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En quête des hommes francs

À propos de :
Marquette, J. B. (1979) : “Hommes libres et hommes francs du roi en Bordelais et Bazadais au XIIIe siècle”, Société et groupes sociaux en Aquitaine et en Angleterre, Actes du colloque franco-britannique tenu à Bordeaux, du 27 au 30 septembre 1976, Bordeaux, 19-55. 
Marquette, J. B. (2011) : “Les hommes francs du roi d’Angleterre de la paroisse de Cudos en 1274”, Les Cahiers du Bazadais, 173, 31-51. 

Les historiens ayant travaillé sur la société féodale se sont surtout intéressés à l’aristocratie et au monde des seigneurs, à cette partie de la société détenant les pouvoirs, banaux et fonciers, et ayant produit la documentation écrite. Chez eux, les paysans ne sont généralement pas appréhendés autrement que comme des dépendants et dont les productions ne sont décrites que par le prisme du prélèvement seigneurial. Telle n’était pas la vision de Jean Bernard Marquette. Tout en poursuivant ses travaux sur les plus importants des seigneurs de la région, les Albret, il ne s’est pas limité aux seuls maîtres du sol. Son intérêt précoce, dès le milieu des années 70, pour la paysannerie médiévale, dont les beaux portails de la cathédrale de Bazas et de l’église Notre-Dame de Mimizan présentent les travaux de l’année, s’explique autant par des racines familiales que par une insatiable curiosité vis-à-vis des techniques agricoles et pour le travail paysan, du passé jusqu’à aujourd’hui. Pour se démarquer des contemporains ayant étudié la paysannerie des siècles centraux du Moyen Âge, comme Robert Fossier ou Charles Higounet, il s’est focalisé sur des groupes de ruraux non nobles particulièrement bien représentés dans cette région, à rebours des représentations classiques de la société féodale, avec ces “hommes libres” ou “hommes francs du roi”, qu’il a révélés sur trois espaces géographiques : au nord de la Gascogne (Bordelais et Bazadais, 1979, 2011), à l’ouest (Lande maritime 1977, 1983), et enfin dans la Grande lande (2007).

Les deux articles dont nous parlerons ici appartiennent au premier groupe géographique, qui est aussi celui par lequel tout a commencé. Le premier est issu d’une communication présentée au colloque franco-britannique organisé à Bordeaux par la Fédération historique du Sud-Ouest du 27 au 30 septembre 1976, intitulé “Sociétés et groupes sociaux en Aquitaine et en Angleterre” et dont les actes ont été publiés en 1979. Il s’agissait, pour les organisateurs de ce congrès annuel, de mettre à l’honneur les liens entre l’Angleterre et l’Aquitaine de l’Antiquité à nos jours. Pour un médiéviste aquitain n’ayant que l’embarras du choix, Jean Bernard Marquette avait fixé le sien sur les communautés d’habitants vivant en milieu rural sous l’immédiateté du roi d’Angleterre-duc d’Aquitaine et dont on arrive à faire l’histoire grâce aux archives anglaises éditées (en l’occurrence les Recogniciones feodorum de 1274 et l’enquête de 1310-1311 issue du Gascon register A). Le second article revient sur un de ces groupements d’hommes libres, ceux de Cudos, dans le sud Bazadais. Il est le résultat de la découverte d’un site archéologique ayant été probablement occupé par les hommes du Dron, à Cudos, lors des travaux préparatoires à la construction de l’A 65, et dont les résultats de la fouille, conduite par Natacha Sauvaître (Hadès) ont été publiés dans le même fascicule des Cahiers du Bazadais. Nonobstant les sept siècles d’écart, depuis la maison familiale de Bernos-Beaulac, distante de seulement 500 m, ces hommes du Dron devaient paraître à Jean Bernard Marquette comme de proches voisins. Sans pouvoir confirmer qu’il s’agit de vestiges de ferme ayant appartenu aux déclarants de 1274, il revient dans cet article sur la déclaration des hommes francs de cette paroisse qu’il traduit en annexe. Distantes de trente ans, ces deux publications jouent donc sur deux échelles différentes et en complémentarité, du niveau régional vers le cas d’espèce. 

