Introduction
À ce stade de notre démonstration des liens entre les dynamiques territoriales et l’économie du social, au sens de l’économie des besoins des populations vulnérables concernées par les problématiques de l’insertion socioprofessionnelle et du vieillissement, nous voyons apparaître la notion d’innovation sociale, sous ses angles à la fois processuel et finalitaire.
Nous avons choisi de ne pas privilégier une vision entrepreneuriale de l’innovation sociale, inspirée par des approches américaines et anglo-saxonnes. Différents auteurs (Defourny et Nyssens, 2010, Dees et Anderson, 2006) ont distingué ce courant de l’innovation sociale qui met l’accent sur la personnalisation d’une dynamique portée par un entrepreneur, plutôt que sur l’organisation.
Nous optons en ce qui nous concerne pour une acception de l’innovation sociale centrée sur la participation de parties prenantes multiples, soit un processus collectif, dans une dynamique de transformation de la société. Il s’agit d’un processus spatialement situé qui accorde une place particulière au territoire et à la notion de gouvernance partenariale. Cette approche institutionnaliste de l’innovation sociale portée par des acteurs et chercheurs de l’ESS en France (Richez- Battesti et al., 2012) rejoint une ligne de l’innovation sociale développée par des économistes et sociologues québécois régulationnistes (rattachés au Centre de recherches sur les innovations sociales, Crises), en cherchant à montrer que le processus de mise en œuvre est tout aussi important que le résultat des projets (ou les objectifs qui leur sont assignés).
Nous nous retrouvons dans une définition de l’innovation sociale qui la considère comme « toute nouvelle approche, pratique ou intervention, ou encore tout nouveau produit mis au point pour améliorer une situation ou solutionner un problème social et ayant trouvé preneur au niveau des institutions, des organisations, des communautés » (Bouchard, 1999, cité par Cloutier, 2003 : 11). Mais notre approche ne vise pas d’abord l’innovation sociale à l’échelle des projets, comme de nombreux travaux s’y sont attelés, cherchant parfois à identifier des marqueurs afin d’orienter l’action des pouvoirs publics chargés de les soutenir (Besançon et Chochoy, 2015). Nous l’envisageons sous l’angle du développement territorialement intégré (Hillier et al., 2004), plaçant le territoire au centre de l’innovation, s’il s’agit de créer les conditions « d’un système d’innovation localisé, au sens d’organisation des coopérations entre acteurs sur un territoire donné » (Richez-Battesti et al., 2012 : 22). Il va de soi dans ce cas que « si toute entreprise de l’ESS ne produit pas de l’innovation sociale, toute l’innovation sociale n’est pas non plus le seul fait de l’ESS » (Richez-Battesti et al., 2012 : 24). Nous rejoignons les différents travaux de Cloutier (2003), Klein et al. (2010, 2014), Richez-Battesti (2007, 2008, 2011), Richez-Battesti et al. (2012), ainsi résumés par Besançon et Chochoy (2015 : 83) :
- le processus d’innovation sociale est territorialisé, au sens où il renvoie à la constitution d’un espace de coopération entre les acteurs locaux dans une logique de proximité […] ;
- il s’exprime au travers d’une gouvernance élargie et participative qui intègre les différents réseaux territoriaux, sans oublier les usagers ni les salariés (favorisant ainsi l’empowerment individuel, organisationnel et communautaire) ;
- cela se traduit par un modèle économique pluriel, autrement dit une hybridation des ressources (marchandes, redistributives, réciprocitaires) issue de la coopération d’acteurs diversifiés.
Nous rajouterons pour notre compte que ces acteurs diversifiés doivent pouvoir rapprocher l’action publique, l’entreprise, et les contributions des mouvements sociaux et citoyens, dans une perspective de transformation sociale. En effet, l’action publique bénéficie ainsi de l’aiguillon salvateur des mouvements sociaux qui la questionnent sur ses orientations tutélo-marchandes. L’entrepreneur social n’est plus réifié et trouve sa place dans une organisation collective associant acteurs privés et publics. Les mouvements sociaux doivent se positionner en composant avec des approches institutionnelles et entrepreneuriales, ce qui les éloigne de la tentation de la rupture radicale. Le projet socialement innovant émerge alors d’un creuset réunissant des formes institutionnelles et organisationnelles diverses, mais inspirées par un cadre cognitif commun et des valeurs partagées.
En termes de résultat, nous sommes ici dans une double mesure : celle du développement des capabilités des personnes selon un principe de justice (Sen, 1992, 2000 ; Stiglitz et al., 2009) ; celle portée par de nouvelles conventions sur ce qu’il convient de compter (Gadrey, Jany-Catrice, 2012), l’activité productive devenant un support en vue de créer du lien au plan collectif, à l’échelle d’un territoire. Ce second critère peut devenir un étalon de mesure des logiques de coopération, notamment celles portées par les clusters.
À l’éclairage de l’ordre institutionnel dressé pour les deux secteurs d’activités comparés, tous les deux inscrits dans leurs dynamiques territoriales respectives, il nous importe à présent d’identifier ce qui peut faire système au niveau d’un territoire, afin de produire une innovation sociale orientée vers les besoins (marchands et non marchands, matériels et non matériels) de populations vulnérables. À cet effet, notre démonstration est développée en deux étapes.
Dans un premier temps, nous présentons les caractéristiques d’un système territorial d’innovation sociale, touchant des registres à la fois institutionnels et organisationnels. Ceci nous conduit à interroger la pertinence de l’échelle pour poser les fondements d’un système territorial d’innovation sociale. Dans un second temps, nous qualifions ce système au regard du cadre et des valeurs qui l’inspirent, des objectifs qu’il poursuit, envisageant la ressource territoriale comme « construit d’acteurs pourvus d’intentionnalité marquée » (Gumuchian, Pecqueur, 2010 : 230). Le système est ainsi caractérisé par des principes économiques pluriels, et il mobilise des moyens congruents avec cette pluralité.
Une nécessaire bifurcation
Les outils de développement territorial
Les territoires offrent leurs configurations spécifiques de scènes propices aux mises en débat, aux échelles appropriées. Conseil de développement/Conseil des élus et agences de développement jouent un rôle clé d’animation territoriale, par une mise en réseau des acteurs associés à l’action publique. Le Conseil de développement pour le Pays basque français peut justifier d’une antériorité et de réussites, en matière de mise sur agenda de problématiques territoriales. Les agences de développement en Guipuzcoa présentent une forme de reconnaissance à une échelle pertinente, car plus proche des populations. Pourtant, dans la perspective qui nous intéresse, elles sont confrontées au même écueil : la sectorisation, qui prend le pas sur la transversalité des démarches. Dans le cas du Conseil de développement, une sectorisation des problématiques à partir de groupes de travail configurés selon une organisation en collèges spécifiques développe l’esprit d’expertise au détriment de la vision transversale. Écueil que la configuration d’appels à projets favorisant la mobilisation de maîtres d’ouvrage publics pourrait conforter. À plus forte raison si la nouvelle organisation territoriale du Pays basque devait reléguer dans un espace marginal les lieux de débat associant acteurs publics et privés. Dans le cas des agences de développement, la logique programmatique dont elles relèvent pour se financer peut obérer les mises en débat sereines et distanciées des orientations pilotées par les échelons supra-territoriaux. Au risque de les transformer en instruments d’application de politiques sectorielles conçues ailleurs.
