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Le saltimbanque, petit artiste ou grand esprit ?

« Pauvre », « misérable », « odieux », « vulgaire », « voleur », « vagabond », « étranger », « perturbateur » : dans les discours critiques du XIXe siècle, le saltimbanque peut être tout cela à la fois. Et puis, très souvent, il est aussi « petit », sans que l’on sache vraiment ce que qualifie ce terme : sa taille, son âge, son intelligence ou son talent… Tous ces adjectifs dressent le portrait d’un homme des bas-fonds politiques, sociaux et artistiques, un homme sans valeur et indigne d’être considéré à la même hauteur que les comédiens.

S’ils sont petits, les saltimbanques sont également assez nombreux, le terme désignant un ensemble vague d’artistes dits mineurs, comme c’est par exemple le cas dans la pantomime Les Saltimbanques jouée au Cirque d’Hiver en 1892 ou dans la définition qu’en donne Arthur Pougin en 1885 : « tout ce qui forme spectacle en plein vent, […] tout ce qui se montre au peuple dans les foires, dans les rues, sur les places publiques1 ». Le saltimbanque, c’est le petit artiste de la rue, l’acteur de la foire ou du cirque, le funambule, la femme à barbe, le mime, le bohémien, le forain, l’écuyère, le faiseur de tours, la danseuse, l’hercule, le montreur d’ours, la femme à barbe, l’écuyère, etc. ; bref, l’artiste qui divertit le public, le fait rire et fait oublier un temps aux classes populaires le labeur de leur quotidien.

Même si le saltimbanque est souvent désigné comme pauvre, perturbateur et « petit », le terme est brandi fièrement par certains « grands » artistes, comme Mlle Rachel, qui s’enorgueillit d’avoir appartenu à cette catégorie d’artistes, tout en ayant su s’y échapper. C’est là l’ambivalence de cette étiquette : d’un côté, elle sert à désigner un groupe hétéroclite d’artistes passables ; de l’autre, elle est parfois récupérée par des auteurs et critiques qui voient dans le côté « saltimbanque » d’un artiste une preuve de son authenticité et de son humilité. En revanche, le bon saltimbanque serait soit celui qui aurait réussi à s’extirper de son monde d’origine (la rue, les baraques, les tréteaux et les scènes secondaires) tout en gardant en lui le génie provocateur des petits théâtres et des petites formes (comme Frédérick Lemaître), soit celui qui, inversement, aurait réussi à donner grandeur et dignité à ces petits genres (comme le mime Debureau). Ainsi, le terme « saltimbanque » et l’art pauvre et mineur qui lui serait attaché sont mythifiés par certains journalistes, critiques ou biographes. Petit artiste du « théâtre à quatre sous2 » ou grand esprit : c’est cette ambiguïté du terme « saltimbanque » dans sa dimension esthétique, sociale et philosophique que nous étudierons dans cet article.

Petit artiste cherche public pauvre

À en croire certains journaux de la fin du XIXe siècle, seules les populations pauvres et non éduquées se laisseraient aller à ce type de plaisirs jugés malsains. Le 6 juin 1881, un journaliste de La Presse déplore ainsi l’organisation d’une foire au bois de Vincennes :

Un entrepreneur de plaisirs publics, M. Gaspari, a trouvé que les ouvriers et les ouvrières n’avaient pas assez de facilités pour dépenser leurs salaires de la semaine dans des kermesses. Les foires de Montmartre, de Belleville, de Charonne, de Grenelle, la foire aux pains d’épices, les innombrables fêtes dominicales des environs de Paris, où grouille toute une population de saltimbanques, de camelots, ne suffisent point, s’il faut l’en croire, aux ébattements populaires. Les baraques où s’exploitent les femmes colosses, celles où l’on consulte les somnambules extra-lucides, les arènes athlétiques, les panoramas, les dioramas, les toupies hollandaises, les tirs hydrauliques et non hydrauliques, les boutiques où tout à coup l’on gagne un morceau de pain d’épices, celles où on ne gagne pas à tout coup un vase orné d’un œil anacréontique, les jeux dits d’adresse, les jeux de hasard, les bals plus ou moins champêtres, les cafés-concerts ruraux, manquaient, paraît-il, d’air, d’ombrage et d’espace. M. Gaspari a demandé, pour ces utiles institutions, une partie du Bois de Vincennes3.

