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Un « théâtre à côté » : le Cercle des Arts intimes (1880-1884)

Le Cercle des Arts intimes est mentionné par Adolphe Aderer, après le Cercle Pigalle et le théâtre d’Application, parmi les « théâtres à côté1 ». Il relève des sociétés dramatiques privées ou des « théâtres de cercles, casinos et châteaux » selon le titre de l’ouvrage d’Henry Buguet en 18882. Ce cercle théâtral amateur (d’abord appelé :« Cercle des Castagnettes ») est surtout connu pour avoir servi de terrain d’essai au tout jeune Georges Feydeau : il y donna entre 1880 et 1883 ses premiers monologues et ses premières pièces, en un acte (Par la fenêtre, Gibier de potence). Un spectacle conçu par Alain Françon (Le Cercle des Castagnettes, créé au Studio-Théâtre en 2012) a élevé ces débuts à une sorte de petit mythe ; il s’est concentré toutefois sur un répertoire de monologues auquel on ne peut réduire le Cercle des Arts intimes. Aussi convient-il de sortir ce théâtre de société de sa gangue légendaire pour tenter d’en saisir le statut, les pratiques et l’activité. Selon l’invitation du présent ouvrage, il s’agira de cerner la pertinence des catégories du « petit » et du mineur appliquées à une société théâtrale (un cercle de jeunes amateurs), un répertoire (qu’il s’agit d’établir), un positionnement artistique (qu’il faut tâcher d’interpréter).

« Petit », le Cercle des Arts intimes l’est assurément en termes temporels, puisque sa durée de vie n’excède pas trois années – huit ou neuf ans si l’on établit une continuité de vie entre les Castagnettes et les Arts intimes. Les noms mêmes de ces cercles renvoient à la petitesse : le mot « castagnettes » est un diminutif, les « petites châtaignes », petites coques frappées l’une contre l’autre et pouvant faire grand bruit et mettre les corps en mouvement sur le plateau ; « arts intimes », convoque le superlatif latin d’interior, « ce qui est le plus en dedans » : ce qui est réservé aux plus proches, dans une sociabilité amicale, ce qui tient du caché, presque du secret, ou ce qui aspire à représenter la vie profonde, par opposition aux théâtres à grand spectacle. Mais ces « arts intimes » cultivés dans un « cercle » sont bien des « Arts », plus rares, plus précieux que les arts officiels : une ambition, un orgueil se dégagent du passage d’un cercle à l’autre, des castagnettes aux Arts intimes. Mineur, voire « à côté », ce Cercle l’est-il donc vraiment, lui qui bénéficie d’un écho médiatique remarquable, dû en partie au parrainage du grand critique Francisque Sarcey ? Ces échos des activités du Cercle privé et amateur dans la presse nous offrent aujourd’hui les traces que dérobent parfois les activités théâtrales dites « de société3 », qu’il est malaisé de ressaisir à distance d’un passé effacé. Mais la notoriété médiatique dont bénéficie le Cercle des Arts intimes, et la célébrité rapide à laquelle accèdent ses plus illustres membres (Fernand Samuel, Georges Feydeau), incitent à observer avec prudence l’épithète « mineur » et à se demander ce que signifie la promotion publique, de la part de la critique, d’une activité censée demeurer hors de la publicité, du regard du public, du « grand public », et sans doute hors du jugement critique. Mineur, ou mineur à demi ? Petit, ou à demi grand ? Telles sont les tensions ici en jeu : entre les espaces, public et privé, entre les qualités d’artistes, amateurs ou professionnels, entre les circuits de diffusion, familiaux, amicaux ou médiatiques, entre les ambitions ou les visées, ludiques ou professionnelles.

Des Castagnettes aux Arts intimes

Au commencement se trouvent des collégiens, civilement mineurs. Selon Henry Gidel, c’est en 1876, à quatorze ans, que Feydeau, interne au Lycée Saint-Louis, fonde le Cercle des Castagnettes avec son condisciple Adolphe Louveau4. Selon un article rétrospectif du Gaulois du 24 juillet 1896, signé « Tout-Paris », sans doute dû à la plume d’Adrien Bernheim, les statuts du Cercle ont été votés chez Raymond Koechlin, élève du Collège Sainte-Barbe plus tard journaliste au Journal des débats. Le nom du cercle, « des Castagnettes », désigne l’insigne distinctif de ses membres : « une paire de petites castagnettes en ivoire reliées par un cordonnet vert qu’on portait à la boutonnière5 ». Selon Bernheim, s’il est bien l’auteur de l’article cité, le cercle de lycéens se pose à ses débuts en rival du Cercle des Mirlitons « alors dans toute leur gloire6 » (tel est le nom familier du Cercle des Arts de la place Vendôme, qui organise en février 1881 une exposition de peinture, avec des toiles de Meissonnier, Gérôme, Carolus-Duran…).

