Le « Laissé-pour-Compte » est retombé dans l’oubli, avec un air de dire : « Enfin ! »
Colette (sous le pseudonyme Willy) « Le Laissé-pour-Compte », L’envers du music-hall, 1913.
Colette, Giraudoux, Maurice Leblanc, Simenon, Kessel, Apollinaire, Barbusse… tant de noms célèbres de la littérature française reconnus pour leurs chefs-d’œuvre romanesques, poétiques ou théâtraux. Mais qu’en est-il de leurs contes ? Savons-nous aujourd’hui que ces grands auteurs ont d’abord été des conteurs-journalistes ? Quant à J.H.-Rosny aîné, Gaston Chérau, René Maizeroy, Charles-Henry Hirsch, Lucie Delarue-Mardrus… connaît-on seulement leurs noms, eux qui figuraient parmi les auteur·ices les plus prolifiques du début du XXe siècle ? Le « conte » est souvent considéré comme un genre mineur, en tant qu’esquisse d’un roman potentiel ou simple transcription de récits oraux populaires, et ce, d’autant plus lorsqu’il paraît dans les feuilles volatiles de la presse. Or, « le conte de journal, est un genre parfaitement honorable, qui mérite une place dans les Bibliothèques », notamment « depuis que l’évolution de la presse quotidienne l’a classé au premier rang des genres littéraires », note André Fage dans son Anthologie des conteurs d’aujourd’hui, parue en 1924. Si à la fin du XIXe siècle ce récit bref occupe une place de choix en première page sous la plume du maître Maupassant – qui écrit notamment pour Le Gil Blas et Le Gaulois sous le pseudonyme de « Maufrigneuse » – il faut attendre 1906 pour que le terme générique « Contes » apparaisse explicitement. Le Journal est le premier qui lance la rubrique officielle intitulée « Contes du Journal », donnant alors l’impulsion aux autres grands titres de presse qui l’imiteront au cours de la première partie du XXe siècle : « Contes des Mille et un Matins » (1908), « Contes du Petit Parisien » (1909), « Contes du Petit Journal » (1910), « Contes du Gil Blas » (1911), « Contes de Paris-Soir » (1923), etc.
La formule alléchante des « Contes », désormais mis en valeur par ce surtitre, attire le lectorat de masse en quête de divertissement immédiat qu’il faut satisfaire pour espérer rester en tête des ventes. Les « quatre grands » – à savoir Le Matin, Le Journal, Le Petit Parisien, Le Petit Journal – ainsi nommés en raison de leur prédominance sur le marché, atteignent le million de tirages en 19101, notamment grâce à la diffusion quotidienne de cette nouvelle rubrique à succès. Durant la première partie du XXe siècle, près de 30 000 contes sont alors publiés, en ne considérant que ces quatre derniers titres de presse. « Songez en effet au nombre de gens dont toute la nourriture littéraire est constituée par le conte de leur journal2 ». Plus encore que le roman-feuilleton, phare du siècle précédent, la forme brève nourrit le besoin de consommation immédiate du public, assailli d’informations rapides et plurielles favorisées par l’essor de la presse. En cette ère de la modernité, le conte « est l’unique pourvoyeur littéraire des gens qui n’ont pas le temps de lire beaucoup. On lit un conte comme on boit un apéritif ou une liqueur digestive3 ».
La brièveté, l’une des caractéristiques principales du conte, l’est encore plus dans les journaux quadrillés en rubriques. Plus précisément, les contes des quotidiens sont taillés sur mesure à l’échelle d’étroites colonnes, tandis que les hebdomadaires consacrent une page complète à leurs « nouvelles », d’où sans doute la nuance du terme générique entre les deux supports pour marquer cette distinction. Aussi, des lettres de directeurs adressées à leurs collaborateurs renseignent-t-elles sur ces contraintes de taille millimétrées : « Contes courts en principe deux colonnes de quotidien maximum mais nous pouvons faire exception4 ». Si le rédacteur du Petit Journal se montre flexible, la majorité n’hésite pas à renvoyer le manuscrit pour recoupes quand le cadre imposé est dépassé. « Les pages ne sont pas en caoutchouc5 !!! » rétorque le directeur du Journal à un lecteur architecte qui suggère de modifier les fondations des colonnes. En outre, à cette contrainte de brièveté, s’ajoute celle de la rapidité de production. Les conteurs bénéficient d’un temps imparti pour rendre leur manuscrit, afin que le récit paraisse en temps et en heure dans le journal : « Votre conte devra nous être parvenu le dimanche avant midi, cela pour la bonne règle », écrit le directeur du Matin le 25 octobre 1911 à Gaston Chérau.
