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Taille S des produits culturels fin-de-siècle : quelle reconfiguration des formats de fictions à la Belle Époque ?

Les considérations de taille pour parler des arts et des lettres prolifèrent au XIXe siècle : grand-cirque, petite presse, grande presse, grand roman dramatique, grand roman inédit, petite revue, petit cénacle, petits naturalistes, petit poème en prose, grand-palais de l’Exposition, grand ballet-féérie, « Lilliputian theatre1 », grande fête des Buttes Chaumont… sans compter tous les superlatifs qui vantent la démesure des apothéoses des pantomimes, des spectacles et autres concerts-monstres. Cette obsession de la taille témoigne de la conscience commune que l’on est entré dans ce qu’on peut appeler, comme le fait Le Tintamarre dès 1845 pour ridiculiser les quotidiens grands comme des nappes, dans « le temps du Format-Monstre » : la culture, dans toutes ses parties (imprimé, spectacle, fêtes) change de dimensions, à la faveur d’une double dynamique de standardisation et de reformatage (redéfinition des limites du grand et du petit)2. Il est bien naturel que s’inventent des façons d’évoquer cette transformation, d’organiser ses proportions et d’affecter des valeurs et des significations aux phénomènes. Il va d’ailleurs de soi, ensuite, de parler des œuvres de l’industrie culturelle en termes de gigantisme et de démesure, de les mettre en chiffres toujours plus impressionnants, d’en mesurer les dépenses, d’en compter les acteur·ices, ou le nombre d’exemplaires, comme, par contraste, il est banal d’évoquer les œuvres de l’avant-garde ou de la littérature légitime en termes de densité et de concentration, de rareté et de discrétion. Mais, inversement (car les valeurs liées aux formats sont bien entendu réversibles), regretter la tendance au raccourcissement généralisé des formats d’information, modelés sur ceux de la communication publicitaire, permet de valoriser les enquêtes fouillées, les reportages longs, comme on peut affecter une valeur différente au gigantisme des parcs d’attraction et aux sculptures d’art contemporain. La taille elle-même ne fait pas la valeur, mais le discours et le cadre qui la chargent de telle ou telle signification : densité ou superficialité s’associent à la brièveté, bavardage ou ambition aux formats longs selon les cadres institutionnels et les discours associé aux produits. Mais la chose se complique lorsqu’on prend en compte que les catégories de taille et de format sont elles-mêmes relatives et mobiles.

Qu’est-ce qui est grand ? qu’est-ce qui est petit ? Ces questions sont bien plus retorses qu’on ne pourrait le croire, tant la reconnaissance des dimensions, intuitive et naturelle en apparence, est avant tout culturelle et relationnelle : je croise une petite personne, je la perçois comme telle, je vois une grande affiche publicitaire, de même, on m’annonce au théâtre que la pièce durera cinq heures, je me dandine d’avance d’impatience. Mais on sait bien que cette personne, cette affiche et cette pièce ne sont pas petites ou grandes du fait de leurs dimensions matérielles seules, mais par ce qu’elles présentent un écart par rapport à des normes, elles-mêmes intuitivement intégrées dans notre esprit, formant la moyenne de la taille des personnes, des affiches et des pièces. Ces remarques paraissent évidentes, mais elles sont bien plus nécessaires qu’on ne pourrait le croire, pour deux raisons. D’abord, en posant, dans le domaine culturel, les choses en termes de « petit » et de « grand », on évite de se demander ce qui, par vocation, est inconscient et non remarquable : le « moyen ». Il y a des raisons à cette indifférence, voire à cette impossibilité du moyen dans l’art. D’une certaine manière, on pourrait considérer, comme le fait Richard Shusterman, que cela tient à la nature même de l’art, compris comme fait de dramatisation3 : il n’y aurait pas, du moins du côté des artistes et des œuvres, de « moyen » possible, puisque l’art se déclare comme un fait d’intensification de la vie. Le petit et le grand sont donc les normes opposées de toute pratique artistique : il n’y a art, que lorsqu’on repère du moins ou du plus par rapport à la vie. Toutefois, si on se place du côté de la réception et de la vie quotidienne, l’expérience des œuvres dépend nécessairement de notre conception de la moyenne de cette expérience : sa durée dans notre journée, ses dimensions dans notre espace, en lien avec nos attentes moyennes quant à leur contenu, leur genre, leur utilité, leur intérêt. En outre, en tant que laboratoire de la culture de masse, en tant que moment de précipitation de la dérégulation culturelle qu’a décrite Christophe Charle4, enfin en tant que période de normalisation de la culture démocratique, la Belle Époque interroge de façon passionnante la relation de l’art à la culture moyenne et à la consommation ; plus encore que les décennies précédentes moins portées par l’industrialisation, par la reproduction en série et l’apparition de nouvelles possibilités médiatiques, notamment d’enregistrement de l’image et du son. Ces nouvelles conditions socio-historiques génèrent une déstabilisation du système de formatage qui prévalait au cours du premier temps d’éclatement médiatique de la littérature entre 1830 et 18805. Dans ce mouvement, le format S6 des fictions semble jouer un rôle fondamental, tant dans l’économie générale du marché de la fiction que dans l’économie des valeurs symboliques. Autrement dit, les deux questions sont solidaires : celle de la reconfiguration du système de formatage de la culture et celle de la fabrication des hiérarchies et des valeurs (ce qu’on appelle le modernisme).

