Lorsque l’on s’intéresse à la production feuilletonesque de la presse d’Occitanie du XIXe siècle, on ne manque pas de constater qu’elle regorge de petites personnalités, de journalistes d’un jour, de feuilletonistes occasionnels ou encore d’autrices et d’auteurs méconnu·es, tombé·es dans l’oubli ou resté·es dans l’ombre. Certain·es ont notamment pris la plume pour faire la part belle à leur ville ou à leur territoire au sein de leurs fictions. Dans le bimensuel le Courrier d’Uzès et de son arrondissement, on peut découvrir l’un de ces illustres inconnu·es : Gustave Téraube. Ce dernier est l’auteur de deux nouvelles intitulées Sous les arceaux ! et Andrette1. Publiées en feuilletons dans la rubrique « Variété » entre 1879 et 1880, celles-ci sont chacune sous-titrées « nouvelle languedocienne inédite ». Gustave Téraube puise ainsi son inspiration dans le patrimoine local mais également dans l’histoire et la géographie d’un territoire peu médiatisé à l’échelle nationale.
Des recherches complémentaires ont permis de dresser un premier portrait de ce nouvelliste immémoré et peu prolifique, qui ne semble pas être passé à la postérité. Sur Gallica, on rencontre le nom de Gustave Téraube dans les éditions de 1862 et 1863 du Journal général de l’imprimerie et de la librairie mais également dans l’Almanach de la jeune chanson française de 1867. Ces documents, publiés dans des maisons d’édition parisiennes, mentionnent Gustave Téraube comme le parolier de la barcarolle « La Mer est belle », tout comme des romances « Je veux t’aimer toujours » et « Là-bas ma belle fiancée m’attend ». Cela dit, l’éloignement géographique entre Uzès et Paris ainsi que l’écart de près de vingt ans qui séparent les dates de publication des chansons et des nouvelles, ne permettent pas d’affirmer avec certitude qu’il s’agit de la même personne. En revanche, un autre résultat obtenu sur Gallica ne laisse pas de place au doute : Gustave Téraube est l’auteur de L’Histoire d’Uzès et de son arrondissement2, une monographie historique autour de cette ville du Gard, publiée en 1879.
Un retour vers les numéros du Courrier d’Uzès numérisés sur le site « Ressources Patrimoines », permet de déceler une autre information capitale. En effet, sous le titre du périodique, apparaît la mention suivante : « Rédacteur en chef et propriétaire-gérant : Gustave Téraube ». Par conséquent, Gustave Téraube serait un petit patron de presse et journaliste d’un petit bimensuel, un petit historien, un petit auteur de nouvelles, possiblement petit parolier. Le premier numéro du Courrier d’Uzès du 18 mai 1879, mais également la monographie historique, démontrent, enfin, que Gustave Téraube, fervent catholique bourgeois, issu d’une famille de filateurs, fait également partie du conseil municipal d’Uzès et qu’il occupe précisément la fonction d’adjoint au maire à partir de 1878. À la longue liste énumérée s’ajoute ainsi une ultime casquette : celle de petit élu local.
Dès lors, Gustave Téraube s’impose comme un cas paradigmatique permettant d’articuler les enjeux du présent ouvrage – notamment les postures mineures dans l’espace médiatique, les formes brèves et les petits formats, la représentation des marges sociales, géographiques et culturelles – avec celle du petit territoire local.
Cet article propose ainsi de suivre la quête de notoriété médiatique et littéraire de cet homme aux identités plurielles. On émettra l’hypothèse que l’on retrouve déjà des traces de son souhait de se faire auteur et de son désir de reconnaissance littéraire en amont de la parution de ces nouvelles. De la multiplication de ses petites postures au choix de la petite forme littéraire, en passant par l’adoption d’un petit sujet local, Gustave Téraube semble, en outre, attacher une importance toute particulière au mineur, aux détails. Par conséquent, on cherchera à montrer en quoi l’étude à la loupe des micro-stratégies permet d’éclairer la quête globale de notoriété médiatique et littéraire de cet élu local, historien de sa ville.