Ces directives ont nécessairement une influence dans le processus créatif des conteurs, qui se doivent d’autant plus de suivre le précepte de Baudelaire, dans ses Notes sur Edgar Poe, selon lequel il faut créer « la plus grande quantité de drames […] avec le plus de rapidité possible6 ». La pratique exigeante des contes de presse a ainsi constitué une véritable école qui a forgé le style d’éminents écrivains-journalistes, comme Joseph Kessel dont « le travail littéraire entrepris pour la rédaction de ses récits brefs lui a permis de maîtriser l’art de la pointe sèche7 ». Les conteurs, souvent aussi reporters, tirent leur inspiration de leurs enquêtes de terrain pour écrire leurs fictions. Leur sens aigu de l’observation leur permet de capturer avec précision les traces de la misère. Les premiers contes de Kessel sont ainsi nourris des enquêtes révolutionnaires qu’il mène en Russie, comme l’explicitent les titres « Le Coq rouge » et « Dans les taillis de Bieloveja » parus en 1916 dans Le Journal des débats, où il contribue au service de la politique étrangère. De même, Colette a côtoyé l’univers des artistes en tant que pantomime, de 1906 à 1912, qui lui inspire sa série sur les « Contes du Music-Hall8 ». Ces récits s’apparentent d’ailleurs davantage à des chroniques pour révéler combien les artistes vivent dans l’ombre sous les fards et phares artificiels de la scène.
Ainsi, contrairement à ce que laisserait penser le titre générique « Contes » de la rubrique – qui renvoie à l’imaginaire des récits de Perrault ou aux arabesques verbales des Mille et Une Nuits – les contes de presse, influencés par le support journalistique, se situent souvent au plus près de la réalité. Comme le rappelle Christian Delporte dans l’Histoire de la presse en France (XXe-XXIe siècles), « les journaux d’informations cultivent l’émotion, la sensation, l’intensité dramatique ; mais dans un système de représentations qui relève du vécu9 ». Le conte privilégie donc l’actualité et le quotidien des lecteurs qui veulent se voir eux-mêmes, ou à défaut leurs voisins et leurs contemporains en tendant le miroir rectangulaire du journal, car « son rôle est désormais de représenter et de raconter – qu’il s’agisse ou non de fiction10 ». Cette plasticité du conte face aux événements est amplifiée avec le déclenchement de la Grande Guerre. Tous les récits brefs traitent alors de ce contexte brûlant en se consacrant aux personnages miséreux, qui se réduisent de façon binaire aux soldats des tranchées et aux femmes délaissées à l’arrière. Or, avant cette période de conflit, les contes représentent de façon plus complexe les multiples « types11 » en marge de la société tels que la servante, la caissière, l’ouvrière, le cocher, le portier, etc. C’est pourquoi, parmi la grande quantité de récits brefs publiés dans les « quatre grands » et qui ont pour sujets les marginaux, cet article se centre sur ceux publiés entre 1906 et 1914.
Durant cette période, quand les dénommés « contes » ne prennent pas la forme de faits divers et de chroniques judiciaires, des allusions référentielles à l’immédiateté de l’information peuvent être disséminées dans le récit, notamment sous la forme réflexive de personnages lisant le journal : « Le caissier somnolait aussi sur le journal du soir, terrassé par l’émotion, sans doute, sur les derniers détails de la découverte de la Joconde12 », événement paru une dizaine de jours plus tôt en une du Petit Parisien. Avec la démocratisation de la presse, même le public en marge de la société, que représente ici le caissier par exemple, a accès au journal. Le Matin s’autoproclame ainsi « le journal pour tous, destiné à pénétrer dans toutes les classes sociales », dans son éditorial du 25 mai 1899. Séverine, écrivaine régulière pour les « Contes des Mille et Un Matins », entre 1909 et 1912, place cet avertissement en tête de son récit : « Que ceux-là qu’intéressent seulement les histoires mondaines ou les aventures extraordinaires, n’aillent pas plus loin, il ne s’agit que d’une servante13 ». La restriction négative trahit d’emblée l’ironie de la fidèle élève de Jules Vallès, défenseuse des opprimé·es et marque bien l’avènement d’une nouvelle « Civilisation du journal14 ».