Le format, troisième dimension de l’œuvre moderne

Depuis l’entrée dans la « Galaxie Gutenberg7 », des systèmes de formatages, plus ou moins lisibles et rationnels, se font suite, déplaçant et reconfigurant les relations entre les formats perçus comme petits, moyens, grands, ou très grands dans chaque secteur d’activité (récit en prose, poésie, théâtre, cinéma, récit dessiné, etc.), et chaque discipline artistique. Dans son emploi contemporain, le concept de format est souple et vague, il sert grossièrement à évoquer l’articulation, au sein d’une œuvre, entre sa dimension esthétique et sa matérialité médiatique. En effet, dans bien des cas, quand on parle des œuvres, on a tendance à mélanger plusieurs concepts pour désigner des dimensions différentes des formes, notamment celles de la discipline, du genre, du format et du support. Par exemple, quand on parle d’un projet d’écriture, on peut dire : « J’écris de la littérature (art, discipline), j’écris un livre (support), j’écris une histoire fantastique (genre), j’écris un roman (format) ». Si on a un projet de long métrage (format), on va sûrement dire cependant qu’on prépare un film (support) ou préciser qu’il s’agit d’un thriller (genre). Comme par conscience que ces désignations font signe vers des dimensions distinctes de l’œuvre, on fait des périphrases combinant deux dimensions : c’est un film d’horreur (support + genre), c’est un court métrage pornographique (format + genre), c’est un livre d’amour (support + genre), c’est une nouvelle réaliste (format + genre). En somme, « format » désigne la dimension matérielle, donc marchande, de l’œuvre, ce qui la rend débitable, reproductible, diffusable aisément et massivement. D’une certaine manière, une dimension s’est ajoutée dans la forme de l’œuvre (au sens métaphorique d’œuvres en 2D passant à la 3D), la dimension de marchandise reproductible que l’on appréhende par le format. Dans cette perspective, le petit, le moyen et le grand sont des unités de vente et de commercialisation des récits, soit comme unités autonomes soit dans des recueils (journal, revue, soirée, music-hall, etc.).

Par conséquent, il est indispensable d’intégrer une réflexion d’ordre « syntaxique », qui est peut-être le point le plus décisif dans notre réflexion sur la relation entre « petit » et « grand ». La question du format est simple : est-ce que je peux vendre cette unité ? Si je la vends, est-elle un produit unitaire ou est-ce une composante d’un ensemble marchand plus grand (un « lot » ou recueil) ? Si je peux la vendre à l’unité, puis-je malgré tout la découper en plusieurs unités plus petites ? Le format permet d’appréhender la fragmentation marchande de la culture mais aussi de ses différentes organisations syntaxiques dans des ensembles de publication plus ou moins grands ou longs.

Si l’on s’intéresse aux fictions, par exemple, deux grands modèles syntaxiques organisent la mise en circulation des différents formats : d’une part, la parataxe du recueil, du music-hall, de l’album de chansons, du programme télévisé, où sont juxtaposés des formats pouvant intégrer d’autres ensembles (la nouvelle peut migrer du recueil vers la revue, l’attraction de music-hall vers l’émission de télévision, la chanson vers le programme de radio) ; d’autre part l’hypotaxe du « récit », principe syntaxique identifiant une unité narrative à un format, sur le modèle paradigmatique du roman en un volume, qui trouve son équivalent avec l’album de bande dessinée qui développe une seule histoire, la pièce occupant toute une représentation à elle seule, le film de cinéma, etc. Ces formats d’œuvres sont, bien entendu, divisibles (on peut toujours découper un roman ou une bande dessinée pour en faire lire des parties isolément, faire des montages d’extraits de films pour en faire une promotion sous forme de bande-annonce), mais leur conception et leur réception préférentielle reposent sur l’articulation organique des éléments qui les composent. Pour autant, ils peuvent devenir des éléments d’une recomposition paratactique, en lots : une anthologie de romans, un cycle, par exemple, ou une édition intégrale d’une série de bandes dessinées ou de films dans un même « coffret ». Ces remarques générales attirent notre attention sur le fait que les catégories de taille sont indissociables des opérations d’articulation et de composition qui déterminent notre perception des œuvres comme petites, grandes, immenses, minuscules au sein de relations syntaxiques, d’une part, et dans un système général de formatage, de l’autre. Résumons-nous donc avec cette définition de la notion de format culturel : ensemble des conventions qui permettent de désigner la dimension matérielle et commerciale d’une œuvre, et de la situer dans une économie générale (c’est-à-dire des découpages et des liaisons syntaxiques des parties permettant de composer de plus grands ensembles).