L’énumération des différents tours et jeux ainsi que l’ironie envers ces « utiles institutions » et cette population qui « grouille » expriment le mépris du journaliste à l’égard de ces petites formes qu’il ne considère pas comme de l’art mais comme du pur divertissement et qui plus est du divertissement populaire. Fidèle à une géographie parisienne où les classes sociales ne se mélangent pas et où les lieux artistiques sont strictement hiérarchisés et séparés, il reproche aux saltimbanques de coloniser l’espace public – en l’occurrence le bois de Vincennes – et de s’arroger ce qui ne leur appartient pas ; c’est-à-dire de ne pas rester à leur place et de croire que les « petits » peuvent s’infiltrer chez les « grands ». C’est lorsque le monde forain déborde de son espace et s’étend qu’il devient le plus dangereux d’après cet autre journaliste de La Presse qui couvre la foire d’Epsom en mai 1880 :

[…] le jour du Derby est le jour du peuple souverain : les gens du populo qui vont en troisième parce qu’il n’y a ni quatrième ni cinquième, ne se gênent guère pour entrer dans un wagon-salon, ce qui vous procure une compagnie absolument dépourvue de charmes. Irez-vous en omnibus, en cab, en calèche, en break, en four-in-hands ? gare aux accidents ! Il n’y a pas de Derby sans accidents ; et quel spectacle assourdissant que celui de cette route bondée de piétons, de saltimbanques, de niggers, de gypsies4.

D’après la dernière énumération, le saltimbanque, que ce soit en France ou en Angleterre, c’est aussi le vagabond et l’étranger. Comme le fait remarquer Sandrine Bazile dans un article intitulé « En coulisses ou sur la route, la figure du saltimbanque exilé », « la littérature confond […] volontiers, dans une même figure syncrétique, saltimbanques, banquistes et Bohémiens, sans doute parce que l’errance constitue le lot quotidien commun de ces tribus » mais pas forcément du saltimbanque qui « tend de plus en plus à se sédentariser au cours du XIXe siècle5 ». Cette réalité historique échappe à la croyance populaire pour laquelle le saltimbanque reste l’artiste vagabond du premier XIXe siècle, homme inclassable et indéfinissable dont la marginalité serait dangereuse pour la cité (en témoigne l’ouvrage publié en 1854, Les Saltimbanques jugés, ou Considérations sur l’influence pernicieuse exercée par les charlatans, saltimbanques et chanteurs ambulants sur les mœurs sociales). Mettre sur le même plan le charlatan et le saltimbanque, c’est renvoyer toute la pratique artistique du second à la fausseté et au mensonge du premier, c’est considérer que l’art du second est tout autant superficiel et dangereux pour la population que l’est le remède prétendument miraculeux du premier.

Cette ambivalence du terme « saltimbanque » (tout autant figure amusante et légère que vicieuse et inquiétante) explique qu’on ne le retrouve pas uniquement dans les articles traitant des loisirs, du théâtre et des divertissements : il occupe aussi les colonnes judiciaires et politiques, notamment lorsqu’il est question de meurtres, de vols ou d’enlèvements d’enfants. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, de nouvelles lois obligent les saltimbanques à quitter les villes nouvellement organisées et réglementées et les préfets prennent de plus en plus de mesures contre cette population incontrôlable, ce dont rendent compte les journaux. Le 29 août 1882, La Presse rapporte une expulsion ordonnée par le commissaire Delalonde dans un camp forain : « Trente sujets espagnols ou italiens dont les papiers n’étaient pas en règle ont été conduits au commissariat. Presque tous sont manchots, difformes ou culs-de-jatte. Ils ne vivent que de mendicité ou exercent dans les foires la profession lucrative de “phénomènes”6 ». En août 1883, il est question d’une circulaire encadrant le travail des enfants saltimbanques7. Ces textes officiels tentent de réguler et de maîtriser cette population considérée comme dangereuse pour les honnêtes citoyens : « Des plaintes se sont produites au sujet de certains de ces industriels que les populations soupçonnent parfois de se livrer, sous le couvert de leur profession, à des actes qui intéressent la sûreté publique8 ». Certains journalistes osent critiquer les mesures policières et gouvernementales, comme Louis Ulbach dans Gil Blas du 28 février 1887 : « Il est donc nécessaire de protester contre les mesures qui sont réclamées, au nom de l’hygiène, de la salubrité, de la tranquillité publique, contre les pauvres saltimbanques forains qui promenaient leurs tréteaux sur les boulevards de l’ancienne banlieue de Paris ». S’il entend protéger ces populations discriminées, il le fait tout de même sur un ton paternaliste et dans une logique progressiste qui, encore une fois, tend à faire des saltimbanques des petits hommes à éduquer : « je crois que c’est aller contre les lois et les droits du progrès que de nuire aux saltimbanques du dix-neuvième siècle, plutôt que de les favoriser par tous les moyens que la science, la philosophie et la politique peuvent nous fournir9 ».