Les écrivains-journalistes jouent alors sur la connivence avec le lectorat de masse en faisant appel à un univers référentiel commun – ce qui peut d’ailleurs expliquer le choix attractif, bien que trompeur, du terme « Contes » en tant que genre familier enraciné dans la mémoire collective. Ainsi, loin de l’univers des fées et des princesses – à l’exception de certains récits intertextuels qui perpétuent le genre traditionnel15 – les contes de presse mettent souvent en scène des personnages communs, situés dans le simple contexte du quotidien, d’où les thèmes fréquents autour de l’amour et de la famille. Ces « Scènes de la petite vie » – pour reprendre le surtitre des contes de Simone Bodève – représentent en particulier celles des « petites gens » aux conditions de vie misérables, dans la lignée de Balzac et de ses « Scènes de la vie parisienne ». Cette conteuse du Petit Parisien se consacre au personnage de la domestique dont on suit les mésaventures en deux épisodes : « Premiers Pas » et « La Gaffe16 ».
Ce diptyque retrace le parcours initiatique d’Églantine, jeune paysanne qui se rend à Paris pour faire ses « premiers pas » en tant que servante. Après qu’elle s’est perdue dans les dédales de la capitale, elle est embauchée par une vendeuse de chaussures aussi cruelle que son ancienne maîtresse. Simone Bodève écrit dans une veine réaliste car « l’objet de l’art, pour elle, est de refléter le réel, clairement, purement », avec « la précision d’un miroir sans défaut17 ». Celle-ci étant née dans une famille d’ouvriers, l’authenticité de son vécu de marginal transcrit dans son premier récit, La Petite Lotte (1907), est saluée par la critique18 qui la découvre à travers l’éponyme ouvrière et fleuriste, comme la jeune Simone à ses débuts. Lucien Maury considère ainsi que les récits de Simone Bodève apportent « des documents directs19 ». À la fin de sa vie, la fidèle écrivaine de l’ombre a souhaité reprendre ses fonctions d’ouvrière avant de mettre fin à ses jours, à nouveau comme son personnage de fiction. « La misère est un visage familier à Simone Bodève ; elle l’a vue de près20 », témoigne son fervent admirateur Romain Rolland, dans la préface de son dernier essai consacré à Celles qui travaillent. Le récit « Premiers Pas », repris dans Le Radical21, feuille socialiste, marque cet engagement politique implicite de la conteuse qui s’inscrit dans les débats d’actualité, en déplorant les conditions de travail de la servante type qu’incarne Églantine.
En effet, au début du XXe siècle, les droits des domestiques apparaissent comme une « véritable plaie sociale », selon les termes du Congrès des Sociétés savantes22. Alors que des manuels sur L’Art de former de bons serviteurs23 sont encore publiés en 1836, de plus en plus de critiques, dans les articles et les contes de presse, sont dirigées contre les maîtres et leurs mauvais traitements envers leurs employés : « C’est, le plus souvent, de la façon dont il est traité, que dépend la valeur du serviteur », rétorque ainsi Séverine dans son conte « La Voix du maître » – ce dernier pouvant constituer par ailleurs un hommage à son « Maître » Vallès24, dont l’écho retentit dans le conte tel un « Cri du peuple ». Bien que l’on assiste à une amélioration relative des conditions de vie des plus démunis, avec des lois sur le travail et sur la protection sociale – comme la loi d’assistance obligatoire aux indigents incurables du 14 juillet 1905 – les droits pour les domestiques semblent encore précaires dans les années 1920. Des articles sur « La Crise des domestiques25 » parsèment alors les pages des journaux durant toute la première partie du siècle et dialoguent avec les rubriques fictives : « Le récit de la servante transforme ainsi le roman et le rend perméable à des discours minoritaires et marginaux, dans lesquels est reconnue une valeur de vérité26 », note Alice de Charentenay dans sa thèse consacrée aux romans de la domesticité.