Se retrouvent ainsi au Cercle des Castagnettes : Georges Feydeau, venu du lycée Saint-Louis, Adolphe Louveau, Maurice Hennequin (fils), Adrien Bernheim ou encore Maurice Desvallières, venu d’un autre cercle, le cercle de l’Obole. C’est là que le rencontre Feydeau, qui y gravite aussi et y donne au moins un monologue, « Ma pièce » (dont le texte est perdu), avant d’y créer une œuvre dramatique, Amour et Piano, comédie en un acte à trois personnages jouée par le Cercle de l’Obole sur la scène de l’Athénée-Comique le 28 janvier 1883. Les cercles ne sont pas fermés ni étanches entre eux : enquêter sur l’histoire d’un seul cercle fausse assurément la réalité vivante des pratiques, des circulations et des échanges7. La personnalité fédératrice du Cercle des Castagnettes est Adolphe Louveau, qui adopte rapidement le pseudonyme de Fernand Samuel : ce camouflage identitaire serait lié, selon les souvenirs de Jeanne Saulier-Samuel, à sa volonté de « garder un incognito prudent8 ». Adrien Bernheim relie cette prudence au prestige familial : Adolphe Louveau alias Fernand Samuel est « fils et petits-fils des Louveau, les plus graves magistrats de France9 ».

Quand le Cercle des Castagnettes devient-il le Cercle des Arts intimes ? Vraisemblablement au début de l’année 1882. L’abandon partiel du nom originel est signalé par le journal Beaumarchais le 5 février ; il évoque « le Cercle dont le petit nom est “Cercle des Castagnettes” et le nom officiel : “Cercle des Arts intimes10” ». Sa durée de vie est courte : en novembre 1883, le cercle subit le départ de Feydeau, incorporé au 74e régiment d’infanterie de ligne à Rouen. À la fin de l’été 1884, Fernand Samuel prend la direction du Théâtre de la Renaissance et devient l’un des plus importants directeurs de théâtre du tournant du siècle ; il confie à Feydeau le poste de secrétaire général de la Renaissance, théâtre à la tête duquel il reste jusqu’en 1888 avant de diriger les Variétés à partir de janvier 1892.

Le répertoire d’œuvres récitées ou jouées n’est pas aisé à établir pour le Cercle des Castagnettes, qui ne bénéficie pas de la couverture médiatique qui fera la modeste gloire éphémère du Cercle des Arts intimes. Faute d’archives identifiées, il faut glaner quelques informations à travers les souvenirs des anciens membres, comme dans l’article déjà cité du Gaulois : « Crémieux, l’avocat distingué, je le revois encore interprétant le domestique de la Soupière d’Hervilly, tandis que Koechlin-Schwartz se fait applaudir dans l’Habit vert de Musset11 ». L’on sait par les biographes de Feydeau, par Henry Gidel au premier chef, que ce jeune artiste joue le rôle de Beaudéduit dans Un monsieur qui prend la mouche de Labiche, le 1er novembre 1879, ainsi qu’Oronte dans Le Misanthrope. Feydeau offre en janvier 1880 un numéro d’imitations de comédiens célèbres et donne un monologue de sa composition, La Petite Révoltée, lu par Octavie d’Andor, du Conservatoire, œuvre « qui fait ensuite le tour des salons à la mode et bénéficie des honneurs d’une édition chez Ollendorff12 ». Henry Gidel présente le genre du monologue comme l’un des principaux aliments du répertoire des Castagnettes :

Le succès du monologue s’expliquait aisément : court, apparemment facile à composer, non moins facile à monter, n’exigeant aucun décor, aucune mise de fonds et un seul acteur – en habit noir – il pouvait se nourrir des thèmes d’inspiration les plus variés, s’écrire en prose aussi bien qu’en vers. Il avait de quoi séduire les jeunes gens qui, désireux de se lancer dans le théâtre et de se faire connaître, n’osaient débuter par une pièce. C’est ce qu’avait compris Feydeau : le monologue était à ses yeux le marche-pied qui lui permettrait d’accéder à la carrière dramatique13.

