Paru dans : Les Cahiers du Bazadais, 161, 2008, 23-28.
On l’appelle aujourd’hui place de la cathédrale1, mais elle fut autrefois royale, impériale, républicaine au gré des changements de régime que notre pays a connus au cours des derniers siècles2. Avant 1789, elle ne porta jamais qu’un seul nom : La Plasse. La plus ancienne mention que nous en ayons retrouvée remonte à 1249 : la place commune (platea communis) – entendons par là le bourg marchand par opposition à la cité épiscopale – servait de champ de bataille aux factions de la bourgeoisie bazadaise qui se disputaient non sans violence le pouvoir dans la ville. C’est par rapport à la place que cinquante ans plus tard on situe déjà l’emplacement des maisons. C’est en une “grande place” que, le 25 mai 1565, “ceux de la ville (de Bazas) donnèrent plaisir au roi (Charles IX et à sa mère Catherine de Médicis) de faire combattre des taureaux… que des hommes combattaient avec des aiguillons3”. C’est aussi cette place “une des plus belles et des plus spacieuses qui se puissent4”, nous dit le chanoine Jérôme Géraud Dupuy, que traversa, le 9 mars 1605, l’imposant cortège funèbre de Mgr de Pontac.
Grande, belle, spacieuse elle est restée : l’opinion des Bazadais et celle des visiteurs n’ont guère changé. Elle est aussi tellement familière aux premiers qu’ils croient la connaître, mais ils seraient bien en peine de donner ses dimensions à un visiteur. Près de 140 m de l’est à l’ouest, du mur occidental de la cathédrale aux couverts qui lui font face, 125 m du nord au sud dans sa plus grande largeur, de la rue Pallas à celle de Saint-Martin. En fait, elle est constituée de deux places : l’une, rectangulaire, de la façade de la cathédrale à la rue Bragoux et à celle de la Brèche couvre environ 2 800 m2, la seconde, en forme de trapèze, en occupe plus de 4 600 ; cela fait en tout près de 7 500 m2, en gros le dixième de la surface de la ville emmurée de la fin du Moyen Âge.
Essayons de comprendre les raisons de cette singularité. C’est en se penchant sur l’histoire de la ville et sur son site que l’on peut espérer les trouver. Cité du Bas-Empire, Bazas était encore en 1096, lorsqu’Urbain II vint, le 2 ou 3 mai, consacrer l’autel d’une nouvelle cathédrale, une cité de moins de 3 ha – celle de Bordeaux en avait alors environ 20. Elle était enfermée dans une enceinte qui épousait la pointe de l’éperon délimité par le Beuve et le ruisseau de Saint-Vincent, et recoupait le plateau probablement à hauteur de la façade actuelle de la cathédrale. Comme toutes les anciennes cités, Bazas connut au cours du XIIe et du XIIIe siècles une renaissance qui se manifesta par le repeuplement de la cité antique mais aussi par l’apparition de faubourgs.
Or, compte tenu de la topographie, ce faubourg s’est établi sur le plateau, à la sortie occidentale de la cité : quartier de marchands et d’artisans, il fut érigé en paroisse au XIIe siècle et une nouvelle église fut édifiée au début du siècle suivant pour la desservir, Notre-Dame du Mercadil. Ce nom évoque le marché qui constituait le cœur de la ville nouvelle qui se greffa à la cité. C’est sans aucun doute ce marché qui fut pour une part à l’origine de la place. À la même époque les faubourgs et la place du marché occupaient à Bordeaux l’espace compris aujourd’hui entre les cours Victor Hugo et Alsace-Lorraine, correspondant aux nouvelles paroisses Sainte-Colombe et Saint-Éloi et au quartier de la Rousselle.