Il est donc important que les systèmes territoriaux d’innovation sociale consolident leurs outils de développement, en leur garantissant des moyens de fonctionnement non subordonnés aux orientations politiques ou aux équilibres partisans conjoncturels. Nous tenons au sens formel d’outil quasi-institutionnel par lequel nous les désignons, dans la mesure où ils n’exercent pas de compétences réglementaires en matière d’action publique, et ce quels que soient la forme et l’ancrage juridique de ces outils. Ils expriment ainsi une souplesse, une capacité de distanciation, une labilité, une capacité à fédérer de multiples acteurs, issus de l’action publique, du monde économique, du secteur associatif, et plus largement des mouvements sociaux et citoyens. Ils peuvent de la sorte constituer les principaux garants d’une gouvernance territoriale partenariale, en animant un réseau local de politiques publiques (policy network), à travers les temps fondateurs des diagnostics, des travaux de prospective, de l’ouverture de nouveaux chantiers, ou ceux continus de la mise en œuvre et de l’évaluation. Leur fonction d’animation territoriale leur confère un rôle majeur dans les processus de problématisation, sur des questions touchant les domaines économiques et sociaux.
Aux côtés des communautés sectorielles représentatives, ils peuvent contribuer au dépassement des enjeux particuliers pour faire advenir des problèmes d’action collective, puis des problèmes publics, étape décisive de la mise sur agenda politique au nom d’un intérêt commun à construire. La priorité accordée aux méthodes favorisant la transversalité des approches à partir de problèmes, plutôt qu’un traitement cloisonné par secteur, devrait aller jusqu’à favoriser l’émergence de projets conçus transversalement.
La territorialisation d’une action publique intégrée
Le caractère intégré de l’action publique s’avère une nécessité, lorsqu’il s’agit de traiter des questions sociales à travers des secteurs d’activité, dont les cadres juridique, prescriptif et en partie financier sont largement conditionnés par l’intervention publique. Mais que peut signifier la territorialisation d’une action publique intégrée ? N’est-elle finalement que la conséquence directe des processus de régionalisation et de décentralisation, dont les formats et les contenus se construisent à des échelles supra-territoriales qui échappent aux acteurs locaux ? Nous l’envisageons pour notre part sous une forme à la fois verticale et horizontale.
Du point de vue vertical, le caractère intégré de l’action publique renvoie à l’ordre multi-scalaire des compétences, de l’échelon national au local, en passant par les niveaux intermédiaires. L’exemple de l’IAE pour la Communauté autonome basque montre qu’une couverture des principales compétences (soit le développement économique, les politiques d’activation et de protection sociale) par un même échelon favorise cohérence, visibilité et compréhension à la fois pour les SIAE, pour les travailleurs sociaux (qui interviennent ici à partir des municipalités), voire les publics bénéficiaires. À l’inverse, la répartition des compétences publiques touchant l’IAE en Pays basque français révèle un éclatement entre structures et niveaux. L’effet pervers est que les SIAE doivent jongler entre des règles d’intervention privilégiant des catégories de publics, et se transforment en instruments d’exécution de prescriptions imposées. Mais dans le même temps, cet éclatement oblige les différents interlocuteurs publics à se concerter, dans des instances idoines comme le Comité départemental de l’IAE, afin de construire une cohérence à l’échelle d’un territoire.
Du point de vue horizontal, le caractère intégré questionne la transversalité des approches entre secteurs (que le concept de développement durable doit aider à rendre opérationnelle). Pour l’AD, les tentatives de collaboration entre le secteur de la santé et celui de l’action sociale, en Guipuzcoa, révèlent la double difficulté d’intégration horizontale et verticale. L’absence de concertation entre services au sein d’une même collectivité (Osakidetza en charge de l’appareil de santé, et le département de l’emploi et des questions sociales en charge de la santé publique, tous les deux pilotés par le gouvernement régional), à travers l’échec du projet pilote amené par Gipuzkoa Berritzen, par exemple, témoigne d’une difficulté d’intégration horizontale. Le manque d’intégration verticale en raison d’une coordination difficile entre le gouvernement régional (en charge de la santé), la diputación et les municipalités (qui se répartissent l’action sociale), peut être illustré par la conduite et la difficile appropriation de l’expérience pilote Etxean Ondo.
Une difficulté similaire en matière d’intégration verticale et horizontale peut s’observer en Pays basque français, et plus généralement en France, où la régulation de l’aide à domicile relève d’une double logique : l’une pilotée par l’État consistant à développer des emplois de services dans les territoires, l’autre entre les mains du Conseil général cherchant à couvrir des besoins de populations pour ces mêmes territoires, sous le contrôle de l’État qui exerce sa compétence en matière de santé. Il est possible de penser qu’une répartition claire des compétences entre échelons territoriaux, en vertu de la suppression de la clause générale de compétence entérinée par la loi NOTRe en France, apporterait une réponse aux difficultés d’intégration horizontale et verticale. Mais étant donné le caractère systémique des problématiques visées, nous constatons qu’il s’agit à chaque fois de construire une intégration horizontale en mobilisant de multiples compétences publiques, sur la base d’une intersectorialité : développement économique, emploi, formation professionnelle, action sociale pour l’IAE ; santé et action sociale pour l’AD. Si tant est que chacune d’entre elles fasse l’objet d’une pleine appropriation par un échelon, la question de la nécessaire collaboration entre échelons reste de toute manière posée. La fabrique d’une nouvelle économie territoriale impose de facto d’envisager la fabrique d’une nouvelle action publique. Celle qui incarnera une gouvernance intégrée, à la fois horizontalement et verticalement, permettant à l’action sociale dans toute son étendue de rejoindre (et d’être rejointe par) les politiques publiques relatives à l’économie, à l’emploi, à la formation, à la santé, etc. L’intersectorialité pourrait même être dépassée par une forme de transsectorialité, l’action sociale en tant que secteur étant alors intégrée dans les autres politiques publiques, et « paraissant se dématérialiser en se dispersant à travers le paysage sectorialisé de l’action publique » (Bourgeois, 2015 : 60).
C’est la raison pour laquelle l’intégration de l’action publique doit être comprise d’un point de vue vertical (multi-scalaire) et horizontal (en termes de compétences : économie/emploi/formation/action sociale d’une part, et santé/action sociale d’autre part). Ceci renvoie bien entendu à son pilotage, aux possibilités de déclinaison territoriale de politiques sectorielles. Mais aussi à la capacité des institutions à engager un dialogue fécond au-delà des clivages partisans, dont le Guipuzcoa et la Communauté autonome basque peuvent offrir des illustrations, soit positives dans leur aboutissement (cas de l’IAE), soit à améliorer (cas de l’AD). Le principe de conférences territoriales autour de problématiques par nature transversales mobilisant les différents niveaux de compétences publiques, sous le pilotage des outils quasi-institutionnels de développement, pourrait aider à construire des temps fondateurs favorisant cette transversalité, naviguant entre intersectorialité et transsectorialité.
Une logique de projets non enfermés dans des programmes, car conçus collectivement en tant que réponses appropriées à ces problématiques transversales, en vertu de principes et de valeurs préalablement partagés, aiderait à traduire au plan opérationnel cette transversalité. Pour la porter jusqu’au bout, les financements publics devraient pouvoir s’affranchir du corset des programmes, de manière à répondre au besoin de souplesse du projet, en intervenant de manière complémentaire à des outils de finance solidaire.
Une évolution de l’action publique à caractère social, dans le sens d’une ouverture à la dimension du projet, à articuler avec la gestion de dispositifs pour des personnes plutôt privilégiés aujourd’hui, aiderait à lier réponse personnalisée à des besoins sociaux et inscription de ces réponses dans un cadre collectif. Ceci n’ira pas sans questionner la culture professionnelle et les modalités d’intervention des travailleurs sociaux. Au-delà de cette approche collective du travail social, une perspective territorialisée de l’action sociale pose l’ambition du développement social, dimension sui generis du développement territorial et versant complémentaire du développement économique.