De même, les contes en tant que « fictionnalisation du discours social27 » se font les relais des débats de société. La poétique de la concentration dont use le récit bref est amplifiée par ces effets d’échos qui se tissent entre les rubriques fictives et informatives des journaux. Toutes deux déploient, par exemple, avec précision le jeu de clair-obscur du minuscule « trou rond » ou de la « lucarne » qui font, seuls, office de lumière dans les « prisons étroites et sombres28 » que forment les logements insalubres. « La forme brève n’est pas une forme solitaire, mais au contraire une forme solidaire, inséparable d’un contexte29 ». Dès lors, un seul indice référentiel ou intertextuel dans le conte suffit à projeter un ensemble d’informations stellaires au lecteur qui s’inscrit dans la culture médiatique. Aussi, la maîtresse de la domestique du conte « La Gaffe » – qui attend impatiemment que cette dernière retrouve la santé, afin qu’elle reprenne plus vite ses tâches ménagères – peut-elle trouver un remède magique dans le prolongement de l’arrière-boutique des contes, en quatrième page, où il est recommandé au « maître bien avisé » d’acheter « les pilules Pink » qui guérissent rapidement pour peu de frais30 !
Le conte dans la presse est le fruit de ce régime médiatique qui favorise la forme kaléidoscopique pour déployer la « totalité d’effet31 ». « Réfléchir au minuscule, c’est donc éprouver la fragmentation et le morcellement, l’incomplétude et le cumulatif, comme des traits révélateurs de la modernité32 », conclut Guillaume Pinson. Le petit format unitaire de la rubrique participe à l’effet diffracté des micro-vies qui se ressemblent et s’assemblent en une grande frise socio-historique. Aussi, la forme fragmentée des « Scènes de la petite vie » peut-elle retracer le cercle vicieux dans lequel est entraînée la pauvre paysanne qui revit l’Enfer à chaque nouvel acte de sa vie. La maison de la cruelle maîtresse, Mme Guerbère, paronomase de Cerbère, se situe symboliquement « près de la Morgue ». Les descriptions allusives du lieu de vie des marginaux redoublent la poétique du minuscule par l’entassement et l’optimisation de l’espace en un lieu multi-usages. Le corps se fond dans le décor, tel celui d’Églantine qui « couchait sur un lit pliant qu’elle étendait le soir devant un petit escalier raide, permettant l’accès d’une soupente transformée en réserve et d’un petit réduit qui servait de cuisine33 ». La rubrique est elle-même « cette boutique toute en profondeur » qui cumule plusieurs petites vies en une et les enchaîne.
Ainsi, chaque microélément stylistique apporte une forte charge symbolique tant le tissage du texte doit faire sens dans les mailles serrées de la rubrique des contes. L’onomastique d’« Églantine », du latin aculeatus signifiant « épineux », grave son destin de martyre dans ses lettres, contrairement au « robuste » nom germanique de sa noble cousine, « Héloïse », qui lui assure une « illustre » vie. De même, le titre du conte « L’Ivrogne34 » de Henry Caen résume le triste sort du personnage dont l’identité est diluée dans le qualificatif symptomatique qui l’entraînera dans le vide. La mise en page du journal, notamment la typographie des titres des contes, est aussi significative pour révéler en un coup d’œil, dès le seuil du récit, des indices de l’intrigue. Par exemple, « La Voix du maître (Histoire d’une servante)35 » présente visuellement le mépris à l’égard de cette dernière qui figure dans un minuscule sous-titre mis entre parenthèses ; tandis que le titre principal dédié au « maître » est majoré par la grande taille de la police et le caractère gras. Même le point final du titre secondaire semble révéler la brièveté conclusive d’une vie tellement anecdotique qu’elle tient dans quatre petits mots à peine visibles. L’empreinte de la misère peut autant se lire sur le corps du texte typographique que sur le corps physique des personnages.