Histoire du formatage des fictions

Au XIXe siècle, le mot « format » a un sens spécialisé, lié à l’imprimerie. L’élargissement de la notion aux autres médias, puis en général à la forme des messages, ne date que d’une période récente. Pour autant, ce n’est pas parce que les gens ne désignent alors par « format » que la taille des livres et des imprimés que, pour autant, des réalités complexes de l’histoire culturelle, qui n’ont pas de nom à l’époque8, ne sont pas pertinemment décrites au moyen des termes de « format » et de « formatage ». Bien entendu, il faut remonter aux premiers développements de la culture du livre pour percevoir les prémisses de l’entrée de la littérature dans l’ère des formats imposés par l’imprimerie. Si l’on suit le cas des récits en prose, la fameuse querelle des « petits romans » autour de 1660-1670 en est un des symptômes les plus frappants, bien qu’on ne l’appréhende pas sous cet angle matériel.

De fait, ce débat autour de l’invention de la poétique du roman moderne, résumée par le réalisme condensé de La Princesse de Clèves, reflète la pénétration soudaine des discours critiques sur le « genre » par des considérations sur le « format » (la taille, la longueur, l’étendue, la durée). Dans les traités de poétique du roman au XVIIe siècle, la question de la taille (à travers les remarques sur le nombre de volumes) intègre la réflexion sur le genre. Les nomenclatures utilisées alors découlent essentiellement de considérations sur les mensurations, ainsi que le résume Camille Esmein :

La narration en prose connaît effectivement un important renouveau formel vers 1660 : des récits courts, voire très courts, à l’intrigue simple, supplantent les derniers romans longs et complexes, tandis qu’au modèle épique se substitue la narration linéaire et efficace de l’histoire véritable. […] Cette évolution constitue ce qu’on a pu considérer comme le « tournant des années 1660 ». Le phénomène est dûment commenté par les contemporains, qui soulignent dès les années 1670 la profonde nouveauté des prototypes ayant pris la place laissée vacante par le roman. Les choix terminologiques rendent plus aiguë la rupture : au terme « roman » sont délibérément substitués par les théoriciens et les romanciers, à partir de la fin des années 1650, des termes tels que « nouvelle » et « histoire », ou des expressions formées sur la base de ces termes (« nouvelle historique », « nouvelle galante », « histoire nouvelle », « histoire véritable », etc.)9.

Ce que l’histoire littéraire scolaire identifie comme mise en crise du roman baroque et coup d’envoi de la modernité littéraire – ce que Paul Bénichou et Paul Hazard interprètent comme reflet de l’évolution de la culture aristocratique entre la Fronde et la monarchie louis-quatorzienne, ou des rapports de force entre aristocratie et bourgeoisie – s’appréhende aussi en termes d’histoire matérielle des formats éditoriaux. Lorsque Pierre Bayle se souvient, en 1686, des « petits Romans qui succédèrent tout d’un coup à ceux qu’on poussait jusqu’au douzième volume10 », ou que Claude-François Menestrier définit les « Nouvelles » comme « des historiettes qui sont assez à la mode, parce qu’on s’est lassé des fatigantes narrations de plusieurs volumes, où les enchaînements de contes, d’histoires sur histoires, et d’événements dont il fallait aller chercher les dénouements au bout de dix ou douze volumes, dissipaient l’esprit et l’imagination des lecteurs, et les laissaient dans des embarras qui lassaient la curiosité plutôt qu’ils ne la divertissaient11 ».Ils rappellent que l’unité de mesure de la taille des œuvres, à l’âge classique, est le nombre de volumes, d’une part, et que la syntaxe dominante, dans ce régime, est celle du recueil. Les « romans » sont, au fond, des compilations de nouvelles, de petits récits et d’épisodes réunis dans de grands ensembles éditoriaux. De ce point de vue, il n’est pas évident que le roman soit perçu comme une unité non fragmentable, et trouve, comme cela deviendra progressivement la norme, son identité dans la correspondance entre une clôture narrative et un format éditorial : une histoire = un volume. Donneau de Visé marque aussi très nettement que l’enjeu est de formatage et de relation syntaxique, au sein d’un ensemble compté en volumes : d’une part le recueil de petites histoires agglomérées, de l’autre la tendance au récit unitaire en une livraison :