Dangereux et difforme, le saltimbanque représenterait l’homme en mode mineur : non l’honnête et heureux citoyen mais l’artiste vagabond et corrompu. À la fin du XIXe siècle, le terme devient une insulte servant à rabaisser, par un renversement carnavalesque, les grands de ce monde, par exemple les hommes politiques de la décennie 1880, jugés par certains journaux comme Gil Blas, Le Gaulois ou La Presse d’être aussi peu sérieux que des clowns ou des mimes qui transformeraient l’arène politique en piste de cirque10. Un procès défraye la chronique à la fin de l’année 1880 : le colonel Riu est traité de « saltimbanque » par un journaliste du Monde parisien qui imagine un dialogue entre le militaire et des passants.

– Vous n’avez pas honte, ex-clown ?
– D’abord je n’ai pas été clown mais écuyer.
– C’est à peu près la même chose, espèce de souteneur de saltimbanque.
– Colonel de cartons, laquais galonné11 !

La cour tranche en faveur du colonel, jugeant que le terme « saltimbanque », dans ce contexte, relevait d’une injure grave à l’encontre d’une personnalité de haute importance. Peu importe, finalement, l’issue du procès : cette anecdote montre combien le terme « saltimbanque » porte avec lui tout un faisceau d’images négatives et répond à une définition mouvante et incertaine (il n’y a qu’à relever la confusion, dans l’exemple ci-dessus, entre plusieurs professions associées au monde du cirque – le clown, l’écuyer et le saltimbanque).

Cet artiste de « petit » talent nourrit, dans la presse et la littérature du XIXe siècle, tout un imaginaire pittoresque où les femmes ont une sexualité dévorante, où les hommes sont des arnaqueurs finis et où les gens de bonne famille peuvent se perdre s’ils écoutent leurs fantasmes. C’est ce que raconte Armand Silvestre dans sa chronique « Histoire de saltimbanques » du Gil Blas du 3 avril 1880 : à la foire au pain d’épices, l’acrobate-physicien M. Boselli attirerait le public avec des affiches splendides, son slogan « Entrrrrez, messious ! » et sa fille surnommée Esmeralda par le journaliste (inutile d’insister sur le caractère raciste de la citation et du surnom de la jeune fille, qui montre combien saltimbanques, étrangers et Bohémiens appartiennent, pour l’opinion publique, à la même catégorie d’individus). Cette petite saltimbanque séduit un jeune homme, Joachim, qui, quelques jours avant son mariage, décide de profiter une dernière fois des plaisirs du corps : quoi de mieux que la foire et ses filles prétendument légères et dévergondées pour satisfaire ses désirs ? Après une représentation, la fille Boselli l’entraîne derrière les tréteaux et le fait assoir sur une vieille malle dont un vieux clou déchire son pantalon. Partageant son embarras, elle lui propose de recoudre son bas. À peine le pantalon de Joachim est-il enlevé que le père Boselli arrive et le surprend cul nu : le saltimbanque accepte de ne pas faire d’esclandre si le jeune homme s’engage à jouer dans sa baraque tous les soirs de foire. Le journaliste révèle que le père et la fille sont complices et piègent ainsi tous les hommes de bonne famille qui veulent assouvir leurs désirs à la foire : « Ah ! qu’ils étaient beaux, tous ces gentilshommes, avec leurs chapeaux à grandes plumes et leurs mollets enrubannés, à l’heure de la parade ! Tous mettaient des fausses barbes et se grimaient avec un soin12 ! » Si les Boselli, dans la chronique d’Armand Silvestre, ne sont pas irréprochables moralement, il en est de même des gentilshommes qui se trouvent ridiculisés par les saltimbanques : par un rire carnavalesque, le journaliste montre à quel point les différences sociales sont superficielles et, surtout, ne reposent pas sur des valeurs morales – tous obéissant aux mêmes désirs et aux mêmes fantasmes. Le saltimbanque devient ainsi une figure inversée de l’honnête citoyen et permet, en creux, de critiquer le monde bourgeois.