D’un point de vue théorique, on articulera une partie de cette réflexion autour de la notion d’ethos, théorisée par Ruth Amossy3, afin d’étudier l’image que Gustave Téraube construit de lui-même dans son ouvrage historique et dans son journal. D’un point de vue méthodologique, cette recherche s’inscrira dans la continuité de travaux relatifs d’une part, à la « micro-histoire », telle que l’envisage Carlo Ginzburg4 et d’autre part, dans la continuité d’études portant sur la « poétique historique du support », définie par Marie-Ève Thérenty5. La recherche ne s’est évidemment jusqu’ici que peu intéressée à Gustave Téraube. Le mémoire de recherche d’Olivier Payan, qui porte sur « le Conseil municipal d’Uzès entre 1871 et 18816 », se concentre principalement sur la casquette politique de l’élu local. Ce mémoire cite l’article de Mireille Olmière, intitulé « De la soie à la réglisse : Histoire du site industriel du Pont des Charrettes7 », qui mentionne les Téraube, une famille de filateurs qui s’installe à Uzès.
On consacrera la première partie de la réflexion à analyser la façon dont Gustave Téraube amorce sa quête d’auctorialité et de notoriété, en amont de la publication des nouvelles, sous sa casquette d’historien et d’élu local. On s’attachera à mettre au jour les premières micro-stratégies, qui reposent sur des traces infimes, qu’il transposera par la suite dans son petit bimensuel. Ce transfert fera ainsi l’objet du second temps de la réflexion. On cherchera à montrer que Gustave Téraube, micro-auteur, recourt à une politique du détail dans son journal, objet au service de sa légitimation auctoriale, mais aussi témoin de sa quête de notoriété.
Amorce de la quête d’auctorialité et de notoriété de Gustave Téraube, élu local et historien de sa ville
Le 1er mars 1879, soit quelques mois seulement avant la parution du premier numéro du Courrier d’Uzès, Gustave Téraube fait paraître sa monographie intitulée Histoire d’Uzès et de son arrondissement. Dans sa préface, il se positionne en précurseur en expliquant sa démarche :
Personne, jusqu’à ce jour, n’a écrit l’histoire d’Uzès. Plusieurs écrivains ont publié des études historiques sur notre ville ; mais aucun d’eux n’a eu la pensée de réunir, en un seul volume, tout ce que peut intéresser notre pays. J’ai donc entrepris d’écrire, avec la plus grande impartialité, notre histoire ; elle mérite d’être connue8.
L’Uzétien offre également des garanties sur la qualité de son travail : « Un historien honnête doit dire la vérité ; aussi, je me suis appliqué à raconter les faits tels qu’ils se sont passés, sans aucun commentaire9. » Si Gustave Téraube assure endosser la casquette de l’historien neutre et objectif, il recourt pourtant au registre pathétique ainsi qu’à une écriture littéraire, parsemée de métaphores mais également ponctuée d’adjectifs ou d’adverbes qui indiquent un jugement de valeur. À titre d’illustration, dans un chapitre qui présente ce que les rois de France ont successivement apporté à Uzès, son idolâtrie pour la royauté le conduit à faire du roi et de la reine, des personnages dignes d’une tragédie :
Louis XVI fut le meilleur des rois ; toute sa vie fut consacrée à assurer le bonheur du peuple. La reine, Marie-Antoinette, était très-pieuse et très-charitable. Telles étaient les deux victimes si nobles, si douces et si bonnes, que la Révolution réservait à l’échafaud10…!
Sa casquette d’historien, une nouvelle fois, se dissipe au profit d’une posture d’auteur lorsqu’il file la métaphore d’une foule animale et bestiale, en route pour Versailles, lors de la Révolution française. Ces clichés et ce passage par la métaphore reflètent particulièrement bien son désir d’une carrière littéraire.
