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Petits genres et paroles vives : Jules Jouy, un transfuge exemplaire des petites scènes parisiennes de la fin du siècle

Prolifique, blagueur et révolté, Jules Jouy, dont le nom a quelque peu été oublié par la postérité, a parcouru les méandres des petites scènes parisiennes de la fin du siècle : des cabarets artistiques et goguettes aux cafés-concerts, jusqu’au tapage des music-halls. Reconnaissable par sa verve et son dynamisme, il apparaît comme une figure majeure parmi les mineurs. Il fait en effet partie des animateurs reconnus des « petits » lieux de festivités artistiques et littéraires de la fin du siècle.

Ce qui frappe en premier lieu en se penchant sur ce personnage, c’est la diversité générique de sa production. Ce « roi de la chanson non couronné », pour reprendre la formule de Pierre Dufay, a œuvré dans une multitude de « petits formats » et cumule les titres de poète, chansonnier, goguettier et revuiste. Principalement tourné vers les formats oraux, Jules Jouy exerçait encore sa plume en tant que rédacteur dans de nombreux petits journaux et contribuait à créer des ponts entre les petites scènes et les petites feuilles. Mais ce touche-à-tout ne se contente pas d’écrire les textes à dire ou à chanter : il n’hésite pas à s’exposer et à monter sur le devant de quelques-unes de ces petites scènes. Jules Jouy se révèle donc un artiste complet : auteur et interprète. C’est tout autant son allure de poète « chourineur1 », pour reprendre l’épithète qu’on lui donne après ses textes virulents contre le général Boulanger, que ses œuvres qui ont fait sa réputation. La notoriété aidant, il offre ses textes à des figures aussi emblématiques qu’Yvette Guilbert, Thérésa, Polin, Bruant pour la chanson ; Coquelin Cadet, Félix Galipaux, Mévisto aîné pour les monologues. Plus d’une centaine d’interprètes ont donné leur voix et leur corps aux textes de Jules Jouy sur les principales planches parisiennes : de l’Eldorado à la Scala, des Ambassadeurs au Ba-Ta-Clan, etc. Jouy est donc non seulement au cœur du petit réseau de la Butte en interprétant lui-même ses textes, mais encore au cœur du système du vedettariat des lieux de divertissement de masse en offrant ses productions à de brillants interprètes.

Il apparaît alors comme un précieux guide : il nous permet de nous repérer dans les différentes « petites scènes » qu’offre le Paris des années 1880. Par son parcours, Jules Jouy offre un bel exemple de ce que nous choisissons d’appeler « un transfuge de scènes ». En passant de la scène jugée artiste des cabarets artistiques, à celle spectaculaire du café-concert et du music-hall, qui s’adresse à un public populaire, hétéroclite et massif, Jouy interroge les représentations trop souvent hermétiques des scènes de la fin du siècle et de leurs acteurs. Il s’agit ainsi de suivre la trajectoire de Jouy dans le but de saisir les principes de continuité qui sous-tendent l’hétérogénéité apparente de ces genres mineurs, qui semblent répondre aux réalités de la vie culturelle, sociale et politique de la fin du siècle.

Le profil du touche-à-tout : tentative pour suivre la trajectoire d’un « petit »

