Comme on le sait, il y a ceux qui font l’histoire et ceux qui l’écrivent. César est de ceux qui l’on faite, à la pointe de son épée et par son action politique, mais il est aussi de ceux qui l’ont brillamment écrite, figeant ainsi pour des millénaires la mémoire de son temps. Devenu rapidement auteur de référence, autant pour son latin à la savante sobriété que pour l’apparente précision de sa narration, César fut longtemps un pilier de la formation des princes et des généraux1. C’est d’ailleurs au titre de cette compétence pédagogique que Palladio dédia à ses fils son édition illustrée qui regroupait Guerre des Gaules et Guerre Civile2. Le grand architecte, comme nombre de ses contemporains, s’intéressait évidemment au stratège, mais aussi au rhéteur politique, qui s’exprime en particulier dans les nombreux discours et dialogues qui émaillent la Guerre des Gaules3. César en use en particulier pour justifier ses actions les plus illégitimes. Le premier dialogue de l’œuvre, l’affrontement verbal avec Divico4, un honorable septuagénaire ou plutôt octogénaire à ce moment, permet de rappeler au lecteur l’arrogance des Helvètes et leurs fautes passées5. L’ensemble justifie que pour les arrêter César soit sorti de sa province sans autorisation, sans qu’une guerre leur ait été déclarée, sans même que les Helvètes aient commis un tort à l’égard de Rome. En droit, le sénat aurait dû rappeler à l’ordre le proconsul6 ; il n’en fit rien, malgré quelques tentatives7. L’argumentaire était apparemment solide, et la cause défendue par de puissants amis.
La qualité des discours, leur aspect tellement direct, a séduit des générations d’érudits, qui ont eu bien souvent de la peine à les dissocier du récit linéaire. Napoléon III, encore, suivit à la lettre le proconsul pour reconstruire sa Gaule française et Camille Jullian lisait au premier degré l’échange entre César et Arioviste pour reconstituer l’invasion germaine. Et tandis que le grand Mommsen, dans sa Römische Geschichte, fustigeait Tite-Live, coupable, disait-il, de tant d’inventions et de déformations, trop favorable aux Fabii et défavorable aux Claudii8, il reconstruisait la conquête de la Gaule à la lecture de César, dont la clarté ne pouvait que refléter la réalité9. On savait bien qu’il était comme tous les officiers : l’ennemi est toujours supérieur en nombre ; les déroutes ne s’expliquent que par l’inconséquence d’un subordonné10 ; le talent du chef, en revanche, fait toute la différence au moment de la victoire. Mais c’est là chose vénielle, et l’on pardonne aux officiers en songeant que les mémoires de guerre s’apparentent aux récits de pêche du dimanche.
On savait pourtant qu’Asinius Pollion reprochait à César le manque de soin dans l’écriture et l’inexactitude des faits11. Même le remarquable travail critique de Michel Rambaud excuse bien des choses12. Chaque étude de détail permet de mettre au jour de nouvelles astuces d’écriture13. La simplicité apparente de la langue, cette habileté à présenter les choses de manière neutre et extérieure – le célèbre usage de la troisième personne du singulier pour parler de lui-même –, la précision des renseignements, tout incite à la confiance. Mais chaque fois que l’on regarde de plus près, on doit reconnaître que la simplicité est le déguisement d’un esprit véritablement retors. Comme le relevait déjà en 1926 L.-A. Constans, le plus critique des lecteurs de César, “entre l’exactitude matérielle des faits et la vérité historique, il y a plus que des nuances”14. Ceux qui, comme Palladio, espèrent trouver chez lui les préceptes du bon commandant, oublient parfois que le premier de ces préceptes est l’habileté à mentir, voire à dire le vrai pour faire croire le faux. Cette forme de perversion du discours est particulièrement patente lors de la rencontre avec Arioviste. César était ici sur un terrain miné, car il avait lui-même joué un rôle assez trouble dans toute l’affaire et, qui plus est, au vu et au su de toute l’aristocratie romaine et gauloise. En comparant son récit à celui de Dion Cassius et en les replaçant tous les deux dans le contexte des années 61-58, on comprend à quel point la position du proconsul était délicate, et surtout avec quel talent il a sans doute manipulé l’opinion à Rome et en Gaule, avant de maîtriser l’érudition occidentale.
César vs Dion
Le récit de César est bien connu. C’est à la suite d’une dénonciation improvisée de l’Éduen Diviciacos que César (qui ne l’avait donc pas rencontré à Rome !) apprend la triste situation des Éduens et des Séquanes. Leurs conflits internes les ont en effet conduits à se soumettre aux Germains, vainqueurs de Gaulois fort divisés15. Découvrant alors les crimes des Germains, et outré du traitement infligé aux Éduens, frères consanguins des Romains, le proconsul se fait leur champion et part jouer les bons offices en sommant Arioviste de retirer ses troupes et de libérer les Gaulois du tribut. Arioviste est présenté d’emblée par Diviciacos comme un homme grossier, irascible et capricieux (barbarus, iracundus, temerarius16), tous les travers de l’“hubris” tragique, cette démesure impie qui conduit à l’inéluctable châtiment divin. Cela posé, César affirme que sa demande d’entrevue bute sur un refus. Et il ajoute, histoire de compléter le portrait, qu’Arioviste, dans son orgueil, considérait n’avoir rien à dire à César, estimait que le droit de la guerre (qui relève du ius gentium) était pour lui, et jugeait enfin irrégulière la présence en Gaule libre d’un proconsul de Transalpine17. Par ailleurs, il estimait plus prudent de rester au milieu de ses troupes. Chacun de ces points est exact, mais, exprimés par un orgueilleux violent, ils deviennent une preuve de démesure.