Un autre détail, dans la table des matières de l’ouvrage, illustre également le brouillage de ces postures d’historien et d’auteur, tout comme ce désir d’autorité littéraire avant l’heure. En effet, parmi les titres généraux suivants : « Liste des Maires d’Uzès, Biographie, Conseil municipal, Agriculture et Industrie, Monuments », s’est glissé celui d’« Une promenade dans Uzès11 ». Ce titre se distingue des autres par l’imaginaire qu’il convoque et par sa construction : l’intitulé, qui renvoie à la forme de la promenade littéraire, c’est-à-dire à des représentations textuelles et géographiques notamment, est le seul qui débute par un déterminant, ici indéfini. Dans L’Empire de la presse : une étude de la presse coloniale française entre 1830 et 1880, Laure Demougin a montré l’importance du micro-genre de la promenade dans le petit journal colonial, micro-genre qui légitime la découverte du territoire local. Elle insiste sur le fait que « les textes de “promenade” […] mettent […] en jeu la présence d’un auteur qui revendique son rôle12 », mais aussi que cet auteur, ou ce « promeneur », cet « homme informé », apparaît comme « le vecteur de l’information des autres13 ».
Gustave Téraube propose à « son cher et aimable lecteur », « de faire ensemble une toute petite promenade dans [sa] ville14 ». Lors de cette excursion uzétienne, il affirme sa posture d’« homme informé » pour reprendre les mots de Laure Demougin. Il se place en guide, mais également en narrateur. En outre, il est intéressant de constater que cette courte promenade littéraire se clôt elle-même sur un bref extrait d’un poème ; poème qu’un voyageur aurait composé après avoir dîné chez un restaurateur réputé, nommé Auphan. Gustave Téraube ne reproduit que les premiers et le dernier vers rapportés oralement, faute de trace écrite.
Au-delà de sa recherche d’autorité littéraire, le désir de notoriété médiatique de Gustave Téraube se perçoit également dans ce guide touristique. L’élu local profite de ce parcours à travers la ville pour insérer un ou deux commentaires politiques, autour d’une question, qui aujourd’hui encore pourrait faire couler beaucoup d’encre et agiter la presse : rebaptiser les noms de rue de sa ville.
Jusqu’à ce jour, le conseil n’a pas encore été saisi de la proposition que je vais vous confier, cher lecteur, et qui grèverait fort peu le budget de la ville : au lieu de désigner certaines rues d’Uzès par des noms insignifiants, ne vaudrait-il pas mieux les débaptiser et leur donner des noms des personnages dont la biographie se trouve dans ce livre ?… Cela ne coûterait pas cher ; il s’agirait de repeindre les plaques des places et rues qui, pour la plupart ont besoin d’être rafraîchies15.
C’est ainsi que Gustave Téraube se confie à ses lecteurs, ou plutôt, à ses électeurs. Comme le rappelle Olivier Payan dans ses recherches, L’Histoire d’Uzès et de son arrondissement constituerait un moyen détourné pour l’élu local « de s’attirer la sympathie des habitants de la ville16 ». Par le biais de cette promenade littéraire qui dérape en tract politique, Gustave Téraube renvoie l’image d’une personnalité locale forte de propositions, qui cherche à faire parler de lui. Autrement dit, l’on perçoit ici une stratégie de gonflement de sa stature locale, qui consiste à imposer son histoire comme réservoir de noms pour le cadastre de sa propre ville.
Sa qualité d’adjoint au maire est mise en avant dès la page de titre de la monographie. On peut d’ailleurs noter que cette page de titre renferme à elle seule les différentes identités de Gustave Téraube, déclinées par un jeu typographique : la casquette d’historien, par le biais du titre apparaît en grandes lettres capitales ; la fonction politique est placée en italique sous le nom de l’auteur, écrit en gras ; la posture d’auteur est mentionnée à deux reprises dans une taille de police inférieure aux autres précisions, mais mise en valeur tout de même par la majuscule. La mention de cette dernière posture figure également dans les notes de bas de page de l’ouvrage. À trois reprises, Gustave Téraube emploie non plus la première personne, mais la troisième pour rappeler discrètement qu’il est « l’auteur de ce livre » – encore un signe, ici, d’une nouvelle ambition littéraire.