En dehors des monologues, le Cercle des Castagnettes joue des pièces en un acte d’André Theuriet, Les Fraises, ou de Louis Besson, Les Trois Sommations, qui ont Feydeau pour acteur.

Un théâtre impossible ?

Le répertoire, ici saisi en pointillés, connaît une évolution soulignée par les chroniqueurs de presse lorsque naît le Cercle des Arts intimes au début de 1882 : ce sont désormais les pièces d’un « théâtre impossible », réputées injouables, trop poétiques, peu dramatiques, parfois trop lestes, qui sont explorées à la scène. Francisque Sarcey s’attribue la transformation du premier cercle, les Castagnettes, attaché au vaudeville et au monologue comique, en scène exploratoire d’un répertoire théâtralement et génériquement ambigu :

J’étais fâché de leur voir dépenser beaucoup d’argent, de temps et de peine et même de talent autour des vaudevilles à la mode, qu’ils jouaient toujours moins bien que des acteurs de profession. À quoi bon nous convier à écouter dans un cercle la Corde sensible [vaudeville en un acte de Clairville, Lambert-Thiboust, Ernest Jaime, Vaudeville, 1851] ou l’Amour, qu’est-ce que c’est que ça ? [vaudeville en un acte de Clairville, Lambert-Thiboust et Delacour, Variétés, 1853]. Mais il est clair aussi que s’ils profitaient des immunités dont jouissent les amateurs et de la sympathie bienveillante dont on les entoure pour nous initier à la connaissance d’ouvrages curieux, tombés dans l’oubli de la foule, et que les lettrés ne connaissent que par la lecture, ils joindraient au plaisir que donne en général la pratique du théâtre celui d’interpréter des chefs-d’œuvre inconnus et la joie de les faire applaudir par un public d’élite14.

Sarcey justifie ses conseils donnés à ceux qu’il appelle les « jeunes gens » par l’absence de risque pour les auteurs des pièces : les membres du Cercle n’ont qu’à solliciter avec courtoisie ces dramaturges, lorsqu’ils sont encore vivants, pour obtenir l’autorisation de jouer leur ouvrage. Sans prétendre à l’exhaustivité, il est possible de proposer une liste d’œuvres jouées, établie à partir des comptes rendus de presse, qui ne couvrent potentiellement qu’une partie des pièces interprétées :

1882 :

  • Margarita (Les Deux Trouvailles de Gallus), Victor Hugo
  • La Coupe et les Lèvres, Alfred de Musset
  • Les Mécontents, Prosper Mérimée
  • Par la fenêtre, Georges Feydeau

1883 :

  • L’Assassin, Edmond About
  • La Revanche du capitaine, Adolphe Badin
  • Nos Aïeux, Marc Bayeux
  • L’Éducation d’un prince, Edmond About
  • Potemkin, Eugène Scribe
  • Gibier de potence, Georges Feydeau
  • La Princesse rose, Auguste Générès

1884 :

  • Les Marrons du feu, Alfred de Musset
  • L’Homme et la Fortune, François Coppée
  • Le Joueur de flûte, Émile Augier
  • Les Noces corinthiennes, Anatole France
  • Turc pour rire, Nino Laval.

En quoi peut-on parler ici de « petites » pièces, jouées en mineur ? La brièveté est le point commun entre la plupart de ces œuvres. Margarita de Victor Hugo est une comédie en vers en un acte et quatre scènes, réunissant cinq personnages. On ne compte que six scènes pour Potemkin de Scribe, et cinq personnages ; on relève quatre personnages dans L’Homme et la Fortune de Coppée comme dans Nos Aïeux de Bayeux. L’Assassin d’Edmond About, comédie en un acte, compte six personnages, un de moins que L’Éducation d’un prince du même About, également en un acte. Par la fenêtre de Feydeau ne nécessite que deux personnages, Hector et sa voisine Emma ; Les Marrons du feu comprend un prologue et neuf scènes en vers, et convoque sept personnages ainsi que matelots, valets et musiciens. Le « poème dramatique15 » La Coupe et les Lèvres apparaît plus complexe à mettre en scène avec de faibles moyens puisqu’il est composé de cinq actes en vers et appelle six personnages complétés par montagnards, chevaliers, moines et peuple : « Nous avons donc vu, sur cette étroite scène, s’agiter tout ce monde de soldats, de chasseurs et de moines », commente Francisque Sarcey16. Une autre exception relative à la règle de la brièveté et du resserrement du personnel dramatique concerne Les Noces corinthiennes d’Anatole France dont la distribution appelle dix personnages et trois chœurs (de jeunes hommes, de vignerons, de Chrétiens)17.