Depuis vingt années qu’on a cessé de faire des Romans, moins parce que le Public se lassait de ces sortes d’ouvrages, que parce qu’il se trouvait peu de Gens d’un génie assez étendu pour en faire, Mlle de Scudéry et feu M. de La Calprenède ayant été presque les seuls qui aient réussi en ce genre d’écrire, on en a fait de plus courts, qui ne contenant qu’une histoire particulière la commençaient et la finissaient dans un fort petit Volume. Quand il y a eu plus d’une histoire, ce qui est arrivé fort rarement, le Volume n’en a pas été plus gros12.

Mais ainsi que le montre Camille Esmein, la vision téléologique de la modernisation du roman, autour de repères de genre (condensation, réalisme, mimesis, clôture narrative) et de format (petit nombre de volumes voire un seul, contenant une seule histoire), s’est imposée au détriment de la complexité réelle d’une offre organisée autour de plusieurs types de formatage du « roman », dans laquelle cohabitent, jusqu’au XIXe siècle au moins, les grands ensembles agglomérant, en plusieurs volumes, des nouvelles cousues ensemble, et les « nouvelles » ou « petits romans » livré en unités narratives et matérielles cohérentes :

Une enquête sur l’archéologie du roman au XVIIe siècle conduit à réfuter ce schéma simplificateur et orienté, pour offrir de la catégorie du roman une histoire complexe et moins linéaire, dans laquelle d’autres genres et des prototypes antérieurs sont constamment présents sous une forme ou sous une autre : elle conduit à situer l’origine du roman moderne dans un « dialogue polémique avec les vieux romans », plutôt que dans le surgissement d’une œuvre unique et inaugurale – comme cela a été avancé à propos de La Princesse de Clèves et, dans la période qui précède celle dont nous avons fait notre objet d’étude, de Don Quichotte ou de L’Astrée. Un tel dialogue s’étendant sur une période d’environ deux siècles, l’essor du roman moderne ne saurait être compris sans l’étude de l’héritage romanesque qu’il dénonce – et qu’il perpétue sans toujours l’avouer13.

Cet exemple est particulièrement parlant, dans la mesure où il permet de voir à quel point la dimension du format est à la fois absolument déterminante (la question de la longueur polarise toute la discussion) et contournée par les habitudes de la poétique des genres (les enjeux de longueur sont détachés des données matérielles et liées immédiatement à des faits stylistiques, narratifs, esthétiques et à une signification culturelle).

Le journal au XIXe siècle bouleverse ce premier état médiatique de la littérature du « livre triomphant14 ». Les recherches qui se sont inquiétées de la taille des romans modernes se sont, cependant, peu fondées sur des études empiriques systématiques, d’une part, d’autre part sur une description préalable du système général de formatage et de consommation des récits. Les contributions, par exemple, à l’ouvrage collectif La Taille des romans, que dirigent Alexandre Gefen et Tiphaine Samoyault15, perpétuent majoritairement l’appréhension classique des enjeux de taille en termes de poétique des genres, indépendamment d’une objectivation matérielle des formats narratifs, de leurs normes relationnelles et de leurs positions au sein du système. Dans sa recherche sur le récit enchâssé au XIXe siècle, Jérémy Naïm se confronte directement aux enjeux de formatage et d’articulation de récits au sein d’ensembles éditoriaux (recueil livresque, journal). Il montre bien, notamment, que le journal et la revue favorisent la « miniaturisation » du récit en prose, et consacrent « le récit court » (conte, nouvelle) comme « format idéal », « car adapté à la lecture discontinue16 ». Cependant, Jérémy Naïm a recours à la notion de « format » spontanément, sans la questionner ou la définir en propre. Cela ne gêne en rien son analyse et sa démonstration, mais cette naturalisation de la notion pour opérer une poétique historique du récit enchâssé est symptomatique de ce que le format opère de façon très souple dans les études littéraires. Jérémy Naïm affronte directement les problèmes matériels posés par le « récit bref » dans un article incisif centré sur la relation entre brièveté et récit enchâssé, dans lequel il augmente les analyses de poétique du récit de remarques matérielles générales sur le caractère relationnel, vague et mobile de la brièveté. Retombant, dans sa conclusion, sur les termes qui ont organisé la querelle matricielle des « petits romans » de 1670, et sur les débats fondamentaux autour du roman baroque comme couture de nouvelles, Jérémy Naïm aboutit à cette conclusion essentielle :

Il y a plusieurs manières pour un récit d’être bref. Il n’est pas envisageable de définir la brièveté par la quantité : une conférence de huit pages peut être plus longue qu’un récit de deux cents. […] la brièveté est une réalisation variable, dont la caractérisation principale est l’expérience de la limite17.