Animé par une politique du détail, Gustave Téraube convertit les notes de bas de page de sa monographie en un lieu hautement stratégique. Dans son ouvrage intitulé Seuils, Genette, qui définit la note comme un élément paratextuel, rappelle que « le paratexte remplit toujours une fonction », et que « [son] action est bien souvent de l’ordre de l’influence, voire de la manipulation, subie de manière inconsciente17 ». Gustave Téraube profite ainsi de ce micro-espace, « accessoire du texte » d’après les mots de Genette, parfois oublié, du fait de sa position sur la page, pour mentionner des éléments qu’il se doit d’évoquer en tant qu’historien « objectif », mais qu’il souhaiterait taire en tant que futur patron de presse. Autrement dit, L’Histoire d’Uzès et de son arrondissement paraît deux mois seulement avant que Gustave Téraube ne lance son bimensuel Le Courrier d’Uzès. Dans son premier numéro, l’élu local ne manquera pas de faire remarquer que « depuis longtemps il n’existe à Uzès qu’un seul journal dont le rédacteur en chef et propriétaire-gérant est Monsieur Malige, qui a le monopole de l’imprimerie et du journalisme. » Le périodique en question, Le Journal d’Uzès et de son arrondissement, existe en effet depuis 1842. Cet organe de presse, visiblement important pour la ville d’Uzès, n’est pourtant cité que deux fois au fil des 173 pages de l’ouvrage historique du futur concurrent. Dans les deux notes de bas de page, il s’agit même d’une citation indirecte : Gustave Téraube fait référence aux travaux d’un certain « L. Rochetin », qui s’appuient sur des données extraites du Journal d’Uzès.
Une nouvelle note de bas de page mentionne le décès d’une personnalité connue dans la ville : « Les funérailles de M. le duc d’Uzès ont été décrites par l’auteur de ce livre, dans le journal d’Uzès du 8 décembre 187818. » Bien que discrète, une énième micro-stratégie est à l’œuvre dans cette troisième note. En effet, Le Journal d’Uzès y est mentionné, mais si l’on est attentif, on remarque que le périodique a perdu sa majuscule et qu’il n’est plus placé en italique. Ces microscopiques oublis typographiques permettent ainsi à l’auteur de citer indirectement sa source – il n’y avait qu’un seul journal à Uzès en 1878 – tout en gommant l’identité de son futur rival.
Si le nom du journal n’apparaît qu’à deux ou trois reprises, le nom de son propriétaire-gérant, M. Malige, ne figure quant à lui qu’une seule et unique fois dans la monographie historique. On le retrouve dans la liste des adresses commerciales, dans la catégorie « Imprimeur ». Tout comme l’imprimerie d’Henri Malige, l’entreprise familiale des Téraube figure elle aussi dans ce répertoire de commerces. Une nouvelle fois, on notera la présence d’un petit détail : la catégorie dans laquelle se situe l’entreprise des Téraube, à savoir celle de la « Soie », est la seule de la liste pour laquelle une mention complémentaire a été ajoutée, celle de « filature », placée entre parenthèses. Gustave Téraube, qui a hérité des fabriques familiales, chercherait peut-être à attirer l’attention autour de son propre patronyme à l’aide de ce micro-procédé typographique.
Si l’on poursuit avec d’autres statistiques, l’unique mention « Imprimeur – M. Malige19 » contraste avec les treize occurrences du nom « Téraube », même si ce chiffre paraît peu élevé. Cela dit, si on le compare avec le nombre d’occurrences des noms d’autres personnalités locales à l’échelle de l’ouvrage, on obtient des chiffres similaires. Par exemple, le patronyme des Crussol, ducs d’Uzès sur de nombreuses générations, n’apparaît qu’à dix reprises ; celui du maire Labruiguière, à treize reprises ; celui du premier consul Chambon, à dix reprises. Le patronyme de Téraube figure ainsi autant de fois que des personnalités uzétiennes plus haut placées. Un autre contraste se dessine : cette même mention, « Imprimeur. M. Malige », – soit vingt-deux caractères, trois mots ou un tiers de ligne – paraît véritablement infime, face aux 16 122 caractères – soit 2 827 mots ou six pages – consacrés aux filateurs d’Uzès et à la production de soie, qui occupent la quasi-totalité du chapitre « Agriculture et industrie ».