La nostalgie du « petit » saltimbanque

Ce petit artiste n’est donc pas toujours l’objet de railleries, de moqueries et de critiques : il existe tout un imaginaire positif du saltimbanque, récupéré par des auteurs et critiques qui, en cette fin de siècle, voient en lui le seul refuge d’authenticité et d’humilité artistique. S’il n’est pas un grand artiste reconnu par les institutions, les académies et le public bourgeois, il est pour beaucoup le seul et vrai artiste. Figure romanesque et pittoresque, il devient en quelque sorte, comme dans le poème de Baudelaire ou les textes de Banville, de Verlaine et de Vallès13, une figure de la contre-culture. Jouer la posture mineure et marginale dans l’espace médiatique devient une stratégie de résistance face à une certaine sclérose et marchandisation du monde culturel. Nous ne revenons pas ici sur toute cette mythification de la deuxième moitié du XIXe siècle, bien connue aujourd’hui grâce à de nombreux travaux portant sur l’identification du poète au saltimbanque14. Dans ces discours qui l’héroïsent, la petitesse de l’artiste (entendre ici sa légèreté et son refus de se prendre au sérieux) serait synonyme de liberté, promettrait rêveries au spectateur et permettrait d’adresser à la société une critique acerbe de son fonctionnement. Par effet de contraste, le public bourgeois découvrirait sa vanité, ses injustes prétentions et son manque d’imagination : « Non, ce ne sont plus des saltimbanques qui voltigent ainsi dans les airs tandis que nous, pauvres humains, gommeux affaiblis, demi-mondaines maquillées, spectateurs anémiques, nous restons rivés à la terre, ce sont des mages accomplissant les rites de la force humaine15 ».

Pourtant, à la fin du XIXe siècle, ce petit saltimbanque, qui fait tant rêver les poètes et qui devient une figure d’identification pour toute une génération artistique et littéraire, semble avoir disparu pour laisser la place au saltimbanque qui se croit grand et qui joue dans la cour des hommes importants. De nombreux articles de presse ainsi que des ouvrages critiques ou théoriques font preuve de nostalgie à l’égard du saltimbanque du premier XIXe siècle, celui qui jouait sur les tréteaux de la foire, insouciant et heureux dans sa petite baraque en bois, loin des riches théâtres officiels et du faste mondain. Ainsi, en 1881, dans une chronique de Gil Blas dans laquelle il déplore le progrès en prônant un mode de vie bohème, Jean Richepin fustige le nouveau saltimbanque tout autant qu’il admire son ancêtre du début du siècle et se reconnaît dans sa figure marginale :

Jadis, cette invasion était une fête pour les amateurs de pittoresque. Cette armée avait ses mœurs, ses coutumes, sa langue même. On retrouvait un vieux fond de bohémiens, de tziganes, et je me souviens encore d’avoir contemplé, à la barrière du Trône, quelques-uns de ces errants à la face basanée, aux cheveux noirs et gras, aux yeux de cuivre, qui parlent le romani et qui descendent en droite ligne des ducs d’Égypte, du grand Coëstre, et de la Cour des Miracles16.

Après avoir ainsi rêvé sur les origines exotiques et aristocratiques des anciens petits saltimbanques, il dresse avec humour et ironie le portrait des nouveaux :

Aujourd’hui, ces rencontres romantiques sont devenues bien rares. Les amateurs de pittoresque feront chou-blanc à la foire au pain d’épice. Les saltimbanques aussi obéissent au progrès. Ils se sont civilisés. Ce sont maintenant des industriels comme tous les autres.
Certains de ces banquistes ont un banquier.
Laroche, l’ancien premier-reins du monde, l’ancien physicien du peuple, est retiré dans un quasi-château dont il est propriétaire.
Cocherie fait toucher les termes de ses maisons de rapport par un gérant, et il envoie au besoin l’huissier à ses locataires récalcitrants17.

Si Richepin déplore d’abord leur mode de vie qui n’a plus rien de la vie foraine, il critique aussi leurs nouvelles pratiques artistiques qu’il juge bourgeoises et industrielles. C’est ainsi qu’il compare l’art forain moderne aux manières de faire des grands théâtres officiels et institutionnalisés – c’est-à-dire jouer dans des lieux fermés, payants et à partir de textes écrits :

Les baraques s’appellent des loges, et quelques-unes sont éclairées au gaz, dédaigneuses des quinquets d’antan. D’aucunes représentent un capital appréciable. Celle de Laroche, avant sa retraite, valait trois cent mille francs. […]
Bernigaille, dont la troupe joue les Deux orphelines, le Tour du Monde en 80 jours et les Pirates de la Savane, paye des droits d’auteur et considère Perrin [administrateur de la Comédie-Française] comme son collègue. […]
Ceux-ci ont de vrais décors, une rampe, des machines, des trucs, un orchestre ! Mon Dieu, oui, un orchestre ! […] des musiciens pour de bon, jouant du Métra et du Farnbach18.