Mais à Bazas la topographie a eu son mot à dire. De la cathédrale à Notre-Dame court en effet, au sud de la ville, une crête dont l’altitude est de 88 m. De là, le sol s’incline de 5 m jusqu’à la façade nord de la place, puis de 5 nouveaux mètres jusqu’au rempart nord. Tout naturellement, comme Notre-dame, l’habitat et les édifices publics, mairie, halle, puis présidial s’établirent sur cette crête, repoussant le marché dans la déclivité. Le marché s’établit ainsi en contrebas, mais son implantation y fut aussi favorisée par la présence en cet endroit – le centre de la place actuelle – d’un carrefour routier. Bazas se trouvait au XIIe siècle et depuis longtemps déjà, à une croisée de chemins. Certains historiens estiment, d’ailleurs, que c’est la création d’un itinéraire méridien se dirigeant depuis Angoulême vers le Somport qui fut à l’origine de la cité antique. Mais si cet itinéraire était encore probablement fréquenté vers 1100 – il l’est d’ailleurs encore aujourd’hui –, il n’était pas le plus important de ceux qui traversaient alors la ville. Il s’agit tout d’abord de celui de Bordeaux à Toulouse par Langon, Casteljaloux, Nérac, Condom, celui que suivit précisément Urbain II. Les voyageurs arrivaient de Bordeaux par la rue Pallas, traversaient longitudinalement la place, longeaient le grand cimetière Saint-Jean, puis empruntaient la rue Taillade pour gagner Casteljaloux. Mais au XIIe siècle sinon plus tôt un nouvel itinéraire passait par Bazas : c’est celui que suivaient les pèlerins qui venaient de La Réole, par Pondaurat : après avoir longé l’hôpital, ils pénétraient dans la ville par la rue Bragoux, puis, par la rue Saint-Martin, se dirigeaient vers Baulac, et par Bessaut, Mont-de-Marsan – fondé entre 1130 et 1140 –, Saint-Sever gagnaient Osstabat. Il s’agit de la “voie limousine” des chemins dits de Saint-Jacques fréquentés d’ailleurs et probablement en plus grand nombre par des voyageurs qui n’étaient pas des pèlerins.
Plus tard, au départ de Bordeaux, ce chemin devint un tronçon de la route des Petites Landes, reliant Bordeaux à Bayonne par Langon, Bazas, Mont-de-Marsan et Tartas. Le croisement de ces chemins se faisait au centre de la place. C’est de la conjonction de cette fonction routière et des activités des marchands bazadais que la place est née. Tout naturellement elle se logea dans la déclivité naturelle qu’elle occupe encore aujourd’hui, mais accompagnant la route de Toulouse et l’accès à la cathédrale elle poussa un ombilic vers l’ouest.
Si les origines de la place et les circonstances de son implantation sont donc à peu près claires, une question de taille n’a pas encore reçu de réponse. À quand remonte la configuration que nous lui connaissons aujourd’hui ? L’organisation du parcellaire nous porte à penser qu’elle date au moins à la fin du Moyen Âge. Nous nous demandons, cependant, s’il n’y a pas existé deux îlots bâtis, en avant de la façade occidentale de la place, de part et d’autre du prolongement de la rue Fondespan, vers l’est. Un incendie comme il y en avait fréquemment dans les villes à cette époque ou bien des destructions consécutives à un siège pourraient expliquer leur disparition. Mais tout cela n’est qu’hypothèse et seule une fouille bien improbable de la place pourrait apporter une réponse.
Nous connaissons bien, par contre, les modifications qu’a connues la partie orientale de la place actuelle au cours du siècle : suppression du grand cimetière sur l’emplacement du parvis actuel, “cimetière qui n’est pas des plus petit et qui sert comme de basse-cour à ladicte église (la cathédrale)5”, nous dit, en 1605, le chanoine Géraud Dupuy ; démolition de plusieurs immeubles à l’angle nord-est, en avant du clocher de la cathédrale ainsi qu’à l’angle sud-ouest il s’agit pour l’essentiel des dépendances de l’évêché qui faisaient une saillie de 7 m. C’est ainsi que se développa une seconde place qui se souda à celle du marché.
