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À la rencontre d’un caporal de la Territoriale

Paru dans : Les Cahiers du Bazadais, 192-193, 2016, 111-140.

Le journal et la correspondance de Jules Dubernet s’inscrivent dans la longue série des archives léguées par les combattants de la Grande Guerre1. Les Cahiers du Bazadais ont déjà publié trois carnets de guerre de poilus2. À la différence de Renaud Jean, soldat dans un régiment de la Coloniale et d’Eugène Lescouzères, caporal puis sergent au 144e R.I., tous deux de la classe 1907, le caporal Jules Dubernet appartient à la classe 1895. Il fait donc partie de la Territoriale et, de ce fait, ne monte en première ligne que durant de courtes périodes, alors qu’Eugène Lescouzères s’y est trouvé en permanence, avant d’être fait prisonnier en juin 1918. Le journal de Jules, excepté quelques interruptions correspondant à des périodes où il ne se passe rien de notable et aux permissions, couvre la totalité de la guerre, du 14 août 1914 au 23 janvier 1919 ; celui d’Eugène Lescouzères va du 2 août 1914 au 21 août 1915 ; celui de Renaud Jean, blessé au cours de la bataille de la Marne, puis réformé, s’interrompt dès le 13 septembre 1914 ; quant à Félix Frahier, il n’a tenu son journal que du 9 août 1914 au 19 juillet 1915. Eugène Lescouzères, pâtissier dans le civil et Jules Dubernet, sabotier, appartiennent au monde des artisans. Il n’en est pas de même pour Renaud Jean, autodidacte, journaliste et militant qui devient en 1920 l’un des treize premiers députés communistes de la IIIe République. Comme le sergent Lescouzères, Félix Frahier se trouve en première ligne avec le 369e R.I. Deux fois blessé et quatre fois cité, il fut, au début des années 1960, promu commandeur de la Légion d’honneur.

Le journal et la correspondance de Jules sont ceux d’un homme du rang, d’une quarantaine d’années, engagé comme plusieurs de ses amis bazadais dans une guerre dont ils pensent qu’ils ne seront que spectateurs et dont ils n’attendent que la fin, mais qu’ils finissent par faire3.

Jules et sa famille

La correspondance4

Tout au long de la guerre, Jules a entretenu des relations épistolaires permanentes avec son épouse, Andréa, et avec son fils, André, âgé de six ans en 1914, ainsi qu’avec ses parents. De cette correspondance, nous n’avons conservé que des cartes postales, essentiellement celles qu’il a écrites et une poignée de celles envoyées par son épouse. Il nous reste probablement la majeure partie des premières, mais presque toutes les lettres adressées par son épouse ou son fils sont perdues. Si nous avons conservé autant de cartes postales, nous le devons au souhait de Jules de constituer pour son fils une collection. La carte postale fut, on le sait, entre 1900 et 1914, un moyen de communication privilégié, conforté par la vogue des cartes illustrées, l’équivalent aujourd’hui du courriel et, pour les cartes de moins de cinq mots, des SMS. Les militaires, comme leurs correspondants, bénéficiaient de la franchise postale.

Jules fut, comme tous les poilus, profondément affecté par la séparation d’avec les siens. L’envoi de cartes et de lettres lui permit de maintenir avec eux un lien quotidien, sauf lorsqu’il se trouva engagé dans la zone des combats. On peut estimer à plus de 250 le nombre de ses messages auxquels son épouse et son fils ont, bien sûr, répondu. Il en fut de même pour un grand nombre de poilus. Eugène Lescouzères avait envoyé à sa sœur 328 lettres et 33 cartes.

Ce qui nous a étonné de prime abord, c’est la manière dont Jules, mais aussi son épouse et ses proches s’expriment. Les parents de Jules étaient cultivateurs, lui-même était sabotier, son épouse fille d’un petit commerçant. Nous sommes au début du XXe siècle, dans une commune des petites landes du Bazadais. Bien sûr, par-ci par-là, ils trébuchent – comme nous – sur l’accord d’un participe ou écrivent phonétiquement un mot dont ils n’ont pas l’usage quotidien, mais on reste étonné par la qualité de l’écriture à tous les sens du mot.

L’attente du facteur5

Au début de la guerre, alors qu’il est en cantonnement à Nevers ou dans les environs, Jules supporte mal son éloignement d’avec Andréa. Jules est préoccupé par les charges et les responsabilités qui pèsent sur les épaules de son épouse. La vie à Lucmau occupe alors une grande place dans leurs échanges. Puis, peu à peu, un nouveau mode de vie s’établit, rythmé par les permissions qui permettent à Jules d’aider son épouse dans ses tâches quotidiennes.

Rares sont les correspondances dans lesquelles l’un ou l’autre ne se plaint pas du retard dans l’acheminement du courrier. Chaque jour l’un attend une lettre ou une carte de l’autre, aussi l’inquiétude pointe-t-elle lorsque le facteur ou le vaguemestre n’ont rien à leur donner. Même lorsque Jules réside à Nevers, il faut souvent quatre jours pour que les nouvelles de Lucmau lui parviennent : “Ma bien chère amie. Je suis étonné que tu n’aies pas reçu de mes lettres, car je t’ai écrit tous les jours ou tous les deux jours. Voilà quatre lettres et cartes que je t’envoie, une par jour. Je viens à l’instant de recevoir deux cartes que tu m’as envoyées, celle du 12 et du 13, les deux à la fois ; vois que c’est la poste qui retarde”. (16 janvier 1915, n° 12). On ne s’en étonnera pas si l’on songe aux centaines de milliers de lettres qui, chaque jour, étaient échangées entre les soldats et leurs familles. Or, infatigablement pourrait-on dire, Jules et Andréa ne vont cesser, quatre années durant, de disserter sur l’irrégularité et la lenteur de l’acheminement du courrier entre les militaires et leur famille en temps de guerre ! En voici trois exemples chronologiquement proches.

Le 21 mars 1917 (n° 126), en Argonne, Jules écrit : “Hier au soir je n’ai pas encore eu de tes nouvelles, mais je viens tout de même t’envoyer une carte, la faute est à la compagnie qui ne nous expédie pas les correspondances, car sans cela j’en aurai peut-être reçu ; peut-être en recevrai-je plusieurs à la fois”. Le 3 avril suivant : “A midi, j’ai reçu ta lettre du 30 et je vois que tu avais reçu le même jour la mienne datée du 26, ce qui fait que l’une et l’autre elles n’ont mis que quatre jours, de cette façon j’ai les nouvelles plus fraîches que pendant la dernière quinzaine” (n° 128). Le jeudi 12 juillet 1917, d’Auzéville (Meuse) dont il lui envoie une vue panoramique : “Ma chère Andréa. Je viens de recevoir ta lettre du 8, cette dernière n’a mis que trois jours vu qu’elle est partie de Beaulac le 9. Je vois que tu n’avais pas reçu de mes nouvelles, cela provient sans doute du jour où j’étais aux avant-postes que je n’ai pu t’écrire, mais, depuis, je t’ai écrit tous les jours, car je vois d’ici que tu dois être comme moi, attendre de mes nouvelles tous les jours, je t’assure qu’à toutes les distributions de lettres je ne suis pas loin. Je ne t’envoie qu’une carte” (n° 144).

Jules et Andréa6

“Mon cher ami”, “Bien cher ami”, “Mon Jules” “Mon cher Jules”. C’est en ces termes qu’Andréa commence les cartes qu’elle adresse presque quotidiennement à son époux durant plus de quatre années. “Bien chère amie”, “Bien chère Andréa” lui répond Jules. Comment ne pas rapporter la lettre qu’Andréa adresse à son époux, le 3 octobre 1915 : “Mon cher ami. Recevras-tu cette carte le 6, jour de l’anniversaire de notre mariage, qu’importe pourvu que tu la reçoives et que tu penses à moi. Il vaudrait bien mieux que je puisse t’embrasser ce jour-là et te montrer que je t’aime toujours. Mais ma pensée sera vers toi et vers Beaulac, il y a 12 ans. Ne te semblera-t-il pas, mon Jules, de nous voir en époux descendre cette côte, le 6 octobre 1903. Je vois d’ici tes pensées et je t’embrasse bien des fois. Andréa”.

Le 14 janvier 1916, Andréa adresse à Jules une carte représentant, sous le titre “Les suites d’une permission”, une jeune femme tenant dans ses bras des jumeaux emmaillotés avec ce commentaire en gascon : “Coum trobes ma carte, pensi que t’acoumbira et qué seras content” – “Comment trouves-tu ma carte, je pense qu’elle te plaira et que tu seras content”. Lorsque Jules est dans l’Argonne, au printemps 1917, elle a des coups de cafard. Dimanche 1er avril – elle ne précise pas l’année, mais on est bien en 1917 –, il y fait “une vilaine journée de rameaux”. Andréa est allée, le matin, à la messe à Lucmau, à 8 heures et l’après-midi aux vêpres à Bernos, mais, sans nouvelles de son cher Jules, elle ne peut s’empêcher de lui écrire : “Je vis dans l’espoir de tes nouvelles demain, aussi en attendant je te quitte mon aimé et je t’embrasse bien des fois. Ton amie qui t’aime”. N’en doutons pas Jules et Andréa étaient unis par des liens très forts.