En reprochant aux saltimbanques d’être devenus des vrais musiciens et des grands acteurs et d’avoir oublié leur identité de « petits » artistes, Richepin mythifie et idéalise la pauvreté qu’il brandit comme un étendard pour défendre sa propre vision de l’art : « La science, messieurs, le positivisme, le document exact, voilà ce qui inspire le siècle maintenant. Le lyrisme est mort, etc. etc.19 ! »

Tout ce qui s’apparente aux pratiques d’un théâtre texto-centré, bourgeois et institué est fortement rejeté ; en témoigne cet article d’Octave Mirbeau qui s’en prend aux saltimbanques tombant dans le vedettariat : « Les saltimbanques sont devenus des personnages considérables qui voyagent comme de grands seigneurs et vivent comme des banquiers. Le public les adore et les acclame ; les princes les admettent en leur intimité ; les reporters les guettent ; les femmes les aiment et les directeurs de théâtre les payent comme on payait les ténors […]20 ». C’est donc aussi l’embourgeoisement du public que vise cette critique du saltimbanque moderne : « depuis quelques années, la mode est aux fêtes populaires ; et l’on sait que la meilleure clientèle des saltimbanques est aujourd’hui le high-life parisien21 ».

En les cantonnant à la pauvreté et à la marge de l’art institué, ces auteurs et critiques de la fin du XIXe siècle instrumentalisent les pratiques saltimbanques devenues pour eux le seul art authentique, vrai et préservé de l’industrialisation du spectacle : « Moi, dans le vieux saltimbanque, j’avais reconnu un grand artiste […]22 » écrit Richepin le 31 décembre 1889. Finalement, en voulant que les saltimbanques restent à leur place et cultivent leurs petites formes, leurs petits spectacles et leurs petits revenus, les critiques qui les idéalisent arrivent à la même conclusion que ceux qui les abhorrent : les saltimbanques doivent rester à leur place et respecter la hiérarchisation des théâtres pour que les dépravations des uns n’entraînent pas la perte des autres.

Se rêver saltimbanque : l’exemple de Mlle Rachel et de Frédérick Lemaître

Si le saltimbanque reste le petit artiste du « théâtre à quatre sous », il est aussi, dans un imaginaire nostalgique de l’art pauvre et mineur, un grand esprit, peut-être le seul à savoir répondre à ce qu’on a appelé la crise du théâtre à la fin du XIXe siècle. Comme l’a montré Pascale Goetschel dans Une autre histoire du théâtre : discours de crise et pratiques spectaculaires (XVIIIe-XXIe siècles), on rêve d’un théâtre populaire pour faire barrage aux mauvais auteurs et acteurs de piètre talent qui souilleraient les planches françaises : le « Paris de la banlieue », le « petit Paris », le « Paris qui travaille » est revendiqué par certains artistes qui veulent imposer une nouvelle manière de faire du théâtre23. Dans ce discours de crise, l’imaginaire du saltimbanque ne se cantonne pas au cercle des poètes bohèmes et se retrouve dans de nombreux discours consacrés à de grands acteurs, qui sont d’autant plus grands qu’ils étaient au départ de petits saltimbanques. Par cette ascension sociale et artistique qui le hisse à la hauteur des artistes respectables, le saltimbanque devient paradoxalement une figure positive : pour le dire autrement, on l’apprécie d’autant plus qu’il a su devenir autre chose qu’un artiste de foire. Tant qu’être saltimbanque reste une première étape dans une carrière, les critiques admettent cette petitesse et, même, l’idéalisent selon un processus semblable à celui de Jean Richepin : la pauvreté et la faiblesse originelle seraient gage d’authenticité et d’humilité dans la pratique future.

La figure du saltimbanque fournit un imaginaire pittoresque et romanesque à qui veut raconter la vie de grands acteurs qui brillent d’autant plus qu’ils sont parvenus à s’extirper de leur monde d’origine (la rue, les baraques, les tréteaux et les scènes secondaires) tout en gardant en eux le génie provocateur des petits théâtres et des petites formes, soit, inversement, qu’ils ont réussi à donner grandeur et dignité à des petits genres. C’est ce que l’on retrouve dans des passages biographiques consacrés à Mlle Rachel et à Frédérick Lemaître.

Lorsqu’Ernest Legouvé dresse le portrait de la comédienne dans ses Soixante ans de souvenirs, en 1886, les références au monde de la foire et du cirque lui permettent d’humaniser la grande actrice capricieuse, ce qui la glorifie encore davantage : son attention aux gens en dessous d’elle ainsi que sa vivacité lui viendraient du monde de la rue que l’auteur, comme Richepin, fantasme et mythifie.