Un autre trait commun entre les pièces est de n’avoir pour la plupart jamais été jouées. Les pièces de Musset sont issues des Contes d’Espagne et d’Italie (Les Marrons du feu), et d’Un spectacle dans un fauteuil, le volume de 1833, pour La Coupe et les Lèvres. Les deux pièces d’Edmond About, L’Assassin et L’Éducation d’un prince, appartiennent à son recueil Théâtre impossible, paru en 1862 chez Hachette. Potemkin, de Scribe, a été publié dans la Revue de Paris en avril 1831 sous le titre Potemkin ou un caprice impérial. Anecdote de la cour de Russie. Selon Sarcey, Scribe aurait « dérobé » au grand public cette pièce parmi d’autres « saynètes très hardies, très osées, qu’il n’avait pas crues propres à la représentation18 ». Le même critique feint de s’étonner de la hardiesse du Cercle des Arts intimes, qui représente le même soir Potemkin et L’Éducation d’un prince d’Edmond About – éducation sexuelle d’un jeune homme le jour de son mariage grâce aux bons soins d’une dame de très bonne volonté. Sarcey commente : « ces jeunes gens avaient sans doute marché sur la queue d’un matou par quelque soirée de printemps. Après tout, ils étaient chez eux, et ils avaient prévenu leurs sœurs ; on n’avait donc rien à leur dire19 ». Autre pièce non destinée à la scène, Les Noces corinthiennes d’Anatole France offre, dans l’édition en volume, une division non pas en actes ou en scènes mais en parties, et se présente sous la forme d’un poème dialogué. Relatant la soirée où est jouée cette œuvre, Sarcey souligne que les jeunes gens du Cercle « mettent hardiment sur leur petite scène tout ce qui a forme de dialogue, sans trop s’inquiéter du succès », désireux qu’ils sont de dire « de leur mieux ou de beaux vers, ou de la prose élégante20 ». Bien qu’attaché à la notion de pièce bien faite, adaptée aux dimensions de la scène et aux capacités de perception du public, Sarcey se montre tolérant face à ce répertoire de pièces réputées théâtralement impossibles. Il écrit ainsi à propos de L’Homme et la Fortune de François Coppée :

Je ne crois sérieusement pas que la pièce, transportée sur un vrai théâtre, eût des chances de succès à moins de retouches considérables […] ; mais, dans ce milieu particulier du Cercle des Arts intimes où, de parti pris, nous ne nous attachons qu’aux points saillants et lumineux, elle nous a intéressés, elle nous a charmés, et cette soirée comptera parmi les meilleures que nous aient données ces jeunes gens, sous la direction de M. Fernand Samuel21.

Au sein de ce répertoire de pièces poétiques et littéraires, les deux créations du jeune Feydeau, Par la fenêtre et Gibier de potence, détonent tant elles appellent au contraire l’espace physique de la scène, le hors-scène et le jeu au moment où le dramaturge en herbe « se forge une technique22 ». Un autre critère présidant au choix des pièces peut être le caractère récent de la publication, transformant la représentation en découverte. Le drame en vers Les Noces corinthiennes d’Anatole France a été publié en volume en 1876 chez Lemerre. L’Homme et la Fortune, drame de jeunesse de François Coppée, a paru peu avant sa représentation aux Arts intimes dans la revue La Jeune France, fondée en 1878. Les Mécontents paraissent dans le volume intitulé Mosaïque des Œuvres de Mérimée en 1881, chez Lévy. Quant à Potemkin de Scribe, la pièce a peut-être été découverte dans l’édition Dentu des Œuvres complètes de Scribe, parue entre 1874 et 1885, puisque l’œuvre se trouve dans la cinquième série intitulée « Proverbes – nouvelles – romans ». Sommet de la création théâtrale des Arts intimes, Margarita de Victor Hugo, pièce dont le manuscrit est daté du 4 janvier 1869, venait de paraître, en 1881, dans Les Quatre Vents de l’esprit, où elle occupe avec Esca la section II : « Le livre dramatique. La femme23 ». La création de la pièce aurait valu à Fernand Samuel une invitation chez le maître : selon Arnaud Laster, Victor Hugo « invita Fernand Samuel à sa table et lui offrit sa photographie avec une dédicace flatteuse24 ».