Jules Jouy s’est consacré tout au long de sa courte vie – il meurt fou à l’âge de quarante deux ans2 – aux petits formats. Malgré sa popularité et le succès de ses textes auprès des grandes vedettes de l’époque, ces œuvres ne lui ont permis ni de sortir de l’ombre de Théodore Botrel ou d’Aristide Bruant (qu’il a d’ailleurs aidé à monter sur la scène du Chat noir) ni de s’enrichir. Adolescent, le jeune Parisien partage son temps entre ses emplois en boucherie ou comme peintre sur porcelaine et ses soirées chantantes dans les goguettes de la capitale, où il interprète ses propres chansons. En raison de son statut modeste, Jouy a ainsi d’abord gagné sa vie en accumulant de nombreux petits métiers avant de se consacrer pleinement à l’écriture. Il écrit de plus en plus de chansons qu’il offre aux interprètes de café-concert et, comme beaucoup, il publie très tôt ses premiers textes dans la presse : à vingt-un ans, il est accueilli dans le Tintamarre par Léon Bienvenu, aussi appelé « Touchatout ». Ce premier parrainage lui sert de modèle, puisque Jules Jouy fait à son tour de la polyvalence son fer de lance. La variété des textes qu’il propose dans ce journal montre déjà le caractère très hétéroclite de sa production qui est étroitement liée aux réalités des nouvelles pratiques urbaines : des chroniques de théâtre (intitulées « Sonnets de l’entr’acte »), des plaisanteries, des chansons, qui peuvent parfois être des chansons publicitaires, mais aussi ce qu’il appelle des « fables express », ou encore des articles qui, malgré la censure, ne cachent pas le positionnement anticlérical et communard du poète.

Dans les salles de rédaction, il rencontre des auteurs qui adoptent le même modèle de la polygraphie : Charles Cros, Alphonse Allais, Émile Taboureux, Félicien Champsaur, etc. Ces rencontres le guident vers un autre type de sociabilité : celui du cabaret artistique. En effet, il y a des liens de contiguïté entre la sociabilité journalistique et la sociabilité scénique des cabarets, les jeunes bohèmes œuvrant pour la plupart dans les deux milieux3. Ces collègues et amis le conduiront sur les planches des Hydropathes dont Jouy, dès la création des soirées comme du journal, est un membre très actif. C’est surtout en tant que chansonnier que le jeune écrivain se fait une place durable sur les scènes des cabarets artistiques qui seront un tremplin dans la reconnaissance de ses œuvres. Ainsi intégré dans le monde des Hydropathes, il rejoint quelque temps plus tard la bannière fumiste auprès des Hirsutes, puis suit Émile Goudeau dans l’antre du Chat Noir et s’y impose progressivement jusqu’à devenir un rédacteur récurrent du journal en 1883.

Jouy n’arrête pas pour autant d’écrire pour les artistes du café-concert, et c’est paradoxalement par le biais du cabaret artistique qu’il y connaîtra un réel succès : il acquiert au cabaret une reconnaissance littéraire, recherchée par de grandes vedettes de café-concert comme Thérésa4 et Yvette Guilbert5 qui cherchent, dans le deuxième temps de leur carrière, à asseoir leur autorité artistique. Il faut rappeler que, dans cette industrie chansonnière, le café-concert est trop souvent séparé du cabaret artistique, qui n’apparaît que dans les années 18806. Ce dernier est reconnu de l’élite intellectuelle, y compris la plus académique. Olivier Goetz rappelle qu’en 1888, Melchior de Voguë déclare devant ses confrères de l’Académie française : « Pour le sentiment du grand et pour l’expression des choses épiques, seul le Chat Noir [a] pu rivaliser avec Bossuet ! » ; François Coppée, par ailleurs, ne cache pas son admiration pour Aristide Bruant. Les liens du cabaret artistique avec les jeunes mouvements littéraires sont connus. Des figures littéraires le fréquentent : Verlaine, Mallarmé, Villiers de L’Isle Adam ou encore Jean Richepin, qui se voit consacré à l’Académie française grâce, en grande partie, à ses succès sur les planches du cabaret, etc. Ces poètes contribuent à offrir une aura littéraire aux cabarets artistiques. À cette fréquentation s’ajoute un public restreint d’artistes et de mondains : le prix élevé des consommations assurait la sélection de la clientèle. La censure, moins regardante vis-à-vis de ces pôles de création restreinte, est relativement tolérante et permet aux artistes de jouir d’une certaine liberté, contrairement au café-concert, strictement encadré7. Le café-concert est, à l’inverse, dénigré par les instances littéraires légitimées. On le juge « vulgaire », ses chansons y sont « triviales », comme on peut le lire sous la plume de Ferdinand Brunetière dans un article de la Revue des deux mondes8. Pour exemple, quelques titres suffisent à saisir la veine des chansons du caf’ conc’ : Un Drame dans un pantalon, Les Faux Nichons, Les Deux culottes, Prout-Prout, Le Petit chat noir de la mariée, La Ronde des cornards, Le Petit Machin de la comtesse, etc. La critique, qu’elle soit universitaire ou journalistique, prend le parti du mépris vis-à-vis de ces divertissements, jugés inconséquents, du café-concert (même si certains avouent, à demi-mot, le plaisir que peut procurer ce type de spectacle). Le public est plus populaire : le prix d’entrée modique rend ce spectacle accessible à tous, et les ouvriers s’y rendent en nombre. Les artistes, pour la plupart, sont aussi d’origine modeste. Ainsi, d’un point de vue discursif, le rire du café-concert semble aux antipodes de l’esprit de la Butte. Les succès de Jouy sur les scènes des cabarets ainsi que sur celles des cafés-concerts étonnent autant qu’ils interrogent ces frontières établies au XIXe et peu remises en question depuis.