Tous ceux qui dépendaient d’elle, tous ceux qui étaient au-dessous d’elle, domestiques, petits employés de théâtre, l’adoraient. […]
Mais je me rappelais aussi l’avoir surprise un jour dans sa loge, en costume de Virginie, et dansant un pas de Mabille. « Oh, Mademoiselle Rachel, m’étais-je écrié, pas dans ce costume ! C’est affreux ! – C’est précisément parce que c’est affreux que c’est charmant, niais que vous êtes ! répondit-elle en riant. Voyez-vous, mon cher ami, au fond, je suis une petite saltimbanque. »
Elle disait vrai et elle disait faux. Elle était une petite saltimbanque, et elle était une Virginie. Tragédienne par le visage, par la voix, par la démarche, par l’intelligence, elle était comédienne par l’âme et jusqu’au fond de l’âme. Un jour, au sortir d’une réunion aristocratique, où elle avait pris tous ses airs de grande dame, elle éprouva le besoin de se désenducailler, et se livra devant quelques amis à une pantomime de Gavroche. Voilà le signe étrange, caractéristique, de cet être multiple. Tout ce qui jurait lui plaisait. Il y avait en elle, mêlé à tout, et surnageant toujours, un fond de titi gouailleur, qui parlait tous les langages, changeait de dictionnaire en changeant d’interlocuteur et ne connaissait pas de plus vif plaisir que de rire des gens et de les attraper24.

La faculté qu’a Rachel de se transformer en petite acrobate daterait de sa plus tendre enfance d’après les souvenirs de théâtre récoltés par la veuve de Samson qui raconte comment son mari, la surprenant lui aussi dans sa loge, la rencontre pour la première fois au « petit théâtre » de Saint-Aulaire : « elle avait revêtu alors un costume d’homme pour jouer dans la comédie d’Andrieux intitulée Le Manteau qui devait suivre la tragédie. Au moment où Samson allait féliciter l’ex-reine d’Espagne, il la trouva sautant à cloche-pied ; elle écouta son compliment une jambe en l’air, le remercia avec beaucoup de gentillesse et reprit son exercice25 ». Si elle n’était que saltimbanque, Rachel ne serait pas aussi grandiose : « la petite Félix » a su devenir « la grande Rachel26 » et c’est cette dualité entre petitesse et grandeur qui, selon Legouvé et la veuve de Samson, lui donnerait son talent. Cette fascination s’explique bien entendu par ses origines sociales modestes (de nombreuses biographies décrivent avec un charme pittoresque sa pauvre enfance27) mais aussi, il me semble, par son identité juive qui l’assimile facilement aux bohémiens et donc, par un raccourci dont nous avons parlé plus haut, aux saltimbanques – en témoigne cet extrait d’Eugène de Mirécourt : « Sans toits, sans pénates, n’ayant pas toujours du pain aux lèvres et traînant avec eux leur progéniture en haillons, ils couraient d’une foire à l’autre, pour y vendre ces mille objets indescriptibles qui composent la pacotille des juifs nomades28 ». La grandeur de Rachel, pour ses biographes, c’est d’avoir su échapper au petit monde populaire de la foire et d’avoir exaucé la promesse de Mlle Mars à Samson : « Rachel grandira29 ».

Un autre petit acteur aurait su grandir et donner ses lettres de noblesse à des formes dites mineures : Frédérick Lemaître, surnommé « saltimbanque sublime30 ». Dans Frédérick Lemaître et son temps, Georges Duval loue ses premiers rôles à la parade, aux Funambules, au cirque Franconi, ces théâtres à « quat’sous », car ils auraient donné au futur grand acteur une entente remarquable de la scène et du parterre : « À quoi tient la gloire ? Peut-être que si l’on ne l’eût pas fait danser sur la corde, Frédérick Lemaître n’aurait jamais été à la tête du drame romantique, le premier et tout seul31 ! » C’est d’ailleurs ce qu’il aurait confié à Talma lorsque celui-ci l’aide à entrer à l’Odéon : « Cher maître, termina Frédérick, dans tous ces petits théâtres, j’ai plus appris que vous ne sauriez le croire. Perdu dans la foule, sachant que je passais inaperçu, je me suis essayé sans crainte et j’ai découvert bien des secrets32 ». Être saltimbanque est donc, comme pour Mlle Rachel, une étape vers la gloire et la grandeur d’artiste. De même que Legouvé admire chez Rachel sa capacité à être tout aussi reine que Mabille, Duval loue chez Lemaître, selon un principe tout à fait romantique, sa polyvalence et sa facilité à unir les contraires : « Il avait les façons d’un homme du peuple, il en avait l’énergie, et la force, et l’ironie. Il portait la tête d’un gentilhomme dégénéré, mais il en avait la beauté et la grâce naturelles ; c’était un comédien toujours prêt, toujours animé, aussi disposé à tous les ricanements de l’âme qu’à la passion sérieuse ; aussi prêt à bien faire dans un mélodrame de dernier ordre que dans une composition sévère. Il convenait à M. de Pixérécourt, il convenait à Victor Hugo, ces deux extrêmes33 ».