Cette nature relative de la longueur et de la brièveté implique bien de quitter, dans un premier temps, le terrain de la poétique au profit de l’histoire matérielle de l’édition et de la lecture, autrement dit de laisser le genre au profit du format. Dans La Production de l’intérêt romanesque, Charles Grivel avait entamé, de façon pionnière, une étude empirique permettant de rendre compte des mutations du roman comme format narratif autour de 1870. Comptant systématiquement le nombre de mots d’un ensemble représentatif de romans publiés en volumes, il note :

PROPOSITION : Les modes du récit – sans préjudice des autres classes du système – représentent chacun un certain ordre de grandeur textuelle.
On définit en effet le roman
(1) a priori, comme une longueur – une masse, une durée : Les appellations récit, nouvelles, roman correspondent pour nous à un certain nombre de feuillets d’imprimerie,
(2) empiriquement, sur le corpus, commune quantité déterminée de mots. Le roman représente alors la plus grande des unités narratives entretenues par le système. Il se situe quantitativement immédiatement au-dessus de la « nouvelle » (la sous-classe « récit » ne comprenant, à ce stade primaire de son développement, que des œuvres réduites, peu différenciées)18.

Grivel définit ainsi le roman de 1870 comme la plus longue unité narrative (le format L, dans notre échelle empruntée au prêt-à-porter), c’est-à-dire comme un format de récit. Il reste cependant à situer ce format par rapport aux autres disponibles. Il a sûrement raison de considérer qu’en 1870, encore, et disons depuis 1840, le roman en volume(s) constitue l’unité de mesure L du romanesque, dans la mesure où la taille M est celle… du feuilleton. En effet, ce qui constitue l’unité de lecture moyenne de fiction en prose, pour un lecteur de 1840-1900, est la case feuilleton du journal, l’épisode du jour, la livraison, comme l’auditeur de radio fera l’expérience, en moyenne, du format chansons (et non de l’album, dont il présuppose tout de même l’existence, ailleurs, et se promet sûrement l’achat en écoutant la radio). Le journal, occupant le centre du système de communication littéraire, institue le feuilleton comme taille M de consommation quotidienne de fiction en prose, et la case s’approprie les formes du roman, du conte, de la nouvelle, de la chronique. C’est ce qu’a montré Marie-Ève Thérenty, en dépouillant notamment les correspondances des écrivains et écrivaines avec les directeurs de journaux, dans lesquelles le récit en prose se mesure désormais en colonnes et en lignes, avant de devenir de grands ensembles en plusieurs volumes. Ainsi, on doit comprendre l’évolution du système de formatage des récits de fiction en prose entre 1840 et 1940, comme la redistribution du moyen vers ce qui est anciennement considéré comme long. On pourrait résumer cette évolution ainsi :

SMLXL
1840-1880Microformes de la presseNouvelle, conte, feuilleton, épisodeRoman (en un ou plusieurs volumes)Saga, cycle
1920-1980Nouvelle, conte, poème en proseRoman (en un volume)TrilogieSaga, cycle, collection

Ce tableau permet de figurer comment se distribuent les rapports entre court/moyen/long/très long, la position moyenne du feuilleton générant mécaniquement un imaginaire « long » du roman (comme couture de feuilletons en plusieurs volumes). Comme l’a montré Matthieu Letourneux, après 1914, se joue le déport du centre de la fiction narrative depuis le feuilleton, recueilli en plusieurs volumes, vers les collections de volumes unitaires :

Après l’avènement des collections populaires, cette forme [du roman-feuilleton] fondée sur la multiplication des péripéties […] ne pouvait guère s’adapter au nouveau support du livre. Avec leurs 400 ou 500 pages en caractères serrés, les premiers volumes des collections de Fayard, Rouff ou Tallandier, montraient les limites de la réédition de textes anciens sur les nouveaux supports. Et la solution de découper le livre en volumes contredisait le principe de la collection. Or, dès la Première Guerre mondiale, des éditeurs vont tenter de proposer des avatars à bas prix de ces romans, mais dans des formats qui cadrent avec les nouvelles collections. La pagination privilégiée est, après la Première Guerre mondiale, celle des 220 pages qui prévaut dans la plupart des collections populaires19.