Les logiques de coopération, pour des mises en débat sur les objectifs et les valeurs
Les espaces de coopération montrent leur utilité dans leur capacité à articuler enjeux économiques et sociaux, à concevoir des stratégies, à construire des réponses à travers des projets. Un rapprochement entre les réseaux de l’ESS et les clusters sectoriels territoriaux à cette fin pourrait signifier l’émergence d’une polarisation originale produisant un nouvel « écosystème productif local » (Gianfaldoni, 2015).
Les réseaux de l’ESS
Du point de vue des approches résiliaires, il est important de susciter et de consolider des réseaux, qui, par vocation ou par orientation, œuvrent au rapprochement d’objectifs économiques et sociaux. Ainsi par exemple, les réseaux qui se définissent de l’ESS, dans ses différentes composantes, constituent-ils des lieux facilitant des mises en débat où la question sociale peut côtoyer des enjeux économiques. La Communauté autonome basque et notamment le Guipuzcoa disposent par exemple de Konfekoop, ASLE et REAS, avec la difficulté pour ces instances d’appréhender des problématiques territorialisées à l’échelle des comarcas, dans lesquelles des entités isolées (coopératives, fondations, etc.) sont davantage repérées, ce qui renvoie ici également à l’appréhension de la bonne échelle à laquelle ces systèmes territoriaux s’édifient. Le cas du Pays basque français montre plutôt une diversité d’acteurs peu fédérés collectivement, les appartenances par famille (URSCOP, GARIE ou CACI pour l’IAE) révélant souvent une forte dépendance au sentier, aux côtés d’une nouvelle constellation d’associations mobilisées par les enjeux de l’économie circulaire, des circuits courts, les défis énergétiques et environnementaux.
Consolider ces réseaux de l’ESS en veillant au rapprochement des familles qui les constituent, et à leur présence active auprès des outils de développement territorial, pourrait faciliter la mise sur agenda de problématiques sociales, articulées aux dimensions économiques, voire environnementales, mais aussi rapprocher logiques institutionnelles et mouvements sociaux. Ceci dans le but de renforcer ces derniers dans leur rôle d’aiguillon, dans une dialectique d’intégration/différenciation avec l’économie marchande, et d’éviter leur relégation dans l’horizon mythique de la rupture radicale.
Les coopérations entre entreprises
Les formes de coopération portées par les clusters rapprochent les acteurs économiques, et parfois institutionnels, d’un même secteur. La compréhension de leurs objectifs et de leurs répertoires d’action met en évidence deux figures de clusters, l’une surtout tournée vers l’innovation technologique et l’internationalisation, l’autre davantage mobilisée par la consolidation d’une chaîne de valeur territorialisée (inspirée par les districts industriels et les systèmes de production locaux). Il apparaît qu’ils constituent tous des lieux d’apprentissage de pratiques de coopération, parfois principalement fondées sur des intérêts marchands. Mais dans le même temps ces « écoles de la coopération » permettent d’introduire des principes et des valeurs, comme l’intelligence des intérêts réciproques, la valorisation de la petite entreprise, le décloisonnement des filières et l’ouverture à des enjeux territoriaux. Sans obérer la diversité des clusters, leur participation à l’édification d’un système territorial d’innovation sociale pourrait inspirer les évolutions suivantes.
La présence d’acteurs publics aux côtés d’entités privées, notamment dans des domaines comme la santé, afin d’inscrire les projets de recherche tournés vers la silver economy dans une finalité qui déplace la ligne d’horizon, de l’intérêt marchand vers l’accessibilité des nouvelles technologies au plus grand nombre ; l’élargissement de la finalité devrait conduire à poser la question de l’évolution des métiers d’accompagnement et d’aide à la personne de manière à favoriser l’empowerment à double titre : celui des personnes âgées d’une part, et celui des aidants professionnels d’autre part. L’intégration des organismes de formation professionnelle dans ces clusters, pour éviter que ces derniers ne privilégient les candidats à fort potentiel, favorisant les stratégies d’internationalisation et d’innovation technologique des entreprises, au détriment des personnes à qualifications moins élevées, dont les profils intéressent cependant les entreprises, et les besoins de qualifications, parfois sur de nouveaux métiers, doivent être accompagnés.
La mise sur agenda de préoccupations territoriales touchant la question sociale, comme l’insertion socioprofessionnelle de personnes en risque d’exclusion, en commençant par les clusters qui ont choisi de travailler la gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences à l’échelle d’un secteur et/ou d’un territoire ; l’idée est ici de construire des réponses aux besoins des entreprises, en y intégrant les publics en difficulté, par l’entremise des organismes de formation professionnelle ou de certaines SIAE.
Le renforcement des communautés sectorielles
L’ordre institutionnel de l’IAE et celui de l’AD soulignent l’importance des communautés sectorielles pour favoriser une mise en synergie de l’action publique et privée, pour porter des questions stratégiques sur des scènes plus larges que celles des entreprises ou des entités qui les constituent.
La communauté sectorielle de l’IAE en Communauté autonome basque offre le visage le plus abouti en termes de capacité d’intégration et finalement de reconnaissance, à travers son réseau associatif (Gizatea), la proximité de ce dernier avec Lanbide qui regroupe les compétences publiques nécessaires, son intégration dans une organisation régionale (REAS), elle-même ancrée dans un réseau national affilié à une organisation européenne. Elle montre aussi ses limites dans le sens où elle intervient peu à l’échelle des comarcas, où elle pourrait, aux côtés des agences de développement, ouvrir des pistes de réflexion pour les publics les plus éloignés de l’emploi.
À l’inverse, la communauté sectorielle de l’IAE en Pays basque français fait apparaître un secteur fragmenté en mal d’unité et en manque de visibilité. Les communautés sectorielles de l’AD révèlent la même fragmentation dans les deux territoires, pour des raisons différentes. Le service professionnel est fortement concurrencé par des prestations économiques, et le marché déclinant est régi par des appels d’offres municipaux limitant le nombre de prestataires, dans le cas du Guipuzcoa. En Pays basque français, les structures prestataires sont soumises aux règles tutélaires toutes-puissantes en matière de tarification, malgré la possibilité laissée aux bénéficiaires de choisir leurs prestataires. Les prestataires privés, associatifs et publics se prêtent à des concurrences exacerbées. Ils sont confrontés à des mécanismes de financement distincts, et ont du mal à se reconnaître dans une communauté d’intérêt, y compris du point de vue de la gestion des ressources humaines, point critique commun venant freiner leur développement.
Les questions qui en découlent se posent alors à deux niveaux. Les opérateurs pourraient-ils envisager un rapprochement au nom d’une communauté d’intérêts, indépendamment des règles du jeu imposées par l’action publique ? Ou sont-ils conditionnés par un isomorphisme institutionnel les soumettant au cadre organisationnel de l’action publique ? Dit autrement, l’IAE en Pays basque français doit-elle attendre une hypothétique intégration de l’action publique ou une injonction de l’un de ses représentants pour que ses multiples acteurs (ACI, AI, ETTI, EI, GEIQ) se fédèrent à cette échelle ? Ou encore l’AD en Communauté autonome basque, et au Guipuzcoa en particulier, est-elle condamnée à des logiques cloisonnées (grands groupes privés, coopératives, sociétés de travailleurs, fondations, petites associations localisées), tant que les protagonistes publics qui orientent les règles du jeu (gouvernement régional et diputación) continueront de privilégier les prestations économiques, contraignant le SAD à occuper la portion congrue d’un service social à destination des populations à faibles ressources ? L’AD en Pays basque français ne peut-elle se regrouper autrement que par famille (entreprises privées/associations/CCAS et CIAS) ?