En faisant son entrée en littérature par la petite porte de la presse, Jules Jouy correspond au modèle du jeune artiste cherchant, tant bien que mal, à vivre exclusivement de ses écrits. À cela s’ajoute l’originalité de Jouy qui, tourné vers les formes de la parole vive, s’inscrit dans le même temps au cœur de la nouvelle industrie culturelle du spectacle. Par la presse tout comme par la chanson, qu’il pratique lui-même dans les goguettes et les cabarets artistiques et qu’il offre à des interprètes au café-concert, Jouy accède marginalement au champ littéraire : il se fait littéralement entendre dans les confins du monde littéraire institutionnalisé9. Ce qui rend Jouy aussi mobile dans ces marges s’explique en grande partie par la souplesse des productions permise par ces sociabilités mineures.

Souplesse créative et sociabilités mineures

Les créations de Jouy, qu’elles soient journalistiques, chansonnières, poétiques, ou encore humoristiques et dramatiques, sont étroitement liées au lieu de sociabilité qui les accueille. Ces sociabilités mineures autorisent par exemple des gestes créatifs qui vont, a priori, à l’encontre de ce que Nathalie Heinich appelle le « régime de singularité », ou plus largement, à l’encontre de l’idéal type de l’écrivain artiste, en opposition à celui de l’écrivain professionnel. La pratique de l’écriture collective fait par exemple partie de ces gestes. L’écriture à quatre mains est en effet très courante dans les petits genres, et notamment dans le domaine de la chanson. Jouy a de nombreux co-auteurs, dont Aristide Bruant, à ses débuts, avec qui il écrit des chansons bien reçues du public du café-concert. Leurs titres révèlent leur légèreté : La fille à la mère Michel, L’Almanach de Murger, Le cheveu de Mathieu, Mad’moiselle écoutez-moi donc, etc. Nous sommes loin du réalisme noir, embrassé par Bruant et souvent proposé par Jouy. Il collabore encore avec son ami Ernest Gerny, avec qui il signe une centaine de chansons.

La chanson s’avère un modèle particulièrement intéressant pour saisir les logiques créatrices de ces petits genres. Penchons-nous par exemple sur la pratique du timbre. Les timbres s’utilisent plus particulièrement dans la chanson politique et consistent à reprendre des airs de chansons préexistantes pour de nouveaux textes. Cette pratique populaire est très fréquente, et n’est pas systématiquement parodique. C’est par exemple par ce procédé que Jouy écrit Le temps des crises, sur l’air du Temps des cerises10.

