Introduction
Les enjeux d’une approche technologique en céramologie s’inscrivent dans une démarche engagée il y a maintenant une cinquantaine d’années1 et ont fait l’objet de nombreux travaux sur le territoire national comme au-delà de nos frontières2.
Reposant sur le concept de chaine opératoire défini notamment par A. Leroi Gourhan3, la démarche ambitionne, par le moyen de l’observation des traits diagnostics de cette dernière, d’identifier des traditions techniques et par là même les groupes sociaux dont elles sont héritées. Il s’agit donc d’apporter une lecture anthropologique aux assemblages céramiques archéologiques4. Ainsi, la caractérisation des savoir-faire techniques ne constitue que le moyen d’application d’une démarche qui elle, vise à atteindre des objectifs ambitieux ouvrant par là même les finalités chronologiques des études céramologiques à l’appréciation des mécanismes à l’origine même des évolutions observées.
La démarche et la méthode
Les implications de la démarche pour l’archéologie reposent sur des préceptes établis à partir de régularités observées en anthropologie sociale. En considérant que la tradition technique est une manière de faire hériter et que la chaine opératoire qui en découle témoigne de ces manières de faire, dans la mesure où elle relève d’un processus d’apprentissage, elle constitue donc l’expression d’un groupe social. La répartition spatiale des traditions techniques révèle les périmètres de leur apprentissage et de leur transmission. Les changements observables au sein de ces traditions doivent permettent de comprendre l’évolution de leurs contours à la fois spatiaux et sociaux5. Ainsi, l’étude des processus techniques permet d’apporter une dimension sociale aux objets, affranchie des interactions à visée économique. Pour ce faire, dans son ouvrage “Des céramiques et des hommes”, Valentine Roux préconise de procéder selon un tri en trois temps comprenant l’établissement de groupes techniques au sein desquels sont distingués des groupes techno-pétrographiques et enfin, à partir de ces groupes, des groupes techno-stylistiques6. La démarche implique une méthodologie basée sur la reconnaissance de macro- et microtraces diagnostiques par référence à des travaux actualistes couplant ethnographie et expérimentation.
Cette démarche a-t-elle une place en contexte d’archéologie préventive ?
L’approche technologique des assemblages céramiques constitue une source d’informations capitales dont la portée n’est encore que peu exploitée dans le cadre de la céramologie préventive dans la mesure où elle ne fait pas l’objet, à l’heure actuelle, d’une démarche systématisée, ou normalisée. Pourtant, si celle-ci était déployée dans ce contexte précis de la pratique archéologique, elle constituerait sans nul doute un apport non négligeable à la caractérisation des savoir-faire techniques céramiques et à la définition de groupes socio-culturels. En effet, l’archéologie préventive, tous opérateurs confondus, fournit une masse de données appréciable et sans cesse renouvelée pour le territoire national.
Pourtant, la céramologie d’usage dans le traitement des assemblages archéologiques préventifs n’y fait encore que trop peu appel ou bien de façon partielle se cantonnant souvent à des observations a posteriori des analyses des assemblages morpho-stylistiques dans le cas de collections remarquables de par leur caractère qualitatif et/ou quantitatif (beaucoup de formes complètes bien conservées).
L’on relève toutefois de nombreuses mentions de certains aspects techniques et tentatives de caractérisation de traditions parmi les études céramologiques et expertises menées dans la cadre des rapports d’opérations7. Ainsi, au sein du schématique et traditionnel “pâte, forme, décors” insère-t-on dans la partie “pâte” un ensemble de considérations et d’observations ayant trait à la détermination minéralogique des pâtes, de ses dégraissants, de son aspect général de surface, de sa couleur, voire quelques relevés de macro-traces de façonnage. En somme, tous les ingrédients sont là et pourtant la recette ne prend pas. En effet, alors que le tri des tessons effectué dans le cadre de ces études aboutit pourtant à une forme de classification technologique des ensembles (regroupement par aspect général des pâtes) en vue notamment des remontages, ce résultat n’est que rarement mis à profit pour tenter de constituer la base de la classification des assemblages.
