Ille literariorum laborum Atlas
(Henri Estienne sur Conrad Gessner1)
L’humaniste suisse Conrad Gessner (1516-1565) est surtout connu comme naturaliste ; il est d’ailleurs souvent qualifié de « Pline l’Ancien de son temps2 ». On connaît moins ses activités d’éditeur de textes latins et grecs ainsi que, souvent intimement liées à celles-ci, ses nombreuses traductions latines de textes grecs. Et pourtant, comme le fait remarquer Ann Blair, « plus de la moitié des publications de Gessner sont des éditions de textes, parfois de textes déjà publiés, mais plus souvent de manuscrits3 ». Il ne nous appartient pas de dresser la liste des éditions procurées par Gessner, qui a publié des textes d’auteurs grecs ou latins anciens ou récemment décédés sur les thèmes les plus variés (histoire naturelle, médecine, philosophie, religion, etc.). Dans son De libris a se editis, publié en 15624, Gessner dresse d’ailleurs lui-même la liste des éditions qu’il a procurées, une liste tout à fait impressionnante, puisqu’elle comprend soixante-six titres. En outre, Gessner a également participé de près ou de loin à l’édition d’autres textes, grecs surtout, publiés par des savants avec lesquels il était en relation.
Si l’on se place d’un point de vue moderne, Gessner apparaît comme un philologue5 extrêmement consciencieux, aux méthodes rigoureuses. Il arrive toutefois que, sans pour autant se départir d’une certaine rigueur philologique, il fasse subir au texte des sévices qui seraient inacceptables de nos jours. Pour tenter de mieux comprendre les visées profondes de Gessner, nous nous proposons, dans un premier temps, de nous pencher sur deux éditions exemplaires procurées par Gessner, celle d’Élien et celle de Marc Aurèle, ainsi que sur deux éditions qui ne sont pas dues à Gessner lui-même, mais auxquelles il a contribué : une édition des Opera omnia d’Aristote ainsi que l’editio princeps d’Athénagoras. Dans un deuxième temps, il sera question de trois éditions qui, du moins pour deux d’entre elles, posent un certain nombre de problèmes philologiques, mais permettent de découvrir une facette très importante de Gessner, celle d’un savant convaincu de l’utilité du classement du savoir en loci communes ; il s’agit de son édition de Stobée, de son édition expurgée de Martial et, finalement, de son édition des Sententiae d’Antoine et de Maxime. L’étude des paratextes des éditions procurées par Gessner nous permettra en outre de nous intéresser en passant à la manière dont il se présente lui-même en tant que philologue.
Un philologue exemplaire
Les Opera omnia d’Élien
En 1556, Gessner procure chez les frères Gessner l’editio princeps des Opera omnia d’Élien6. Le texte est publié avec une traduction latine, que l’on doit en partie à Gessner lui-même, en partie à d’autres savants7. Dans l’épître dédicatoire ainsi que dans la longue introduction figurant en tête du volume8, Gessner explique la genèse de cette édition. Le célèbre banquier et mécène Johann Jakob Fugger, à qui il s’adresse, a mis à sa disposition un manuscrit d’Élien conservé à la bibliothèque publique d’Augsbourg, ainsi qu’un deuxième manuscrit tiré de sa bibliothèque privée. Gessner a veillé à la correction du grec, à la ponctuation et à l’accentuation, il a placé le texte latin en regard du texte grec, sur la même page, et a ajouté à la fin du volume, pour en faciliter la consultation, un vaste index, qui est à la fois un index animalium, un index rerum et un index locorum communium. En outre, il a ajouté en marge des notes critiques indiquant des lectures différentes de la sienne. Ce travail s’apparente à une libération ou à une guérison, comme le sous-entend Gessner lui-même : comparant le manuscrit d’Élien à un prisonnier libéré et à un malade guéri, il fait du philologue, et donc de lui-même, un libérateur, un médecin qui rend la santé9. Soulignons au passage le fait qu’en parlant du soin qu’il a apporté à son édition, Gessner se livre à une longue diatribe contre les imprimeurs indélicats et avares qui, pour gagner davantage d’argent, publient des livres mal édités et pleins de fautes ; au lieu d’appeler ces imprimeurs chalcographi (« ceux qui écrivent avec le cuivre »), conclut Gessner, il faudrait les appeler falsographi (« ceux qui écrivent des mensonges »10).
Même une fois le livre publié, Gessner continue à en corriger le texte, comme on peut le voir sur son propre exemplaire, qui est muni d’annotations de sa main11. Sur la page de titre de cet exemplaire, on peut lire l’annotation autographe suivante :
Si quando rursus cudatur Aelianus, inspiciantur quae passim in hoc codice emendavi.