Vous regretterez le beau temps des crises,
Quand, pauvres sans pain et riches gavés,
Nous serons aux prises.
Les drapeaux de Mars flotteront aux brises,
Les drapeaux vermeils sur qui vous bavez.
Vous regretterez le beau temps des crises,
Quand viendra le Peuple en haut des pavés.
Quand vous pleurerez le beau temps des crises,
Le vil renégat et l’accapareur
En verront de grises.
Les politiciens auront des surprises.
Les Judas, au ventre, auront la terreur.
Quand vous pleurerez le beau temps des crises,
Grondera partout la Rue en fureur.
Profitez-en bien du beau temps des crises
Où le peuple jeûne et passe en rêvant
Aux terres promises.
Quand donc viendras-tu fondre les banquises,
Ô grand soleil rouge, ô soleil levant ?
Profitez-en bien, du beau temps des crises,
Où le Peuple veille et s’en va rêvant.

Bien que cette romance n’ait pas un contenu politique et que la chanson ait été composée cinq ans avant la Commune, Le Temps des cerises est devenu l’hymne des communards. En gardant le même air, mais en y ajoutant un contenu politique, Jules Jouy réinvestit et re-sémantise en 1886 cette chanson11 qu’il publie le 10 décembre dans le journal de Jules Vallès, Le Cri du Peuple. Notons qu’en 1886, une grève de miniers à Decazeville en Aveyron est réprimée avec force par l’armée du général Boulanger. Cet événement ouvre la voie à un mouvement ouvrier de grande ampleur. Les journaux qui soutiennent le mouvement sont censurés : Le Cri du Peuple n’y échappe pas. Louise Michel, Paul Lafargue, Jules Guesde et le docteur Susini sont poursuivis pour « provocations au meurtre et au pillage » lors d’un meeting de soutien aux grévistes. Louise Michel est la seule à refuser de faire appel. En reprenant l’air symbolique du Temps des cerises, Jouy contribue à rendre toute son ampleur à ce mouvement que l’État cherche à cacher. D’ailleurs, plus qu’une reprise de l’air, Jouy s’amuse avec l’hypotexte : par un jeu de paronomases et de rimes, Jouy laisse entendre le texte d’origine, qui est présent en filigrane à l’état de palimpseste. Le titre d’ailleurs est déjà une paronomase. L’équivalent métrique des vers permet, en outre, de garder le phrasé de la chanson d’origine. Le travail des rimes fait encore entendre l’écho du texte originel : Jouy reprend les rimes en « ant » des « gouttes de sang », et en « eur » du « merle moqueur » dans les deuxième et troisième couplets, autant d’images qui ont particulièrement résonné dans l’interprétation communarde du texte de la romance. Par ce processus créatif, Jouy réinvente l’hymne de la Commune et fait en cela d’une pierre, deux coups : le chansonnier surimprime a posteriori un sens historique à cet air symbolique du Temps des cerises et contribue à la reconnaissance de l’ampleur du mouvement ouvrier en faisant entendre, à sa manière, les mots de Louise Michel, qui affirme que « la grève de Decazeville est la veille de la révolution sociale12 ». Notons, toutefois, que l’absence d’ancrage historique précis dans le texte inscrit cette chanson dans une forme d’intemporalité ; ce faisant, Jouy se place plutôt du côté du poète que du militant ou du journaliste. Ainsi, la pratique du timbre, qui est une pratique populaire, ne se limite pas à une reprise musicale, mais consiste en une répétition de toutes sortes de structures métriques, rimiques ou strophiques qui ne manque pas de virtuosité et qui peut se montrer particulièrement signifiante. Le modèle de la pratique du timbre peut être rapproché de la reprise de thèmes récurrents dans la création de monologues ou de blagues et de la pratique de la réécriture journalistique.

Bien sûr, ces pratiques ont un avantage certain en raison de leur temps court de production : la pratique du timbre et de la réécriture, tout comme l’écriture collective assurent à l’auteur une écriture à flux tendu, qui suit le rythme de l’actualité et des modes. Cependant, la seule explication pragmatique ne saurait suffire : il y a une forme d’enthousiasme dans cette création prolifique. Réagir sur le vif à l’actualité semble être plus qu’une nécessité, une véritable attitude d’un auteur farouchement engagé dans son temps. Il n’a, à notre connaissance, pas tenté de publier ses poèmes, ses chansons, ou ses monologues en recueil. Il publie en effet la plupart de ses textes chez l’éditeur Meuriot qui vend ses petits formats à vingt-cinq centimes. Sans prétendre à une carrière littéraire balisée par les institutions éditoriales ou nationales, Jouy est un « écrivant13 » qui ne manque pas d’audace. Le poète chourineur se présente ainsi comme un « petit » par conviction et enthousiasme. L’originalité de Jouy tient alors précisément dans un travail d’hybridation générique de ses formats qui ont pour vocation de faire tomber les frontières des lieux de sociabilité et de confondre les valeurs du littéraire et du divertissement.