Par ailleurs, pour la céramologie protohistorique à l’intérieur de nos frontières, force est de constater qu’il est difficile de sortir de la fameuse dichotomie, production fine versus grossière, s’agissant des productions “non tournées” : “Deux principales catégories de production sont identifiées : la céramique non tournée fine et la céramique non tournée grossière […]”8. Et, même si quelques informations d’ordres technologiques sont parfois précisées, il est rare qu’elles dépassent cette caractérisation alors que les procédés sont pourtant variés (fig. 1, 2a et 2b).



Du vase produit d’une certaine manière, les analyses morpho-stylistiques s’attachent ainsi bien souvent à classifier les vases de manière déconnectée de leur appartenance à un groupe technique. Les études ethnographiques ont pourtant démontré qu’[…] “un récipient de même taille, de même forme et de même fonction peut être façonné selon différentes techniques et méthodes, et que ces différentes manières de faire varient selon les groupes”9. De plus, les variations de formes et de décors, qui certes peuvent être d’ordre fonctionnel, sont surtout le produit d’une demande relevant de mécanismes socio-économiques. Ils sont par essence l’expression potentielle d’un besoin qui peut être commun à différents groupes sociaux. A contrario, la lecture anthropologique des assemblages archéologiques, sur la base de postulats empruntés aux régularités déjà évoquées, s’attache à tenter d’identifier les groupes sociaux à l’origine même de ces productions. Ainsi, par le truchement de ces régularités ainsi admises, les traditions techniques constituent un marqueur social et culturel fort, faisant de leur identification un outil puissant de compréhension des populations du passé.
Pourtant, les deux approches morpho-stylistique et technologique, loin de s’opposer, se complètent et les “vases méthodologiques” communiquent pour ainsi dire. La pratique de l’approche technologique montre, en effet, que la méthode de tri qu’elle implique recoupe largement celle des études stylistiques ou typologiques. Ainsi, la restitution graphique des récipients n’en est pas moins une étape nécessaire aux deux, l’exercice de quantification supporte très bien quelques précisions et ventilation par groupe technique car il s’agit bien de prendre en compte l’ensemble des tessons. Le gain de temps généré par un tri par groupe technique au préalable est d’ailleurs considérable par rapport aux observations techniques menées a posteriori. La différence majeure entre les deux pratiques (approche technologique/études stylistique) se situe principalement au niveau de la couverture photographique. En effet, elle seule permet de démontrer les observations de la façon la plus objective possible.
En n’incluant pas l’identification de groupes techniques, il demeure une forme d’incohérence envers son propre matériau d’étude. En effet, en étudiant les formes et les décors des récipients, soit le produit fini, le résultat d’une chaine de production, on ne considère qu’un maillon de cette chaîne. Rappelons que les différentes étapes de cette chaîne comprennent principalement la recherche, le traitement et la préparation de la matière première, les opérations de façonnage d’ébauchage, de préformage, de finition puis de traitement de surface, éventuellement de décoration, et de cuisson.
Ceci dit, il subsiste un certain nombre de contraintes dans le cadre des interventions céramologiques préventives qu’on ne peut nier. Ainsi, en plus de la nécessaire maîtrise de l’identification des macro-traces et micro-traces constituant les traits diagnostics permettant d’identifier les chaines opératoires, la mise en œuvre de cette approche n’est pas aisée. En effet, l’exercice dans le cadre de ce contexte comporte, outre le poids de ses habitudes, des limites temporelles (délais de rendus d’études) parfois particulièrement ajustée.
Il faut bien reconnaitre, c’est le plus souvent à la faveur d’un travail universitaire ou d’un projet de recherche que le céramologue préventif trouve l’occasion et le temps de s’y pencher10. Ne dérogeant pas à cet état de fait, notre pratique céramologique personnelle s’est vue ainsi étayée par l’approche technologique à la faveur d’un travail universitaire consacré à la démarche appliquée à la protohistoire francilienne (thèse en préparation).