Fig. 1. Lucmau. Lettre d’Andréa Dubernet à son mari. 3 octobre 1915.
Fig. 2. Lettre de Jules Dubernet à son épouse. 26 décembre 1916.

André

André occupe une place privilégiée dans le cœur de Jules. Lorsque celui-ci part en août 1914, son fils a 6 ans. Le 10 décembre, alors qu’il rejoint le dépôt de Nevers, de passage à la gare de Bourges, il profite d’un arrêt d’une heure pour lui envoyer la première d’une longue série de cartes postales. Jusqu’à la fin de la guerre, il s’agit le plus souvent d’une correspondance qui s’adresse aussi à Andréa, mais parfois, Jules envoie de courtes missives, à celui qu’il appelle son “cher André” ou son “cher petit André”, son “cher petit fils André” (n° 33), son “cher fils”, son “cher amour”. André lui répond, soit par une lettre, soit par une carte (n° 29, 33, 39, 52, 85). Il vient ainsi lui “souhaiter la bonne année en 1915”.

Jules adresse inlassablement à André une recommandation qui nous permet de penser que son fils était trop dissipé aux yeux de son père : “Je te prie d’être bien sage et de ne pas faire fâcher ta maman”. D’ailleurs, peut-on apprendre à lire et à écrire si l’on n’est pas “bien sage” (n° 6). “Tu deviens grand, il faut que tu sois aimable” (n° 25). Jules attache une grande importance à la scolarité de son fils et apprécie ses progrès en écriture – “Tu écris un peu mieux” (n° 33) – et le félicite de son travail dont il est informé par Andréa. D’une manière générale, il considère l’école, par l’instruction qu’elle dispense, comme essentielle pour l’éducation des enfants. Jules sait lire, écrire, compter et tient à ce que son fils le suive dans cette voie. Il appartient à ces générations pleines de respect pour l’instituteur, détenteur du savoir. C’est à l’école qu’il doit, lui, modeste sabotier, de pouvoir échanger avec les siens des nouvelles quotidiennes. Ce respect se retrouve dans les conseils qu’il donne à André : “J’espère que tu feras ton possible pour écouter monsieur Ducos – l’instituteur – qui sera content de toi, si tu l’écoutes et si tu es sage” (n° 33). Il se réjouit que son fils “aime bien faire ses devoirs” (n° 104). C’est aussi avec plaisir qu’il apprend qu’André fait sa prière le soir et qu’il veuille bien aller au catéchisme (4 septembre 1916, n° 99), mais André préfère parfois regarder sa marraine faire des “merveilles” plutôt que d’aller à la messe ! (n° 118).

C’est à dessein, pour faire connaître à André la géographie de la France, que Jules achète des cartes postales des localités qu’il traverse ou de celles où il réside. C’est le cas lors de son passage à Cuffy (n° 35), lui expliquant que cette commune se situe dans le département du Cher, mais à la limite du département de la Nièvre, à 14 kilomètres seulement de Nevers. Connaître la liste des départements, des préfectures et des sous-préfectures constitue pour les hommes de la génération de Jules un des éléments du bagage d’un écolier des premières années du XXe siècle. De Magny-Cours, il lui adresse une carte qui représente l’entrée du bourg, “là où j’ai couché cette nuit” (n° 61), puis une vue du village de Riousse où il va, chaque jour, “chercher de la nourriture” (n° 89).

Il était courant, à l’époque, de ranger les cartes postales dans des albums. Nous ignorons qui d’André ou de sa mère eut l’idée d’en acheter un. Jules l’apprit à la mi-juillet 1915. Cela l’incita à écrire plus souvent à son fils pour l’aider à “garnir” cet album. Il lui envoie ainsi une carte le 11 puis les 13, 18 et 25 juillet. Le 8 juillet 1916, à l’occasion d’un bref séjour à Autun, il lui adresse une vue de la Foire de Saint-Ladre, une des plus importantes de France. Le 24 mai 1917, de passage à Auzéville (Meuse), il achète une carte postale représentant l’église de ce village (n° 137), le 24 avril 1918, une vue de la cathédrale de Senlis : “Voilà quelques jours que je ne t’ai pas envoyé de carte, mais aujourd’hui je viens t’envoyer une vue d’un pays où je n’étais pas encore passé” (n° 164).

L’une des cartes attire l’attention. Il s’agit d’une remise de décorations à titre posthume, à des enfants dont le père a été tué sur le champ de bataille, faite le 4 janvier 1916, à Saint-Pierre-le-Moûtier, où Jules est alors en cantonnement. Probablement a-t-il voulu faire prendre conscience à André, âgé alors de huit ans, des dangers de la guerre : “Mon cher André. Je t’envoie une carte et tu verras qu’un officier est penché vers de petits enfants. C’est le commandant qui décore de la croix de guerre trois petits enfants qui ont eu leur père tué à la guerre et qui avaient été portés à l’ordre du jour. Alors comme ils avaient mérité cette mention, les petits ont été décorés. Ils étaient contents, mais ils n’ont plus de papa. J’étais à cette décoration moi et j’ai fait une croix en face d’un lieutenant qui commande la compagnie où je suis. Voyons si tu le trouves sur la carte ; par-derrière la statue de Jeanne d’Arc. Tu verras aussi des baïonnettes. C’est des soldats qui sont là…” (1er avril 1916). Le 5 juin, Jules envoie à André une seconde vue de cette cérémonie7.

Fig. 3. Saint-Pierre-le-Moûtier. Décoration de la croix de guerre, le 4 janvier 1916. 1er avril 1916.
Fig. 4. Monument aux Morts. Carte postale (photo M. Delboy).

La famille

Jules entretient aussi une correspondance avec tous les membres de sa famille : parents, beaux-parents (cartes conservées de l’été 1915), oncles – “tonton Abel” – tantes, cousins. Il y fait allusion dans les cartes adressées à son épouse ou à son fils. Le 5 novembre 1915, il écrit à son père : il lui parle d’une marche de 18 km qu’il vient de faire (n° 62). Chaque fois qu’il écrit à Lucmau, il a une pensée pour son père et sa mère, mais aussi pour les parents de son épouse ; il salue “mémé de Piouguet”, tante Maria, Juliette, tonton Toussart (14 juillet 1915, CP BP BM).

Un soldat à l’arrière

L’attente de la fin de la guerre

C’est à cela sans aucun doute que ne cessaient de penser tous les poilus. Jules attend la fin de la guerre dès le premier jour. Il ne fit aucun commentaire lorsqu’elle cessa. Le 29 décembre 1914, il vient présenter ses vœux à ses parents : “Ce que nous avons à desirer, écrit-il, c’est que cette nouvelle année nous apporte la victoire au plutôt, à seule fin de pouvoir vivre en paix et revenir auprès de ceux qui nous sont chers” (CP PM). Dans les lettres qu’il écrit depuis Nevers il ne cesse de faire part de l’espoir qu’il a de retrouver au plus tôt les siens : “2 janvier 1915. Chère amie, Je viens par ces quelques mots m’entretenir avec toi et te raconter comment j’ai passé la journée d’hier. Elle n’a pas été bien gaie, car je n’étais pas auprès de ceux avec qui j’étais les années passées, mais ce qui me console c’est que bientôt nous nous retrouverons réunis et ce jour-là sera une vraie joie pour tous” (n° 7). Le 21 janvier, à l’occasion de l’envoi d’une photographie, il lui écrit : “Je te dirai que pour être ennuyés nous le sommes, ne serait-ce que d’avoir toujours la même idée dans la tête, être si loin de ceux qui nous sont chers et ne savoir quand viendra le moment de revenir auprès de vous tous, enfin prenons tous patience et ce beau jour viendra […]” (n° 13) ; encore le 28 juillet : “[…] il vaudrait mieux que cette guerre finisse au plus tôt à seule fin que je revienne auprès de vous tous” (n° 40) ; le 15 août, à propos de son fils malade : “Je serais très content de pouvoir t’aider à le soigner, malheureusement il n’en est pas ainsi, espérons que ce moment attendu arrivera sans trop tarder” (n° 45). Anne, sa sœur, s’adresse en ces termes à Andréa, le 12 décembre : “Oui, que Dieu veuille que l’année qui commence soit meilleure que celle qui finit. Que la paix vienne le plus tôt possible pour que chacun rentre dans ses foyers”.

Le dimanche 26 novembre 1916, en route pour le front, il espère toujours une fin proche, mais on note une certaine résignation : “Il faut vivre dans l’espoir que sans trop tarder nous nous reverrons et que cette triste guerre finira”. Même sentiment, un an plus tard, lorsque le 31 décembre 1917 (n° 160), alors qu’il se trouve à l’ouest de Verdun, il s’adresse à Andréa : “Voilà que demain étant le 1er jour de l’année nous allons le passer encore bien éloignés l’un de l’autre. Il faut tout de même vivre dans l’espoir que cette année nous apportera la paix et que l’an prochain nous le passerons ensemble”. C’est la lassitude qui l’emporte, seul le mot paix est prononcé. Il n’est pas question de victoire.

La vie d’un territorial

Mis à part le bref intermède de février 1915 au cours duquel il partit sur le front de l’Artois – trois mois en incluant son hospitalisation et sa convalescence –, la vie de Jules s’est déroulée en deux périodes : son cantonnement à Nevers et ses environs du 9 décembre 1914 au 25 novembre 1916, soit 20 mois ; sa présence dans la zone des armées du 28 novembre 1916 au 11 novembre 1918, soit 23 mois, sans compter l’attente d’une démobilisation qui n’arriva que deux mois plus tard.