Et argumenta capitum, praesertim in libris de animalibus, minusculis characteribus
imprimantur, ut Graeca Latinis e regione melius respondeant.
Si l’on en venait à réimprimer Élien, que l’on examine les corrections que je propose
çà et là dans ce volume. Que l’on imprime les sommaires des chapitres, surtout dans
les livres sur les animaux, en petits caractères, afin que le texte grec et le texte
latin, placés l’un en regard de l’autre, soient mieux alignés.
Ces annotations ou corrections sont très nombreuses et l’on s’aperçoit, presque avec stupeur, que Gessner a relu attentivement l’ensemble des 750 pages du livre.
Ces corrections autographes ne furent pas vaines. En effet, on sait que l’exemplaire de Gessner appartint ensuite, dès 1722, au théologien et philologue zurichois Johann Kaspar Hagenbuch12, qui dressa une liste des corrections autographes de Gessner et les fit parvenir, à Leyde, au philologue Abraham Gronovius, qui préparait une nouvelle édition d’Élien. Et Gronovius se servit des notes de Gessner, à qui il rend d’ailleurs hommage dans la préface de son édition, datée de 1731, affirmant avoir utilisé les curae secundae, c’est-à-dire les nouvelles corrections critiques de Gessner, qu’il qualifie de « Pline de son temps » (ille aevi sui Plinius13).
Les Pensées de Marc-Aurèle14
Nous devons aussi à Gessner l’editio princeps des Pensées de l’empereur-philosophe stoïcien Marc-Aurèle. Cette édition, publiée en 1559 chez les frères Gessner, comporte, outre l’édition du texte grec procurée par Gessner lui-même, une traduction latine et un bref commentaire philologique, tous deux l’œuvre du savant allemand Wilhelm Xylander15. Gessner explique à deux reprises la genèse de cette édition. En grec, dans l’épître dédicatoire16, et plus tard, en latin, dans son De libris a se editis, dont il a déjà été question plus haut17. Ces documents nous apprennent que c’est l’humaniste Michael Toxites18 qui remit à Gessner un manuscrit de Marc Aurèle, aujourd’hui perdu, qu’abritait la célèbre bibliothèque d’Ottoheinrich Ier du Palatinat. Gessner envoya ensuite son texte grec à Wilhelm Xylander, qui lui fit parvenir sa traduction et son commentaire, ainsi que quelques remarques sur le texte, dont Gessner tint compte pour l’impression.
Mais le travail philologique de Gessner ne se limite pas à ses propres éditions.
Les Opera omnia d’Aristote
En 1539 avait paru à Bâle une édition des Opera omnia d’Aristote, chez Bebel et Isengrin19. À la Zentralbibliothek de Zurich est conservé un exemplaire de cette édition abondamment annoté par Gessner lui-même20. Ce qui nous intéresse ici en particulier, c’est que ces notes ont ensuite été utilisées pour la réédition des œuvres d’Aristote en 1550, à nouveau chez Bebel et Isengrin21. Dans sa préface au lecteur, Isengrin fait l’éloge du travail infatigable de Gessner, qu’il présente comme un grand spécialiste d’Aristote22.
Athénagoras
En 1557 est publiée à Genève par Henri Estienne l’editio princeps de l’Apologia pro Christianis et du De resurrectione mortuorum de l’apologète grec du IIe siècle Athénagoras d’Athènes23. Le texte grec est accompagné d’une traduction latine. Dans l’épître dédicatoire24, Henri Estienne explique qu’il a trouvé le manuscrit des deux textes à la bibliothèque royale de Fontainebleau et qu’il a également eu accès à la copie d’un manuscrit romain qui lui a été fournie par l’un de ses contacts italiens25. Il ajoute qu’il s’est gagné les services de Conrad Gessner pour la traduction latine et le commentaire de l’Apologia, mais aussi pour l’établissement du texte grec, que Gessner a substantiellement amélioré. Dans ce texte, Estienne fait l’éloge du savant zurichois, qu’il qualifie « d’Atlas des travaux littéraires » (ille literariorum laborum Atlas26).
Ici, comme dans les exemples qui précèdent, nous constatons l’ampleur du réseau de Gessner et la générosité de ses services philologiques.
Un philologue indélicat ? La question des loci communes
Notre deuxième partie est consacrée à trois œuvres dont l’examen va nous permettre de jeter une lumière nouvelle sur le travail philologique de Conrad Gessner.