Si l’on admire les saltimbanques qu’ont été Rachel et Lemaître, ce n’est pas pour louer les saltimbanques eux-mêmes, mais simplement un je-ne-sais-quoi de saltimbanque, un côté populaire et gouailleur qui donnerait au grand acteur un supplément de vie et d’authenticité. L’idéalisation et la mythification du saltimbanque ne signifient donc pas que l’artiste de foire et de cirque est apprécié en tant que tel : c’est plutôt tout l’imaginaire pittoresque et romanesque qu’il suscite qui fait rêver les critiques. D’après eux, les saltimbanques devraient même laisser la place aux grands acteurs qui sauraient mieux qu’eux représenter leurs spectacles forains – Georges Duval loue ainsi Frédérick dans Paillasse de Fournier et Ennery : « Paillasse, c’était Frédérick. Jamais on ne fut plus saltimbanque. Il n’est pas un bateleur qui ne lui eût envié sa voix criarde, trempée d’eau-de-vie, enrouée et glapissante34 ».

Petit artiste du « théâtre à quatre sous » ou grand esprit : à la fin du XIXe siècle, le terme « saltimbanque » fournit aux critiques dramatiques un support ambigu dont ils se servent pour défendre leur vision de l’art. À la fois objet de répulsion et de fascination, la figure du saltimbanque sert d’un côté à rejeter une partie des pratiques scéniques jugées mineures, marginales et illégitimes ; de l’autre à idéaliser un art prétendument authentique, non bourgeois et non industriel. Selon une mythification de l’histoire du théâtre, l’art du saltimbanque appartiendrait aux origines perdues du théâtre et c’est simplement en cela qu’il serait important de s’y intéresser, comme le rappelle Pougin dans son dictionnaire de 1885 : « l’histoire des bateleurs, au surplus, est loin d’être sans intérêt, car elle se rapporte aux origines mêmes de notre théâtre, et c’est à ce point de vue que l’on peut dire qu’elle confine à l’art, auquel elle a réellement donné naissance35 ». La nostalgie du saltimbanque, d’un art considéré comme « petit » et mineur, est donc à double tranchant : si elle permet de donner en quelque sorte ses lettres de noblesse à de grandes figures du théâtre à quat’sous (comme Debureau qui, selon Janin, « [ne] fut [pas] qu’un saltimbanque heureux » mais un « grand esprit36 »), elle enferme les pratiques de ces petits artistes dans un imaginaire pittoresque et romanesque qui affaiblit leur charge subversive. À la fin du XIXe siècle, en étant nostalgiques des petits saltimbanques, Jean Richepin ou Octave Mirbeau admettent qu’ils ne sont plus de ce monde et, les mettant ainsi à distance, ils les rendent plus acceptables pour d’autres critiques qui préfèrent rêver sur leurs dépouilles que d’aller les voir dans leurs baraques.