Certaines de ces pièces vont ensuite être créées sur des scènes de théâtre officielles : Par la fenêtre de Feydeau est joué quelques mois après sa représentation au Cercle dans un casino près de Malo-les-Bains avec des acteurs professionnels. L’Assassin d’Edmond About sera donné au Gymnase ; Les Noces corinthiennes d’Anatole France sera à l’affiche de l’Odéon en 1902. Les Deux Trouvailles de Gallus de Victor Hugo attend toutefois 1923 pour être créé, à la Comédie-Française, où Margarita seule sera ensuite reprise entre 1924 et 1937.

Acteurs et actrices

En attendant ces reprises officielles de pièces découvertes au Cercle, les œuvres sont jouées aux Arts intimes par une troupe de jeunes amateurs dont l’orgueil artistique est moqué dans un dessin de Black paru dans Le Flâneur du 1er janvier 1882, « Échos de partout ».

Deux hommes en pleine discussion. La légende retranscrit leur échange : 
– Jeune homme, vous me faites l'effet d'un comédien très…
– Intelligent?… Je suis du grandissime cercle des arts intimes.
– Oh ! Alors…
Black, illustration « Échos de partout » pour Le Flâneur, 1er janvier 1882.(gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France)

En tête des distributions se trouve Fernand Samuel : il est Gallus dans Margarita, Frank dans La Coupe et les Lèvres, Rafael Caruci dans Les Marrons du feu, Hippias dans Les Noces corinthiennes, Maël dans Nos Aïeux ou Hector dans Par la fenêtre. Dans Gibier de potence, Feydeau lui-même interprète le rôle de Plumard. D’autres comédiens sont difficiles à identifier car ces jeunes gens de bonne famille adoptent parfois un nom de scène.

Le cercle est exclusivement masculin : comme l’écrit Francisque Sarcey, « s’il y a des amateurs pour jouer dans un cercle ce qu’on appelle la comédie de société, il n’y a pas d’amateuses25 ». Les rôles féminins, à défaut d’être joués en travesti, sont confiés à des actrices venues du Conservatoire (de la classe de Monrose, selon Le Gaulois du 24 juillet 1896) ou déjà professionnelles. C’est le cas de Nancy Martel, du Vaudeville (Nella dans Margarita, comtesse des Tournelles dans Les Mécontents, Catherine II dans Potemkin) ou d’Élise Petit, de l’Odéon (Camargo dans Les Marrons du feu, Mona Belcolore dans La Coupe et les Lèvres, Daphné dans Les Noces corinthiennes, Emma dans Par la fenêtre)26.

Parmi les échos médiatiques qu’il fait résonner au profit du Cercle, Francisque Sarcey livre un petit récit drolatique des répétitions rassemblant amateurs, semi-professionnels et professionnels, récit face auquel on fera la part du paternalisme amusé et bienveillant manifesté par l’Oncle, surnom du critique, face à ceux qu’il présente comme ses protégés :

C’est d’abord le diable pour choisir une pièce ; le directeur a beau être monsieur le directeur, il n’est après tout que le primus inter pares. Ses camarades traitent sur le même pied que lui, chacun a sa pièce en poche qui ferait bien meilleur effet. Quand on est tombé d’accord – et Dieu sait si la chose se fait aisément ! – il s’agit de distribuer les rôles ; c’est là que les vraies difficultés commencent ; personne ne veut du sien. On adjure les dévoués, car il y en a dans le nombre qui sont dévoués ; on les adjure au nom des grands principes, au nom de l’art, au nom de la fraternité ; on leur dit même, pour encourager ceux qui hésitent à accepter le rôle qu’on leur offre ou pour effrayer ceux qui veulent un rôle qu’on ne leur offre pas :
– Sarcey sera là, vous savez, il sera là ; il l’a promis… Et tout bas l’oreille :
– Il ne vous voit pas dans ce rôle-là, il me l’a dit. […]
C’est à la seconde répétition qu’il commence à y avoir du tirage. Tantôt c’est le directeur qui attend ses artistes ; quelquefois ce sont les artistes ou plutôt quelques-uns des artistes qui attendent le directeur. On n’est jamais tous au complet. On regarde sa montre, et l’on trompe le temps en cassant du sucre sur le dos des retardataires.
Parmi les entrées et les sorties, les plus importantes sont réglées, les autres sont laissées à la discrétion des artistes. La pièce est à peine dégrossie :
–Bah ! ça ira toujours, disent les amateurs ; vous verrez ça le jour de la première.
Et ce qu’il y a d’étrange, c’est que le plus souvent ils ont raison : ça marche tout de même. […] C’est une cuisine en l’air d’où sort parfois un plat exquis27.