Parmi les contraintes rencontrées, nous pouvons citer de manière non exhaustive, en plus de celles liées aux échéances particulièrement prégnantes dans ce contexte : les contraintes spatiales (assujetties et cantonnées aux interventions délimitées par prescriptions de l’État liées aux travaux d’aménagements) amenant à des interventions sur des sites non circonscrits et parcellaires ; les contraintes que l’on qualifiera de matérielles (état de conservation extrêmement aléatoire, taux de fragmentation souvent très élevé, rareté des formes complètes, assemblages constitués de myriades de petits ensembles n’excédant parfois pas la dizaine de tessons issus de couches et de niveaux multiples contenus dans des contextes nombreux, variés, parfois diachroniques) limitant la possibilité de restitution exhaustive de la chaîne opératoire (fig. 3). De plus, dans ce cadre d’intervention, les attendus sont fortement liés aux aspects chronologiques des assemblages. Les aspects fonctionnels qui peuvent être déduits relèvent, quant à eux, de tentative de caractérisation de l’occupation à plusieurs échelles, la dimension culturelle s’appuyant, quant à elle, sur les analyses morpho-stylistique. On comprend donc aisément pourquoi l’efficience de la gestion et de l’analyse des collections est de mise, entrainant un investissement plus engagé vers la dimension économique des productions céramiques (distribution, circulation, échanges notamment), la dimension sociale n’étant alors parfois abordée que de façon lacunaire.

C’est pourquoi, l’exercice de la céramologie appliquée dans le cadre d’interventions archéologiques préventives implique une certaine adaptabilité non seulement au matériau d’étude mais également aux contingences liées à la pratique. Dès lors, si les contraintes peuvent apparaitre trop fortes dans le cadre des expertises de diagnostics ou encore dans le cas de certaines études cumulant plusieurs facteurs peu favorables (très mauvais état de conservation des surfaces, datation imprécise avec une estimation lato sensu, taux de fragmentation très élevé), elles ne doivent en aucun cas représenter un obstacle pour un déploiement de la démarche. En effet, notre pratique démontre que cette dernière est non seulement adaptée et pertinente dans le cas des études de fouilles et qu’avec un peu de pratique, elle ne constitue pas une charge temporelle supplémentaire (les moyens alloués aux études restant dans leur enveloppe budgétaire). C’est justement la généralisation de la pratique qui permettra de lever certaines de ces contraintes notamment à la faveur des apports qu’elle ne manquera pas de constituer, même en termes de datation des corpus, et qu’il reste à apprécier. Enfin, dans un rapport plus épistémologique, elle valorisera l’impérieuse nécessité de ces compléments pour l’Histoire des techniques.
Conclusion
En conséquence, il apparaît que dans le cadre de ce type d’intervention une certaine adaptabilité au corpus d’étude soit de mise, et laissée à l’appréciation et l’expertise du céramologue, il n’en demeure pas moins que les enjeux et les perspectives sont trop importants pour “jeter le bébé” de l’approche technologique “avec l’eau du bain” des contraintes ou débats possibles. Car, assurément cette approche qui s’applique au-delà des frontières du temps et de l’espace comporte des perspectives de recherches nouvelles dont les enjeux et les nombreuses vertus sont déjà mesurables à la faveur des travaux évoqués.
L’approche technologique des assemblages céramiques a et doit pouvoir trouver toute sa place au sein des études céramologiques préventives en raison de la potentialité heuristique qu’elle révèle, et dont il serait fort dommage de se priver.
Enfin, dans un contexte où les biens archéologiques mobiliers font l’objet de réflexions, notamment, de par leur problématique de stockage qui devient de plus en plus prégnante, il est important d’enregistrer le maximum d’informations sur ces vestiges qui devront faire l’objet de tris et de sélections dans un avenir plus ou moins proche et sur lesquels nous ne pourrons donc peut-être pas revenir.
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Notes
- Rye 1981 ; Van Der Leew 1977 ; Balfet 1966 ; Balfet et al. 1983.
- Ard 2011 ; Bajeot & Buchez 2024 ; Baldi 2015 ; Gomard 2012 ; Giligny et al. 2021 ; Roux & Courty 2007 ; Manem 2008 ; Wu 2012.
- Leroi-Gourhan 1964.
- Roux 2010.
- Roux 2016, 21‑22.
- Roux 2010, 7 ; Roux & Courty 2016, 257, fig.3.2 et 266, fig. 3.4.
- Buchez & Louesdon 2015.
- Dans Séguier 2013.
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- Bardel & Capt 2017 ; Ripoche & Nicolas 2018.