Petit format pour grandes ambitions ?

Si le format de prédilection de Jouy est petit ou populaire, cela ne signifie pas pour autant que ce dernier ne cherche pas à en élargir ses frontières poétiques. Il innove tout particulièrement dans le genre chansonnier. Il est d’abord un des précurseurs de la chanson d’actualité au cœur du support du journal. Il crée en 1886 la rubrique de la « chanson du jour » dans Le Cri du Peuple, et exportera l’idée dans Le Parti ouvrier et dans Le Paris14. Il fait dans ce dernier une campagne en chanson contre le général Boulanger : pendant les quatre années que dure la crise du boulangisme, ce sont ainsi plusieurs centaines de textes qui sont publiés. Aussi, par cette invention, Jules Jouy n’est plus seulement chansonnier-interprète, mais devient de la même manière chansonnier-journaliste et contribue à donner à la chanson un puissant support médiatique. Dans un drame aux allures autobiographiques, dont Jouy aurait soufflé l’idée à Yvette Guilbert15, le poète présente son protagoniste comme un drôle de journaliste :

Mon jeune homme, dans une rédaction de journal… portera ses copies de chansons quotidiennes.
Sa verve s’amusera en des Au jour le jour. Le voilà devenu journaliste – journaliste à sa façon. La politique lui inspirera des rimes16 !

La figure du chansonnier-journaliste est ici assumée et revendiquée. En devenant l’écho de l’actualité, les chansons doivent être écrites rapidement. Le caractère prolifique de la production de Jouy n’est donc pas seulement signe de nécessité, mais répond aussi à cette poétique de l’actualité. Par ce métissage des créations et par leur actualité, les œuvres de Jouy participent à l’entremêlement de la presse périodique et de la chanson, de la culture révolutionnaire et de la culture médiatique.

L’originalité du poète tient en outre à la diversité des thèmes abordés dans ses chansons, et ceci notamment dans les cabarets artistiques où ses homologues tendent à restreindre leurs thématiques. Il apporte alors la diversité du café-concert au centre du pôle de création restreint qu’est le cabaret artistique. Sans oublier les romances et les satires, Jules Jouy passe de la chanson politique à la chanson comique, de la chanson sociale à la chanson macabre : il a par exemple un penchant pour la guillotine. Le personnage de Gamahut, dont la pendaison aurait mal tourné, revient régulièrement dans ses textes. Mais dans cette pluralité thématique, le style grinçant, direct et efficace de Jouy est toujours de mise. Un texte comme Le Czar s’amuse17 est à ce titre particulièrement représentatif :

Le czar (sic) s’amuse
Le meurtre, en haut, change de nom
L’échafaud, à lui, se refuse,
Gamahut chourine, dit-on
Le czar s’amuse (bis)

En trois vers bien assénés, Jouy condamne les exactions du tsar sur une musique légère (air du Bouton de rose18). Ce jeu de décalage rend compte de la veine du chansonnier : rarement lyrique, souvent d’un humour amer. De la même manière, ses monologues reprennent cette veine et ont, pour la plupart, pour visée de moquer les puissants ou de soutenir les classes populaires.