Le premier article de 1979 (36 pages) est en effet une vaste étude où sont abordés, principalement par le prisme des reconnaissances de 1274, les groupements d’hommes francs du roi-duc vivant dans la domaine ducal (ou directe ducale), dans le cadre des prévôtés royales d’Entre-deux-Mers, de Barsac (en Cernès) et de Bazas. Cela concerne, outre les 32 paroisses de Entre-deux-Mers bordelais, 8 paroisses de la partie landaise du Cernès sur la trentaine de localités de cet ensemble (Saint-Morillon, Cabanac, Guillos, Illats, Landiras, Saint-Martin-de-Got i.e. Villandraut, Louchats, Hostens), ainsi que, pour la partie de la prévôté de Bazas située en pays landais, 9 paroisses sur 13 (Pompéjac, Taleyson, Bernos, Beaulac, Cudos, Artiguevielle, Escudes, Captieux, Maillas, Goutz). Le propos est appuyé sur un appareil de références aux sources conséquent (166 notes infrapaginales). La précision des informations contenues dans les Recogniciones, permet à Jean Bernard Marquette de proposer des estimations démographiques, ce à quoi l’on arrive pourtant difficilement avec les sources de l’époque : il peut estimer à 250 feux les hommes du roi en Cernès (soit environ un millier de personnes), le double en Bazadais, pour un total minimal de 4000 personnes en Bordelais et Bazadais. L’article étudie ensuite leurs appellations génériques (“hommes libres”, “hommes francs du roi”, mais aussi “hommes liges”), ce qu’ils tiennent du roi-duc (des biens fonciers d’une grande variété, dont des padouens, des droits d’usages sur les comtau, mais aussi dans certains cas, leur propre corps, ce qui contribue à brouiller les pistes). De leurs devoirs et charges que Jean Bernard Marquette passe ensuite en revue, il ressort une grande diversité et pas de condition uniforme. La plus importante de ces charges est le paiement de la quête ou queste collective (20 livres en Bazadais),qui n’est pas, contrairement à ce que l’on a pu écrire jusqu’alors, un signe de questalité, c’est-à-dire du nouveau servage dans sa version gasconne. 

À cette charge s’en ajoutent d’autres comme le paiement de cens d’une grande variété, notamment pour obtenir un droit d’usage sur des vacants, des esporles tout aussi variées, le service militaire, un service de police rurale au cri d’appel Biafora, un serment de fidélité, ainsi que l’hébergement (aubergade) des agents du roi, sénéchaux et prévôts. Ceux-ci représentent le roi-duc dans l’exercice de ses prérogatives, au premier rang desquelles la justice, haute et basse. L’article a pour grand intérêt de clarifier la situation de ces groupements d’hommes libres derrière les ambiguïtés du vocabulaire et du paiement de la queste que les prédécesseurs de Jean Bernard Marquette n’avaient pas compris. À leur décharge, la grande variété des situations que Jean Bernard Marquette souligne à son tour, révélant toute la bigarrure des sociétés médiévales.

Changement d’échelle avec le second article, qui se concentre sur le petit groupe d’hommes francs ayant vécu dans la paroisse de Cudos (à 6 km au sud de Bazas), près du lieu-dit le Dron, où ont été exhumés les vestiges de bâtiments d’exploitation agropastorale lors des fouilles de l’été 2008. Chargé du recensement des sites archéologiques susceptibles de se trouver sur le tracé de l’autoroute, Jean Bernard Marquette n’avait pas manqué de signaler la possibilité de trouver des traces des communautés paysannes signalées dans ce secteur dans les reconnaissances de 1274. Il avait vu juste. Son article, qui complète celui de Natacha Sauvaître décrivant les traces de structures agropastorales des lieux-dits Dron et Pitecq (bâtiments montés sur poteaux, palissades et fosses datés des XIe-XIVe siècles) revient sur la reconnaissance des 22 hommes francs de la paroisse de Cudos en 1274, représentés par un procureur. Il livre ce faisant un très utile complément à l’article de 1979, car il y décortique les 12 reconnaissances des hommes francs de Cudos, la composition de leurs tenures, la géographie de leurs possessions, grâce à l’identification de quelques-uns des toponymes et hydronymes. C’est à la fois une étude d’occupation du sol et de la société paysanne de cette partie des landes du Bazadais. 