Il semble que la réponse à ces questions puisse dépendre de plusieurs paramètres. Le renforcement d’une communauté sectorielle pour l’IAE en Pays basque français peut relever de la capacité de ses acteurs et réseaux à construire leur lien au territoire, celui du Pays basque justement. Le rapprochement existe déjà, à un autre échelon territorial, celui de l’Aquitaine, avec le GARIE. Mais les SIAE naviguent toujours entre appartenances nationales par familles historiques, sollicitation par des réseaux régionaux, et ancrage territorial à des échelles correspondant plutôt à des bassins de vie (couvrant une ou plusieurs anciennes intercommunalités). Construire le lien au Pays basque pourrait les amener à renforcer les articulations entre familles, au nom d’un intérêt commun : la cohérence du parcours d’insertion proposé aux publics. Ceci les conduirait à dépasser les situations concurrentielles et à exister pleinement dans des instances telles le Conseil de développement où elles n’apparaissent pas ou peu. Mais ce renforcement passera probablement par la création de nouvelles SIAE, devant être encouragées par l’action publique et les SIAE existantes elles-mêmes.
En ce qui concerne l’AD, la situation semble plutôt bloquée en Guipuzcoa, entre service professionnel régi par des marchés publics ouverts pour des durées courtes, et prestations économiques. La clarification des choix publics est nécessaire, autour du principe de service professionnel à développer, quelles qu’en soient les formes (SAD, PEAP). Cette condition étant remplie, les communautés informelles et formelles existantes pourraient en être renforcées. Parmi ces dernières, les opérateurs relevant de l’ESS, comme certaines coopératives, mais aussi des fondations, voire des associations de portée locale, pourraient jouer un rôle dans leur commune préoccupation pour l’empowerment des travailleuses à domicile. Ils rejoindraient de la sorte des centres de formation, mais aussi certaines agences de développement, et à travers ces dernières nourriraient des réflexions sur les besoins en compétences pour le développement de la silver economy.
Côté français, les communautés informelles de l’AD qui correspondent à des réseaux d’intervention locale demandent à être dépassées, de même que les communautés formelles qui s’apparentent souvent à des organisations de défense d’intérêts corporatistes. Leur commune préoccupation pour la recherche de profils compétents peut les rapprocher. Au-delà de la raison pratique, ces divergences soulignent aussi une forte dépendance au sentier dont le dépassement s’avère pourtant nécessaire si les opérateurs veulent davantage peser, pour les questions touchant le vieillissement en général, et notamment face au secteur de la santé qui pourrait leur imposer ses modes d’intervention à domicile, en faisant de l’aide à domicile le parent pauvre de l’accompagnement à domicile.
Le renforcement des communautés sectorielles de l’AD et de l’IAE, pour les faire exister sur les scènes territoriales, est donc une caractéristique du système territorial d’innovation sociale plaçant au centre de ses préoccupations les besoins des populations vulnérables. Le dialogue s’instaurant dans les territoires avec ces communautés sectorielles serait de nature à questionner le travail social, dans ses modes d’intervention, voire la définition de certains de ses métiers. Des communautés sectorielles solides rejoignent dans l’esprit clusters et pré-clusters, s’il s’agit avant tout de privilégier des logiques de coopération transcendant concurrences et intérêts corporatistes. Mais dans notre perspective, ces communautés sectorielles ne peuvent constituer les soubassements de futurs clusters du social qui renforceraient le dés-encastrement entre l’économique et le social. Dans l’objectif du renforcement de la chaîne de valeur, les communautés sectorielles de l’AD pourraient contribuer à faire émerger (ou à rejoindre) des clusters soit tournés vers le vieillissement (aux côtés d’autres communautés sectorielles comme celles regroupant les établissements pour personnes âgées) ou plus largement la dépendance (intégrant donc aussi le secteur du handicap, à l’image du pré-cluster en préfiguration impulsé par l’agence Fomento). Elles pourraient aussi rejoindre les clusters de santé, quand ils existent, si tant est que ces derniers s’ouvrent à une diversité d’opérateurs publics et privés. Quant aux communautés sectorielles de l’IAE, elles devraient se rapprocher des clusters spécialisés dans les supports de production des SIAE, ce qui suppose des choix individualisés. Le thème de l’environnement en Guipuzcoa rassemble un certain nombre de SIAE autour d’un support commun (avec dans ce cas un cluster spécialisé sur ce thème).
Les communautés sectorielles pourraient trouver leur cohésion pour traiter des enjeux communs, voire intersectoriels, dont l’échelle de résolution les dépasse (comme l’accès à la main-d’œuvre, par exemple), à travers la dimension du projet. Elles pèseraient alors davantage dans les réseaux extra-sectoriels où se règlent certaines des controverses auxquelles elles sont confrontées.
La re-qualification de la ressource territoriale
Les caractéristiques du système territorial d’innovation sociale font apparaître des formes institutionnelles et organisationnelles à renforcer, faire évoluer, voire créer, des ressources spécifiques et une pluralité de principes économiques à mobiliser, au nom d’un objectif. Celui qui consiste à répondre aux besoins, marchands et non marchands, matériel et non matériels, de populations vulnérables.
C’est ici que l’intentionnalité des acteurs doit s’exprimer, en donnant son avantage à une orientation nouvelle en vue de qualifier la ressource territoriale. Ainsi, la capacité à s’engager pour une élévation de l’empowerment, liant les capabilités individuelles et collectives, serait désignée dans le champ de la nouvelle ressource territoriale, au nom d’une valeur non négociable : la cohésion sociale fondée sur la solidité des interdépendances entre populations au sein d’un territoire partagé. L’intérêt pour les vulnérabilités constituerait alors la garantie de ne pas céder à des processus sélectifs au profit de la seule compétitivité économique, étalonnée selon l’indicateur du PIB. Il aiderait à sortir du modèle qui considère que le cercle vertueux de la croissance touche par ruissellement toutes les catégories de populations, y compris les plus vulnérables. Ceci nous renvoie à la manière dont un tel objectif peut se construire à l’échelle d’un territoire, aux principes qui l’illustrent, aux moyens qui facilitent sa matérialisation, à ses déclinaisons opérationnelles à travers des projets, aux instruments de mesure qui en rendent compte. Et finalement à un questionnement sur l’échelle territoriale appropriée pour l’édification de tels systèmes.
Un nouveau paradigme de l’innovation sociale autour de valeurs civiques
Nous avons pu constater, en décrivant l’ordre institutionnel des deux secteurs comparés, que les valeurs se rapportant à la cité civique peuvent traduire des formes de compromis permettant aux acteurs de dépasser leurs antagonismes au nom d’un intérêt commun supérieur : l’empowerment des bénéficiaires et des opérateurs. Nous avons pu également appréhender comment des formes organisationnelles au service d’une économie marchande, comme les clusters, peuvent tout de même révéler des valeurs rejoignant l’intérêt général au nom d’une commune appartenance à un territoire partagé.
C’est finalement au nom de cet intérêt général décrivant la cité civique, que les intérêts catégoriels peuvent être dépassés, souvent sous la forme d’une réciprocité bien comprise, afin de réinscrire des enjeux sociaux dans des objectifs économiques. Et de permettre ainsi à des populations vulnérables d’y contribuer en tant que parties prenantes, et non pas uniquement en tant que bénéficiaires de dispositifs.
Deux aspects doivent mobiliser l’attention d’un système territorial d’innovation sociale : la diversité des formes de valeurs associées à la cité civique d’une part, et les cadres cognitifs à partir desquels ces valeurs se renouvellent d’autre part. En ce qui concerne le contenu axiologique de la cité civique, les notions d’intérêt général, de bien commun, d’équité, de solidarité, de prééminence du collectif, d’empowerment individuel et collectif, méritent d’être approfondies et incarnées. De manière à éviter leur dévoiement ou leur réduction, à l’image de la solidarité, souvent invoquée dans les objectifs assignés aux dynamiques territoriales, mais dont on ne sait plus qui elle lie, ni sous quelle forme elle s’édifie, et pour quels résultats (une certaine forme de solidarité pouvant renforcer des situations de segmentation sociale et/ou territoriale, à rebours du développement des capabilités attendu chez les uns et les autres).