Au-delà du style, c’est encore la posture du poète qui soude cet apparent éclectisme. Jouy érige en attitude sa veine engagée non seulement dans les lignes des journaux, mais aussi sur les scènes des cabarets artistiques. Jouy interprète au Chat noir ses propres chansons et s’accompagne lui-même au piano, malgré des connaissances très rudimentaires tant du solfège que de l’instrument. Son interprétation se présente comme une contre-performance, ainsi qu’en témoigne Dominique Bonnaud dans son livre Montmartre d’hier :

[…] Sa voix était fausse, mais sa diction, d’une netteté mordante, compensait ce petit défaut… Anti-musicien au suprême degré, il ne connaissait que deux accords : do-mi-sol et si-ré-sol ; et il n’arrêtait pas, tandis qu’il interprétait ses œuvres, de les faire « mijoter », si je puis dire, en haut du clavier19.

Jouy semble être davantage dans la profération plutôt que dans le chant. Nul besoin de voix, nul besoin de maîtrise de l’instrument : ce qui permet aux performances du poète de tenir la route, et ce qui lui vaut de remonter régulièrement sur scène est sa posture d’anti-musicien et d’artiste acerbe. Sa diction nette, qu’on imagine hachée, loin d’un débit charmeur, est en somme la manifestation scénique de ses chansons à l’humour noir.

Il peut sembler étonnant de voir ainsi un chansonnier sans voix ni connaissance musicale assumer les fonctions d’auteur, de compositeur et d’interprète. D’autres auteurs-compositeurs-interprètes des planches de cabarets artistiques, comme Maurice Rollinat, Marie Krysinska, ont par exemple une formation musicale plus affirmée. Néanmoins, à la différence du café-concert, la posture de l’amateur est autorisée au cabaret artistique. Si le café-concert assume et affiche une dimension spectaculaire et n’accueille sur scène que des interprètes relativement avertis, le cabaret artistique s’en écarte par une modestie de décor et de costume20. C’est à cette condition que Jules Jouy peut, aux Hydropathes d’abord, au Chat noir ensuite, interpréter ses propres textes et construire ainsi son personnage de chourineur. Jouy rapporte au cabaret quelques chansons-scies21 écrites pour le café-concert, comme Le Pompier de Gonesse, mais trouve aussi une scène pour ses chansons d’actualité, ses chansons sociales et politiques. Ses chansons s’y font globalement plus personnelles. Il se pare, par ce biais, de l’aura littéraire du cabaret artistique. L’amuseur public qu’est le chansonnier du café-concert, en montant lui-même sur la scène du cabaret artistique, se transforme en une forme d’aède moderne. Grâce à cette reconnaissance littéraire dans les marges mêmes de la littérature, les textes de Jouy attireront de nouveaux artistes de café-concert en quête de légitimation artistique. En outre, cet amateurisme vient directement des goguettes et sociétés chantantes qui accueillent les ouvriers sur la scène. Aussi, Jouy conserve la culture populaire au cœur d’une sociabilité de diffusion plus restreinte.

Le caractère minimaliste de son accompagnement est permis par ce personnage de poète du peuple et chourineur qu’il s’est créé. Son allure ainsi que ses textes ont fait sa réputation comme on l’entend dans les mots de Georges Auriol qui dresse le portrait de son ami du Chat Noir : « Ce génial lanceur de billes-vezées, cet incomparable diseur de baguenaudes a une égérie : sa pipe22 ». Aussi, le choix des formes de l’oralité, de la chanson aux monologues, se justifie par un système d’une cohérence paradoxale en regard de l’éclectisme de ses textes : le poète joue pleinement le jeu de l’auteur-interprète dès qu’il en a l’occasion, et c’est finalement dans sa présence physique et médiatique que « l’œuvre » prend sens.