Deux mois après la parution de sa monographie historique, Gustave Téraube crée un nouvel instrument au service de sa quête d’auctorialité littéraire : le Courrier d’Uzès et de son arrondissement, un petit bimensuel composé de quatre pages. C’est donc au sein de son propre organe de presse que l’élu et historien uzétien réinvestit les micro-stratégies appliquées dans son ouvrage, qui lui permettront, comme on s’apprête à le voir, de se forger une notoriété médiatique et d’asseoir sa posture d’auteur.
La politique du détail dans Le Courrier d’Uzès, organe de presse au service de la légitimation littéraire et médiatique de Gustave Téraube
Dès le premier numéro du 18 mai 1879, Gustave Téraube ne manque pas d’informer ses nouveaux abonnés de la fraîche parution de son ouvrage historique, et ce, dès la une. Un article, qui reprend les formulations de la préface, fait l’éloge du livre, tout en soulignant son excellente réception auprès des lecteurs et de la presse. Ce même article, qui relève la seule et unique critique négative émise à l’encontre de L’Histoire d’Uzès, révèle, par la même occasion, l’identité de son destinateur. Sans la moindre surprise, le périodique à l’origine de cette critique n’est autre que le Journal d’Uzès. L’article du Courrier d’Uzès fait état des diverses réponses publiques échangées entre Gustave Téraube et ses deux détracteurs, Nemo pour le premier, qui écrit sous pseudonyme et Henri Malige pour le second. Il est par exemple question d’une lettre rendue publique par le Nouveau Journal du Midi, datant du 24 avril 1879, soit un mois avant le lancement du Courrier d’Uzès. Dans cette lettre, Gustave Téraube reproche à l’imprimeur Malige, qu’il qualifie « d’écrivain d’occasion », de s’attaquer à lui personnellement, en lieu et place de faire la critique de son ouvrage. Il demande également au journaliste Nemo d’assumer sa critique et de lui répondre sous sa véritable identité. La nouvelle lettre de Nemo, allias Adrien Roux, avoué à Uzès, suivie de la réponse de Gustave Téraube, seront reproduites dans le Courrier d’Uzès.
Il est intéressant de noter que l’article initial faisant l’éloge de la monographie historique et détaillant les étapes de cette première querelle, est signé « la Rédaction », sachant que Gustave Téraube occupe lui-même le poste de rédacteur en chef. On peut ainsi garder à l’esprit que Gustave Téraube prend la peine de s’abriter sous cette signature pour railler le style d’écriture de M. Malige, qu’il compare ironiquement à des « hiéroglyphes20 ». Cette première querelle entre les deux journaux – qui ne sera d’ailleurs pas la dernière – confirme les tensions que l’on pressentait déjà dans l’ouvrage historique de Gustave Téraube, au travers des micro-stratégies d’ordre typographique, élaborées avec soin.
Parmi les détails repérés dans le livre portant sur Uzès, figurait le nombre important d’occurrences du nom « Téraube », cité autant de fois que les patronymes de personnalités locales haut placées. Si l’on s’amuse à compter, dans ce premier numéro toujours, Gustave Téraube apparaît à dix-huit reprises au fil des trois premières pages du périodique, de la manchette à la signature du propriétaire-gérant, en passant par le contenu et les signatures des articles. Ce chiffre n’inclut pas les autres désignations du type « l’auteur de ce livre », qui sont également nombreuses. Cette stratégie de multiplication des signatures, éparpillées aux quatre coins des pages, est un bon exemple de la quête de notoriété médiatique et auctoriale de Gustave Téraube, qui cherche à se faire connaître par tous les moyens.