À travers les siècles, les contes traditionnels ont naturellement accueilli en leur sein les petits êtres et les « petits riens », selon l’expression de Zola à propos des Contes du lundi d’Alphonse Daudet qu’il dévore comme des « miettes ramassées sur le chemin36 » – métaphore du Petit Poucet qu’il filera jusqu’à la minuscule Miette des Rougon-Macquart. Or, contrairement à ce roman-fleuve ou à la monumentale Comédie Humaine, la petite case des contes, située elle-même dans les marges des journaux, en troisième ou quatrième page, épouse formellement les « petites vies ». Sa forme brève rejoue, le temps de la lecture, la vie réduite des misérables, irrémédiablement écourtée par la famine et la maladie. Ils sont ces invisibles condamnés à prendre peu de place – notamment dans la rubrique – voire à s’effacer, tel le « squelette danseur » des « Contes du Music-Halls » qui tente « immédiatement de disparaître et d’exister le moins possible », après avoir été succinctement propulsé sur les devants de la scène. De même, dans le conte de Claude Wick, « la petite Fauvette était morte à sa trop grande joie37 » pour avoir été, l’espace d’un instant, une vedette sous les projecteurs. Seule l’incandescence fantomatique des misérables semble tolérée, en tant que lumière naturelle de leur petite extraction.
De plus, la poétique du conte, qui incite à ce que chaque mot soit tendu vers la fin pour « parfaire le dessein prémédité38 », redouble le sort des marginaux qui sont, dès leur naissance, voués fatalement à une vie miséreuse et à une mort prématurée. La première phrase du conte consacré à Lisette annonce d’emblée l’inexorable fin : « Elle est morte aussi ». Les minorés sont ces morts-nés, ces morts-(sur)vivants. « Est-ce aujourd’hui qu’il se tuera ? » se questionne aussi Colette au seuil d’un conte dont le titre laisse transparaître son « Malaise39 », autant que celui des lecteur·ices. La « chute » tant attendue de la nouvelle est redoublée par le mouvement de catabase des petites gens qui tombent dans le Paris dantesque, sous le poids du fardeau. Le portier dans le conte de Bruno Ruby se jette dans le vide, après avoir été accusé à tort d’avoir volé une liasse de billets que des clients charitables lui ont donnée pendant qu’il dormait. Ce conte peut sembler d’autant plus cynique qu’il paraît dans les colonnes du journal un 31 décembre, en « l’honneur » du festif jour de l’an, à l’instar de « La Petite Fille aux allumettes » d’Andersen qui se laisse mourir à petit feu un soir de Noël. La force poétique et pathétique des Bords de la fiction médiatique, selon Jacques Rancière, tient précisément de cette résignation des marginaux qui vivent « sans même l’espoir d’occuper plus que les quelques pages d’une nouvelle. Car c’est de cela même que la beauté de la nouvelle est faite40 ». Or, la forme brève rend compte – sans doute mieux que tout autre genre – de la somme de traits minuscules (corps, parole, durée et espace de vie…) qui caractérisent les miséreux, tout en les réhabilitant par le fait même de leur offrir une visibilité via la rubrique.
En outre, les contes des marginaux le sont d’un point de vue thématique, mais aussi parce qu’ils peuvent être écrits par des auteurs qui le sont eux-mêmes, notamment à leurs débuts. Hormis le profil exceptionnel de Simone Bodève qui se consacre toute sa vie à cette cause, d’autres artistes tentent précisément de sortir de l’ombre en accédant à cette rubrique-tremplin, qui « tient à honneur de mettre en lumière les talents nouveaux ». C’est pourquoi « les Contes du Journal sont signés tantôt des noms les plus célèbres, tantôt de noms moins connus41 ». Le jeune Maurice Magre, tout juste âgé de vingt ans, mène une vie de misère et de débauche à Paris, avant qu’il ne publie en 1906 ses premiers contes pour Le Journal, puis pour Le Matin en 1908. Ceux-ci sont inspirés de sa vie de vagabond, notamment de la « faim impitoyable42 » qu’elle entraîne et des ami·es de galère rencontré·es, comme « Pépé43 » ou « La Fille du cocher44 ». Après ses « premiers pas » en tant que conteur qui propulse le futur romancier, Maurice Magre publie d’ailleurs ses Conseils à un jeune homme pauvre qui vient faire de la littérature à Paris45.