Grâce à son journal nous sommes renseignés – hormis quelques brèves interruptions pour Nevers – sur l’emploi du temps quotidien du caporal Dubernet. La description qu’il en donne se réduit à l’essentiel, souvent un mot suffit, “exercice, marche, repos”, d’autres fois une brève annotation. Jules est plus bavard quand il part en permission. En fait, ce n’est qu’à deux reprises qu’il se fait narrateur, lorsqu’il évoque sa présence à Verdun et dans les tranchées de l’Argonne, mais son récit, forme et contenu, ressemble à celui de l’histoire du régiment. La correspondance qu’il entretient avec son épouse, son fils ou les autres membres de sa famille nous permet d’en savoir plus. Cette correspondance – secret militaire oblige et souci de ne pas inquiéter les siens – ne contient aucune information sur les combats auxquels Jules a participé. Le contraste est total entre la période “nivernaise” et celle où il se trouve dans la zone du front, mais ce n’est pas de la manière à laquelle on aurait pu s’attendre. À Nevers, Jules se plaint de sa santé, de l’hébergement et de la nourriture. Marqué par son engagement en Artois, il vit, soutenu en cela par sa famille, dans la crainte d’être envoyé sur le front. Sa confrontation avec les bombardements et la boue de Verdun en fait un autre homme. Jamais plus dans son journal, la moindre plainte, sinon contre la pluie, la neige et le froid et le “sale pays” qu’est l’est de la France. Engagé en première ligne en Argonne, la relation qu’il en fait est celle d’un soldat qui exécute simplement les ordres, le mieux qu’il le peut, comme il faisait ses sabots.

Activités à Nevers

Nous découvrons ce qu’était la vie d’un territorial de l’arrière au moment où se livraient, en 1915, les batailles de Champagne, d’Argonne et d’Artois et, en 1916, celles de Verdun et de la Somme.

Pendant 18 mois, de Pignelin à Saint-Pierre-le-Moûtier, Jules mène la vie de garnison. L’instruction de territoriaux “récupérés” puis celle des “bleus” des classes 1914 et 1915, de septembre à décembre 1915, et la garde de l’usine de Guérigny, en septembre 1916, viennent en rompre la monotonie.

Au cours de ces deux années, la santé de Jules n’est pas bonne. Sensible aux vaccinations, mais rassuré, il s’inquiète alors des épidémies, celle de scarlatine en décembre 1914, ou même de typhus ! Le 18 septembre 1915, il informe son épouse d’une épidémie de méningite et d’une autre de rougeole. Il reste silencieux sur les raisons de son évacuation, trois jours après son arrivée sur le front : il s’agit probablement d’un refroidissement sans gravité puisque, 10 jours plus tard, il rejoint sa compagnie (21 février 1915). Une semaine après, il est évacué une nouvelle fois pour une angine. Il passe alors près d’un mois à Ernée, avant de partir deux mois en convalescence à Lucmau. De retour à Nevers, il reprend l’entraînement “doucement sans fusil”, mais il pense qu’il ne pourrait pas aller bien loin dans le cas contraire. Le temps orageux le “fatigue un peu”, mais il se trouve en meilleure santé, car il ne fait pas grand-chose (7 juin). Jules a manifestement éprouvé de grandes difficultés à passer de la vie civile à celle de soldat, mais progressivement l’adaptation se fait. Il reste néanmoins prudent : bien que l’on soit le 30 août, il ne se baigne pas dans la Loire, car “le vent était froid et nous avions chaud”. En fait, Jules ne savait pas nager. Il ne profite pas d’une permission pour aller à Nevers “car il va faire bien chaud” (8 août 1915). Le 25 décembre, il doit s’aliter, mais “ce n’était que des coups d’air”. Le 5 novembre 1915, il note qu’après une marche de 18 kilomètres, alors que les jeunes “en avaient assez”, il n’était pas fatigué – certes, il ne portait pas de sac – et trouve qu’il s’en sort assez bien (n° 62). L’entraînement avait du bon.

Le cantonnement était assuré dans des conditions variables. Dès le 9 novembre 1914, à Saint-Médard-en-Jalles, Jules contribue au doublement des tentes pour lutter contre le froid. Curieusement dans les zones arrière comme à Nevers, près de six mois après le début de la guerre, le cantonnement est pour le moins rustique : “Nous sommes à Nevers jusqu’à quand, je n’en sais rien, toujours demain on va nous porter de la paille que nous allons mettre dans une toile qui nous servira de paillasse, ce qui sera bien mieux et plus propre que de falloir coucher sur la paille brisée comme si c’était des cochons qui y séjournent […]” (11 janvier 1915, n° 10).

Les permissions8

Elles sont essentielles pour maintenir le moral des troupes. Mais dans ce domaine aussi, on note un changement dans l’attitude de Jules. Bien sûr, comme tous ses camarades, il les attend avec impatience, mais paradoxalement c’est alors qu’il se trouve à Nevers qu’il essaie d’en obtenir de plus nombreuses, alors qu’à partir de novembre 1917, il attend son tour (31 mars-24 mai 1915 : convalescence de 55 jours, 10-16 décembre 1915 : permission de six jours, 11-20 novembre 1916 : permission de détente de 9 jours). À ces permissions qui permettaient à Jules de passer quelques instants à Lucmau, s’ajoutaient des permissions d’une journée au moins, pendant tout le temps que Jules resta au dépôt de Nevers. Ainsi en 1915 : 4 juillet, 10 juillet : repos concert à Nevers, 18 : repos, promenade, 25 juillet, 1er, 8, 15, 22 (dimanche), 29 (dimanche) août, 5 septembre : il accompagne Labé. Le 29 août 1915, Jules informe ses beaux-parents qu’il pourrait avoir une permission de 15 jours. En effet, on leur a lu au rapport que les territoriaux y avaient droit, à l’occasion des vendanges. Il suffirait, dit-il, que “M. Ladone, probablement maire de Bernos où résidaient ses beaux-parents, veuille me faire un certificat comme quoi vous êtes de Bernos et déclarer que je peux vous être utile, faute de main-d’œuvre pour aller vendanger, chez Labé par exemple, en précisant qu’il n’y a pas d’épidémie dans la commune”. Il ajoute “qu’il y en a beaucoup qui ne sont pas agriculteurs ou viticulteurs et qui y sont allés [en permission] et veulent y revenir ; avec un certificat bien fait, on envoie tout le monde ici”. Et de préciser que s’il ne s’est pas adressé au maire de Lucmau, c’est parce qu’il n’y a pas de vignes dans cette commune ! Nous ignorons quelle suite fut donnée à cette démarche.

Les amis9

À Nevers, mais aussi plus tard, sur le front, Jules a retrouvé des Bazadais ou des Girondins et s’est fait de nombreux amis. En raison de l’assiette géographique étroite qu’avaient à l’origine les régiments de la territoriale, on aboutit au regroupement de soldats qui se connaissaient déjà dans le civil : Lavigne de Bazas (29 février 1916, n° 83), Labé de Bernos, et Bouriot. Le 7 septembre 1915, Jules revient à son ancien cantonnement : “Je me trouve à 1 km½ de Labé… avec Bouriot il y a un peu plus de distance, ce dernier nous trouve à dire ; nous ne faisions pas un pas les uns sans les autres […]. J’ai passé l’après-midi de dimanche avec Labé, nous avons fait aux cartes” (15 novembre 1915, n° 67). Parfois, c’est par dizaines que des Bordelais se retrouvent, comme ce fut le cas lors d’une marche le 9 août 1915 : ils étaient une cinquantaine à parler “le patois du pays”. Parmi les amis dont parle Jules, Touron est le plus proche.

Les Bazadais, comme l’écrit Andréa, sont de “bons commissionnaires” auxquels elle pourra confier des colis pour son époux (15 septembre 1915). Jules profite du départ en permission de ses amis pour leur confier des lettres ou des colis. Ainsi, à la Toussaint 1915, Labé apporte une lettre à Jules qui en envoie une à Andréa par l’intermédiaire de Bouriot (n° 62). Le 16 novembre, Labé repartant en permission, apporte une nouvelle fois des nouvelles à Andréa (n° 67). “Je t’ai envoyé la boîte de ta mère par Labé qui vient de partir en permission”, annonce Jules le 19 novembre 1915 (n° 69). Il envoie plus tard à son épouse un pantalon et une paire de souliers de repos par l’intermédiaire de Lavigne qui doit laisser le colis chez Alfred Labarrière, charron à Bazas (29 février 1916, n° 83).