Notes

  1. Arthur Pougin, Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts qui s’y rattachent, Paris, Firmin Didot, 1885, p. 664.
  2. Nous reprenons l’expression de Jules Janin dans Deburau : Histoire du théâtre à quatre sous pour faire suite à l’histoire du Théâtre-français, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1881.
  3. La Presse, 6 juin 1881.
  4. La Presse, 26 mai 1880.
  5. Sandrine Bazile, « En coulisses ou sur la route, la figure du saltimbanque exilé : de l’exil comme principe de création », Écritures de l’exil, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2009. [https://books.openedition.org/pub/40002?lang=fr].
  6. La Presse, 29 août 1882.
  7. Voir par exemple La Presse, 8 août 1883.
  8. La Presse, 7 juin 1884.
  9. Louis Ulbach, Gil Blas, 28 février 1887.
  10. Voir par exemple La Presse, 27 novembre 1889.
  11. Le Monde parisien, 30 novembre 1880.
  12. Armand Silvestre, Gil Blas, 3 avril 1880.
  13. Voir par exemple Théodore de Banville, Les pauvres saltimbanques, 1853 ; Charles Baudelaire, « Le vieux saltimbanque », Le Spleen de Paris, 1869 ; Paul Verlaine, « Le Clown », Jadis et naguère, 1884. Pour une analyse de cette question, voir par exemple Sylvie Grimm-Hamen, Le poète saltimbanque : avatars d’un mythe dans la poésie européenne des XIXe et XXe siècles, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2014.
  14. Voir notamment « Littérature et cirque » de la revue Autour de Vallès, sous la direction de Marie-Ève Thérenty, 42, 2012. Voir aussi l’essai de Jean Starokinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Paris, Gallimard, 2004.
  15. Gil Blas, 4 mai 1880.
  16. Jean Richepin, Gil Blas, 6 avril 1881.
  17. Ibid.
  18. Ibid
  19. Jean Richepin, Gil Blas, 9 juillet 1881.
  20. Octave Mirbeau, Le Gaulois, 15 août 1880.
  21. Gil Blas, 6 avril 1888.
  22. Jean Richepin, Gil Blas, 31 décembre 1889.
  23. Pascale Goetschel, Une autre histoire du théâtre : discours de crise et pratiques spectaculaires, Paris, CNRS Éditions, 2020, p. 106.
  24. Ernest Legouvé, Soixante ans de souvenirs, Paris, Hetzel, 1886, p. 239-240.
  25. La veuve de Samson, Rachel et Samson : souvenirs de théâtre, Paris, Ollendorff, 1898, p. 3.
  26. Jules Clarétie, préface à Rachel et Samson : souvenirs de théâtre, op. cit., p. VIII et XI.
  27. Voir par exemple Rachel par Eugène de Mirécourt (Paris, Roret et compagnie, 1854, p. 7) : « à force de travail et de patience, elle [la mère de Rachel] réussit à abriter toute sa bohème à Lyon, dans une pauvre échoppe de marchande à la toilette. » Voir aussi dans Rachel et Samson, éd. cit., p. 14 : « C’était Rachel qui, pendant l’absence de sa mère, était chargée de vaquer aux soins du ménage, d’habiller les enfants et de faire la cuisine. Sa maîtresse de langue nous racontait qu’elle la trouvait souvent au coin d’un petit feu devant lequel était une marmite. Rachel, sur un tabouret en bois, avait sur ses genoux Racine, qu’elle étudiait, et dans ses mains des carottes qu’elle ratissait pour les mettre dans son pot-au-feu. […] Après avoir fait l’office d’une domestique, dès qu’elle répétait l’on voyait la princesse. » Dans Rachel et la tragédie (Paris, Amyot, 1853, p. 22-23), Jules Janin, par un tableau pittoresque qui mythifie l’expérience de pauvreté, fait de l’humble extraction sociale de Rachel une des raisons de son talent : « Ce n’était donc pas un mal que la petite Rachel fût née au milieu de ce dénuement ; qu’elle eût subi ces longs exils ; qu’elle eût frôlé toutes les ronces du chemin et brisé ses pieds délicats à tous les cailloux de la route. Elle avait déjà ce partage avec les grandes images poétiques, avec les princesses troyennes, avec les malheurs de ces villes ruinées, dépeuplées, incendiées, avec tous ces héros que la vie a frappés […] ».
  28. Eugène de Mirécourt, Rachel, éd. cit., p. 6-7.
  29. Propos de Mlle Mars retranscrit par Charles Maurice dans La Vérité Rachel : examen du talent de la première tragédienne du Théâtre-Français, Paris, Ledoyen, 1850, p. 13.
  30. La formule est de Barbey d’Aurevilly qui fustige ceux, comme Frédérick, qui auraient développé le mauvais goût français (même s’il est sublime, Lemaître serait donc aussi un dépravateur) : « C’est eux qui nous ont corrompus. C’est eux qui ont fait de nous des blagueurs ! La Blague ! ils ne l’ont pas créé. Les deux auteurs des Saltimbanques et Frédérick Lemaître, ce saltimbanque sublime, y sont pour plus qu’eux ; mais eux, ils ont étendu sur les choses de leur temps cette ignoble gouaillerie devenue populaire… » (Gil Blas, 9 octobre 1882).
  31. Georges Duval, Frédérick Lemaître et son temps, Paris, Tresse, 1876, p. 51.
  32. Ibid, p. 53.
  33. Ibid., p. 116.
  34. Ibid., p. 230.
  35. Arthur Pougin, op. cit., p. 93.
  36. Jules Janin, Debureau : Histoire du théâtre à quatre sous pour faire suite à l’histoire du théâtre français, éd. cit., p. XIX.
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Pessac
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EAN html : 9791030011333
ISBN html : 979-10-300-1133-3
ISBN pdf : 979-10-300-1134-0
Volume : 33
ISSN : 2741-1818
Posté le 04/06/2025
11 p.
Code CLIL : 3677
licence CC by SA

Comment citer

Giraud, Agathe, « Le saltimbanque, petit artiste ou grand esprit ? », in : Charlier, Marie-Astrid, Thérond, Florence, dir., Écrire en petit, jouer en mineur. Scènes et formes marginales à la Belle Époque, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 33, 2025, 207-216 [en ligne] https://una-editions.fr/le-saltimbanque-petit-artiste-ou-grand-esprit/ [consulté le 18/06/2025].
DOI : 10.46608/primaluna33.9791030011333.15
Illustration de couverture • Dessin de Raphaël Kirchner, dans Félicien Champsaur, Le Bandeau, Paris, La Renaissance du Livre, 1916.
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