Stobée
En 1543, Gessner publie le texte grec de la célèbre anthologie compilée au Ve siècle par le savant Byzantin Jean Stobée, avec une traduction latine en regard : une page pour le grec, une pour le latin27. Cet ouvrage, un recueil de citations tirées de 242 auteurs divisées en 123 groupes thématiques appelés Loci ou Sermones28, avait déjà été imprimé à Venise en 153629. Pour son édition, Gessner a repris d’une part cette édition vénitienne, très fautive, que l’on doit à Vittore Trincavelli, d’autre part un manuscrit fragmentaire du XVe siècle que lui a fait parvenir l’imprimeur bâlois Oporin30. Gessner a tout fait pour faciliter la consultation de l’ouvrage ; en effet, et il s’en explique dans la préface au lecteur31, non sans avoir au préalable critiqué les imprimeurs, qui veulent surtout s’enrichir et négligent les corrections qu’on leur soumet, et loué par contraste l’excellence des impressions de son éditeur, Christoph Froschauer32, il a fait précéder le texte d’une liste de ces Loci ou groupes thématiques33 ; à la fin du volume, il a ajouté un index des auteurs cités, avec renvoi aux pages, ainsi qu’un vaste index rerum ; il a indiqué systématiquement en marge du texte la source des citations ; il a ajouté, également en marge, des notes critiques, avec notamment un système de renvoi par le biais d’astérisques et de croix34. Gessner, plutôt fier du résultat, compare son travail au nettoyage des écuries d’Augias35.
Si Gessner est fier de son travail philologique, c’est d’abord parce qu’il a donné au lecteur un texte fiable. Mais il y a plus. En 1545, dans la section qu’il se consacre à lui-même dans sa célèbre Bibliotheca universalis, bibliographie de toutes les œuvres hébraïques, grecques et latines connues à l’époque, Gessner affirme que son édition de Martial est ce qu’il a écrit de plus utile « post translationem Stobaei36 », « après la traduction de Stobée ». Donc ce n’est pas de l’édition du texte grec qu’il est le plus fier, mais de la traduction. Pour quelle raison ? C’est un point que la plupart des chercheurs qui se sont penchés sur l’édition de Stobée ont passé sous silence. C’est selon nous parce que Gessner était bien conscient du fait que très peu de monde était capable de lire le texte grec à l’époque et il se rendait compte que l’adjonction d’une traduction était indispensable pour assurer une large diffusion de ce trésor de sagesse qu’est le florilège de Stobée. Ce qui est nouveau dans cette édition, donc, ce n’est pas tant le texte grec, même s’il est vrai que celui-ci a été amélioré, que la traduction.
Dans l’épître dédicatoire, Gessner insiste sur l’utilité, dans de multiples domaines, de ces citations d’auteurs antiques, qui, précise-t-il, ne contredisent nullement la sagesse divine ou chrétienne. Et ce qui, du point de vue de Gessner, rend son ouvrage particulièrement utile, c’est que cette sagesse est classée par lieux communs, per locos, car il considère cette méthode de systématisation du savoir particulièrement efficace, puisqu’elle permet au savant, à l’étudiant ou à l’écrivain d’accéder rapidement à un matériel utile pour la vie pratique, morale, ou pour illustrer un propos et le rendre plus convaincant. On comprend dès lors pourquoi Gessner a tout fait pour faciliter la consultation de son ouvrage, qui eut d’ailleurs un franc succès, puisqu’il fut réédité à dix reprises durant le seul XVIe siècle37. Cette réflexion sur l’utilité des lieux communs va nous être utile pour comprendre le sort que Gessner a fait subir à Martial et aux Sentences de Maxime et Antoine.
Martial
En 1544, Gessner procure une édition expurgée de Martial38, un Martial castré (Martialis castratus), pour reprendre les termes du biographe de Gessner, Josias Simler39. Nous avons étudié ailleurs en détail cette édition40, si bien que nous serons bref à son propos. Le but de Gessner était de donner une édition de Martial qui puisse être lue par les jeunes gens sans mettre pour autant leur santé morale en danger. Il a donc décidé de leur procurer une édition expurgée, moralement irréprochable. Pour ce faire, il a totalement éliminé les épigrammes les plus obscènes ; il en a ensuite privé certaines de leurs passages indécents – il les a donc raccourcies, pour peu toutefois que l’amputation ne nuise pas au sens général. C’est ainsi que trois cent cinquante-deux épigrammes ont été purement et simplement éliminées, et soixante-douze raccourcies. Il a aussi totalement réorganisé les épigrammes en quatre-vingt-cinq groupes thématiques ou lieux communs, dont la liste figure à la suite de l’épître dédicatoire, cette organisation ayant pour but de permettre au lecteur de trouver plus facilement ce qu’il cherche. Et non content de classer les épigrammes par thème, il a pris soin de faire précéder chaque poème d’un titre, qu’il emprunte à l’édition bâloise de Martial procurée par l’humaniste allemand Jacob Micyllus en 153641. Et Gessner de se comparer, dans les paratextes de son édition, à un médecin rendant la santé à un corps malade ou à Esculape, qui avait ramené à leur ancienne intégrité les membres d’Hippolyte mis en pièces par des chevaux42.
