation subjective ou d’appropriation personnelle considérées comme des discours de référence par rapport auxquels les enseignants [aussi les artistes] construisent des identités professionnelles. » (p. 69) Dans le courant constructiviste, « l’identité est définie comme un cheminement, une construction/déconstruction/reconstrustruction perpétuelle, une pluralité d’images de soi en contexte et en interaction (Barbier et al., 2006, etc.) » (in : Duval, 2017, p. 69) C’est bien le cas de l’artiste-chercheur, chercheuse.
- Nous entendons par attitudes attentionnelles « l’acte d’attention, que nous pouvons définir comme une attitude d’écoute, de disponibilité, de présence attentive aux processus perceptifs » (Leao, 2003, p.187) en contexte du terrain de la création.
- Bienaise Johanna, Raymond Caroline, Perraton-Lambert Myriam, Lesage Marie-Christine, Héroux Isabelle, « Comment la production de données issues de l’expérience artistique agit-elle sur l’écriture d’une thèse de type recherche-création en arts vivants ? », in : Forget Marie-Hélène, Malo Annie, Former à et par l’écriture du qualitatif, Association pour la recherche qualitative, Presses de l’Université Laval, 2021, p. 294.
- Schatzki Theodore R. et al., Practice Turn in Contemporary Theory, Routledge,2001.
- Boutet Danielle, « La création de soi par soi dans la recherche-création : comment la réflexivité augmente la conscience et l’expérience de soi », Approches inductives, 5(1), 2018, (p. 289-310), p. 293.
- Manning Erin, Massumi Brian, Pensée en acte, vingt propositions pour la recherche-création, Les presses du réel, 2018, p. 35.
- Traduction : « Non seulement les connaissances pratiques, les façons de procéder et même les configurations de l’environnement matériel représentent des formes de connaissance, mais la connaissance propositionnelle les présuppose et en dépend », Shartzki Theodore R. et al., Practice Turn in Contemporary Theory, op. cit., p. 12.
- Elliott Dara, Culhane Denielle, Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives, Presses de l’Université Laval, 2021.
- Bienaise Johanna et al., « Comment la production de données issues de l’expérience artistique agit-elle sur l’écriture d’une thèse de type recherche-création en arts vivants ? », art. cit., p. 291-323.
- Comme le soulignent les autrices de ce chapitre ayant recouru à cette méthode dans une recherche précédente dans le cadre du GRIAV : « Cette méthode d’entretien, de plus en plus convoquée dans les recherches en arts vivants, vise l’explicitation, en particulier, du vécu d’action de la personne interviewée concernant “ce qui est implicite [ou préréfléchi] dans la réalisation d’une action, qu’elle soit mentale ou matérielle” (Vermersch P. , L’entretien d’explicitation, op. cit., p. 21). Voir aussi Bienaise Johanna et al., « Comment la production de données issues de l’expérience artistique agit-elle sur l’écriture d’une thèse de type recherche-création en arts vivants ? », art. cit., p. 297.
- Pour Nadine Faingold, les entretiens de décryptage du sens « visent la mise au jour des valeurs et des enjeux identitaires mobilisés dans l’action. Une posture spécifique d’écoute et de questionnement permet à la fois l’explicitation de l’activité d’un sujet, et l’émergence du sens qui sous-tend sa dynamique intérieure » (4e de couverture). Faingold Nadine, Les entretiens de décrytage. De l’explicitation à l’émergence du sens, op. cit.
- Pierre Vermersch (2017), définit la mémoire concrète comme « la mémoire du vécu dans tout ce qu’il comporte de sensorialité et le cas échéant d’émotion. Cette mémoire est expériencée par le sujet comme particulièrement vivace, au point de lui donner parfois l’impression subjective de revivre un moment passé. En ce sens, elle s’oppose très clairement, du point de vue subjectif, à la mémoire intellectuelle basée sur le savoir sans connotation personnelle ou sans lien avec un vécu particulier », Vermersch Pierre, L’entretien d’explicitation, op. cit., p. 87.
- Bienaise Johanna et al., « Comment la production de données issues de l’expérience artistique agit-elle sur l’écriture d’une thèse de type recherche-création en arts vivants ? », art. cit.
- Vermersch Pierre, Explicitation et phénoménologie, Paris, Presses universitaires de France, 2012.
- Dans ce formulaire, les doctorantes participantes consentent à ce que leur nom d’artiste-chercheuse et ceux de leurs collaborateurs et collaboratrices soient dévoilés dans les communications et publications issues de cette présente étude.
- Mélissa Raymond (coautrice de ce chapitre).
- Paillé Pierre, Muchilli Alex, L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales, Paris, Armand Colin, 2016.
- Walker Alice, « In search of our mothers’ gardens: Womanist prose », In : Mitchell Angelyn (éd.), Within the Circle: An Anthology of African American Literary Criticism from the Harlem Renaissance to the Present, Duke University Press, 1994, p. 401-409. URL : http://l-adam-mekler.com/walker_in_search.pdf (Original work published 1972).
- Expression anglophone traduite en français par courant ou flux de conscience. Cette technique d’écriture origine « du psychologue et philosophe américain William James (1842-1910) pour décrire comment le contenu de la conscience subjective est un flux continu et dynamique d’idées, d’images, de sentiments, de sensations, d’intuitions, etc. ». URL : http ://www.psychomedia.qc.ca/lexique/definition/flux-courant-de-conscience.
- Straus Erwin, « La posture érigée », traduit de l’américain par Anne Lenglet et Christine Roquet, Quant à la danse, 1, [1949] 2004, p. 22.
- Voir Masciotra Domenico, Roth Wolff-Michael, Morel Denise, Énaction : Apprendre à enseigner en situation, De Boeck Université́, 2008. URL : https://www.cairn.info/enaction-apprendre-et-enseigner-en-situation–9782804159139.html ; Masciotra Domenico, Une approche énactive des formations, théorie et méthode : En devenir compétent et connaisseur, Ascar Inc., Kindle, 2023.
- Newell Pamela, Dancers make dance: dancers’ roles in the creative process and their somatic-health and socio-political implications (dissertation), Mémoire en danse, Université du Québec à Montréal, 2007.
- Lesage Benoit, Un corps à construire : Tonus, posture, spatialité, temporalité, Toulouse, Érès, 2021, p. 80.
- Vermersch Pierre, L’entretien d’explicitation, op. cit.
- Ibid.
- Ahmed Sara, Phénoménologie queer : orientations, objets et autres, Éditions de la rue Dorion, 2022, p. 46-47.
- Zourabichvili F., Qu’est-ce qu’un devenir, pour Gilles Deleuze ? Conférence prononcée à Horlieu (Lyon), le 27 mars 1997. URL : horlieu-editions.com/brochures/zourabichvili-qu-est-ce-qu-un-devenir-pour-gilles-deleuze.pdf.
- Bienaise Johanna, Raymond Caroline, Levac Manon, « L’articulation théorie-pratique dans la recherche-création en danse ou l’éclair d’une prise de conscience », Recherches en danse, 6, 2017. URL : http://journals.openedition.org/danse/1666.
- Lancri Jean, « Comment la nuit travaille en étoile et pourquoi ? », in : Gosselin Pierre, Le Coguiec Éric (dir.), La recherche création : Pour une compréhension de la recherche en pratique artistique, Presses de l’Université du Québec, 2006, p. 9-20.
- Deschamps Chantal, Le chaos créateur, Guérin, 2002.