De même, Emmanuel Bourcier ironise sur les conditions d’accès difficiles à la rubrique dans son premier récit méta narratif, « Un Conte46 », paru dans Le Matin, le 29 août 1912. Il y présente, non sans quelque cynisme, les conditions misérables d’un écrivain qui attendra plus de trente années avant d’enfin voir paraître son conte dans les colonnes du Tantôt, en même temps que l’annonce de ses pompes funèbres. La suite de la carrière d’Emmanuel Bourcier est plus heureuse que celle de son misérable personnage puisque, s’il ne publie que dix autres contes dans ce journal47, il sera reconnu en tant que romancier-reporter dès 1916, avec l’obtention du prix Montyon. Claude Wick, en revanche, semble n’avoir écrit que le conte « La Lisette du “Père La Victoire” » cité précédemment, et demeure aujourd’hui inconnu·e, comme beaucoup d’autres conteur·ses de la rubrique, elle-même tout juste reconsidérée dans la recherche littéraire.
Plus généralement, les femmes apparaissent comme des marginales à cette époque dans le milieu journalistique réservé aux hommes ; d’où le choix de pseudonymes masculins en début de leur carrière, comme Séverin(e), (Colette) Willy ou (Juliette) Bruno Ruby. Si elles n’incarnent pas doublement la marginalité comme Simone Bodève qui l’a vécue dans sa chair, elles ont vu la misère de près. Cette proximité des conteuses-journalistes avec leurs sujets, autant sur le plan physique qu’émotionnel, exalte la force sensible de leurs récits qui multiplient les effets de gros plans, de contrastes et de mises en relief. L’accès à la rubrique des contes leur offre une tribune depuis laquelle elles incarnent autant de témoins solidaires des petites gens projetées dans leurs fictions. « Cet investissement s’explique sans doute par l’habitus des femmes journalistes de défendre les plus faibles, les sans voix ; les animaux, les enfants, les pauvres, les opprimés et les personnes très âgées48 », note Marie-Ève Thérenty. L’image synesthésique du « gramophone » qu’évoque Séverine dans son récit met symboliquement en abyme leur rôle de porte-voix du peuple, symbolisé par la figure équivoque du chien fidèle envers son maître.
Les bâillonnés de l’Histoire, qui même dans leur ultime chute tombent « sans un cri » (« Pour L’Honneur »), peuvent dès lors se faire entendre, tel le portier dont l’accent populaire vibre dans la petite caisse de résonance que forment les contes : « En v’la une vie ! ». Leur voix résonne aussi à travers le discours indirect libre des conteur.ses qui prennent position, comme Séverine dans un autre conte du Matin décerné à « La Servante » qui dresse un plaidoyer en faveur de son héroïne éponyme accusée de crime. D’ailleurs, celle-ci affiche de façon réflexive sa volonté de capturer l’authentique portrait de la « gouvernante fidèle » de son temps pour les lecteurs de demain que nous sommes : « Comme la race disparaît de jour en jour, peut-être n’est-il pas mauvais d’en fixer les traits, afin que, plus tard, nos descendants puissent, d’après nos écrits, fixer la réalité des quelques spécimens qui nous furent contemporains ». Ainsi, la beauté poétique et la portée politique des textes écrits par les « poètes des pauvres », tient à la fois dans l’immédiateté des contes-chroniques et dans l’éternité de la trace laissée sur le papier. « En redonnant de la vie à ces visages volontairement effacés, leurs écrits deviennent une revanche des sans espoir sur l’Histoire49 ». Ces contes de presse racontent « une bien petite histoire, mais c’est de l’histoire », en minuscule, en majuscule.
Notes
- D’après les données statistiques de Christophe Charle, Le Siècle de la presse (1830-1939), Seuil, 2004 : 1,4 millions de tirages pour Le Petit Parisien, 600 000 pour Le Matin, 800 000 pour Le Journal, et environ 900 000 pour Le Petit Journal, en 1910 : « ils représentent, globalement, les trois quarts du tirage des quotidiens parisiens et 40% du tirage des quotidiens français » (Ibid., p. 157).