Ainsi, Jules Jouy ne semble pas avoir eu l’ambition de faire œuvre, mais a voulu faire des œuvres qui, aussi hétéroclites soient-elles, ont contribué à forger la figure du poète chourineur ainsi qu’à créer des ponts entre les différentes aires culturelles des scènes parisiennes. Il montre par là un rapport marginal au « littéraire » : la production de Jouy s’inscrit dans un continuum entre une œuvre jugée littéraire et une œuvre jugée commerciale. Aussi, les enjeux de reconnaissance d’une culture légitime et d’une culture de masse se jouent de la même manière au cœur des marges : le milieu de la chanson s’avère particulièrement révélateur de ces tensions qui peuvent subsister dans un même champ. On comprend alors comment on a pu considérer Jules Jouy comme une figure littéraire au sein même de la culture de masse du café-concert et du music-hall. Transfuge de scène, l’exemple de Jouy met en lumière un paradoxe : les frontières sont socialement, discursivement et génériquement poreuses entre les différents espaces de créations que représentent les scènes de la fin du siècle.

Au-delà de son statut de transfuge, l’exemple de Jouy offre un portrait de l’artiste fin-de-siècle. Sa figure d’auteur-compositeur-interprète-journaliste répond aux logiques médiatiques et dessine les traits d’un écrivain d’un nouveau type qui s’expérimente précisément dans les marges scéniques de la littérature. La diversification des genres embrassés par le poète ne doit pas masquer la cohérence de l’œuvre réelle de Jouy, celle de la parole dite ou chantée d’un écrivain du peuple, soit un personnage créé au fil de ses interventions médiatiques et de ses performances scéniques.