Or on doit bien reconnaitre que cette unification du format moyen est prise dans une logique de convergence médiatique. Cette ère fordiste du roman de 220-300 pages est aussi celle du film et du spectacle d’1h30-2h. Ce système étant (mollement) déstabilisé alors par les expérimentations très longues ou très courtes, les dé-formatages fréquents de l’avant-garde ou de l’industrie culturelle elle-même.

La Belle Époque ou le temps du recueil général

Le moment fin-de-siècle propose un bouillonnement tous azimuts où s’hybrident et se télescopent le paradigme dix-neuviémiste, polarisé autour de l’éclatement de la littérature entre presse et scène, et le système fordiste de formatage de la culture qui se fabriquera à grande vitesse après 1914. On assiste alors à une segmentation des secteurs, accompagnée d’une systématisation de débitage en formats S agglomérables. Cela tient moins à une sorte de brièveté naturelle des œuvres, qu’à la tendance générale à favoriser la syntaxe du recueil.

Cette « Éssisation » générale du système des formats est un des symptômes les plus nets de la dynamique d’hybridation et d’interpénétration de la culture populaire et de la culture légitime dans cette période. La conjonction, en effet, entre industrie, moyens technologiques inédits et tentatives créatives, génère une forme de recherche nécessaire du côté de ce que nous considérons, rétrospectivement, comme des formats courts. Du côté des salles de spectacle, Jean-Claude Yon démontre, par exemple, que le premier état de la société du spectacle qui s’invente après le Second Empire, est particulièrement bien représenté par le succès du théâtre varié, présentant plusieurs numéros ou attractions20. Quittons un peu la littérature, et regardons du côté du cinéma, qui est peut-être l’invention de petits spectacles la plus marquante de la période. Dans son article sur le passage des métrages courts aux formats longs, après la guerre, Philippe d’Hugues montre le reformatage très rapide du M cinématographique des 300m de montages d’attractions vers le récit de 1000 mètres (soit un peu plus d’une heure)21. Invinciblement, les vues de 1900 paraissent courtes, mais rappelons que les gens de 1900 en font l’expérience comme offre moyenne au sein d’un espace de recueil (une foire, une série de vues en salle) et au sein d’une culture du recueil qui se met à organiser toutes les dimensions du divertissement. On peut aussi défendre que les 310 mètres standard de film adaptant les Mystères de Paris en 1909 sont courts en regard des 1540 mètres de la version de 1913 (1h30 de projection), mais cela reste bien long en regard d’une photographie, ou assez proche du temps moyen d’un numéro d’attraction dans une foire.

Il faut donc penser les choses en termes de transformation syntaxique et de réorganisation globale des relations au sein du système de standards. Entre 1914 et 1940, la redéfinition du format moyen qui a lieu au cinéma, a son équivalent en littérature ou au théâtre : le récit en une seule unité de consommation (un film, un livre, une pièce) prend le pas sur le recueil. Cette transformation qu’André Gaudreault a interprétée comme « double naissance22 » du cinéma est aussi une des conséquences, parmi d’autres (mais sûrement la plus spectaculaire), de la rationalisation du système de formatage après la Belle Époque autour du récit-produit unitaire. La période n’est pas seulement dans le cinéma, un moment de passation de pouvoir entre attraction et récit (Gaudreault) mais une transition, dans toutes les dimensions de la culture, d’une culture de la parataxe vers une culture du récit unitaire. En ce sens, la fin du XIXe siècle est lisible comme le moment d’une culture de masse identifiée à une parataxe reine.