Ces représentations qui tiendraient du petit miracle sont données à un rythme trimestriel par le Cercle des Arts intimes, qui loue pour cela la salle de l’école du ténor Duprez, rue Condorcet28. Le public est fait d’invités, de connaissances, de connaisseurs ; il est « trié sur le volet29 ». Ainsi de l’assemblée conviée à la représentation des Noces corinthiennes d’Anatole France : « Ils avaient réuni pour cette soirée un public de journalistes, d’acteurs et d’actrices et de gens du monde curieux de voir marcher sur les planches le rêve d’un poète aimable30 ».

De l’entre-soi à l’entre-deux

Le Cercle des Arts intimes apparaît de plus en plus, au fil de cette approche par jeu d’éclairages successifs, comme un espace de l’entre-deux : entre poésie et théâtre, entre jeunesse et maturité, entre abandon au jeu et esprit de sérieux, entre obscurité et notoriété, entre pratique amateur et activité professionnelle, mais aussi entre intimité familière et publicité. Le Cercle est en effet très présent dans la presse de 1882-1884 car les apprentis comédiens sont liés par différents fils au monde médiatique de leur temps. Fernand Samuel tient un feuilleton dans Le High Life, une « feuille fort obscure31 » selon Bernheim qui lui succède dans sa rubrique avant que le journal ne disparaisse ; Sarcey présente d’ailleurs en mars 1883 Fernand Samuel comme « un de nos jeunes confrères de la presse théâtrale32 ». L’Oncle couvre l’activité du Cercle des Arts intimes dans son feuilleton du Temps, ouvert alors par la formule, devenue rituelle : « Je n’ai plus besoin de vous présenter le Cercle des Arts intimes33 ». Cela instaure une familiarité voire une connivence avec le lectorat du journal, invité à partager les activités du cercle privé : à pénétrer l’espace de l’intime. Le beau-père de Feydeau, Henry Fouquier, écrit dans le périodique Le XIXe siècle (dont il devient directeur en 1884). La réception critique, particulièrement bienveillante, de la création de Margarita par Fouquier se fait même virale lorsque le journal Le Rappel, périodique très hugolien, reproduit son article le 3 février 1882 : « un cercle comme je les aime, où l’on ne parle pas politique, ni chevaux, ni Bourse, et où on ne joue pas au baccarat. Mais, en revanche, on y joue la comédie avec passion ».

Le programme du Cercle des Arts intimes est annoncé par certains journaux ou certaines revues, non pas dans la rubrique consacrée à l’affiche des théâtres officiels, mais parmi les nouvelles des spectacles données en colonne. Le Parnasse du 15 novembre 1883 déclare ainsi :

Le Cercle des Arts intimes aura une saison dramatique des plus intéressantes pour les lettres. Voici les œuvres dont la représentation est annoncée dès maintenant.
Florine, quatre actes, de Théodore de Banville
Les Marrons du feu, de Musset
La Mort de François Ier, trois actes en vers de Félix Arvers
Le Ménage grec, de Paul Parnier, etc.

Le même numéro livre un extrait de La Princesse rose d’Auguste Générès, « Fragment de la comédie en un acte et en vers, jouée le mardi 5 novembre 1883, sur le théâtre du Cercle des Arts-Intimes ». Le numéro du 15 novembre 1883 du Parnasse donne une recension critique favorable de la pièce qui éclaire l’intrication entre le cercle et la revue d’art :

Nous arrivons maintenant à La Princesse rose, qui doit particulièrement intéresser les lecteurs du Parnasse. L’auteur, notre confrère et ami Auguste Générès, a remporté là un beau succès. Raconter la pièce, je le ferais si la place ne me faisait défaut. Il ne m’en voudra pas de m’occuper de suite des artistes. […] Mlle Petit livrait là une rude bataille : elle l’a gagnée. Les applaudissements ne lui ont pas manqué quand elle modulait de sa voix douce et pénétrante les beaux vers de M. Aug. Générès34. […]

Enfin, la publicité dont jouit le Cercle dans une certaine presse repose en partie sur la dimension critique qu’il recèle, confronté au théâtre officiel. Le Cercle des Arts intimes joue en contrepoint ce que les vrais théâtres ne jouent pas, faute de directeurs lettrés et courageux. Il faut aller au Cercle des Arts intimes, écrit dans le Courrier de l’art Arthur Heulhard, « pour entendre ce qu’il ne plaît pas aux directeurs de monter ou de reprendre35 ». En dehors des revues d’art, Sarcey mène une sorte de campagne à travers son feuilleton pour convaincre le directeur de l’Odéon, La Rounat, de jouer les pièces essayées au Cercle des Arts intimes :