- André Fage, Anthologie des Conteurs d’Aujourd’hui, « Préface », Paris, Librairie Delagrave, 1930, p. 14.
- Ibid., p. 15.
- Lettre du 1er août 1923 d’André Fage à un conteur, consultée aux Archives Nationales à Paris (côte 8AR/285).
- Lettre du lecteur Frédéric Schneider, architecte, au directeur du Journal, le 27 novembre 1938 (Ibid., fonds Le Journal).
- Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Allan Poe, « Préface » aux Nouvelles histoires extraordinaires » 1857, t. II, p. 329.
- Contes de Joseph Kessel, « Préface » établie et annotée par Alain Tassel, édition Gallimard, 2001.
- « Les Contes du Music-Halls » paraissent initialement dans la rubrique du journal Le Matin entre 1910 et 1912, avant d’être édités en recueil dans L’Envers du Music-Hall (Paris, éd. Flammarion, 1913). Ils sont étiquetés comme des « chroniques » et non plus comme des « contes » dans cette version en volume.
- Christian Delporte, Claire Blandin, François Robinet, Histoire de la presse en France (XXe-XXIe siècles), Paris, Armand Colin, 2016, p. 43.
- Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal, Histoire culturelle et littéraire de la presse, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011, p. 17-18.
- Dans la lignée des physiologies balzaciennes du XIXe siècle qui représentent les figures sociales archétypales, notamment dans l’encyclopédie Les Français peints par eux-mêmes (1840-1842) où sont exposés, par exemple, « Les Mendiants » et « La Femme de ménage ».
- Bruno Ruby, « Pour L’Honneur », « Contes du Petit Parisien », Le Petit Parisien, 31 décembre 1913.L’article « Le célèbre tableau de Léonard de Vinci ‘’La Joconde’’ a disparu du musée du Louvre » figure en tête du Petit Parisien le 23 août 1911. Elle sera retrouvée à Londres près de deux ans plus tard, ainsi que l’atteste le titre « La Joconde est retrouvée », affichée à la une du Petit Parisien, le 13 décembre 1913.
- Séverine, « La Voix du maître (Histoire d’une servante) », Le Matin, rubrique Contes des Mille et Un Matins, 24 avril 1909.
- Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du Journal, op. cit.
- Comme les réécritures du « Petit Chaperon rouge » de Jacques des Gachons, Le Petit Parisien, 9 juin 1913, ou « Le second secret de Cendrillon » de Camille Mauclair, Le Journal, 2 octobre 1913.
- Simone Bodève, « Contes du Petit Parisien », « Scènes de la petite vie » : « Premiers Pas » et « La Gaffe », Le Petit Parisien, 8 et 14 janvier 1909.
- Romain Rolland, Celles qui travaillent de Simone Bodève, Paris, Ollendorff, 1913, p. 13.
- « Je ne sais rien de cette inconnue que son œuvre : cette œuvre est un symptôme », poursuit Lucien Maury, Les Lettres : Œuvres et Idées, « Une nouvelle romancière. Simone Bodève : La Petite Lotte », Revue Bleue, t. VIII, 18, 2 novembre 1907, p. 567-570).
- Lucien Maury, « Les Lettres : Œuvres et Idées », op. cit. p. 661-664.
- Romain Rolland, « Préface », op. cit., p. 7. « D’une façon générale, la pensée du peuple nous est mal connue ; […] il n’a guère été décrit, dans l’art français, que par des romanciers bourgeois », écrit-elle dans cet ouvrage.
- Simone Bodève, « Premiers Pas », Le Radical, 20 juillet 1912.
- Association provinciale pour l’aide aux domestiques réunie notamment en 1921-1922.
- Mme Celnart (Bayle Mouillard), L’Art de former de bons serviteurs, Paris, Librairie encyclopédique de Roret, 1836.
- Cette « Voix du Maître » peut aussi renvoyer à Baudelaire, que Séverine cite dans le conte avec l’expression tirée du poème des Fleurs du Mal (1857) : « La Servante au grand cœur ».
- Voir par exemple « La Crise domestique : les Doléances des bons serviteurs », par Gaston-Ch. Richard dans Le Petit Parisien, le 5 janvier 1922, p. 1.