Pour un philologue moderne, une telle censure de Martial et une telle réorganisation des épigrammes paraissent probablement au plus haut point contestables. Mais, comme pour Stobée, le but de Gessner n’est pas tant de donner une édition parfaitement satisfaisante du point de vue philologique, que d’offrir aux jeunes gens un outil favorisant leur progrès moral aussi bien que linguistique. Cela, du reste, n’a pas empêché Gessner de réaliser un travail philologique minutieux : il a émendé le texte de Martial, en examinant les éditions antérieures ; il a fait précéder d’une crux la lecture choisie et a indiqué en marge le texte d’autres éditions. Il a fait accompagner chaque poème d’un numéro, qu’il emprunte à l’édition de Micyllus mentionnée plus haut, qui diffère considérablement des éditions critiques actuelles, qui sont en revanche très proches des éditions anciennes contenant les commentaires de Calderini, très diffusées à l’époque43. Et enfin, il fait suivre son édition des brèves annotations de l’édition de Micyllus.
Nous avons vu plus haut44 que Gessner appréciait particulièrement cette édition. Mais, heureusement ou malheureusement, elle ne semble pas avoir eu le succès escompté ; en tout cas, l’ouvrage ne fut jamais réédité.
Les Sententiae d’Antoine et de Maxime45
Parmi les florilèges à la fois sacrés et profanes46, une place importante revient aux Loci communes traditionnellement attribués à saint Maxime le Confesseur (VIIe siècle). Un autre recueil est intimement uni à ces Loci communes : la Melissa, traditionnellement attribuée à un certain moine Antoine (XIe siècle) ; il s’agit d’une recension manipulée et augmentée du texte du Pseudo-Maxime47. En 1962, dans son article sur les « Florilèges grecs » du Dictionnaire de spiritualité, Marcel Richard écrivait que « les recherches sur ces florilèges ont été compromises dès le départ par la déplorable édition des Loci Communes du Pseudo-Maxime publiée par Conrad de Gessner au 16e siècle48 ». Qu’en est-il ?
En 1546, Gessner publie l’editio princeps des Loci et de la Melissa, chez Froschauer49. Une traduction latine est publiée à part, dans un volume séparé50 – sans doute parce que cela permettait à l’éditeur de vendre un livre de plus. Dans sa préface au lecteur, Gessner explique51 qu’il a travaillé à partir d’un manuscrit provenant de la célèbre bibliothèque de l’ambassadeur espagnol à Venise Diego Hurtado de Mendoza52 et qu’il a complété certains passages mutilés grâce aux notes qui lui ont été envoyées par le théologien Wolfgang Musculus, qui avait pu consulter un manuscrit de la bibliothèque d’Augsbourg53. Ici aussi, Gessner décrit avec précision son travail philologique : il explique qu’il a veillé à la correction du texte grec, qu’il a corrigé les passages corrompus, qu’il a indiqué en marge les sources bibliques et antiques, qu’il a muni le texte de notes critiques et que, lorsqu’il avait affaire à des citations de poètes, il a disposé les vers les uns sous les autres et non sur la même ligne les uns à la suite des autres comme dans d’autres éditions54 ; enfin, il a fait précéder son texte d’un index des lieux communs.