Quelques jours plus tard, dans le numéro suivant, Gustave Téraube fait paraître un passage de son ouvrage historique, à cheval sur les première et deuxième pages. Il ne s’agit pas de la « liste des Évêques d’Uzès », ni d’un chapitre historique sur la ville entre 1789 et 1815, ni d’un exposé scientifique sur l’élevage des vers à soie, mais bel et bien d’un extrait d’« Une promenade dans Uzès ». Curieusement, la promenade littéraire n’est pas signée. Le texte se clôt sur la seule mention « Extrait de L’Histoire d’Uzès et de son arrondissement ». Cependant, sur la page suivante, juste au-dessus de la signature du propriétaire-gérant, l’on trouve une publicité de la monographie historique, accompagnée du nom de l’auteur. Un premier détail est frappant : la publicité de la troisième page se trouve séparée stratégiquement des autres, qui sont toutes placées sur la dernière page prévue à cet effet. Un second détail typographique interpelle : le même type de bordure, noire, double et épaisse, qui sépare le haut et le bas de page, matérialise la case de la publicité, case qui est la seule du haut de page à être mise en valeur de la sorte. De plus, si l’on observe bien les vingt-quatre numéros conservés, l’on retrouve la publicité dans chacun d’entre eux, à trois exceptions près seulement. Par ailleurs, à partir du 5 octobre 1879, on détecte un léger changement. La publicité a discrètement migré vers la dernière page. Cela dit, ce transfert s’accompagne d’une modification de l’espace publicitaire, dont la taille a doublé, voire triplé.
Encore une fois, l’attrait pour le détail et pour les micro-stratégies de cet auteur en quête de légitimité, le conduit à épouser une forme d’écriture brève : la nouvelle. Toutefois, il ne s’en contente pas : il opte pour une diffusion en feuilletons, ce qui l’amène à diviser ces nouvelles déjà courtes en plusieurs portions, de façon à étaler la publication sur de multiples numéros. Afin de conserver sa logique, Gustave Téraube fait rimer brièveté avec un sujet léger. Il fait le choix, pour ses nouvelles, d’une thématique locale, puisqu’il s’inspire des petites mœurs villageoises pour composer ses historiettes. La publication en cinq feuilletons de la première nouvelle, Andrette, intervient dans le douzième numéro ; celle de Sous les arceaux !, en trois feuilletons, dans le dix-septième numéro. Avant cette date, Gustave Téraube n’avait publié que des articles, des comptes rendus et deux promenades littéraires, très fréquemment placés en première page.
L’intrigue d’Andrette se tient dans une propriété viticole languedocienne. La nouvelle relate l’histoire d’amour impossible de deux jeunes gens, nommés Andrette et Adolphe. Le récit de Sous les arceaux ! se déroule quant à lui dans une ville du Midi où circulent de nombreux commérages entre les habitants. Une galerie de portraits introduit les différents protagonistes, qui portent pour la plupart des noms humoristiques. L’auteur, à la manière d’un dramaturge, place ses personnages dans des saynètes qui prêtent à rire. Sous les arceaux ! prend ainsi la forme d’une satire.
Si Gustave Téraube a choisi une forme littéraire brève, il y a aussi inséré, comme il l’avait fait dans sa « promenade dans Uzès », de vers ou de courts extraits de chansons. Dans la première nouvelle, Adolphe, contraint de partir à la guerre, envoie des poèmes à sa bien-aimée Andrette, dont les quelques vers seront parfois retranscrits sur la page. Dans la seconde nouvelle, ce sont des extraits de paroles de chansons entonnées par les villageois qui seront rapportés. Le procédé de mise en abyme atteint dès lors son apogée : le petit bimensuel de ce petit auteur renferme ainsi de petites nouvelles découpées en petites portions, qui reposent sur un petit sujet et qui contiennent elles-mêmes de petits vers poétiques.
Des deux nouvelles, ce sera la seconde, Sous les arceaux ! qui fera l’objet d’une adaptation théâtrale à Uzès. Dans le numéro du 11 janvier 1880 qui publie le dernier feuilleton, on constate l’apparition d’une nouvelle rubrique, intitulée « Théâtre d’Uzès ». Cette rubrique, qui rend compte des différentes pièces jouées à Uzès, fait l’éloge de la « troupe de théâtre dramatique, dirigée par M. Joanin Mico21 ». Elle est placée en première page ; le dernier feuilleton de la nouvelle, qui occupe l’intégralité des deuxième et troisième pages, semble voler la vedette au roman-feuilleton habituellement diffusé dans le rez-de-chaussée, absent du numéro.