Les colis

Il s’agit de colis postaux, transportés par chemin de fer, qui permettent d’améliorer l’ordinaire, mais ils établissent aussi un lien matériel. Jules en a reçu de son épouse (n° 8, 9, 13, 24, 29 ; 18 juin 1915, n° 38 ; 17 août 1915, n° 46), de sa mère et de sa belle-mère (n° 11, 14, 28). Ces colis, il les réclame : ainsi, le 28 janvier 1915, alors qu’il est sur le point de partir en Artois, il demande à son épouse de lui en envoyer un. “Si nous ne sommes plus là, il me trouvera là où je serai” (n° 15). Le 24 juin, il s’inquiète de ne pas avoir reçu le colis annoncé (n° 32). Le 21 janvier 1917, il en reçoit un de sa marraine (n° 114). Ces colis arrivent parfois en grand nombre : c’est le cas pour la Noël 1916, après les durs moments passés à Verdun : Jules en reçoit deux et Touron, son ami, trois : “Tu peux voir que nous avons de quoi faire la Noël. Il est vrai que nous avions besoin de quelque chose pour nous réconforter” (26 décembre 1916, n° 11). De quoi s’agissait-il ? Une bonbonnière (n° 8), de la confiture qu’il trouve très bonne, des miques (n° 9) ou du cochon lorsqu’on le tuait. Jules demande en janvier 1915 qu’on lui envoie du boudin, de la saucisse, du pâté et un morceau de filet, mais “pas beaucoup en cas qu’il se perde” (n° 15), une “roumatjade” (juin 1915, n° 29) qu’il a trouvée excellente, un poulet et du chocolat de ses beaux-parents (n° 28), du confit* (n° 45), une poularde bien grasse (3 novembre 1916, n° 105) des merveilles (21 janvier 1917, n° 114). Par contre, le 30 juin 1915, il demande à son épouse de ne plus envoyer des œufs, car pour cinq sous – 25 centimes –, on a une omelette ou deux œufs au plat (n° 32). Si certaines de ces denrées sont encore présentes sur les étals, il en est d’autres qui ne sont plus guère que des souvenirs. C’est le cas des miques. Il doit s’agir de celles qui étaient confectionnées avec de la farine de maïs, du miel, de l’eau, du sel et de l’anis. On préparait une bouillie en chauffant l’eau et le miel dans un chaudron, en ajoutant de la farine et en tournant le mélange. On faisait ensuite refroidir la pâte que l’on pétrissait avec de la farine. La pâte roulée était découpée en tranches épaisses jetées dans l’eau bouillante pendant une demi-heure10. La “roumatjade” était confectionnée avec du fromage – mais lequel ? – ; quant au confit, vraisemblablement de porc, il était tiré de pots en grès.

Les conditions de transport n’étant pas idéales, le contenu des colis en souffrait : la bonbonnière avait été écrasée et la moitié des bonbons étaient attachés (n° 8). Le temps mis par certains colis pour arriver à destination altérait la conservation des denrées : ainsi les miques étaient-elles moisies (n° 9) et Jules demanda qu’on ne lui adressât plus de ces “bêtises”, mais le colis du 3 juin 1915 était “intact” (n° 24) ; par contre, si les merveilles reçues le 21 janvier 1917 étaient excellentes, elles étaient en miettes (n° 114). Certains colis se perdaient, l’adresse n’étant pas bonne (n° 11, 13). Avant son départ pour une période d’instruction au maniement du fusil-mitrailleur, Jules demande le 17 mars 1917 qu’on interrompe temporairement les expéditions : “Ne m’envoie pas de colis de quelques jours, car je ne pourrai les recevoir, donc, attends que je te le dise” (n° 125).

L’habitude se prit de partager avec les copains le contenu de ces colis. Jules fait honneur avec Bouriot au poulet que lui a envoyé sa belle-mère (14 juin 1915, n° 28), le 9 août suivant, d’une volaille dont “il a fait part”, la veille au soir, à Lucien Labé de Bernos (CP BP BM). Le 17 août 1915, il emporte la moitié du confit qu’il a reçu la veille et le mange sur le champ de tir, après quoi il fait le café, en l’absence de ses copains occupés à un battage. Le même jour, un de ses camarades de Bordeaux, de retour de permission en rapportant un poulet et du “vin de Bordeaux”, invite Jules qui se réjouit de “bien manger encore ce soir” (n° 46). Le 24, c’est Bouriot qui a reçu du jambon et un morceau de confit. Ils font sauter “ça” avec de l’oignon et mangent de bon appétit (n° 50). Le 3 novembre 1916, il remercie ses parents des palombes qu’ils lui ont envoyées : “Je me suis bien régalé avec mon camarade Bouriot”. Le 19 novembre 1915, Labé et Laboyrie sont venus “manger avec moi”, rejoints par un autre camarade qui avait apporté un poulet, Jules ayant reçu de son côté du civet, jugé excellent (n° 69).

Les “extras”

Cependant, aux yeux de Jules et de ses amis, ces colis ne sont pas suffisants. Le 15 août 1915, avec Bouriot et trois autres camarades, ils ont décidé d’acheter un canard “et de le manger” (n° 45) ; plus simplement, on fait une omelette (8 septembre 1915, n° 55), ou bien on va au restaurant. Le 2 janvier 1915, Jules soupe en ville avec deux camarades (n° 7) ; le 4 octobre suivant avec Labé, Bouriot et Duthuron de Grignols, après s’être promenés sur les bords de la Nièvre, ils sont allés faire une collation qui leur sert de souper. Ils achètent une entrecôte de bœuf et deux beaux melons qui leur coûtent six sous (0,31 francs). Le dimanche 15 novembre, Jules dîne avec quatre copains (n° 67). Quand il est à Saint-Pierre, le restaurant se trouvant en face du poste, il suffit de traverser la rue. Jules y dîne avec Labé, le soir de Noël 1915 (n° 75) ; la veille, il était allé y manger deux œufs qui lui avaient coûté 12 sous (n° 75) et, à midi, alors qu’il était souffrant, il avait trouvé de la dinde à la cuisine de la compagnie ! Le 23 décembre 1915, l’oncle d’un “récupéré”, un notaire, l’invite “à souper à l’hôtel” (n° 74). Un des épisodes les plus insolites se produit à la fin du mois de juin 1916. Alors qu’il se trouve au château de La Barre, à Livry, Jules apprend d’un cuisinier que, dans un étang voisin, les carpes abondent. Bien que n’ayant jamais pêché, il prend avec une ligne que lui a prêtée le cuisinier 17 carpes qu’il juge très belles, une pesant une demi-livre et six autres un quart (“une bonne friture”), aussi se promet-il d’aller à la pêche tous les tantôts (n° 93). Le 8 juin 1917, il déguste avec Touron les premiers petits pois de la saison (CP 10) et le 28 septembre, c’est un cochon découvert on ne sait où, qui vient améliorer l’ordinaire de l’escouade. Le 4 octobre 1917, il part avec des camarades dans la forêt d’Argonne, à la cueillette des champignons et en trouve quatre “bien jolis” (n° 149).

Il est clair que Jules et ses compatriotes du Bordelais ou du Bazadais trouvaient l’ordinaire insuffisant à la fois en qualité et en quantité. Dans une carte adressée le 3 mars 1917 à Andréa, sa belle-sœur, Anne écrit que son fils Gérard “n’est pas trop mal, sauf qu’on les fait crever de faim”. Il ne faudrait pas croire, pour autant, que les confits, palombes, civets et volailles figuraient au quotidien sur les tables familiales11. Ces plats de fête plus encore que les lettres sont une autre manière de maintenir un lien avec le pays. Jules recevait aussi de temps en temps de l’argent de ses parents (30 francs), dont il les remercia le 5 novembre 1915, ou d’Andréa (mandat de 50 francs), le 24 juin 1916 (n° 92).

Découverte de la France

Jules était curieux. S’il est soldat, il ne cesse pas pour autant de s’intéresser aux lieux qu’il traverse lors de ses permissions et, plus encore, à ceux où il fait étape avec sa compagnie, fut-ce dans la “zone des armées”. Il le note avec précision dans son journal. Alors qu’il vient de quitter Bordeaux, lors d’une halte en gare de Bourges, il achète une carte postale représentant les portails de la cathédrale : “Nous ne sommes pas arrivés à destination vu que nous sommes à Bourges. C’est une jolie ville. Nous avons une heure d’arrêt” (10-12 décembre 1914, n° 2). Lorsqu’il est en cantonnement, s’il a un instant de libre comme à Guérigny, il part “avec des camarades faire une promenade aux alentours de la ville” (24 octobre 1916, n° 103). Il trouve que l’église “n’est pas belle, pas plus à l’intérieur qu’à l’extérieur” (29 octobre 1916, n° 104). Arrivé en Argonne, il va à Sainte-Menehould “visiter la ville” (18 mars 1917). Il était aussi intéressé par les activités des régions traversées et en profitait pour faire une leçon de géographie à son fils.

Jules, catholique pratiquant12

Jules était sacristain dévoué à sa paroisse13. Le 4 octobre 1917, Andréa se rendit à Verdelais, probablement pour y faire un vœu (n° 149). À aucun moment, Jules ne mentionne la présence d’un aumônier, que ce soit à Nevers ou au 64e R.I.T. Il note seulement, de temps en temps, une messe à laquelle il assiste. Ainsi, le 28 mars 1915, en convalescence à Ernée, “il y avait beaucoup de monde” ; le 9 octobre 1916, il va à celle de Guérigny dont il précise “qu’elle était chantée”, remarque qui n’a rien d’étonnant de la part d’un “chantre” (n° 104). Il complète la date de son journal par la mention de deux fêtes religieuses : 9 mai 1918, jour de l’Ascension, et 19 mai, Pentecôte.