En résumé, Gessner a donc cherché d’une part à donner un texte de qualité, d’autre part à rendre la consultation des Sentences facile et agréable. Alors, pourquoi Marcel Richard affirmait-il qu’il s’agit d’une mauvaise édition ? Comme le montre Baldi, le problème est que Gessner a créé une immense confusion en utilisant de manière inadéquate la Melissa et le manuscrit fourni par Musculus. Sans entrer dans les détails, indiquons simplement que le problème est surtout que Gessner a exclu des Loci de Maxime les extraits qui figuraient dans la Melissa (qui, rappelons-le, est une recension manipulée des Loci) ; il présente donc le texte grec des Loci amputé de certaines de ses parties constitutives – ce que, il est important de le relever, il ne fait pas pour la traduction latine des Loci, qui est donc, quant à elle, complète, et par conséquent plus longue que la version grecque55. En outre, Gessner se sert, pour combler certaines lacunes des Loci, du manuscrit fourni par Musculus, qui n’a qu’une parenté lointaine avec les Loci. Évidemment, cette méthode de travail se révélerait, de nos jours, totalement inacceptable, et la manière dont Gessner manipule les Loci Communes nous laisse pantois. Peut-être Gessner a-t-il effectivement été un peu indélicat et trop peu prudent. Mais avant de lui jeter la pierre, il faut tenir compte de divers aspects.
D’abord, on sait qu’à l’époque un certain nombre de facteurs ont gravement nui au sérieux d’un certain nombre d’éditions, notamment la pression des éditeurs, qui voulaient gagner de l’argent, ainsi que l’ouverture des marchés éditoriaux, qui a pu pousser certains à travailler un peu trop rapidement pour être les premiers à éditer tel ou tel texte. Mais nous pensons avec Baldi56 que le cas de Gessner est différent. Comme nous l’avons indiqué plus haut, Gessner veut certes procurer des éditions fiables et faciles à consulter, mais il est surtout poussé par l’extraordinaire utilité de ce type d’anthologies mêlant sagesse sacrée et profane et organisées en loci communes, ce qui permet notamment à quiconque est soucieux d’embellir ses écrits de retrouver rapidement ce qui a été dit, et bien dit, par les auteurs du passé sur tel ou tel sujet. Dans cette optique, manipuler le texte de Maxime et en exclure les sentences présentes dans le florilège d’Antoine, ou en réorganiser la matière, n’est pas une faute particulièrement grave, surtout qu’en fin de compte, toutes les sentences sont publiées et que l’on pouvait facilement les retrouver par le biais des références57. Il faut aussi tenir compte du fait que si cette manipulation n’était pas problématique, c’est aussi parce que ce recueil n’était pas considéré comme une œuvre littéraire en soi, mais comme un recueil d’extraits. D’ailleurs, dans le recueil bibliographique des Pandectae58, aussi bien les Sententiae de Maxime que Stobée et que les Adages d’Érasme, par exemple, sont inclus dans le premier livre, intitulé De grammatica et philologia, titulus XIII (De variis), pars 6 (De collectaneis locorum communium)59, ce qui signifie qu’ils sont avant tout considérés comme des outils au service de la copia rerum (« l’abondance des idées »), donc comme des moyens pour enrichir le discours et le rendre plus efficace60.
Ainsi, plus que d’une maladresse philologique, cet ouvrage constitue bien plutôt une partie importante de l’édifice scientifique et intellectuel de Gessner.
Conclusion
Quel genre de philologue Gessner est-il ? Dans les paratextes de ses éditions, parlant de son travail d’éditeur, il se compare lui-même tour à tour à Hercule nettoyant les écuries d’Augias, à un libérateur de prisonniers, à un médecin rendant la santé à un malade et à Esculape remembrant Hippolyte ; sans pour autant jamais se départir de sa modestie, il donne ainsi de lui l’image d’un philologue conscient de sa valeur et de ses compétences, et n’hésite pas à fustiger les éditeurs indélicats qui recherchent uniquement le profit.
Et de fait, Gessner est un éditeur fiable, qui ne recule devant aucune difficulté, généreux de son temps, qui sait tirer le plus grand profit d’un formidable réseau de philologues qui travaillent pour lui ou pour qui il travaille. Mais Gessner nous apparaît avant tout comme un savant qui, au-delà de la rigueur philologique, qui demeure certes essentielle, voit surtout l’importance de rendre le trésor de l’Antiquité accessible au plus grand nombre – c’est l’essence de l’éducation de l’humanisme chrétien : former les jeunes gens dans les belles lettres et dans l’amour de l’Antiquité, certes, mais surtout dans les bonnes mœurs et dans la morale. Ce but supérieur explique pourquoi il se permet de manipuler certains textes, mais aussi, bien sûr, pourquoi cet Atlas literariorum laborum61 veille à éditer des livres bien présentés, facilement consultables et munis de traductions fiables, conformément aux besoins de son époque. Gessner, un philologue indélicat ? Qu’il nous soit permis de renvoyer la question au lecteur.
Notes
- Athénagoras 1557 : 190 ; voir aussi infra, n. 26.