Dans le numéro du 25 janvier 1880, la rubrique « Théâtre d’Uzès » paraît deux fois, à deux endroits distincts. Sur la deuxième page d’abord, elle rapporte le succès remporté par le vaudeville en un acte Sous les arceaux composé par Gustave Téraube et signale une seconde représentation :
À la fin de la pièce on a demandé l’auteur, qui a paru et a reçu une magnifique couronne aux applaudissements de toute la salle. À la demande générale, Sous les arceaux sera joué pour la seconde fois à la représentation qui sera donnée au profit des pauvres […] et dont nous donnons plus loin le programme22.
Ensuite, sur la troisième page du numéro, la rubrique livre, de plus, les informations pratiques relatives au vaudeville qui sera joué de nouveau à Uzès. Gustave Téraube se sert ainsi de cette rubrique éphémère « Théâtre d’Uzès », qui disparaîtra ensuite des numéros ultérieurs, pour faire la promotion de sa nouvelle, adaptée sur scène en vaudeville. Ce vaudeville conserve d’ailleurs le caractère bref de la nouvelle puisqu’il se compose d’un seul acte.
L’adaptation théâtrale de la nouvelle marque un tournant dans la carrière de l’auteur. Cet homme aux multiples casquettes complète sa palette : il acquiert ainsi une légitimité auctoriale littéraire, un statut d’auteur et qui plus est, joué sur scène. Quoique couronné symboliquement de succès par le public uzétien, c’est surtout dans ses deux réponses aux critiques de M. Malige que l’on perçoit l’aboutissement de sa quête de notoriété et de légitimité littéraire. Gustave Téraube, sous couvert de son nouveau statut d’auteur joué au théâtre, prend la liberté de « corriger » la langue de son détracteur, en épinglant ses fautes de syntaxe ; en soulignant l’emploi inadéquat de certains termes ; ou en tournant en ridicule ses multiples répétitions. Le 8 février 1880, dans sa réponse à M. Malige, il écrit par exemple :
Arrivons maintenant à votre fameuse phrase dans laquelle on compte cinq fois le mot : que, et deux fois le mot : Espérons. La voici : « Nous espérons que le public ne lui en voudra pas, et qu’il ne pensera qu’au but tout philanthropique de la soirée que nous espérons voir fructueuse pour ceux qui souffrent. » En voilà un style ! On a bien ri de cette phrase, et les cinq que deviendront légendaires23.
S’il effaçait l’italique du Journal d’Uzès dans une note de bas de page de sa monographie historique, il s’en donne à cœur joie de placer en italique toutes ces « légendaires » répétitions. De la même façon, s’il parlait de lui à la troisième personne dans son ouvrage d’histoire, s’auto-désignant comme « l’auteur de ce livre », Gustave Téraube emploie désormais un « je » autoritaire, témoin de sa notoriété littéraire juste acquise, pour se revendiquer comme l’auteur de la pièce.
Dans sa dernière réponse, le 22 février 1880, il recourt à la micro-stratégie qu’il affectionne tout particulièrement, qui se convertit en un symbole, en la marque de fabrique de sa quête d’autorité. Il insère trois petits vers satiriques visant son ennemi : « … Oh ! Malige, sachez vous taire ! Pour éviter tout embarras, Imprimez, et n’écrivez pas24. »
Cet article s’est donné pour objectif de retracer le parcours de Gustave Téraube, un élu local en quête de notoriété médiatique et d’autorité littéraire, qui cherche à acquérir un nouveau statut, à adopter une nouvelle posture. Au gré d’un détour par son passé d’historien, on a montré que l’on perçoit déjà des traces de son désir de reconnaissance littéraire dans sa monographie Histoire d’Uzès et de son arrondissement. En effet, animé par une politique du détail, il y développe toute une série de micro-tactiques qui prépare le terrain de sa future ascension.
Le petit bimensuel qu’il fondera ensuite, tout comme son ouvrage historique, constituent les supports ou les instruments au service de sa quête. Dans le Courrier d’Uzès, Gustave Téraube transpose bon nombre des micro-stratégies qui figurent dans la monographie. Si l’on cherche à faire une typologie de ces techniques, on pourrait les classer au sein de quatre catégories principales, qui se recoupent parfois : des stratagèmes d’ordre typographique ; des choix formels ; des tactiques de composition de la page et des procédés stylistiques. Tous ces dispositifs sont à l’image de la casquette de micro-auteur de nouvelles du petit élu local. Gustave Téraube tente ainsi d’acquérir ce nouveau statut à partir des discrètes ruses et des habiles procédés qu’il a préparés, bâtis et développés au fur et à mesure des différentes casquettes qu’il a endossées.