Le culte de Jeanne d’Arc

Y avait-il une statue de Jeanne d’Arc dans l’église de Lucmau ou bien Jules ne connaissait-il l’histoire de la bergère de Domrémy qu’à travers ses livres d’école ou des images pieuses ? Toujours est-il qu’il avait pour elle un respect mêlé d’admiration. Le 15 novembre 1915, il envoie à Andréa une carte représentant la statue de Jeanne à Saint-Pierre-le-Moûtier où il se trouve alors cantonné. Il précise que c’est la ville de Saint-Pierre qui l’a faite élever et cite le texte de l’inscription qui figure sur le socle : “A Jeanne d’Arc, libératrice de Saint-Pierre” (n° 67). La ville fut, en effet, libérée par Jeanne le 4 novembre 1429, alors qu’elle était en route pour s’emparer de La Charité. Jeanne épargna la ville du pillage et serait venue prier régulièrement dans l’ancienne église prieurale dépendant de Saint-Martin de Tours. La garnison anglaise offrit une forte résistance à l’attaque des Français et si la ville fut finalement prise, on le doit à la détermination de Jeanne d’Arc14. Le 17 octobre 1916, Jules envoie à son fils une carte représentant la maison de Jeanne d’Arc à Domrémy, mais nous ignorons comment il avait pu se la procurer (n° 101). Le 21, à l’occasion d’un voyage à Orléans où, avec son ami Touron, il a conduit des prisonniers allemands, il profite du temps dont il dispose pour visiter la ville : “Alors nous sommes sortis et, sitôt après avoir visité la statue de Jeanne d’Arc que je t’envoie et la grande cathédrale ci-dessus, notre travail de tous les deux est de venir donner de nos nouvelles à nos chères épouses. Je suis très content de mon voyage, car Orléans est une belle ville, la cathédrale est ce qu’il y a de beau et, d’après la photo, tu verras qu’elle est très grande et à l’intérieur très belle, car il y a sur les vitraux, à l’intérieur, toute la vie de Jeanne d’Arc jusqu’à ce qu’elle a eu délivré la ville et sa mort. Te dire comme ces vitraux sont chics il faut le voir pour le croire. On la voit dans sa plus belle armure avec les soldats et le roi. La statue est très belle et sur la place où cette dernière se trouve, tous les hôtels, cafés et marchands ont l’enseigne de Jeanne d’Arc à leur devanture. Après avoir fait les cartes, nous allons aller nous promener encore” (n° 102). Huit jours plus tard, il adresse à son fils une carte représentant “La prise d’Orléans par Jeanne d’Arc par J.E. Lenepveu” (n° 104). Il s’agit de la reproduction de l’une des quatre peintures sur le thème de la vie de Jeanne d’Arc, réalisée par cet artiste de 1886 à 1890 pour la nef du Panthéon. Pour compléter la collection d’André, Jules lui envoie encore le 23 novembre 1918 une carte représentant la statue de Jeanne à Compiègne (n° 177).

Fig. 5. Saint-Pierre-Le-Moûtier. La statue de Jeanne d’Arc. 15 novembre 1915.
Fig. 6. Saint-Pierre-Le-Moûtier. Église. 23 décembre 1915.
Fig. 7. Domrémy. Le monument Mercié et la maison de Jeanne d’Arc. 17 octobre 1916.
Fig. 8. Orléans. Statue équestre de Jeanne d’Arc. 21 octobre 1916.
Fig. 9. Orléans. La cathédrale. 21 octobre 1916.
Fig. 10. Orléans. La prise d’assaut d’Orléans par Jeanne d’Arc. 29 octobre 1916.
Fig. 11. Compiègne. Statue de Jeanne d’Arc. 23 novembre 1918.

Sur le front

En attendant de partir

Jules avait, durant quelques jours, fait connaissance avec la guerre, en Artois, au printemps 1915, une expérience de courte durée. Le 25 janvier 1915, il parle sans faire de commentaire de son prochain départ, mais se réjouit d’un retard d’une semaine occasionné par le trop grand nombre de maladies : “ce sera autant de pris”. Évacué trois jours après son arrivée et une brève convalescence, il demande à repartir (18 février), mais pour peu de temps, puisque, de nouveau malade, il est évacué une seconde fois. Le front est à cette époque stabilisé, les Français étant parvenus à maintenir les attaques des Allemands à hauteur de Notre-Dame-de-Lorette. Le 9 mai, ils lancent une offensive pour s’emparer de la crête de Vimy dont le contrôle permettait de dominer la plaine de Douai et le cœur industriel du nord de la France occupé par les Allemands. Si Notre-Dame-de-Lorette tombe le 12, les Français ne réussissent pas à s’emparer de Vimy. Les pertes sont importantes dans les deux camps, Jules était alors en convalescence à Lucmau. Il ne revient pas en Artois et, après avoir échappé à la réforme, rejoint Nevers le 25 mai. De ses cinq jours de tranchée, Jules ne nous dit rien, ni dans son journal ni dans sa correspondance.

Le 10 août, il pense qu’il va repartir sur le front, mais dit-il “ça ne lui donne pas de la peine d’y revenir, car je sais que je serai évacué”. Il pense à ce qui s’était passé au mois de février, cependant il n’est qu’à demi rassuré, car “pour être évacué il faut d’abord aller aux tranchées”. Jules voit dans sa nomination comme instructeur de territoriaux la certitude que, pendant deux à trois mois, il restera à Nevers (3 septembre 1915). Le 8 février suivant, de nombreux départs ont lieu, mais Jules se rassure, car il est allé deux fois au front, ce qui n’est pas le cas de ceux qui partent. Commentant le fait que 10 hommes de son escouade se sont portés volontaires, il déclare : “Une fois qu’ils y seront allés une fois, ils ne seront plus volontaires”. Le 8 juillet, il est désigné, par erreur, avec ceux de la classe 95, pour partir en renfort au 229e R.I.T., à Autun.

Pour ses proches, le “front” est un mot maudit qu’on ne prononce qu’à demi : “Espérons qu’ils ne partiront pas encore au front”, dit Andréa parlant des camarades avec lesquels Jules a passé la journée du dimanche (7 octobre 1915). Mais comment y échapper ? Jules ne pouvait invoquer l’exercice d’une profession qui l’aurait rendu plus utile à l’arrière, comme ces mouleurs de Beaulac, rappelés à la fonderie, qui “doivent être contents de revenir travailler plutôt que de rester toujours au front” (30 juillet 1915, n° 41). Au mois d’août 1915, sa belle-mère voulut faire mobiliser son gendre comme ouvrier spécialisé “à Facture”, mais nous ignorons dans quelle usine. “Il en part tous les jours ici à la compagnie travailler dans des usines et des jeunes. Vous verrez si vous pouvez faire quelque chose de ce côté-là”, lui répond-t-il sans trop de conviction (17 août 1915). L’autre solution, c’était bien sûr la réforme. Sa belle-mère lui en avait aussi parlé. Jules lui explique qu’il n’a pas une maladie qui pourrait le faire réformer. Il lui rapporte que, lorsqu’il avait changé de compagnie, le major avait écouté ce qu’il lui avait dit, mais l’avait occulté très vite. Il n’est pas facile, lui dit-il, de passer dans l’auxiliaire et “les majors, surtout ici, ont reçu des ordres très sévères. Il y en a qui sont estropiés. On les a mis à l’entraînement. Donc je crois qu’il n’y a rien à faire de ce côté-là”. Andréa réussit à obtenir un certificat, mais en pure perte, car Jules fut, à ce moment-là, désigné pour faire l’instruction des “récupérés” (3 septembre 1915, n° 54). De plus, ce certificat portait sur le “travail du bois” or “on nous a lu hier qu’il fallait être demandé par des patrons qui travaillent pour les besoins de l’armée”.

Louis Larraux, époux d’Anne, sœur de Jules, mais plus âgé que lui, avait obtenu un mois de convalescence au mois d’août 1915, puis une prolongation d’un mois. Son fils Gérard, ouvrier chez un forgeron de Bernos, ayant l’intention de s’engager, sa mère l’invita, le 21 août, à venir voir son père avant que celui-ci ne reparte : “quant à t’engager, ne fais pas de bêtises, je te prie. D’ailleurs tu ne peux sans le consentement de ton père. Puis tu attraperas15 peut-être encore à y aller”. En décembre, Anne s’inquiète pour Gérard : “Il est un enfant encore. La classe 17 part le 3 [en fait le 7 janvier 1916], comme tu dois le savoir”. En effet, pour éviter la pénurie d’hommes, l’appel des classes se fit avec deux années d’avance sur la date théorique d’incorporation. Au lieu d’avoir 20 ans, les recrues n’en avaient que 19.

Durant près de 18 mois, Jules fut témoin de nombreux départs ; il n’ignorait pas que son tour viendrait. Dès février 1916 (n° 81), il savait que la territoriale avait été largement engagée dans les combats autour de Verdun. Il faillit partir en juillet 1916, mais en réchappa pour quelques semaines, la classe 95 restant encore dans la territoriale tandis que celles de 96 et 97 avaient été intégrées dans la réserve de l’active.