- Voir par exemple infra, n. 13. Pour la vie et l’œuvre de Gessner, l’ouvrage de référence est Leu 2016 ; voir aussi Leu et Ruoss 2016 et Wellisch 1984. Pour une brève introduction, voir Leu 2020, ainsi que Cochetti 1997.
- Blair 2016 : 33.
- Gessner 1562.
- Nous prenons le terme dans le sens qu’il a de nos jours de « discipline ayant pour objet l’étude de la transmission des documents écrits, fondée sur des méthodes plus ou moins scientifiques d’établissement et d’éditions des textes », selon la définition donnée par Mandosio 2005 : 567. Mandosio étudie ce que Gessner (et d’autres humanistes antérieurs, tels Budé et Vives) entendait par philologie et non, comme nous, son activité de philologue au sens moderne.
- Élien 1556.
- Pour les 17 livres du De animalium natura (Περὶ ζώων ἰδιότητος), la traduction est celle de l’érudit français Pierre Gilles (Gyllius) ; Gessner y a apporté quelques améliorations et l’a complétée. La traduction des autres œuvres est due à divers personnages, dont l’Italien Francesco Robortello et le Zurichois Sebastian Guldinbeck.
- Élien 1556 : f. α2ro-α4ro.
- Élien 1556 : f. α2ro : « Nihil vero ei mea voluntas aut diligentia profuisset, nisi tu aegrum simul et captivum miseratus, iamiam periturum […] veluti carcere solutum, nobis curandum reficiendumque commisisses » (« Or mon zèle ou mon empressement ne lui [Élien] auraient été d’aucune utilité si, le prenant en pitié alors qu’il était malade en même temps que captif, et le tirant pour ainsi dire de prison alors qu’il était sur le point de mourir […], tu ne me l’avais confié pour que j’en prenne soin et que je lui rende la santé »). La métaphore du philologue médecin est au centre des paratextes de son édition de Martial ; voir infra sur l’édition de Martial et la note 42.
- Élien 1556 : f. α3vo : « O quoties nauseam et stomachum mihi movent avari illi, sordidi et imperiti non chalcographi certe sed falsographi appellandi, qui vel exemplaria, ut acceperunt, corruptissima librariorum inscitia evulgant, vel ipsi etiam magis corrumpunt » (« Oh, que de fois ils m’ont donné la nausée et retourné l’estomac, ces gens avares, vils et ignorants (en fait, il faudrait les appeler « chalcographes » et « falsographes ») qui, dès qu’ils ont reçu les originaux, profitant de l’ignorance crasse des libraires, les rendent publics, s’ils ne les corrompent pas eux-mêmes davantage encore »).
- Cet exemplaire, conservé à la Zentralbibliothek de Zurich, est accessible sur « e-rara » [https://doi.org/10.3931/e-rara-5423].
- Sur la partie supérieure de la page de titre, on peut lire le nom de Hagenbuch et la date d’acquisition du volume (« Casp. Hagenbuchii 1722 »). Sur ce personnage, voir Weibel 2007.
- Élien 1731 : f. ††vo, Praefatio de l’éditeur, Abraham Gronovius : « Insuper contextui subiunxi integras notas Gesneri, Schefferi, Fabri, Konigii, Kuhnii et Perizonii, quibus etiam accedunt curae secundae Conradi Gesneri, quas debere me agnosco humanitati Reverendi admodum et doctissimi Viri Ioannis Caspari Hagenbuchii, qui singula, quae alter ille aevi sui Plinius in exemplari Operum Aeliani a se edito adnotaverat, accurate descripta ad me transmisit » (« En outre, j’ai ajouté au texte l’ensemble des notes de Gessner, Scheffer, Faber, König, Kuhn et Perizonius, auxquelles s’ajoutent encore les corrections critiques nouvelles de Conrad Gessner, que je reconnais devoir à la bienveillance du très vénérable et très savant Johann Kaspar Hagenbuch, qui m’a transmis soigneusement toutes les annotations que ce Pline de son époque avait inscrites dans son exemplaire des œuvres d’Élien qu’il avait lui-même édité »).
- Sur cette édition, voir notamment Sergeev 2021.
- Marc Aurèle 1559. Le volume, où la traduction latine précède le texte grec, comporte par ailleurs deux autres textes grecs que l’on doit à Marinus Neapolitanus de Samarie (Ve siècle) : la Vita Procli et le De felicitate liber, tous deux accompagnés d’une traduction latine anonyme. Sur l’humaniste Xylander (Holtzmann, 1532-1576), voir Schöll 1898.
- Marc Aurèle 1559 : 3-12. Cette épître est adressée au noble allemand Anton von Werthern von Beichlingen (1528-1579) ; sur lui, voir Lippert 1897.