Ces hommes francs qui déclarent seuls ou avec leurs parsonniers portent les noms des quartiers ou hameaux, révèlent un habitat dispersé à semi-dispersé. Les casals ou casaux forment les noyaux de leurs tenures : selon J. B. Marquette “(ils) correspondent aux strates les plus anciennes de l’occupation du sol ; mais les plus récents comme celui de Lartiga qui se trouve d’ailleurs entouré de landes ne datent probablement que du XIIe siècle. Il s’agit probablement d’ensembles d’un seul tenant à l’origine parfaitement circonscrits (…) parfois continus les uns aux autres (…) et auxquels ont été ajoutés d’autres parcelles par défrichement”. D’autres parcelles de terres composent ces tenures, aux dimensions parfois exprimées en règes (“la rège équivaut à un billon sépare de son voisin par un sillon”) ou en estirons (qui est “le sillon sur lequel on se guide pour labourer en ligne, soit un estiron par 5 sillons”), autant de témoignages, à ses yeux, d’une parcellaire “de forme géométrique”. Le constat de mise en valeur des terres sur les versants des deux petits affluents du Ciron (le Dron et le Martinet), contraste avec l’état actuel, largement occupé par la forêt de pins. Ces paysages étaient en outre traversés de chemins (via publica, via commuis, gleyzera, de la Forcade…) dont l’un, reliant Bazas à l’hôpital de Beaulac, était la portion de la voie vers Compostelle. L’étude montre enfin que ces reconnaissances ne révèlent qu’une vision partielle de l’occupation du sol et de la population de cette paroisse. On décèle en effet dans les confronts de leurs possessions, des mentions d’autres groupements d’hommes (dont ceux du Dron et d’autres lieux des environs), n’étant donc pas hommes francs du roi : impossible de savoir s’il s’agit de tenanciers d’autres seigneurs ou d’alleutiers. Il est donc difficile de dire si dans ces paroisses rurales les hommes francs astreints à la queste collective étaient majoritaires ou pas. 

La révélation de ce groupe d’hommes francs bien implantés en pays landais fut donc un moment important, même si ce travail n’a pas été tout le temps perçu à hauteur de son intérêt. Ainsi, dans son Fief and Vassals qui remet largement en cause la vision de la féodalité “classique” héritée de F.L. Ganshof, Suzan Reynolds n’y fait pas référence, alors qu’elle use du cas gascon et des reconnaissances de 1274 (1994). Et parmi les synthèses récentes sur la paysannerie médiévale, seules celles de Fabrice Mouthon, qui fut élève de Jean Bernard Marquette, s’en est servi (2014, 2017). C’est du côté des historiens de la Gascogne médiévale que l’écho de ce travail est le plus net. Outre Fabrice Mouthon, Benoît Cursente y revient fréquemment dans ses travaux sur la questalité gasconne ou sur le casal (1998). Les nôtres s’en sont abondamment inspirés, qu’il s’agisse de ceux sur les représentants de ces communautés de ruraux non nobles au XIIIe siècle (les prud’hommes), leur culture politique, leurs franchises, ou encore sur la nature de leur service militaire. Parmi les pistes ouvertes par Jean Bernard Marquette sur ce groupe social original et qui sont encore à explorer, demeure la question du devenir de ces communautés d’hommes libres une fois passée la période de leur dévoilement (XIIIe siècle), c’est-à-dire durant les crises des XIVe et XVe siècles, jusqu’au moment de la mise par écrit des franchises qui les régissent et dont leur découvreur avait aussi édité une partie (Labouheyere, Brassenx). 

Bibliographie

  • Cursente, B. (1998) : Des maisons et des hommes, Toulouse.
  • Cursente, B. (2000) : De la queste à la questalité : l’avènement d’un servage institutionnalisé en Gascogne (XIIe-XIIIe siècles), Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge 112, n°2, 941-960.
  • Mouthon, F. (2014) : Les communautés rurales en Europe au Moyen Âge. Une autre histoire politique du Moyen Âge, Rennes.
  • Mouthon, F. (2017) : Le sourire de Prométhée : l’homme et la nature au Moyen Âge, Paris.

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Pessac
Chapitre de livre
EAN html : 9782356136541
ISBN html : 978-2-35613-654-1
ISBN pdf : 978-2-35613-655-8
Volume : 4
ISSN : 2827-1912
Posté le 15/11/2025
4 p.
Code CLIL : 3385
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Boutoulle, Frédéric, “En quête des hommes francs”, in : Boutoulle, F., Tanneur, A., Vincent Guionneau, S., coord., Jean Bernard Marquette : historien de la Haute Lande, vol. 3. Regards sur une œuvre, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 4, 2025, 53-56. [URL] https://una-editions.fr/marquette-en-quete-des-hommes-francs
Illustration de couverture • L’église Saint Pierre de Flaujac : façade ouest (Carte postale Bromotypie Gautreau, Langon).
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