Au front

Passé au 64e R.I.T., Jules partit pour Verdun le 23 novembre. C’est la fin de la bataille qui a débuté le 21 février. Les Français ont alors repris aux Allemands l’ouvrage de Thiaumont et le fort de Douaumont, depuis le 24 octobre, et le fort de Vaux, depuis le 1er novembre. Le 29, la compagnie de Jules se trouve face à Thiaumont où elle construit une route ; le 13 décembre, elle ravitaille le fort de Douaumont ; le 15, elle participe à une attaque, la dernière qui a pour but de libérer les zones de couverture des forts. Trois jours durant, Jules fait alors connaissance avec les bombardements et perd deux hommes de son escouade. Quelques jours plus tard, il se retrouve en Argonne. Depuis l’offensive allemande de l’été 1915 qui n’avait abouti à aucun résultat décisif, ce secteur, hormis dans sa partie occidentale (bois de la Gruerie), était devenu purement défensif.

La lecture du journal est révélatrice du changement de son état d’esprit. Il porte un regard critique sur des passe-droits dont bénéficient certaines catégories de militaires de la classe 95. Il s’étonne que l’on trouve dans la territoriale des gradés des classes 97 et plus jeunes, alors que les hommes étaient déjà passés dans la réserve d’active. “Ils s’en vont demain ou après-demain et cela ne les fait pas bien sûr rigoler ; pourtant là, ils seront à leur place et doivent s’estimer heureux d’être restés dans la Territoriale” (10 avril 1917). De nombreux régiments de la territoriale furent alors engagés en Argonne assurant plusieurs missions : corvées, travaux de maintenance et montée en première ligne. Du 16 avril au 28 septembre 1917, cinq mois durant, Jules y est engagé. C’est avec la même minutie qu’il rapporte la pose de fils de fer barbelés, une patrouille de nuit ou la riposte à un coup de main des Allemands. Responsable d’un poste, il transporte lui-même un caporal blessé dans la tranchée. Il est au combat comme devant son établi. Durant son séjour en Nivernais, Jules n’avait utilisé qu’une seule fois “boche” pour désigner un Allemand, à l’occasion d’un convoiement de prisonniers vers Orléans. Tout change au mois de mai 1917 : le 13, puis le 17 et le 18. Le 12 mai 1918 dans une carte adressée à son fils, il évoque “les pauvres petits enfants qui ont dû quitter le pays, les boches n’étant pas bien loin”. Le 5 septembre, comme il l’aurait fait d’un lièvre, “il chasse le boche qui file à toute allure16”.

Le 2 octobre 1917, la compagnie de Jules se déplace au nord-ouest de Verdun, dans les secteurs de Chattancourt, de la cote 304 et du Mort Homme, reconquis par les Français au cours de l’été précédent, où elle est employée à des travaux de terrassement ou forestiers. Le 22 avril suivant, la compagnie se déplace au sud de Montdidier, puis jusqu’à l’armistice, elle ne fait plus que suivre l’avance des armées alliées.

Bref, Jules se retrouve régulièrement en première ligne à partir de novembre 1916, exposé à un danger quasi permanent avec les bombardements (autour de Verdun et dans l’Argonne en 1916-1917, dans la Somme en 1918), les tirs d’artillerie (“à l’heure où je note [19 mai 1917], grande lutte d’artillerie, grenades et torpilles, la terre en tremble”, extrait qui constitue une des rares descriptions des combats auxquels participe Jules) et même les attaques au gaz (20 août 1917, 27 janvier et 9 juin 1918).

Au cours de ces années passées au front, Jules découvre l’importance de l’aviation et de l’automobile. De l’aviation, il en parle pour la première fois le 17 mars 1917 : “Il fait beau. […] Les avions vont se promener sans doute”. Le 29 novembre : “il fait beau, les avions allemands “volent” ”. Par précaution, Jules se hâte avec les autres “poilus” de faire le travail qu’on leur a confié et de regagner les souterrains, pour ne pas être bombardé. Le lendemain de l’armistice (11 novembre 1918), des avions français survolent la revue de la division. Quant à la voiture, il en apprécie pleinement les avantages : le 2 mai 1917, il note qu’il a “pris” la voiture pour la Grange-aux-Bois, puis “la voiture de ravitaillement” qu’il utilise par la suite à plusieurs reprises. Le lendemain, il fait encore 12 kilomètres en voiture, car il a un “cocher” à sa disposition – mais il s’agit bien d’une voiture automobile et d’un chauffeur. Luxe suprême, c’est une voiture qui le conduit “au front”. Il découvre ensuite l’autocamion à Chattancourt (23 décembre 1917).

Autre découverte : les Américains. Jules en parle pour la première fois, le 17 juin 1918, lorsque sa compagnie creuse des tranchées avec eux, près de Montdidier. Il en rencontre aussi lors de sa permission à Lucmau, en septembre 1918 : en effet, la 18e compagnie du 6e bataillon du 20e Engineers (sapeurs) s’était établie à Captieux, depuis avril17. Il note avec satisfaction que la fête nationale américaine est le 4 juillet, ce qui lui vaut une journée de repos.

En 1917 et en 1918, la vie de Jules s’organise au rythme des diverses affectations de sa compagnie. Ce que Jules supporte le moins, c’est le froid et la neige. Le 10 avril 1917, il écrit à Andréa : “Je crois que cette semaine est la semaine sainte, car il fait bien vilain ; le matin, il gèle bien fort et, la journée, de belles bourrasques de pluie, neige et verglas ; à chaque moment, le sol est blanc, mais cela fond à mesure. Toujours nous sommes dans un vilain pays, car nous passons un mauvais hiver et ce sera avec plaisir que nous pourrons voir arriver le beau temps”. Ces quelques mots sont bien ceux d’un homme du Midi dépaysé par les rudes hivers de l’Argonne qui n’en finissent pas. Attardons-nous sur la référence que Jules fait à la semaine sainte. Une croyance voulait que cette semaine, et plus particulièrement le Vendredi saint, fût un jour de vent et de pluie (doulente), ce qui arrivait parfois, mais dans ce cas il devait faire beau au cours des sept semaines suivantes (plasentes). Jules, étant sacristain, ne pouvait s’empêcher d’y faire allusion, sauf qu’en 1917, Pâques était le 8 avril et la semaine sainte avait commencé le 2. Bon exemple du décrochage des poilus qui vivent au rythme de ce monde clos que constitue le front. Le 17 mai par contre, jour du coup de main sur le poste de Jules, celui-ci a bien noté que c’est le jour de l’Ascension.

Malgré des conditions de vie plus rudes, sa santé s’améliore. Lorsqu’il quitte Verdun le 26 décembre 1916, il fait encore une marche de plus de 15 kilomètres, “mais, dit-il, je suis tout de même en bonne santé et, chose surprenante, je ne souffre plus de mes étouffements !” (26 décembre 1916, n° 111). Il a découvert, le 2 mai 1917, les avantages du transport en automobile et s’il parcourt 56 kilomètres dans la journée, il n’en fait plus que 18 à pied. Il continue à recevoir des colis, mais n’en parle guère dans sa correspondance, la chose étant devenue normale. Au gré de ses déplacements, Jules rencontre ou entend parler du Bazadais, tel Marcel Boin de Préchac, un territorial comme lui, dont nous avons retrouvé la photographie, qui vient le saluer : “cantonné tout près d’ici ; dimanche, comme il montait aux tranchées, il m’a demandé, mais je n’étais pas ici. Il est mitrailleur dans une compagnie du 140e Territorial et il n’avait pas soif d’après ce que m’ont dit les camarades (3 avril 1917, n° 128). Le 5 octobre, le régiment ayant réuni ses compagnies, Jules retrouve 15 girondins qu’il avait perdus de vue depuis Saint-Pierre-du-Moûtier.

On ne saurait s’en étonner, c’est toujours avec impatience qu’il attend les permissions. Au lendemain de son engagement à Verdun, Jules pense “venir en permission à moins de trois mois de front”, donc avant le 27 février – il part effectivement le 21. Il a fait pour cela de savants calculs “car bientôt tous y ont passé et mon tour arrive, je suis sur une liste de 20, le premier va partir demain… donc je serai parmi vous la semaine prochaine” (CP s. d., n° 110). Finalement Jules obtient cinq permissions en 24 mois : à deux reprises en Argonne, du 21 février au 6 mars 1917 (13 jours) et du 18 juin au 2 juillet 1917 (15 jours), deux autres lorsqu’il se trouve au nord-ouest de Verdun, du 26 octobre au 25 novembre 1917 (31 jours) et du 22 février au 10 mars 1918 (17 jours), une dernière fois dans l’Oise, du 11 au 26 septembre 1918 (16 jours), soit 92 jours au total. Mais ces permissions tant espérées laissent souvent un souvenir amer. Ainsi, le dimanche 26 novembre 1916, au lendemain de la permission qui avait précédé son départ pour Verdun, Jules écrit à Andréa : “Dimanche dernier à cette heure-ci (9 heures du matin) ni l’un ni l’autre ne pensions à être éloignés de la sorte, nous avons bien fait de profiter de quelques journées que nous avons passées ensemble” (n° 108). Le 9 mars 1917, au retour de la première permission que Jules a eue après son départ au front, tous deux évoquent le temps de la séparation : “Je constate avec peine que toi et le cher amour étiez à la fenêtre à regarder mon éloignement et que tu aurais été heureuse de pouvoir venir m’accompagner jusqu’à Beaulac, si t’avais été bien, c’est jusqu’à Langon ou Bordeaux que j’aurais été heureux de t’avoir avec moi, mais pour que ta maladie ne s’aggrave pas je ne t’ai rien dit de cela […]” (n° 120).