- Gessner 1562 : f. B4vo, n° 55. Notons que l’on dispose encore d’autres renseignements sur l’origine de cette édition grâce à une lettre de Xylander à Gessner et à l’humaniste zurichois Johannes Fries en 1558 (Zurich, Staatsarchiv, ms. E II 356, 1033), mentionnée dans Bührer 2002 : 178-179. Voir aussi Leu 2016 : 243.
- Cet Allemand fut médecin, alchimiste et poète. Sur lui, et en particulier sur ses relations avec la Suisse (il y séjourna en 1549-1551 ; c’est probablement à cette époque qu’il entra en contact avec Gessner), voir Gantenbein 2011.
- Aristote 1539.
- Sur la première page de ce volume, on peut lire : Sum Conradi Gesneri (« J’appartiens à Conrad Gessner »). Cet exemplaire ne semble pas avoir été numérisé.
- Aristote 1550.
- Aristote 1550 : f. a1vo : « Cunradus Gesnerus exemplar suum ad nos misit multis in locis emendatum, homo in omni quidem disciplinarum genere indefesso studio feliciter versatus, sed in Aristotele potissimum ita non dicam exercitus, sed attritus, ut eum sibi fecerit familiarissimum » (« Conrad Gessner m’a envoyé son exemplaire, qui était corrigé à plusieurs endroits ; c’est un homme d’un zèle infatigable, merveilleusement versé dans tous les domaines du savoir, mais surtout dans Aristote : il l’a tant fréquenté, je dirais même tant usé qu’il est devenu pour lui le plus familier des auteurs »).
- Voir l’édition d’Athénagoras.
- Athénagoras 1557 : 190.
- Il s’agit de l’évêque Guglielmo Sirleto.
- Athénagoras 1557 : 190 (épître dédicatoire d’Henri Estienne) : « Quas habebam coniecturas in multos prioris orationis locos, in unum collectas ad calcem libri reiiciendas putabam ; quia, meo more, nimium religiosus in sequendis meis exemplaribus quam temerarius in iis corrigendis esse malebam. Sed Gesnerus (ille literariorum laborum Atlas) in suis annotationibus me hoc onere levavit » (« Les conjectures que j’avais sur de nombreux passages du premier discours, je pensais, après les avoir rassemblées, les placer à la fin du livre. Mais Gessner (cet Atlas des travaux littéraires), grâce à ses annotations, me soulagea de ce fardeau »). Ce passage est aussi édité dans Céard 2003 : 33 ; on trouvera aux pages 32-34 une description détaillée de cette édition.
- Stobée 1543. Baldi 2014 : 35-36, n. 53, fait remarquer que Gessner est l’un des premiers, sinon le premier, à publier ainsi le grec et le latin l’un en regard de l’autre, sur deux pages.
- Par exemple « De prudentia », « De invidia », « De pace », « Pro artibus », « Laus senectutis », « De sepultura ».
- Stobée 1536 ; sur la date de publication de cet ouvrage (1536 ou 1535), voir Curnis 2008 : 38 ; pour notre description de l’édition de Stobée, nous nous appuyons sur l’étude de Curnis 2008 (en particulier 45-107 : chap. II, « Conrad Gesner e lo Stobeo come progetto editoriale […] »).
- Leu 2016 : 413, n. 339 ; Curnis 2008 : 66, n. 27.
- Stobée 1543 : f. α6vo-βvo.
- Stobée 1543 : f. α6.
- Gessner utilisera également cette méthode per locos dans son répertoire intitulé Pandectae (Gessner 1548 ; il s’agit d’un catalogue bibliographique de tous les ouvrages latins, grecs et hébreux connus à l’époque), qu’il publiera en 1548 mais que, comme l’a montré Baldi 2014 : 36-37, il était déjà en train de préparer au moment de la publication de Stobée. Sur les recueils de lieux communs, voir Moss, qui étudie notamment (Moss 2002 : 321-322) la préface de Gessner aux Pandectae.
- Dans les cas où un passage lui paraissait corrompu, il n’a rien changé si la correction n’était pas évidente ; en cas de doute, il a maintenu religieusement la lecture ancienne et a noté sa conjecture en marge du texte grec ou du texte latin.
- Stobée 1543 : f. α6vo : « …ut hoc velut Augiae stabulum expurgaretur » (« … de sorte que j’ai pour ainsi dire nettoyé cette écurie d’Augias »).