Quant aux cadres cognitifs, on constate que celui du développement durable peut inspirer de nouveaux référentiels touchant largement l’action publique, l’entreprise (à travers la RSE) et les mouvements sociaux et citoyens. C’est à travers lui que la question sociale peut apparaître dans toute son étendue et ses nombreuses déclinaisons. Ceci à condition d’approfondir le concept de développement durable, afin d’éviter son réductionnisme environnemental à l’heure de la transition écologique, en interrogeant comment la question sociale y trouve sa place. Une telle exigence renvoie les outils quasi-institutionnels de développement à leur capacité à entretenir un dialogue avec le monde de l’entreprise et les mouvements sociaux. L’enjeu est d’introduire de nouvelles préoccupations sociétales, en déplaçant la question sociale vers de nouveaux sujets, de nouvelles populations vulnérables, afin d’éviter la sclérose de référentiels éculés.
À cet effet, le handicap, quelle qu’en soit la nature et à tous les âges, rejoint une autre forme de vulnérabilité non traitée dans le cadre de notre recherche. Pourtant, l’IAE et l’AD nous ont conduits à croiser ce champ à de nombreuses reprises. Pour l’IAE, en Guipuzcoa comme en Pays basque français, les publics éligibles (RI Achat) ont été élargis à certaines formes de handicap. Pour l’AD, en Guipuzcoa (comme dans l’ensemble de l’Espagne), la prestation économique PEAP a été conçue à l’origine pour assister les personnes en situation de handicap plus que les personnes âgées dépendantes. Côté français, le schéma départemental d’autonomie couvre toutes les formes de dépendance, qu’elles soient liées au handicap ou au grand âge, même si les prestations économiques correspondantes sont distinctes. Enfin, plusieurs opérateurs de l’AD, notamment des associations et des entreprises privées, demandent l’agrément pour intervenir auprès des personnes en situation de handicap à domicile.
Dans le monde de l’entreprise, le handicap peut à certains égards s’avérer une cause plus mobilisatrice que l’éloignement des conditions d’accès à un emploi pour des raisons qui tiennent à une qualification insuffisante et/ou à des problématiques sociales. Avec l’appui de dispositions réglementaires, il constitue pour un certain nombre d’entreprises, engagées ou pas au titre de la RSE, une manière de « faire du social ». Le handicap pourrait ainsi servir d’aiguillon à une coalition de cause rassemblant les différentes formes de vulnérabilité (handicap, dépendance, éloignement des conditions d’accès à un emploi), de manière à rapprocher leurs différentes communautés sectorielles du monde de l’entreprise et des mouvements sociaux, en vertu d’une acception large de la responsabilité sociale. Un tel rapprochement aiderait à réintégrer cette nouvelle cause dans l’orbite mobilisatrice du développement durable, à travers ses expressions renouvelées mettant l’accent sur l’humain, comme l’écologie humaine, ou le bien commun.
Le principe de réciprocité, pour rééquilibrer le tabouret bancal de l’économie
Notre approche se situe dans la pensée de Polanyi qui ne réduit pas l’économie humaine à sa dimension marchande. Il s’agit d’abord de constater avec lui le sophisme économiciste (Polanyi, 2007) ayant conduit à privilégier le sens formel de l’économie au détriment de son sens substantif, l’économicisme désignant « cette capacité à unifier tout un ensemble de motivations et de valorisations pour faire naître dans la pratique ce qu’il avait préconisé comme un idéal : l’identité entre le marché et la société » (ibid. : 9). Le sens formel de l’économie soutenu par la théorie des prix donne au marché toute sa valeur, couronnant la recherche d’une maximisation (du profit). Il n’en demeure pas moins vrai que l’économie réelle, celle qui permet à la société de tenir, relève aussi de son sens substantif, celui qui permet à l’homme de subsister. Mais cet énoncé « ne doit pas être interprété comme signifiant que les besoins qu’il s’agit de satisfaire sont exclusivement des besoins physiques (bodily), tels que se nourrir ou se loger, aussi essentiels soient-ils pour la survie, car cela restreindrait de façon absurde le champ de l’économie » (ibid. : 9). Réhabiliter le sens substantif de l’économie revient donc à considérer qu’il doit satisfaire les besoins matériels des personnes, mais aussi des besoins immatériels d’accomplissement, que la notion d’empowerment consistant à développer des capabilités au plan individuel et collectif pourrait partiellement décrire. C’est au nom de la réhabilitation d’un équilibre entre ces deux sens de l’économie, que Polanyi considère trois principes économiques : l’échange marchand, la redistribution non-marchande, et enfin la réciprocité non monétaire. Comme le souligne Laville (2013), ce sont des actions collectives basées sur la réciprocité qui ont fourni les matrices de l’action publique redistributive.
Introduire le principe de réciprocité comme caractéristique d’un système territorial d’innovation sociale rencontre donc un écueil pouvant se transformer en piège. Dans le contexte actuel où les différents régimes d’État providence qui ont construit leurs politiques redistributives sur les performances de leur économie marchande se voient contraints de réduire leurs dépenses, s’agit-il de pallier une redistribution anémiée par une réciprocité renouvelée ? Signant le retour d’une action caritative assistancielle qui porterait la promesse d’un don sans réciprocité (Ranci, 1990) et donc une hiérarchisation sociale inégalitaire fondée sur des réseaux sociaux de proximité ?
Pour échapper à ce piège, nous assignons au renforcement du principe de réciprocité un objectif qui ne soit pas d’abord la réduction du coût (public ou marchand) des prestations et services, mais celui de la contribution au développement des capabilités dans une réciprocité de perspective, liant indirectement celui qui donne et celui qui reçoit. Pour cela une condition nous semble nécessaire : celle qui consiste à développer des formes de réciprocité articulées aux principes marchands et redistributifs. Ainsi, ne s’agirait-il pas d’envisager la création ou la mutation d’activités sur un mode uniquement réciprocitaire privilégiant le bénévolat par exemple, mais selon des formes combinées. Plusieurs illustrations nous en ont été données à travers les dynamiques territoriales des deux territoires comparés.
L’une d’entre elles est le fonctionnement associatif, particulièrement répandu en France et en Pays basque français. L’engagement bénévole des administrateurs d’une association (pour des motivations multiples qu’il ne s’agit pas nécessairement de questionner ici) peut relever de ce principe de réciprocité. Il repose sur la mobilisation de temps et de compétences au profit d’une cause, et concrètement de personnes qui en bénéficient directement ou indirectement. Pour renforcer le principe de réciprocité dans les associations et l’articuler avec les autres principes économiques, il serait nécessaire :
- d’envisager la participation des bénéficiaires au fonctionnement et à la gouvernance de l’association (ce qui dans le cas de l’aide à domicile pourrait s’étendre à la participation des familles, dont on valoriserait un autre rôle que celui d’aidant familial) ;
- de clarifier la répartition des rôles entre bénévoles et permanents professionnels, de manière à éviter des dérives parfois observées dans des associations où la logique d’un bénévolat non balisé s’étend à des pratiques professionnelles questionnées.
Ces différentes orientations pour consolider et renouveler le tissu associatif pourraient s’envisager dans un cadre collectif à l’échelle d’un territoire, sous la forme d’une École de l’association, à l’image des Écoles de la coopération.
Une autre approche est donnée dans les deux territoires par les initiatives qui consistent, parfois au nom de la RSE, à articuler fonctionnement marchand de l’entreprise et engagement citoyen. Il peut s’agir d’engagement dans des organisations caritatives intervenant sur le territoire ou à partir du territoire. Ou alors d’actions facilitant la rencontre entre un actif disposant d’un carnet d’adresses fourni et un demandeur d’emploi, pour étendre le bénéfice d’un réseau primaire, souvent condition d’accès à un emploi.