À Lucmau

Le travail des femmes à l’arrière18

Jules était sabotier. Pendant la durée de la guerre, ses anciens clients se sont approvisionnés chez d’autres artisans du voisinage, plus âgés. À aucun moment Jules n’y fait allusion dans sa correspondance. Il a fermé la porte de son atelier un jour d’août 1914. Par contre, son épouse a pris sa succession dans deux domaines, l’organisation des obsèques et la récolte de la gemme.

Andréa s’occupe du service de l’église et de l’organisation des obsèques : c’est ce qui ressort de l’examen du carnet sur lequel sont reportés enterrements et services, ainsi qu’une brève allusion de Jules du 5 novembre 1915 : “Je vois que vous n’avez pas manqué de travail pendant trois jours avec l’enterrement de M. de Lalande. Vous deviez être contents que la Toussaint soit passée, car je sens qu’il y a beaucoup de travail à faire pour cette fête et encore vous n’aviez pas de prêtre”. L’enterrement de M. de Lalande eut lieu le 3 novembre. Cette absence de prêtre, Jules l’évoque une seconde fois quelques jours plus tard et la juge sévèrement : “Je vois que dimanche [7 novembre] vous avez eu beaucoup de monde ; comme vous n’avez pas d’offices tous les dimanches, il faut croire qu’ils [le clergé] avaient fait un effort pour se déranger, surtout qu’il y avait la procession au cimetière” (10 novembre, n° 64). Le 30 novembre, il fait un commentaire laconique : “Je vois qu’à Lucmau il y a une mauvaise passe pour les vieux – quatre morts en un mois c’est considérable pour une commune de 200 habitants19 –, au front c’est les jeunes, ce qui fait que les Français diminuent”.

La correspondance nous fait découvrir une autre activité de Jules, le gemmage. En son absence, c’est Andréa qui le remplace à cette tâche. Ainsi, le 24 juin 1915, il lui demande de ne pas lui reparler de la seconde amasse [la vidange des pots de résine], mais on comprend l’insistance de son épouse à évoquer ce travail (n° 2). Car, une fois les pots vidés dans les couartes [des sortes de seaux en bois], il fallait les porter jusqu’aux barriques. Aussi, le 8 août, Jules se réjouit-il qu’Andréa ait achevé l’une des quatre amasses que le gemmeur faisait en une saison. Et de conclure, “il doit te tarder d’avoir complètement fini” (n° 43). Les fûts de 360 litres étaient réunis dans des dépôts où ils étaient pris en charge par les distillateurs qui en tiraient de l’essence de térébenthine et de la colophane. De Lucmau, des bouviers devaient transporter les barriques à la gare de Beaulac. C’est encore Andréa qui remplace Jules, même lorsqu’il s’agit de remuer les fûts, ce qui inquiète son époux, car “ce n’est guère le travail d’une femme” (9 juin 1915, n° 26). Mais comment faire autrement ? Le 28 juillet, Andréa lui fait savoir qu’elle a enfin expédié les barriques. Le paiement de la gemme ne se faisait que longtemps après la livraison, vers le mois de mai. Andréa a été payée, le 20 avril 1916, de la récolte de l’été précédent. “Je crois que les gemmiers [les gemmeurs] doivent être contents, car cette dernière [la gemme] va être bien chère”, commente Jules (n° 89). L’année suivante, une carte d’Andréa nous renseigne des opérations de chargement : “Je viens, cher ami, de charger un autre wagon. Je n’ai plus en dépôt qu’un fût qui est moitié plein. Je me suis débarrassée aujourd’hui, aussi j’étais contente. J’ai mis 21 fûts”. Andréa s’est fait aider par deux hommes et a eu un démêlé avec un certain Bodis pour une affaire de wagon cédé (juillet 1916, n° 937). Elle avait été dans l’impossibilité d’expédier tous les fûts ; compte tenu de la chaleur, Jules pensait qu’ils devaient “bien verser, mais, ajoutait-il, que veux-tu, ce n’est pas de ta faute si tu n’as pas de wagons pour les expédier” (2 août 1916, n° 97). C’est l’occasion de rappeler le rôle essentiel que le chemin de fer jouait alors pour le transport des marchandises pondéreuses. Le 12 octobre 1917, Andréa s’est plainte, cette fois, de ne pas recevoir de fûts, ce que Jules juge très ennuyeux (21 octobre 1917, n° 153).

Activités rurales

Une place privilégiée est donnée aux palombes. Elles restent présentes dans les correspondances des poilus du Bazadais, car l’évocation de la chasse à la palombe est une occasion d’oublier la guerre quelques instants. “Je vois qu’André était allé me remplacer au paloumey de M. Ducos [l’instituteur], écrit-il à Andréa, le 4 octobre 1915, de Nevers. Ici, il y a longtemps que nous voyons des palombes ; il y en était resté qui ont niché, ce qui fait que tout l’été nous en avons vu et maintenant, au passage, il y en restera sûrement, car il y a de grandes forêts de chênes” (n° 59). Pour Jules il y a deux France, celles où les palombes restent et celles où elles ne font que passer ! Andréa rend ainsi compte à Jules des débuts de la chasse, le 7 octobre 1917 : “Les palombes sont rares encore. M. Ducos n’en a pris que 12 et M. Ballion 3 seulement”. Le 15, alors qu’il est dans l’Argonne, Jules annonce les prochains passages : “Je crois que les chasseurs vont voir des palombes, car, hier au soir et ce matin, nous voyons de jolis vols et beaucoup d’alouettes” (n° 151). Quelques jours plus tard, le 23, il commente les prises de M. Ducos dont l’a informé Andréa et juge que “c’est beau pour une journée”, mais nous n’en savons pas plus. Il ajoute : “Il pourrait bien se faire que j’arrive un peu tard pour en tuer, mais comme elles sont parties tard, je vis dans l’espoir qu’il y en passera encore à seule fin que je puisse vous en faire manger” (n° 154). Jules allait tout naturellement troquer son Lebel contre son 12 de la manufacture de Saint-Étienne !

Jules évoque enfin, dans de brèves allusions, les autres activités champêtres auxquelles contribue son fils : la récolte du maïs (23 sept. 1915, n° 57 ter), le “dépanouillage” (7 octobre 1915), l’engraissement des chapons et de la volaille (3 novembre 1916, n° 105) ou la plantation des pommes de terre (4 avril 1917, n° 29). Jules a toujours présent à l’esprit le calendrier des travaux et celui des foires. Ainsi, le 8 juin 1917, il écrit à son fils : “A l’heure où je t’envoie ces quelques mots tu dois être à la foire à Beaulac avec maman [il s’agit de la foire aux cerises qui existe encore] et tu dois être content, car tu vas avoir mangé des cerises. Ici, nous avons beaucoup de cerisiers, mais elles ne sont pas mûres et nous ne pouvons pas en manger de 15 jours, mais je crois que dans 15 jours à peu près, je viendrai en manger à Lucmau ; s’il y en a chez M. Monguilhem, dis-lui que je viendrai en cueillir” (8 juin 1917, n° 141).

Les emprunts nationaux20

En novembre 1915, le gouvernement lance le premier d’une série de six emprunts qui s’échelonnèrent jusqu’en octobre 1920. Ils avaient pour objet de drainer l’épargne des Français. L’État doit, en effet, faire face à l’épuisement des finances publiques, alors qu’il est confronté à la nécessité d’une restructuration industrielle et qu’il a besoin d’acheter des matières premières. Il demande aux Français de déposer leur or, en échange duquel ils reçoivent des billets de banque qui leur permettront d’acheter des titres de l’emprunt, avec un intérêt de 5 %. Une propagande intense fut faite, en particulier par voie d’affiche. L’emprunt fut un succès. Il rapporte 12 milliards.

Comme bien des Français, Andréa dépose les économies de la famille, 930 francs en pièces d’or, à la “Recette particulière des finances de Bazas”, le 28 juillet 1915, et reçoit un diplôme de la Banque de France. Elle fait ce dépôt sans consulter son époux, mais à notre connaissance, elle ne contracte pas d’emprunt : “Je viens de recevoir ta lettre du 25 dans laquelle tu me dis que tu as versé l’or que tu avais. Je ne te dirai pas que tu as fait mal, mais comme ça ne pressait pas tant que ça, tu aurais pu m’écrire et attendre ma réponse, car toi, tu le verseras et bien d’autres ne le verseront pas du tout. Tu aurais pu en verser une bonne partie plus de la moitié, mais je t’aurais conseillé d’en garder un peu, car on ne sait pas ce qui peut arriver. Enfin, ce qui est fait est fait, cela n’a rien de bien grave, il vaudrait mieux que cette guerre finisse au plus tôt à seule fin que je revienne auprès de vous tous” (28 juillet 1915, n° 40). Andréa ne souscrit pas au premier emprunt, seulement au second en 1916, mais nous n’en connaissons pas le montant. Elle convainc son père, Jean Espagnet, de déposer de l’or, ce qu’il fit le même jour que sa fille.