- Gessner 1545 : f. H2vo : « Hunc certe laborem [Martialem] post translationem Stobaei utilissimum omnium quae publicavi obiisse mihi videor » (« Il me semble que ce travail, après la traduction de Stobée, est le plus utile de tous ceux que j’ai publiés »). Il faut dire que Gessner fait cette déclaration en 1545 déjà et qu’il aura encore bien des occasions de s’illustrer dans le domaine de l’édition.
- En particulier, signalons la seconde édition de Gessner, en 1549 (Stobée 1549), nettement améliorée grâce à la découverte d’un nouveau manuscrit de la bibliothèque de Diego Hurtado de Mendoza, l’ambassadeur espagnol à Venise ; Gessner explique ces circonstances dans un post-scriptum à la préface de la première édition intitulé De altera hac editione (Stobée 1549 : f. α6vo).
- Martial 1544.
- Simler f. 16vo : « Pudoris et verecundiae tantam habebat rationem, ut obscoenum aliquid non modo ipse dicere, vel ab aliis audire, sed ne legere quidem sustineret, quod satis testatur Martialis ab ipso castratus » (« Il accordait tant d’importance à la pudeur et à la retenue qu’il ne supportait pas non seulement de dire lui-même des obscénités ou d’en entendre dire par d’autres, mais même d’en lire ; ce que prouve bien le Martial qu’il a lui-même castré »).
- Voir Amherdt 2022.
- Martial 1536.
- Le motif du philologue médecin comparé à Esculape est étudié en détail dans Amherdt 2022.
- Nous avons consulté l’édition parue à Venise en 1485 chez Battista Torti.
- Voir supra, n. 36.
- Sur ce texte, voir l’étude très fouillée de Baldi 2014. Les lignes qui suivent s’appuient sur cette étude.
- Sur ces florilèges, voir Richard 1962.
- Voir Baldi 2014 : 21. Il s’agit en fait d’un recueil anonyme (voir Baldi 2014 : 21, n. 11 et Richard 1962 : 493-494).
- Richard 1962 : 486.
- Antonius et Maximus 1546a. Le titre de l’ouvrage est le suivant : Ἀπομνημονευμάτων, ἐκ διαφόρων τῶν τε καθ’ ἡμᾶς, και τῶν θύραθεν βιβλίων τόμοι τρεῖς […] Sententiarum sive capitum, theologicorum praecipue, ex sacris et profanis libris tomi tres, per Antonium et Maximum monachos olim collecti. Antonii loci Melissa inscripti numero sunt 175. Maximi vero 71 […], Zurich, Froschauer, 1546 (« Trois tomes de sentences ou chapitres, surtout théologiques, tirés des livres sacrés et profanes, recueillis autrefois par les moines Antoine et Maxime. Les loci d’Antoine, intitulés Melissa, sont au nombre de 175 ; ceux de Maxime sont au nombre de 71 »). Le volume contient trois autres titres sur lesquels il n’y a pas lieu de s’attarder ici : les Centuriae du même Pseudo-Maxime, ainsi que deux textes d’apologètes du IIe siècle : l’Oratio contra Graecos de Tatien et l’Autolycum de Théophile d’Antioche.
- Antonius et Maximus 1546b. Les traductions sont dues à Gessner lui-même (primae partis Antonii Melissae) et à Jean Ribit, professeur de grec à l’Académie de Lausanne (secundae partis Antonii Melissae et Maximi locorum communium). Sur Ribit (?-1564), voir la notice biographique de Crousaz 2012 : 542.
- Antonius et Maximus 1546a : f. †3ro-vo.
- Gessner explique que les manuscrits lui sont parvenus de Venise par l’intermédiaire de son ami l’humaniste zurichois Johannes Fries, ainsi que d’Arlenius, le bibliothécaire de Mendoza.
- Le ms. Monac. gr. 429 ; voir Baldi 2014 : 23. Musculus séjournait alors à Augsbourg, où il avait participé à l’introduction de la Réforme ; à partir de 1548, il vécut en Suisse ; voir sur lui Bodenmann 2010.
- Cette précision illustre bien l’importance que Gessner accordait à la clarté de la présentation de ses ouvrages.
- Gessner lui-même le précise dans la préface au lecteur (f. †3vo), qui ne figure d’ailleurs que dans l’édition grecque.
- Voir supra, n. 45.
- Ou en lisant la traduction latine des Loci de Maxime, qui n’a quant à elle pas été mutilée. Voir supra, n. 55.
- Voir supra, n. 33.
- Gessner 1548 : f. 27vo-28ro.
- Voir aussi Baldi 2014 : 45.
- Voir supra, n 26.