Dans la perspective du système territorial d’innovation sociale, il serait possible de regrouper ces initiatives (à travers des actions communes comme la découverte d’un territoire), de chercher à les accompagner et à les étendre pour leur valeur d’exemple (comment parrainer un demandeur d’emploi, par exemple). L’enjeu serait d’inciter à construire la réciprocité non pas sur le mode obligé du don qui appelle le contre-don, mais de manière à ce que les bénéficiaires d’une action (individuelle ou collective) puissent à leur tour transmettre et ainsi développer leurs propres capabilités (comme dans le cas de l’École de l’expérience en faveur, et par, des personnes âgées). Ceci pourrait s’envisager au titre du renforcement du fonctionnement associatif, coopératif, mais aussi sous d’autres formes à imaginer. Plus largement, le principe de réciprocité pourrait inspirer de nouveaux modèles économiques pour des initiatives et des projets, dont nous avons pu rencontrer quelques exemples, comme le barter évoqué par le cluster Goazen, ou l’expérience de garde à domicile reposant sur l’habitat partagé. Il s’agirait d’approfondir la viabilité économique de tels modèles associant le principe de réciprocité à l’échange marchand et/ou la redistribution publique, de les expérimenter, et ensuite de les diffuser.
Deux repères doivent baliser le renforcement du principe de réciprocité dans un système territorial d’innovation sociale : l’articulation des principes (réciprocité/redistribution/marché) et la construction de liens qui ne renforcent pas la dissymétrie des positions sociales. La notion de réciprocité sociale pourrait englober les différentes acceptions de la réciprocité, l’idée étant de construire des relations non réductibles à la circularité obligée donneur/bénéficiaire, tout bénéficiaire étant susceptible de donner à son tour pour toucher de nouvelles personnes, au nom des interdépendances fondant les relations sociales au sein d’un même territoire. Elle pourrait être amorcée par une réflexion, pilotée par les outils de développement, cherchant à approfondir le principe de réciprocité, par l’articulation de ses différentes formes (réciprocité territoriale, réciprocité générationnelle, réciprocité en tant que principe économique) au nom d’une réciprocité sociale à inventer, et à assumer comme utopie fondatrice de nouveaux rapports sociaux dans les territoires.
La mobilisation de la finance solidaire
Le financement des structures, qu’il s’agisse des SIAE ou des opérateurs de l’AD, peine à sortir de la dichotomie financement public/financement privé. La question de la structuration financière des entités se pose à différents niveaux : fonds propres, notamment quand il s’agit de répondre aux exigences de garantie financière des marchés publics (cas du SAD en Guipuzcoa), besoins en fonds de roulement pour faire face à la trésorerie nécessaire, réserves pour envisager des investissements.
L’examen du RI Financement indique une dépendance plus ou moins marquée envers les financements publics. Elle est très forte dans le cas de l’IAE en Pays basque français, notamment pour les ACI. Elle l’est finalement aussi d’une autre manière pour l’AD, en raison du régime de tarification d’un quasi-marché imposé par le Conseil général, qui soumet les structures autorisées à une tutelle budgétaire. Ceci a pour effet de contraindre le cadre, et de limiter l’espace pour envisager des expériences innovantes, comme le montre la difficulté pour une association d’organiser un système de garde à domicile sur le principe de l’habitat partagé, par exemple. En raison des règles actuelles qui prévalent pour le service du SAD en Guipuzcoa, les structures qui présentent les garanties financières les plus solides, et prennent le moins de risques, sont des entreprises privées fortement capitalisées. Ceci écarte de fait des structures moins dotées, et rend difficile la création ou le maintien de coopératives gérées par les travailleuses salariées, par exemple.
L’AD indique pour le Pays basque français, l’inégalité structurelle en matière de sécurisation financière, puisque les CCAS/CIAS peuvent être abondés par les budgets des municipalités en cas de déséquilibre, là où les autres structures ne peuvent compter que sur leurs performances marchandes, leur rigueur budgétaire, et les concours bancaires selon les conditions ordinaires du marché bancaire. In fine, le marché de l’AD est financé par les contributions publiques complétées par le reste à charge, parfois conséquent, demandé aux bénéficiaires. Pourtant, chacun des territoires dispose de ressources financières s’inscrivant dans un cadre solidaire, de nature à renforcer les ressources nécessaires au fonctionnement d’un système territorial d’innovation sociale.
Dans le cas du Guipuzcoa (et plus largement la Communauté autonome basque), la banque éthique Fiare s’inscrit dans les objectifs, les pratiques et les schémas organiques de l’ESS, en adhérant au réseau REAS par exemple. Il existe aussi des fondations, parfois adossés à des établissements bancaires, qui financent des projets d’utilité sociale. Le Pays basque français est riche de ses mobilisations passées et actuelles autour de la création d’outils de financement, visant un double objectif : collecter la ressource locale, et la valoriser pour des projets créant des emplois localement. Herrikoa en est bien entendu la figure la plus connue, et son rayonnement ainsi que son fonctionnement en font aujourd’hui un outil institutionnel sur une base populaire. L’une de ses initiatives récentes (2015) rejoint l’édification d’un système territorial d’innovation sociale : il s’agit d’une collaboration entre Euskal Moneta et Herrikoa, dans une intelligence d’intérêts réciproques fédérant les objectifs des deux entités, puisqu’il s’agit de financer des projets autour de la relocalisation de l’économie, de la promotion de l’euskara, du progrès social et/ou de la protection de l’environnement. Elle pourrait rejoindre la volonté de faire émerger un collectif aquitain de la finance solidaire, réflexion amorcée en 2015 par Aquitaine Active, avec pour objectifs de fédérer les acteurs de la finance solidaire (comprenant aussi des clubs locaux d’épargne, en Pays basque notamment) et leurs partenaires, comme des acteurs bancaires et les collectivités territoriales.
La monnaie locale eusko relève également de la finance solidaire, dans le sens où elle subordonne l’échange marchand à des objectifs sociaux et qu’elle peut même contribuer à financer des projets dans ce but. Dans la perspective d’un système territorial d’innovation sociale, il importe que ces différentes initiatives de finance solidaire puissent se rencontrer, non pas pour les fédérer dans un instrument unique, mais pour en élargir la base sociale, et les inscrire clairement et fermement au regard d’objectifs sociaux touchant les populations vulnérables. Mais pour faire advenir de tels objectifs, il est essentiel que les voix de ces populations soient entendues à travers leurs communautés sectorielles représentatives (insertion socioprofessionnelle, dépendance, handicap), et que ces dernières occupent les différentes scènes du débat territorial.
Le projet dans une chaîne de valeur extensive à l’économie des besoins sociaux
Émergé d’un cadre cognitif qui questionne le développement durable et la place qu’y occupe le social, de valeurs qui essaient d’incarner la cité civique dans ses multiples déclinaisons et auprès de différentes populations, d’une pluralité de principes économiques dans lesquels la réciprocité s’insère au sein d’autres ressources issues du marché, de la redistribution et de la finance solidaire, le projet, individuel ou collectif, vient matérialiser le processus du système territorial d’innovation sociale en termes de résultat.
Il nous apparaît que certains projets, de nature collective, devraient pouvoir être conçus très en amont, au niveau des outils quasi-institutionnels de développement. Ceci afin de les inscrire en tant que réponses appropriées à des problématiques repérées et analysées selon une vision transversale. Mais aussi pour ne pas les enfermer dans un cadre programmatique contraint, pour les envisager sous l’angle de la pluralité des ressources (y compris la finance solidaire) et des principes économiques, et ainsi inviter les acteurs publics à adapter leurs outils financiers.