Ah ! s’il pouvait ajouter quelque jour à son affiche les Trouvailles de Gallus qui ont eu l’autre soir, au Cercle des Arts intimes, un si prodigieux succès ! Il m’écrit que ce n’est pas sa faute s’il n’a pas encore joué cette œuvre curieuse, qu’il a demandé Margarita au maître, qui a dit ne vouloir donner cette Margarita, que si l’on jouait à la suite la seconde partie : Esca. Eh bien ! mon cher La Rounat, s’il en est ainsi, jouez Margarita et Esca dans une même soirée36.

Deux ans après, à propos de L’Homme et la Fortune de François Coppée, Sarcey se demande si les directeurs ont lu cette pièce lors de sa parution dans la revue La Jeune France :

Il est vrai que les directeurs ne lisent pas grand-chose. Leur métier, d’ailleurs, n’est pas, comme on sait, de lire des pièces, mais d’en faire jouer. L’épicier reçoit sur la marque de fabrique, sans trop y regarder, le poivre qu’il débite ; ainsi font les directeurs […] M. Fernand Samuel, qui est directeur des Arts intimes, avait lu la pièce ; c’est qu’à vrai dire M. Samuel est un directeur sans l’être37.

Être directeur sans l’être, incarner des rôles au théâtre sans être comédien professionnel, donner des pièces qui n’appartiennent pas vraiment au répertoire dramatique : tel est finalement cet entre-deux où joue et se joue le Cercle des Arts intimes, où les mineurs préparent leur majorité, ou le « petit » regarde vers la cour des grands.