Notes

  • C’est aussi l’épithète qu’a choisie Patrick Biau comme titre de sa biographie. Voir Patrick Biau, Jules Jouy, le « poète chourineur », Sénouillac, 1997.
  • Le poète est né en 1855 à Bercy et est mort en 1897.
  • Voir notamment Élisabeth Pillet et Marie-Ève Thérenty (dir.), Presse, chanson et culture orale au XIXe siècle. La parole vive au défi de l’ère médiatique, Paris, Nouveau Monde éditions, 2012.
  • Thérésa, la « diva du ruisseau », dans les dernières années de sa longue carrière (quarante ans) se rapproche de Jean Richepin et de Jules Jouy pour rendre son répertoire plus « littéraire ». C’est elle qui crée la chanson « La Terre » à l’Eldorado en 1888. Cette chanson est peut-être pour Jouy celle qui lui a valu la reconnaissance du grand public. Jouy compose lui-même la musique et dédie la chanson à Émile Zola. Cette dédicace, qui n’a rien d’ironique, va dans le sens d’une recherche de légitimation des artistes des scènes populaires. Les chansons de Jouy, comme celles d’Aristide Bruant, d’un réalisme noir, sont rapprochées au cabaret artistique de l’œuvre de Zola. En exportant cette chanson sur les planches du café-concert, Thérésa contribue à brouiller les pistes des représentations de légitimations de ces espaces spectaculaires.
  • En raison de sa curiosité pour les cabarets de La Butte et l’envie d’être reconnue non seulement de la petite presse, du public de l’époque, mais aussi des écrivains et de la gent artistique de Montmartre, Yvette Guilbert a proposé à Jules Jouy une passerelle entre le monde satirique et poétique du cabaret et celui, populaire, du caf’ conc’. En se tournant vers des chansons dans une veine réaliste noire à la manière de Jouy, Yvette Guilbert colporte les textes du poète sur les planches de la Scala. Une chanson comme la « Soûlarde », un des plus grands succès de Jouy, est choisie par la chanteuse lors de son récital chez l’éditeur Charpentier en 1896.
  • Pour une comparaison de ces deux espaces culturels, voir Élisabeth Pillet, « Cafés-concerts et cabarets », dans Romantisme, 1992, 75, Les petits maîtres du rire, p. 43-50.
  • Élisabeth Pillet rappelle qu’en 1889 plus 60 000 chansons étaient interdites au café-concert. Ce chiffre est donné par le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts dans une lettre du 12 janvier 1889 au préfet des Alpes-Maritimes, qui demandait une liste des chansons interdites à Paris. Archives Nationales, dossier F 21 331, Correspondance 1855-1908. Voir Presse, chanson et culture orale au XIXe siècle. La parole vive au défi de l’ère médiatique, op. cit , p. 43.
  • Ferdinand Brunetière, « Les cafés-concerts et la chanson française », Revue des Deux Mondes, 3e période, t. 71, nov. 1885, p. 693-704.
  • Voir notamment Alain Vaillant, Yoan Vérilhac (dir.), Vie de bohème et petite presse du XIXe siècle. Sociabilité littéraire ou solidarité journalistique ?, Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2018.
  • Le Temps des cerises est une chanson écrite par Jean-Baptiste Clément et composée par Antoine Renard.
  • Ajoutons que Jouy écrit en 1887 un poème intitulé « Le Tombeau des fusillés », qui rend hommage aux 147 fusillés au Père-Lachaise le 28 mai 1871. Engagé, Jouy revendique dans ses textes son appartenance aux communards. Ce texte est, de la même façon, chanté sur l’air de La Chanson des peupliers de Frédéric Doria.
  • Discours de Louise Michel à la salle du Château d’Eau de Decazeville, le 3 juin 1886. Voir Le Figaro, 11 février 1886.
  • Roland Barthes, « Écrivains et écrivants », Essais critiques, Paris, Le Seuil, 1964.
  • Il inspirera cette pratique de la chanson d’actualité à des chansonniers comme Jean-Baptiste Clément dans La Petite République en 1898-1898, ou Gaston Couté dans La Guerre sociale en 1910-1911. Voir Élisabeth Pillet, « Les chansons d’actualité de Gaston Couté », dans Élisabeth Pillet et Marie-Ève Thérenty (dir.), Presse, chanson et culture orale au XIXe siècle, op. cit., p. 305-323.
  • Ce drame ne fut jamais ni publié, ni joué, et la citation apparaît dans les souvenirs d’Yvette Guilbert. Voir La Chanson de ma vie : mes mémoires, Paris, Grasset, 1927.
  • Propos de Jules Jouy rapportés par Yvette Guilbert dans Autres temps, autres chants (1945), cités dans Patrick Biau, Jules Jouy, op. cit., p. 24.
  • Ce texte est écrit en 1886, sous le règne d’Alexandre III.
  • Pour consulter la partition de cet air, voir l’ouvrage dans lequel sont répertoriés un grand nombre de timbres en circulation au XIXe siècle : Pierre Capelle, La Clé du Caveau, à l’usage de tous les chansonniers français, des amateurs, auteurs, acteurs du vaudeville et de tous les amis de la chanson, n° 64, Capelle et Renard éd., Paris, 1811, p. 29.
  • Dominique Bonnaud, Une heure de musique avec Montmartre d’hier, Paris, éd. Cosmopolite, coll. « Collection du musicien », 1930, p. 36.
  • On comprend mieux pourquoi de caricature en caricature sur les unes du journal des Hydropathes les écrivains et artistes sont représentés avec le même éternel costume noir.
  • On appelle « chanson-scie » une vieille mélodie, air, rengaine usée ou répétition fastidieuse d’un propos, que l’on est fatigué d’entendre. L’équivalent contemporain pourrait être le mot « tube ».
  • Georges Auriol, « La Guillotine », Le Chat noir, 3 novembre 1883, p. 172.
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    EAN html : 9791030011333
    ISBN html : 979-10-300-1133-3
    ISBN pdf : 979-10-300-1134-0
    Volume : 33
    ISSN : 2741-1818
    Posté le 04/06/2025
    10 p.
    Code CLIL : 3677
    licence CC by SA

    Comment citer

    François, Violaine, « Petits genres et paroles vives : Jules Jouy, un transfuge exemplaire des petites scènes parisiennes de la fin du siècle », in : Charlier, Marie-Astrid, Thérond, Florence, dir., Écrire en petit, jouer en mineur. Scènes et formes marginales à la Belle Époque, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 33, 2025, 171-180 [en ligne] https://una-editions.fr/petits-genres-et-paroles-vives/ [consulté le 04/06/2025].
    Illustration de couverture • Dessin de Raphaël Kirchner, dans Félicien Champsaur, Le Bandeau, Paris, La Renaissance du Livre, 1916.
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