Certains projets rejoindraient les formes statutaires relevant de l’approche historique de l’ESS : ainsi la création de nouvelles coopératives, de nouvelles associations ou de fondations en seraient l’expression. Pour le Pays basque français, l’apparition de nouvelles SCIC, mais aussi de nouveaux GEIQ, EI ou ACI constitueraient la manifestation visible d’une telle créativité. Mais rejoignant le sens et l’encadrement donnés par la loi française de 2014 aux entreprises solidaires d’utilité sociale, ou la loi espagnole de 2011 sur l’Économie sociale, des projets relevant de cette finalité pourraient aussi être portés dans et par des entreprises individuelles ou de capitaux, des entrepreneurs sociaux. Ils trouveraient leur place dans le cadre structurant de projets de territoire, configurés selon des orientations stratégiques autour d’un contrat engageant les acteurs publics, dont les collectivités supra-territoriales. Ils seraient nécessairement évalués selon des indicateurs multiples, quantitatifs et qualitatifs.
Cette diversité d’indicateurs, devant contempler la diversité des objectifs assignés au projet, prendra un relief particulier si elle s’inscrit dans une acception de la chaîne de valeur qui en étende la portée à l’économie des besoins sociaux. Ainsi, par exemple, les structures relatives à l’insertion par l’activité économique pourront-elles trouver leur place dans une chaîne de valeur territorialisée associant le secteur marchand et le secteur public, édifiée selon des principes de cotraitance et de sous-traitance, non pas uniquement dans le but de réduire les coûts monétaires des opérations économiques, mais d’en optimiser la valeur sociale. Il peut en être de même pour les structures et projets relevant de l’aide à domicile, ou plus largement du vieillissement, intégrés dans une chaîne de valeur territorialisée associant le secteur sanitaire.
Les indicateurs spécifiques aux projets renvoient aux instruments de mesure de la richesse territoriale, à partir de ce qui fait ressource pour le territoire. Le système territorial d’innovation sociale poursuivant une finalité de développement humain, le progrès qui en est attendu rejoint « un nouveau système de valeurs et une nouvelle hiérarchie des éléments qui comptent » (Gadrey et Jany-Catrice, 2012 : 7). Et donc les indicateurs qui en rendent compte sont à la fois « des conventions (des cadres cognitifs et éthiques) et des outils de régulation (des cadres institutionnalisés de l’action publique et privée) » (ibid. : 7 et 8).
Les indicateurs de richesse territoriale ne peuvent donc uniquement venir contempler la croissance économique que cette richesse produit à travers son PIB. Rejoignant les nombreux travaux relatifs au développement humain, à la santé sociale ou à la soutenabilité environnementale (Gadrey et Jany-Catrice, 2012, Stiglitz, Sen, Fitousi, 2009, Méda, 2008), un travail de détermination d’indicateurs de mesure de la richesse territoriale viendrait préalablement baliser le terrain, dans le prolongement du débat sur les valeurs par exemple. Il permettrait de construire le cadre d’un développement humain local qui privilégie la construction de la globalisation depuis les territoires sociaux (Zurbano et al., 2014). Parmi ces indicateurs, il serait nécessaire d’en identifier quelques-uns rendant compte de l’empowerment individuel et collectif, et du renforcement des capabilités des populations vulnérables.
Pour un territoire de bien-être, espace pionnier d’encastrement des intérêts productifs et des besoins sociaux
Nous avons fondé notre comparaison interterritoriale en nous appuyant sur deux territoires aux configurations distinctes en matière d’institutionnalisation, de découpage politico-administratif, d’organisation et de moyens. Ils sont dotés tous les deux d’une épaisseur historique et culturelle suffisante pour en faire des territoires de projet capables de mobiliser classe politique, administration locale, secteurs économiques et plus largement l’ensemble de la société. A travers l’ordre institutionnel spécifique à chacun des deux secteurs comparés, mais aussi les dynamiques économiques qui animent les différents territoires, ou la manière dont la « question sociale » y est appréhendée et traitée, la question de la pertinence de l’échelle territoriale a été souvent posée. Finalement, à quelle(s) échelle(s) peut s’envisager l’édification d’un système territorial d’innovation sociale ?
La pertinence de l’échelle renvoie à une caractéristique du système territorial : il s’agit dans son essence même d’un système ouvert. Il est en interaction permanente avec d’autres échelons supra et infra-territoriaux. La question de la pertinence de l’échelle se déplace donc vers un impératif : la capacité des acteurs à articuler leurs cadres et leurs actions selon des emboîtements d’échelles. Ceci vaut tant pour l’action publique, que pour les acteurs économiques et les mouvements sociaux.
Ainsi, dans le cas du Guipuzcoa, un tel système peut-il être édifié à l’échelle de la province ? Serait-il plus pertinent de l’envisager à l’échelle de la Communauté autonome basque ? Ou alors vaudrait-il mieux le construire à partir des comarcas ? Un certain nombre de caractéristiques du système territorial d’innovation sociale, comme le caractère intégré de l’action publique, l’existence de réseaux de l’ESS, les clusters ou le renforcement des communautés sectorielles relèvent d’échelles qui débordent parfois la province du Guipuzcoa, pour toucher l’ensemble de la Communauté autonome basque. Il en est de même pour l’outil de finance solidaire (Fiare) configuré à cette même échelle. Par contre les outils quasi-institutionnels de développement comme les agences de développement qui suscitent collaborations, expériences innovantes (permettant notamment d’appliquer le principe de réciprocité), renforcement d’une chaîne de valeur territorialisée, et capacité à mobiliser les habitants, se situent à l’échelle des comarcas.
Dans le cas du Pays basque français, l’ordre institutionnel propre à l’IAE ou l’AD décrit des formes d’organisation pilotées par une action publique départementalisée, avec parfois l’intervention de l’échelon régional (Pasquier, 2012). Les réseaux de l’ESS sont régionaux, au mieux départementaux. La logique des clusters relève d’une approche plus spécifiquement basque. Les outils de finance solidaire, dans leur caractère composite, regroupent des instruments financiers de portée régionale (Aquitaine Active), et d’autres qui s’inscrivent dans un ancrage basque (Herrikoa, eusko). Le Conseil de développement quant à lui se définit par essence selon une territorialité Pays basque. Ceci rend son implication et sa perception plus difficiles aux échelons infra-territoriaux des bassins de vie.
La mise sur agenda d’un certain nombre de problématiques et la capacité à les traiter, comme le contrôle de la silver economy par l’action publique, dépassent largement l’échelle de bassins de vie, ou même de territoires régionaux.
La capacité des acteurs à articuler cadres et actions à différentes échelles créera et renforcera des boucles vertueuses de rétroaction entre échelles et niveaux, selon le principe de récursion organisationnelle (Morin, 2005). Ainsi, sous le pilotage des outils quasi-institutionnels de développement, des systèmes infra-territoriaux d’innovation sociale peuvent apparaître. Du fait des échanges et des articulations avec les échelles supra-territoriales, de nouveaux systèmes territoriaux peuvent être créés à leur tour, dessinant des constellations de systèmes territoriaux d’innovation sociale à l’échelle de grandes régions par exemple. Ces boucles vertueuses peuvent aussi s’envisager entre niveaux : par exemple la territorialisation d’une action publique intégrée facilitera-t-elle la cohésion des communautés sectorielles de l’AD ou de l’IAE, et à l’inverse le renforcement de ces dernières questionnera-t-il le caractère diffracté de l’action publique, maturations sociopolitiques et socioéconomiques pouvant s’alimenter mutuellement (Demoustier, Richez-Battesti, 2010).