C’est l’adaptation théâtrale de la nouvelle Sous les arceaux ! qui marque l’aboutissement de la quête d’autorité littéraire de Gustave Téraube. En effet, joué sur scène et applaudi par le public de sa propre ville, le petit élu local et historien d’Uzès se convertit en un auteur, certes mineur, mais légitime. La querelle avec son concurrent Le Journal d’Uzès symbolise l’acquisition de ce nouveau statut. Comme d’habitude, il est question de détails pour Gustave Téraube qui s’amuse à corriger les coquilles linguistiques et syntaxiques d’Henri Malige. Si un an auparavant, il qualifiait son détracteur « d’écrivain occasionnel », il lui livre, suite à la représentation théâtrale, une véritable leçon de langue française.
Somme toute, Gustave Téraube, petit élu local, petit historien de sa ville, micro-auteur de nouvelles, et possiblement petit parolier, semble pour ainsi dire avoir pour devise : « le diable se cache dans les détails ».
Notes
- Gustave Téraube, Sous les arceaux, dans Courrier d’Uzès et de son arrondissement, 14 décembre 1879-11 janvier 1880 ; Andrette, dans Courrier d’Uzès et de son arrondissement, 5 octobre 1879-30 novembre 1879.
- Gustave Téraube, Histoire d’Uzès et de son arrondissement, Uzès, 1879.
- Ruth Amossy (dir.), Images de soi dans le discours : la construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux et Niestlé, « Sciences des discours », 1999.
- Carlo Ginzburg, Carlo Poni, « La micro-histoire », Le Débat, 17, 1981, p. 133-136. [https://www.cairn.info/revue-le-debat-1981-10-page-133.htm].
- Marie-Ève Thérenty, « Pour une poétique historique du support », Romantisme, vol. 143, 1, 2009, p. 109-115. [https://www.cairn.info/revue-romantisme-2009-1-page-109.htm].
- Olivier Payan, « Le Conseil Municipal d’Uzès (1871 – 1881), Compromis sociaux et luttes politiques », mémoire de master en Histoire Contemporaine, réalisé sous la direction de Christian Sorrel, Université Lumière Lyon 2, 2018.
- Mireille Olmière, « De la soie à la réglisse : Histoire du site industriel du Pont des Charrettes », Bulletin de la Société Historique de l’Uzège, 28, p. 36-41.
- Gustave Téraube, Histoire d’Uzès et de son arrondissement, op. cit., p. 3.
- Ibid.
- Ibid., p. 36.
- Gustave Téraube, Histoire d’Uzès et de son arrondissement, op. cit., p. 94.
- Laure Demougin, L’Empire de la presse : une étude de la presse coloniale française entre 1830 et 1880, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2021, p. 194.
- Ibid., p. 204.
- Gustave Téraube, Histoire d’Uzès et de son arrondissement, op. cit., p. 94.
- Ibid., p. 99.
- Olivier Payan, « Le Conseil Municipal d’Uzès (1871 – 1881) », op. cit., p. 42.
- Gérard Genette, Seuils, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1987, p. 376.
- Gustave Téraube, Histoire d’Uzès et de son arrondissement, op. cit., p. 65.
- Ibid., p. 161.
- Voir « Histoire d’Uzès et de son arrondissement », dans Courrier d’Uzès et de son arrondissement, 18 mai 1879, p. 2.
- « Théâtre d’Uzès », dans Courrier d’Uzès et de son arrondissement, 11 janvier 1880, p. 1.
- « Théâtre d’Uzès », dans Courrier d’Uzès et de son arrondissement, 25 janvier 1880, p. 2.
- Gustave Téraube, « Réponse à Monsieur Malige », dans Courrier d’Uzès et de son arrondissement, 8 février 1880, p. 1.
- Gustave Téraube, « Dernière réponse à Monsieur Malige », dans Courrier d’Uzès et de son arrondissement, 22 février 1880, p. 1.