Mais pour une ville murée de 8 ha environ, une place du “marché” de 4 600 m2 à la fin du Moyen Âge ne mérite qu’un qualificatif : exceptionnelle. Il n’y a pas dans le sud-ouest de la France de ville qui possède, à l’intérieur des boulevards qui ont succédé aux enceintes médiévales, une place aussi vaste aux origines aussi anciennes. Bien sûr, la place du capitole de Toulouse couvre près de 12 000 m2, mais elle ne s’est développée que progressivement du XVIIe au XIXe siècle. C’est à Montauban qu’il faut aller pour découvrir une place de quelque importance (4 000 m2) probablement contemporaine de celle de Bazas – Montauban fut fondé en 1144 –, mais qui, enserrée dans ses couverts, ne put se développer par la suite. Viennent ensuite les places d’Auch (3 600 m2) Nérac, et puis, mais loin derrière, les places de Villeneuve-sur-Lot, Bayonne, Périgueux, Albi et Rodez. Si on étendait l’enquête, on s’apercevrait que la place de Bazas occuperait un rang fort honorable parmi les grandes places de l’Europe médiévale.
Par ses dimensions, elle a déterminé la structuration de l’espace urbain. Point de grande rue, le long de laquelle se dresseraient les édifices publics et les hôtels des marchands. À Bazas, tout est “autour”, pourrait-on dire, derrière les 400 m de façades : 32 m à l’est, 82 m à l’ouest, 140 m sur les longs côtés. Façades percées – et cela est aussi exceptionnel que l’étendue de la place – par neuf ouvertures. Trois axes principaux convergents : Taillade à l’est, Saint-Martin au sud-ouest, Pallas au nord-ouest ; trois entrées secondaires, Bragoux, Fondespan et la Brêche et trois ouvertures sur la façade ouest. Naguère, ces ouvertures étaient plus étroites accroissant l’effet de rupture entre la rue et la place. Les hommes du XIXe siècle ont en effet élargi les entrées des rues Taillade, Pallas et de la Brèche, démoli le palais épiscopal et construit à sa place ce que C. des Moulins décrivait, en 1846, comme “trois petites maisonnettes bien propres, carrées, à toits plats, défendues par une grille de fer, et dont l’assemblage constitue la sous-préfecture6”. Ils ont, en revanche, dès la fin du XVIIIe siècle enrobé l’église Notre-Dame du Mercadil d’une demi couronne de bâtiments parasites. L’abbé P. J. O’Reilly regrettait qu’on ne l’ait pas démolie. Elle est après la base du clocher de la cathédrale, le plus ancien monument de Bazas, symbole de la puissance de la bourgeoisie du XIIIe siècle, face à la cathédrale, devenue aujourd’hui un bien triste exemple de l’indifférence des édiles du XVIIIe et du XIXe siècle à l’égard des monuments les plus insignes de leur cité. Malgré ces mutilations, la place a conservé une bonne partie des caractères qu’elle avait acquis depuis le début de l’époque moderne et qu’elle conserva jusque dans les années 1780. On tremble à l’idée de ce qu’elle serait devenue si on avait mis en œuvre le plan d’alignement élaboré au XIXe siècle et qui dort heureusement dans les archives de l’hôtel de ville. Mais il faut écarter l’image d’une place fossilisée. Qu’il s’agisse de son tracé, de l’élévation des immeubles qui l’entourent, elle n’a cessé d’évoluer au cours des siècles.