Une autre correspondance de Jules de novembre 1915 concerne, cette fois, les petites coupures. Jules demande à Andréa de ne pas conserver les billets de cinq francs et de 10 francs, car ils ne sont pas garantis par l’État, à la différence de ceux de 50 francs et de 100 francs convertibles en or, et pourraient, après la guerre, perdre de leur valeur. Pas question non plus de souscrire à un emprunt, de faire un placement de peur de paraître trop riche. Il lui semble sage de ne pas répondre trop vite aux sollicitations de l’État dans lequel il n’a qu’une confiance relative.

* * *

Dès qu’il fut démobilisé, Jules reprit ses activités. En 1919, il fabriqua 948 paires de sabots, plus que lors des années 1911-1913, ce qui lui rapporta 3223,25 francs. Il organisa neuf enterrements. Il adhéra à une association d’anciens combattants de Lerm-et-Musset, probablement à l’invitation de son beau-frère. Jules Dubernet n’a plus jamais évoqué la longue période de sa vie militaire à une exception, l’organisation de “services” célébrés dans l’église de Lucmau à la mémoire des poilus défunts. Nous ignorons ce que Jules pensait de la guerre. Il l’avait simplement “faite” et n’en conserva qu’un mauvais souvenir.

Notes

  1. Sur le témoignage des combattants de la Grande Guerre, lire l’ouvrage fondamental de Cru Jean Norton (introduction de Frédéric Rousseau), Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2006 [1929], 934 p, ainsi que Cazals Rémy et Rousseau Frédéric, 14-18. Le cri d’une génération, Toulouse, Privat, 2001, 160 p., Cazals Rémy (dir.), 500 Témoins de la Grande Guerre, Portet-sur-Garonne et Moyenmoutiers, Éditions Midi-Pyrénéennes et Edhisto, 2013, 496 p., et Beaupré Nicolas, Écrits de guerre. 1914-1918, Paris, CNRS, 2013, 480 p. Pour une approche différente, voir Audoin-Rouzeau Stéphane et Becker Annette, 14-18. Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, 272 p., et Prochasson Christophe, 14-18. Retours d’expériences, Paris, Tallandier, 2008. Sur ce débat historiographique, consulter la mise au point nuancée de Prost Antoine, “La guerre de 1914 n’est pas perdue”, Le Mouvement Social, n° 199, avril-juin 2002 p. 95-102.
  2. Clémens Jacques, “Le baptême du feu d’un socialiste : Renaud Jean (2 août-13 sept. 1914)”, Les Cahiers du Bazadais, n° 44, 1er trimestre 1979 ; Marquette-Darrémont Germaine, “La Grande Guerre vue et vécue par un Bazadais, le sergent Lescouzères”, Les Cahiers du Bazadais, n° 72-73, 1er et 2e trimestres 1986 ; “Journal de route (août 1914-juillet 1915) Dr Félix Frahier, médecin-auxiliaire, 1er groupe, 53e régiment d’artillerie, 18e C.A. Avant-propos de Louis-Jean Frahier”, Les Cahiers du Bazadais, n° 133-134, 2e-3e trimestre 2001.
  3. Pour les questions générales, consulter Audoin-Rouzeau Stéphane et Becker Jean-Jacques (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre. 1914-1918, Paris, Bayard, 2014, 1345 p., Winter Jay (dir.), La Première Guerre mondiale. États, tome 2, Paris, Fayard, 2014, 850 p., et sous la direction du même auteur, La Première Guerre mondiale. Sociétés, tome 3, Paris, Fayard, 2013, 914 p.
  4. Pour une lecture plus intimiste du conflit à travers les échanges épistolaires, Vidal-Naquet Clémentine, Correspondances conjugales 1914-1918. Dans l’intimité de la Grande Guerre, Paris, Robert Laffont, 2014, 1088 p.
  5. Voir Bette Péguy, Le Ber Amandine, Schepens Nadège, Richez Sébastien et Thierry Benjamin, Les Postes en guerre 1914-1918, Paris, Cahiers pour l’histoire de La Poste-Apostille, n° 17, juin 2014, 156 p., et Richez Sébastien, “Une Poste dans la guerre : la Poste aux armées”, 19 août 2015.
  6. Sur le genre, lire l’ouvrage général Capdevila Luc, Rouquet François, Virgili Fabrice et Voldman Danièle, Hommes et femmes dans la France en guerre (1914-1945), Paris, Payot, 2003, 368 p. ainsi que les travaux stimulants en histoire des sensibilités de Vidal-Naquet Clémentine, Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal, Paris, Les Belles Lettres, 2014, 688 p.
  7. Sur la propagande de guerre à l’attention des enfants, Audoin-Rouzeau Stéphane, La guerre des enfants 1914-1918. Essai d’histoire culturelle, Paris, Armand Colin, 2004 [1993], 256 p.
  8. Lire en particulier Cronier Emmanuelle, Permissionnaires dans la Grande Guerre, Paris, Belin, 2013, 351 p.
  9. Voir l’excellent livre tiré de sa thèse (soutenue en 2011, sous la direction de Rémy Cazals, à l’université de Toulouse le Mirail) de Lafon Alexandre, La camaraderie au front 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2014, 544 p.
  10. Boisgontier Jacques et Marquette Jean Bernard (éd.), Vigneau Bernard, Lexique du Gascon parlé dans le Bazadais. 1879, Bazas, Les Amis du Bazadais, 1982, p. 260.
  11. Sur l’alimentation des combattants et des civils, lire l’ouvrage collectif très documenté issu, du colloque organisé en 2014 par la bibliothèque municipale de Dijon, Poulain Caroline (dir.), Manger et boire entre 1914 & 1918, Gand et Dijon, Snoeck et bibliothèque municipale de Dijon, 2016, 207 p.
  12. Sur la place de la religion dans le quotidien des combattants, consulter Boniface Xavier et Cochet François (dir.), Foi, religions et sacré dans la Grande Guerre, Arras, Artois Presses Universités, 2014, 300 p., Becker Annette, La guerre et la foi. De la mort à la mémoire, 1914-années 1930, Paris, Armand Colin, 2015 [1994], 216 p., et Boniface Xavier, Histoire religieuse de la Grande Guerre, Paris, Fayard, 2014, 504 p.
  13. En 1943, Mgr Feltin lui remet , ainsi qu’à son épouse, la médaille de la reconnaissance diocésaine.
  14. Vries Kelly de, “Routier Perrinet Gressart: Joan of Arc’s Penultimate Ennemy”, in Pépin Guilhem, Lainé Françoise et Boutoulle Frédéric (dir.), Routiers et mercenaires pendant La guerre de Cent ans, Bordeaux, Ausonius, 2016, p. 233-235. On a conservé une lettre de Jeanne dans laquelle, manquant de matériel de siège pour attaquer La Charité, elle sollicite son soutien à la ville de Riom, en Auvergne.
  15. Employé ici dans le sens de “tu finiras”.
  16. Sur la violence des combattants, lire Audoin-Rouzeau Stéphane, “Historiographie et histoire culturelle du Premier Conflit mondial. Une nouvelle approche par la culture de guerre ?”, in Maurin Jules et Jauffret Jean-Charles (dir.), La Grande Guerre 1914-1918. 80 ans d’historiographie et de représentations, Montpellier, Université Paul Valéry-Montpellier III (E.S.I.D.), 2002, p. 323-337, et la réponse de Offenstadt Nicolas, Olivera Philippe, Picard Emmanuelle et Rousseau Frédéric, “À propos d’une notion récente : la “culture de guerre” ”, in Rousseau Frédéric (dir.), Guerres, paix et sociétés. 1911-1946, Neuilly, Atlande, 2004, p. 667-674.
  17. Tauziède Christian, “Des sapeurs forestiers américains à Captieux et dans les Landes de Gascogne en 1917-1919”, Les Cahiers du Bazadais, n° 149, 2e trimestre 2005, p. 21-62.
  18. Voir Morin-Rotureau Évelyne, Françaises en guerre : 1914-1918, Paris, Autrement, 2013 [2004], 223 p., et Thébaud Françoise, Les femmes au temps de la guerre de 14, Paris, Payot, 2013, 478 p. Une approche locale dans le catalogue de l’exposition 14/18. L’autre front. Les femmes de Gironde au temps de la Grande Guerre, Bordeaux , Archives départementales de la Gironde-Le Festin, 2014, 152 p.
  19. C’est une erreur de Jules Dubernet. Lucmau comptait 613 habitants lors du recensement de 1911.
  20. Sur la mobilisation des épargnants, consulter Descamps Florence et Quennouëlle-Corre Laure (dir.), La mobilisation financière pendant la Grande Guerre. Le front financier, un troisième front, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2015, 292 p.
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EAN html : 9782356136572
ISBN html : 978-2-35613-657-2
ISBN pdf : 978-2-35613-658-9
Volume : 4
ISSN : 2827-1912
Posté le 15/11/2025
34 p.
Code CLIL : 3385
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Marquette, Jean Bernard, “À la rencontre d’un caporal de la Territoriale”, in : Boutoulle, F., Tanneur, A., Vincent Guionneau, S., coord., Jean Bernard Marquette : historien de la Haute Lande, vol. 2, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 4, 2025, 1743-1771 [URL] https://una-editions.fr/a-la-rencontre-dun-caporal-de-la-territoriale
Illustration de couverture • D’après Villandraut : ruine de la tour située à l’angle sud-est de l’ancienne collégiale (dessin, 1re moitié du XIXe siècle. Arch. dép. Gironde 162 T 4).
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