- Alice de Charentenay, Péril en la demeure : la servante dans le roman français de 1850 à 1900, Université Paris-Sorbonne, thèse soutenue le 9 janvier 2018, p. 305.
- Marie-Ève Thérenty, « Pour une poétique historique du support », Romantisme, 2009/1, 143, p. 113.
- « Logements insalubres » est précisément le titre de l’article de Jean Frollo publié le 30 janvier 1907 en une du Petit Parisien : « Le plus souvent le sixième étage est un long couloir qui reçoit le jour d’une lucarne, et les chambres des domestiques sont si exiguës qu’on ne peut rien y loger ». Jean Frollo – pseudonyme sous lequel se cache un collectif de journalistes qui écrivent pour l’éditorial du Petit Parisien – écrit aussi sur « Les Domestiques » le 19 avril 1898.
- Michel Lafon, « Pour une poétique de la forme brève », América, Cahiers du CRICCAL, 1997, p. 15.
- Le Petit Parisien du 16 janvier 1906.
- Baudelaire, Notes nouvelles, op. cit.
- Guillaume Pinson, Marie-Ève Thérenty, « Le minuscule, trait de civilisation médiatique », Microrécits médiatiques. Les formes brèves du journal, entre médiations et fiction, Études françaises, v. 44, 3, 2008, p. 6.
- Simone Bodève, « La Gaffe », op. cit.
- Henri Caen, « Un Ivrogne », « Contes du Petit Parisien », Le Petit Parisien, 10 janvier 1913.
- Cet intitulé n’est pas sans rappeler le premier roman qui place une femme du peuple en personnage principal, à savoir Geneviève (1850) de Lamartine, également sous-titré « Histoire d’une servante ».
- Expressions de Zola dans une Causerie littéraire de 1876, cité par Jean-Pierre Aubrit, Le Conte et la Nouvelle, Paris, Armand Colin, 1997, p. 74.
- Claude Wick, « La Lisette du “Père La Victoire” », Le Matin, rubrique Contes des Mille et Un Matins, 4 juin 1908.
- Baudelaire, Notes nouvelles, op. cit.
- Colette, L’Envers du Music-Hall, op. cit., p. 28.
- Jacques Rancière, Les Bords de la fiction, Paris, Seuil, 2017, p. 42.
- Le Journal du 4 juillet 1906, p. 1-8.
- L’expression est tirée de « La Providence » (« Contes des Mille et Un Matins », Le Matin, 3 juin 1909) à propos d’un vieillard. Le conte « Le Quatorzième » met en scène « trois personnages misérables », dont l’un d’eux parvient à réaliser son rêve de dîner une fois en société, avant de retourner à son banc de rue… (Ibid., 5 octobre 1908).
- « Pépé » est le surnom du vieillard pauvre dans le conte « La Providence », ibid.
- Maurice Magre, « La Fille du Cocher », « Contes du Journal », Le Journal, 9 septembre 1906.
- Ibid., Conseils à un jeune homme pauvre qui vient faire de la littérature à Paris, B. Grasset, Paris, 1908 : « Il faut une grande force d’âme pour sentir, quand il fait froid, les bouffées chaudes des cafés […] où l’on ne peut pas s’arrêter », écrit-il par expérience.
- Emmanuel Bourcier, Le Matin, « Contes des Mille et Un Matins », « Un Conte », 29 août 1912 : « Un mois. Deux. Trois. Six. Douze. Un an et demi. Deux ans. Cinq. Dix. Vingt. Trente. “ Le Tantôt ”a le rare bonheur de pouvoir offrir à ses lecteurs un conte inédit de l’illustre M. Fina, de l’Institut, dont les obsèques furent célébrées hier ; avec le faste que l’on sait… »
- Ses contes sont publiés dans Le Matin de façon sporadique jusqu’en 1929. Il écrit aussi deux contes dans Le Journal en 1918.
- M.-E. Thérenty, Femmes de presse, femmes de lettres. De Delphine de Girardin à Florence Aubenas, Paris, CNRS, 2019, p. 141.
- Jean-François Wagniart, « Le poète et l’anarchiste : du côté de la pauvreté errante à la fin du XIXe siècle »,Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 101, 2007, p. 33.