Un des traits les plus originaux de cette place c’est le découpage de ses façades par les rues, ce sont les changements d’orientation, parfois insensibles, les décrochements en profondeur. Et puis, bien sûr, les couverts que l’on appelle ailleurs cornières ou embans qui se développent sur près de 237 m, c’est-à-dire sur plus de la moitié du périmètre de la place actuelle, mais sur la totalité de sa partie occidentale. Depuis que Bayonne qui, au début du siècle, en comptait près de 800 m a vu disparaître la quasi-totalité des siens, Bazas est avec Montauban la ville du sud-ouest qui en possède le plus bel ensemble. Cinquante-trois travées de 3 à 7 m de large, recomposées en hauteur par les façades des immeubles dont la largeur varie de 4 à 18 m. Mais chacune des faces de la place a ses caractères propres. Celle de l’ouest aux façades refaites au XIXe siècle possède des immeubles larges à trois niveaux et des toits à quatre eaux dont les façades reposent en partie sur des arcs surbaissés. Celle du sud où se trouve le Présidial, rythmée par des arcs en plein cintre, possède des immeubles du XVIIe siècle à pignon sur rue. La façade nord rappelle celle de l’ouest, mais ici les arcades sont en plein cintre et les toits masqués par des frontons. Au nord-est enfin, quelques arcs brisés, des édifices à trois ou quatre niveaux, des pignons et corniches du XVIe et XVIIe siècles confèrent à cette façade un charme certain.
Les immeubles dont la profondeur varie de 10 à 40 m buttent au rempart au sud, s’étendent à l’ouest et au nord-ouest sur la moitié des îlots et, au nord, sur les deux cinquièmes. Ainsi la place se trouve-t-elle élargie dans toutes les directions, surtout au sud et son emprise sur la partie occidentale de la ville est considérable. Si, au cours des siècles, elle a attiré le siège des pouvoirs municipaux et judiciaires ainsi que la halle, ses couverts ont été, des siècles durant, le lieu privilégié de la vie marchande. Mais à l’époque moderne, l’implantation des hôtels des officiers et des notables a sans aucun doute fait refluer les boutiques vers les principales rues.
Et aujourd’hui ? Les évêques sont partis, puis les sous-préfets et les juges. Cela fait aussi deux siècles que la route qui joua un rôle déterminant dans l’implantation de la place l’a abandonnée. Les Bazadais du XIXe siècle, afin de faciliter la circulation hippomobile ou celle des charrettes aménagèrent les cours qui attirèrent les commerces. Ainsi la Place a-t-elle progressivement perdu ce qui fut sa vocation originelle. Il y a quelques années, on a ouvert dans la façade occidentale un trou pour faciliter la sortie des véhicules automobiles qui se sont emparés de la place pour en faire un parc, et lui ont ainsi conféré une fonction de stationnement. Curieuse inversion de l’histoire pour ce lieu né de la circulation des hommes et des marchandises. Mais la ville du Moyen Âge et de ses excroissances du XIXe siècle est à son tour “contournée”, tandis que les contraintes imposées par l’étalement pavillonnaire et l’usage de l’automobile ont obligé bien des commerces à s’éloigner définitivement du noyau urbain.
Il reste aujourd’hui à cette merveilleuse place “affaissée de vieillesse” comme l’a si bien dit François Mauriac, huit ou neuf siècles de souvenirs, ceux des entrées discrètes ou solennelles des papes, des empereurs, des rois et des princes, du passage des pèlerins et des marchands, des entrées des soldats, de leurs parades ou de leurs pillages, mais aussi de la vie quotidienne des Bazadais de milliers de jours de foires et de marchés, de fêtes et de feux de joie. Elle reste comme le chœur de la cathédrale le cœur de la cité.
Notes
- Évocation faite à l’occasion d’une nuit du patrimoine, il y a quelques années.
- Cf. J. B. Marquette, Notes sur l’histoire de la ville de Bazas au XIIIe siècle, Les Cahiers du Bazadais, 2e trim. 1984, n° 65, p. 27.
- Jean Roger D’Anglade, Aperçu sur l’histoire de Bazas…, 1913, p. 67.
- Les Honneurs funèbres de Messire Arnaut de Pontac… Par Mons. M. G. Dupuy, chanoine et second archidiacre de Bazas. Rééd. dans Les Cahiers du Bazadais, 4e trim. 1980, n° 41, p. 25.
- Ibid., p. 31.
- C. des Moulins, Quelques faits à ajouter à la description monumentale de la ville de Bazas, 1846, p. 9-10.