Questions de valeurs

L’empire symbolique du récit unitaire, non tant comme mode de représentation que comme format moyen de la fiction consommée à l’unité dans la culture après 1920, est en effet un enjeu fondamental, qui permet de canaliser les produits et le marché, mais aussi les hiérarchies et valeurs. La critique de la culture de masse repose, de manière profonde, sur le rejet de la parataxe attractionnelle, liée aux racines de la culture populaire et à ses dérivés industriels, dont la Belle Époque forge la première formule. De même que le paradigme attractionnel ne quitte pas le cinéma, mais l’irrigue (à travers l’esthétique attractionnelle, au sein de récits unitaires que sont, par exemple, les blockbusters hollywoodiens) ou vit dans des marges culturelles (foires, parcs d’attractions, projections grandioses, installations vidéos), la syntaxe du recueil organise l’essentiel des produits de la culture la plus populaire et la plus industrielle : music-hall, cirques, parcs d’attraction, magazines, spectacles comiques faits de sketchs, informations télévisées, programmes de variétés, albums de chansons… Et il n’est pas innocent, en retour, que la pratique artifiante du recueil, quelle que soit la discipline, multiplie les signes de cohérence et affirme une signification du tout au-delà de la dispersion de la parataxe d’éléments détachables. Lorsque les poètes, les chanteurs, les novellistes entendent faire reconnaitre leur identité d’artistes et imposer la valeur de leur pratique, ils investissent le recueil et l’album comme une unité de signification dont les parties sont à interpréter solidairement. Cela se fait à travers des artifices sommaires, d’ailleurs, tenant essentiellement à l’habillage éditorial de l’œuvre : titre unifiant, liens thématiques renforcés, discours d’escorte exprimant une intention d’œuvre, dynamique narrative suggérée en creux par l’organisation de la table des matières. Ces pratiques prouvent combien le récit unitaire occupe le centre du système symbolique du formatage de la culture au XXe siècle : le recueil, pour prendre de la valeur, doit faire mine d’être un récit, dont on ne saurait détacher les parties sans compromettre la nature et le sens.

Dans le règne de la parataxe spectaculaire et du montage des attractions de la Belle Époque, inaugurant la société du spectacle, Jean-Claude Yon et Jonathan Crary23 repèrent un changement paradigmatique du régime d’attention, une nouvelle donne de la dialectique entre attention et déconcentration, inévitablement (et pour longtemps) perçue comme dégradation. L’anathème contre l’empire des variétés recoupe, comme l’a montré Olivier Bara à propos du mélodrame et de la vogue des spectacles à sensation après la Révolution, la critique d’une culture de la sensation pure, immédiatement ressentie comme menace générale contre une culture de la signification et de l’intelligence24. Mais il faut souligner, pour finir, ce qu’il y a d’exotique et d’expérimental dans la période 1880-1920, car cet exotisme fait prendre la mesure de l’empire rapide et massif de la culture de la signification et du récit sur la culture du divertissement et du recueil. Toute critique de la culture médiatique repose sur la dénonciation des enchainements de numéros sans suite, et un siècle plus tard, sur les imprécations contre les « Et maintenant voici25 » des présentateurs de télévision qui emboitent des informations sans transition. Le fait marquant, au point de vue des formats, à la Belle Époque, est celui d’une normalisation de la parataxe de produits courts, perçus comme courts parce que liés à la parataxe et au recueil. Or cette normalisation procède de la pénétration inédite, dans ses proportions, de la culture commune par la culture populaire, et de la pénétration des arts du sens par les arts de la sensation. Par le prisme du format, il semble qu’on touche du doigt ce qui permet de suspendre les chorégraphies superficielles de la culture légitime, traversée par une opposition entre avant-garde et académisme, entre sphère légitime et industrie culturelle, dans la mesure où ce monde, bourgeoisement homogène, collabore à tous les niveaux de l’institution pour minorer ou s’approprier les formes fondamentalement populaires de culture que la démocratisation du corps social rend progressivement visibles, à savoir les montages divers d’attractions sensationnelles assimilées à du divertissement sans pensée ni cohérence.