Un système territorial d’innovation sociale dessinerait-il les contours d’une nouvelle forme de société de bien-être en lieu et place d’un territoire providence affaibli, à l’image de la fragilisation des États providence ? Viendrait-il renforcer la mondialisation égoïste, et la fin du keynésianisme territorial ? Prolongerait-il tout simplement la fragilisation des modèles de cohésion territoriale fondés sur des mécanismes de redistribution interterritoriaux, accréditant que « le contrat du territoire avec la nation est aujourd’hui menacé » (Davezies, 2015 : 65) ?
Ces questions interrogent l’organisation nationale et territoriale de la solidarité redistributive et la contribution de cette dernière aux systèmes territoriaux d’innovation sociale. L’existence même de ces systèmes suppose l’effectivité d’une redistribution publique qui dépend à la fois des cadres nationaux de régionalisation ou de décentralisation, des accords conclus à ce titre entre l’État central et les échelons régionaux, et donc in fine de la richesse nationale et/ou régionale. Ainsi la Communauté autonome basque reconnue comme l’une des Régions providence les mieux dotées de l’État espagnol a-t-elle les moyens d’une politique publique redistributive généreuse, pouvant soutenir des systèmes infra-territoriaux d’innovation sociale dotés de moyens publics renforcés. Le Pays basque français bénéficie quant à lui d’un pacte social conclu en France aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, et qui, bien que détricoté, continue d’alimenter un système redistributif conséquent. Considérés sous l’angle des moyens, de tels systèmes territoriaux seront bien entendu plus égalitaires dans des nations qui maintiennent un modèle de cohésion sociale fondé sur la redistribution interterritoriale. À l’inverse, ils pourraient consacrer les disparités entre régions lorsque la redistribution publique dépend prioritairement des cadres régionaux (Pasquier, 2004). Ce qui, pour notre part, soulève la question importante des nécessaires solidarités à maintenir entre régions, et des cadres, nationaux et/ou européens, dans lesquels de telles solidarités peuvent s’exercer.
Mais loin d’alimenter un nouvel égoïsme territorial (Davezies, 2015), l’intérêt d’un système territorial d’innovation sociale est qu’il aiderait à renforcer un nouveau pacte : celui entre le territoire et ses habitants, et donc de manière sous-jacente, celui entre la nation et ses habitants. D’une part car il ne réduit pas la question des moyens aux seules dotations offertes par la redistribution publique, grâce à sa capacité à mobiliser une ressource locale sous la forme de finance solidaire, par exemple, ou à articuler les principes économiques du marché, de la redistribution publique et de la réciprocité. D’autre part, car avec le principe de réciprocité, il produit deux effets. Il suscite de nouveaux modèles économiques, en permettant de sortir de la dichotomie marché/redistribution du point de vue de l’allocation des moyens. Mais il pose surtout la question de la finalité de l’économie, en rappelant son sens substantif, élargi aux besoins immatériels des populations, provoquant ainsi une possibilité de ré-encastrement entre l’économique et le social.
Un système qui se définit comme un processus produisant des effets
Le système territorial d’innovation sociale se traduit ainsi par des caractéristiques qui produisent des effets. L’idée de processus et de récursion organisationnelle à l’intérieur du système, mais aussi entre systèmes construits à différents échelons territoriaux, peut être illustrée de deux manières. Négativement, quand le système d’innovation renforce uniquement des stratégies d’adaptation à l’ordre marchand, ce qu’illustre le système territorial d’innovation orienté vers l’adaptation sociale. Positivement, quand au contraire il produit une transformation sociale et sociétale, venant décrire un système territorial d’innovation vertueux orienté vers la transformation sociale.
Conclusion
La comparaison interterritoriale de deux secteurs d’activité touchant des populations vulnérables et des dynamiques territoriales dans lesquelles les ordres institutionnels correspondants s’inscrivent, nous conduit à préfigurer l’émergence de systèmes territoriaux d’innovation sociale. De tels systèmes se réfèrent à une approche de l’innovation sociale à la fois en tant que processus et du point de vue de ses résultats (et de ses objectifs), mais en plaçant le territoire et les populations vulnérables au centre de l’innovation. En privilégiant la transformation sociale plutôt que l’adaptation à l’ordre marchand, ils relèvent de différentes caractéristiques. Ces dernières ne sont que partiellement présentes, ou parfois à l’état émergeant et inabouti, dans les deux territoires comparés. Ainsi, ni le Guipuzcoa, ni le Pays basque français n’offrent le visage élaboré de tels systèmes, même s’ils en contiennent de nombreux germes. Dans un exercice de montée en généralité, les caractéristiques présentées ci-après valent pour les deux territoires comparés, voire pour d’autres territoires, non pas selon une portée normative dans un ordre binaire (la caractéristique serait alors complètement présente ou absente) mais dans un registre graduel.
Des outils de développement sont suffisamment autonomes au regard des pouvoirs politiques locaux, et sécurisés quant à leurs moyens, pour assurer une mission générale d’animation territoriale, de lien entre acteurs, de mise sur agenda de problèmes socioéconomiques. L’action publique témoigne d’une capacité d’intégration verticale et horizontale, ou à tout le moins l’évolution de ses cadres dans une perspective territorialisée, à travers ses propres espaces de dialogue entre échelons, entre secteurs, voire entre services. Elle illustre une intersectorialité, voire une forme de transsectorialité, si l’action sociale devait être intégrée dans d’autres politiques publiques. Les réseaux de l’ESS sont renforcés par l’intégration des différentes familles qui la composent. Ceci leur permet d’amener leurs préoccupations, leurs attentes, de provoquer des mises en débat, aux différents échelons des scènes territoriales dans lesquels s’édifient ces systèmes. Les clusters évoluent afin de renforcer une chaîne de valeur territorialisée. Ils se saisissent ainsi d’enjeux territoriaux et y répondent grâce à leur ouverture à de nouveaux acteurs issus du secteur public, de la formation professionnelle, du social… Des communautés sectorielles homogènes adviennent par secteur du social (insertion socioprofessionnelle, dépendance, handicap) : elles ont réussi à dépasser leurs cloisonnements au nom d’une communauté d’intérêts autour d’objectifs territorialisés.
De tels systèmes territoriaux se donnent pour objectifs de traduire les valeurs relevant de la cité civique (intérêt général, bien commun, solidarité, réciprocité, empowerment individuel et collectif, capabilités individuelles et collectives). Ils s’appuient à cet effet sur des cadres cognitifs partagés, dont celui du développement durable régulièrement revisité. La réhabilitation du principe de réciprocité, dans sa capacité à renforcer les capabilités des opérateurs et des bénéficiaires, et non pas d’abord en raison des défaillances d’un marché sélectif ou d’une redistribution publique en manque de prodigalité, est à inscrire dans une perspective plus ouverte de réciprocité sociale territorialisée. La capacité à mobiliser une finance solidaire sur des enjeux sociaux touchant les populations vulnérables du territoire constitue en soi un marqueur de la nouvelle ressource territoriale. Les projets qui en résultent dessinent un nouvel ordre du ré-encastrement entre l’économique et le social.
L’échelle territoriale pertinente de tels systèmes correspond aux espaces à partir desquels peuvent s’envisager le rassemblement d’acteurs au nom d’une appartenance territoriale mobilisatrice, d’une intégration minimale de l’action publique, de la réalisation de projets pertinents. Ces systèmes contribuent de la sorte à renforcer le contrat moral entre les citoyens et leurs territoires d’appartenance. Ils n’évacuent pas pour autant des questionnements légitimes sur l’affectation des moyens, au titre d’une redistribution publique édifiée selon des principes qui s’affranchiraient partiellement ou totalement de la solidarité interterritoriale, par exemple. Car dans ce cas, ils bénéficieraient d’abord et plus largement aux populations vulnérables de régions et territoires déjà richement dotés.