Notes

  1. Adolphe Aderer, Le Théâtre à-côté, préface de Francisque Sarcey, Paris, Librairies-Imprimeries réunies, 1894, p. 85-86. [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k912207#]
  2. Henry Buguet, Théâtre de cercles, casinos et châteaux, Paris, Tresse et Stock, 1888.
  3. Voir Nathalie Le Gonidec et Jean-Claude Yon (dir.), Tréteaux et Paravents. Le théâtre de société au XIXe siècle, Paris, Creaphis éditions, coll. « Silex », 2012.
  4. « Introduction » dans Georges Feydeau, Théâtre complet. Tome I, Paris, Classiques Garnier, 2012, t. I, p. 11.
  5. Le Gaulois, 24 juillet 1896, « Bloc-Notes Parisien. Le Cercle des Castagnettes », article signé « Tout-Paris ». [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k529578z.r=juillet?rk=236052;4#].
  6. Ibid.
  7. Jean-Claude Yon ouvre l’éventail des formes de théâtres de société des années 1880 à 1914 : « le Cercle des Escholiers (créé en 1886 rue de Siam, à Passy), les Gaulois, le Gardénia, le Cercle funambulesque, les Castagnettes, la Rampe, etc. […] Dans la bonne société, il existe bien d’autres cercles qui ne sont pas spécifiquement dramatiques mais qui font du théâtre de société et qui montent en particulier des revues de fin d’année (le Cercle militaire, l’Automobile Club, l’Union artistique, l’Épatant, etc.) ». Une histoire du théâtre à Paris. De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Aubier, coll. « Collection historique », 2012, p. 153-154.
  8. Jeanne Saulier-Samuel, « Mes souvenirs au Théâtre des Variétés », Revue des Deux Mondes : recueil de la politique, de l’administration et des mœurs, 15 août 1939.
  9. Adrien Bernheim, « Trente ans de théâtre. Fernand Samuel », Le Figaro, 29 janvier 1912.
  10. Émile Blémont, « Théâtres », Beaumarchais, 5 février 1882.
  11. Le Gaulois, art. cit.
  12. « Introduction » dans Georges Feydeau, Théâtre complet. Tome I, Paris, Classiques Garnier, 2012, t. I, p. 11-12.
  13. Ibid., p. 12-13. Violaine Heyraud explique le succès du monologue par le contexte de son expansion et par ses vertus contrastives : « À l’heure où les théâtres cèdent aux sirènes de la technologie dans des décors à effets, le monologue est une forme épurée, minimaliste, destinée essentiellement aux cercles privés et à une audience amicale ou mondaine ». Feydeau, la machine à vertiges, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2012, p. 154. Voir Françoise Dubor, « Feydeau inné ou le monologue dramatique, un coup de maître », dans Violaine Heyraud (dir.), Feydeau. La plume et les planches, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2014, p. 181-191.
  14. Francisque Sarcey, Le Temps, 5 juin 1882.
  15. Alfred de Musset, Poésies complètes, éd. Frank Lestringant, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2006.
  16. Francisque Sarcey, Le Temps, 27 mars 1882.
  17. Anatole France, Les Noces corinthiennes, Paris, Alphonse Lemerre, 1876.
  18. Francisque Sarcey, Le Temps, 29 janvier 1883.
  19. Ibid.
  20. Francisque Sarcey, Le Temps, 4 février 1884.
  21. Francisque Sarcey, Le Temps, 12 mai 1884.
  22. Violaine Heyraud, Feydeau, la machine à vertiges, op. cit., p. 152.
  23. Victor Hugo, Les Quatre Vents de l’esprit, Paris, J. Hetzel et A. Quantin, 1881.
  24. Arnaud Laster, notice de Les Deux Trouvailles de Gallus, dans Victor Hugo, Le Théâtre en liberté, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2002, p. 883.
  25. Francisque Sarcey, Le Temps, 12 mai 1884.
  26. Adolphe Aderer complète ces noms : « Comme artistes, le public, trié sur le volet, put applaudir Mmes Favart, Dudlay, Lerou, Hadamard, Chartier, Brandès, Vrignault, Rosamond, Nancy Martel, Marie Bergé, Rachel Boyer, et Mlle Marcelle Lender. » (Le Théâtre à-côté, op. cit., p. 86).
  27. Feuilleton de Francisque Sarcey, Le Temps, 12 mai 1884,.
  28. « Ces cercles jouent notamment dans des salles servant au théâtre de société, tels le Théâtre des Jeunes-Artistes ou la salle Herz […] ». Jean-Claude Yon, « Questions de stratégies : Feydeau, les théâtres parisiens et la société des auteurs », dans Feydeau. La plume et les planches, op. cit., p. 172. Adolphe Aderer retrace les tribulations du Cercle des Castagnettes de salle en salle : « Les Castagnettes donnèrent leur première représentation dans la salle Pierre Petit, rue Cadet ; quand la salle Pierre Petit fut démolie, on alla à la Tour-d’Auvergne ; après la démolition de la Tour-d’Auvergne, on se réfugia aux Folies-Marigny ; après la démolition des Folies-Marigny, on traversa la salle Herz ; et enfin après la démolition de la salle Herz, on s’installa dans la salle Duprez. » (Le Théâtre à-côté, op. cit., p. 85-86).
  29. Francisque Sarcey, Le Temps, 4 février 1884.
  30. Ibid.
  31. Le Figaro, 29 janvier 1912, art. cit. Il s’agit vraisemblablement de l’hebdomadaire paraissant le samedi Le Monde parisien. Journal du High-Life, « Échos, Politiques et Mondains, Choses du jour, sport, théâtres, finances ».
  32. Francisque Sarcey, Le Temps, 26 mars 1883.
  33. Francisque Sarcey, Le Temps, 12 mai 1884.
  34. R. Miles, « Cercle des Arts intimes », Le Parnasse, 15 novembre 1883.
  35. Arthur Heulhard, « Art dramatique », Courrier de l’art, 16 mai 1884.
  36. Francisque Sarcey, Le Temps, 6 février 1882.
  37. Francisque Sarcey, Le Temps, 12 mai 1884.
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Pessac
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EAN html : 9791030011333
ISBN html : 979-10-300-1133-3
ISBN pdf : 979-10-300-1134-0
Volume : 33
ISSN : 2741-1818
Posté le 04/06/2025
12 p.
Code CLIL : 3677
licence CC by SA

Comment citer

Bara, Olivier « Un “théâtre à côté” : le Cercle des Arts intimes (1880-1884) », in : Charlier, Marie-Astrid, Thérond, Florence, dir., Écrire en petit, jouer en mineur. Scènes et formes marginales à la Belle Époque, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 33, 2025, 47-58 [en ligne] https://una-editions.fr/cercle-des-arts-intimes/ [consulté le 18/06/2025].
DOI : 10.46608/primaluna33.9791030011333.4
Illustration de couverture • Dessin de Raphaël Kirchner, dans Félicien Champsaur, Le Bandeau, Paris, La Renaissance du Livre, 1916.
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