Notes

  1. Le « Lilliputian theatre » est un théâtre de marionnettes fin-de-siècle.
  2. Voir Yoan Vérilhac, « ‘‘Le temps du Format-Monstre est à la fin venu’’ : Les emplois adjectivés de ‘‘monstre’’ dans la presse au XIXe siècle (1830-1870) », dans Yanna Kor, Didier Plassard et Corinne Saminadayar-Perrin (dir.), Littérature monstre. Une tératologie de l’art et du social, Liège, Presses universitaires de Liège, 2020, p. 89-102.
  3. Richard Shusterman, « L’art comme dramatisation », dans Jean Klucinskas et Walter Moser (dir.), Esthétique et recyclages culturels. Explorations de la culture contemporaine, Ottawa, University of Ottawa Press, 2004, p. 127-140.
  4. Christophe Charle, La dérégulation culturelle. Essai d’histoire des cultures en Europe au XIXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 2015.
  5. Sur la notion d’éclatement médiatique, voir Philippe Marion et André Gaudreault, La Fin du cinéma ? Un média en crise à l’ère du numérique, Paris, Armand Colin, 2013 ; ou mon article intitulé « À l’aube du second éclatement médiatique de la littérature. La position historique du Chat noir », dans Caroline Crépiat, Denis Saint-Amand et Julien Schuh (dir.), Poétique du Chat noir, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2021, p. 73-85.
  6. J’aurai recours à ces repères commodes, issus du prêt-à-porter, catégories suffisamment vagues et parlantes permettant de classer les articles par tailles, de petit à très grand : S/M/L/XL.
  7. Marshall McLuhan (trad. Jean Paré), La Galaxie Gutenberg : la genèse de l’homme typographique, Montréal, HMH, 1967.
  8. Par exemple, Pascal Labreuche montre très bien comment s’engage la dynamique de formatage de l’art de la peinture à partir du XVIIe siècle, en observant le marché de la toile à Paris. Voir Pascal Labreuche, Paris, capitale de la toile à peindre, XVIIIe-XIXe siècles, Paris, INHA, coll. « L’art et l’essai », 2015.
  9. Camille Esmein-Sarrazin, « L’avènement d’une poétique romanesque au XVIIe siècle. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire (1641-1683) », L’information littéraire, 2005/1, vol. 57, p. 56.
  10. Pierre Bayle, Nouvelles de la République des Lettres, mars 1686.
  11. Claude-François Ménestrier, Les divers caractères des ouvrages historiques, avec le plan d’une nouvelle histoire de la ville de Lyon, J. Collombat, 1694, p. 110.
  12. Donneau de Visé, Le Mercure galant, août 1687.
  13. Camille Esmein, art. cit., 2005, p. 60.
  14. Roger Chartier et Henri-Jean Martin, Histoire de l’édition française. Le livre triomphant (1660-1830), Fayard, coll. « Nouvelles études historiques », 1990.
  15. Alexandre Gefen et Tiphaine Samoyault (dir.), La taille des romans, Paris, Classiques Garnier, coll. « Théorie de la littérature », 2013.
  16. Jérémy Naïm, Penser le récit enchâssé. L’invention d’une notion à l’époque moderne (1830-1980), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, coll. « Littérature et traduction », 2020.
  17. Jérémy Naïm, « Récit bref et récit enchâssé », communication à la journée d’études sur le programme de lettres des ENS, « La Fontaine, Michaux, Sarraute », Université Paris Nanterre, 2019, p. 249. [https://webtv.parisnanterre.fr/videos/journee-detude-sur-le-programme-de-lettres-des-ens-la-fontaine-michaux-sarraute-jeremie-naim-recit-bref-et-recit-enchasse-27/].
  18. Charles Grivel, Production de l’intérêt romanesque. Un état du texte (1870-1880), La Haye-Paris, Mouton, 1973, p. 34-35.
  19. Matthieu Letourneux, Fictions à la chaîne. Littératures sérielles et culture médiatique, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2017, p. 128.
  20. Voir Jean-Claude Yon, « Théâtromanie, dramatocratie, société du spectacle. Une analyse alternative de l’histoire des spectacles », Dix-huitième siècle, 49, 2017, p. 351-363 ; ou encore son article dans ce volume : « Le petit et le mineur à la Belle Époque. Quelques pistes de réflexion ».
  21. Philippe D’Hugues, « La naissance du long métrage en France », 1895, revue d’histoire du cinéma, 13, 1993, p. 67-79.
  22. Voir André Gaudreault, Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS éditions, 2008.
  23. Jonathan Crary, Suspensions of perception. Attention, spectacle and modern culture, Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 1999.
  24. Olivier Bara, « Les nouvelles émotions suscitées par les arts de la scène », dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (dir.), Histoire des émotionsdes Lumières à la fin du XIXe siècle, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 2021, p. 468-497.
  25. J’emprunte cette expression à Neil Postman : elle résume selon lui la déhiérarchisation catastrophique de l’information télévisuelle. Neil Postman, Se distraire à en mourir, trad. Thérésa de Chérisey, Nova éditions, 2010.
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EAN html : 9791030011333
ISBN html : 979-10-300-1133-3
ISBN pdf : 979-10-300-1134-0
Volume : 33
ISSN : 2741-1818
Posté le 04/06/2025
12 p.
Code CLIL : 3677
licence CC by SA

Comment citer

Vérilhac, Yoan, «Taille S des produits culturels fin-de-siècle : quelle reconfiguration des formats de fictions à la Belle Époque ? », in : Charlier, Marie-Astrid, Thérond, Florence, dir., Écrire en petit, jouer en mineur. Scènes et formes marginales à la Belle Époque, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 33, 2025, 255-266 [en ligne] https://una-editions.fr/taille-s-des-produits-culturels-fin-de-siecle/ [consulté le 04/06/2025].
Illustration de couverture • Dessin de Raphaël Kirchner, dans Félicien Champsaur, Le Bandeau, Paris, La Renaissance du Livre, 1916.
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