César passe alors aux ordres et aux menaces. Pour les justifier, il s’appuie sur un sénatus-consulte de 61 a.C., qui demandait au gouverneur de Gaule de protéger les Éduens18. Pour lui donner plus de force, il dit au lecteur avoir appris aussitôt après la réponse négative d’Arioviste que des Germains ravageaient le pays des Éduens, ce qui ôte toute valeur aux justifications du roi, traître aux accords19. Pour le devancer, il marche alors vers Besançon, où officiers et soldats prennent peur au récit de la puissance des barbares. Une fois les hommes rassurés, César avance jusqu’à ce qu’Arioviste le juge assez proche pour une entrevue sans risque20.
Là se situe le dialogue principal. César parle en premier. Il rappelle au Germain les honneurs que lui-même et le sénat lui ont accordés. Arioviste a été appelé roi et ami du peuple romain, sans raison valable21. En outre, on lui avait offert des cadeaux particulièrement honorifiques, de ceux que le sénat ne donne qu’à ceux qui ont rendu un service exceptionnel à Rome. À aucun moment ces bienfaits “injustifiés” ne sont expliqués. Mais les Éduens avaient été encore plus honorés, et depuis plus longtemps (on ignorera jusqu’au bout sous quelle forme). En outre, Rome considérait qu’il fallait maintenir leur ancienne puissance sur l’ensemble de la Gaule. Suit l’ultimatum : Arioviste doit laisser leur liberté aux Éduens et à leurs alliés, rendre les otages ou, au moins, les laisser sur sol gaulois.
Arioviste22 commence alors par faire son propre éloge, ce qui est possible, car on trouve mention de ce type de comportement dans d’autres récits touchant aux Celtes23. Il rappelle ensuite qu’il n’est pas venu en Gaule de sa propre initiative, mais appelé par les Gaulois, qui lui ont livré volontairement des otages ; qu’il s’est établi là où on lui avait permis de le faire ; qu’il faisait payer tribut aux vaincus comme l’autorisait le droit de la guerre, d’autant que ce sont les Gaulois qui l’ont attaqué et non le contraire ; qu’il avait vaincu en une seule action24 tous les peuples de la Gaule qui s’étaient coalisés contre lui. Arioviste n’envisageait pas que l’amitié des Romains dût restreindre son pouvoir, bien au contraire. Mais si les Romains insistent, il sortira sans hésitation de leur alliance. Il ajoute qu’il était en Gaule avant les Romains, qui n’auraient pas dû quitter leur Province. Il fait remarquer au proconsul qu’il n’est pas barbare au point d’ignorer que l’alliance avec les Éduens n’a jamais conduit à une aide, ni des Éduens en faveur des Romains, ni des Romains en faveur des Éduens, en particulier lors des conflits récents25. Cette alliance est donc feinte, et n’est qu’un prétexte à l’attaquer lui. En outre, nombre de nobles Romains lui ont écrit pour lui faire savoir qu’ils apprécieraient particulièrement une élimination physique de César. L’amitié de ces grands vaudrait bien celle de César. Cet argument, sans aucun poids juridique, suffit à faire de César une victime de complots politiques internes : Arioviste devient un simple homme de main d’infâmes conspirateurs.
À l’argument de la légitimité d’une présence romaine en Gaule, César répond que Fabius Maximus (en 121 a.C.), avait déjà vaincu les Arvernes et les Rutènes, mais leur avait laissé leurs territoires et leur autonomie : il a donc préséance26. La discussion s’arrête alors, car les cavaliers d’Arioviste s’approchent du lieu de la rencontre. César interdit la riposte, officiellement pour éviter qu’on puisse l’accuser d’avoir rompu les pourparlers. Mais son escorte est composée de fantassins mis à cheval et non de véritables cavaliers. Elle ne saurait donc affronter la terrible cavalerie germaine. Le résumé de Plutarque suit, pour l’essentiel, le propos de César, dont il adopte les positions27.
La version de Dion, plus développée, est passablement différente. Suivant une source nettement critique28, il indique d’emblée que César avait mis son ambition au service des Éduens et des Séquanes et qu’il avait décidé de ne pas respecter ses accords avec Arioviste. Il convoque le roi, exige qu’il rende les otages, puis, devant son refus attendu, prend Besançon (38.34). Dion fait de cet acte une provocation à l’égard d’Arioviste29, alors que César laisse entendre qu’il ne fait que précéder le Germain30. Or les Séquanes avaient livré des otages à Arioviste et accepté de devenir tributaires. Dion rejoint ensuite César lorsqu’il évoque la panique des légionnaires à l’idée d’affronter les barbares. Mais il ajoute que l’argument principal des soldats était que la guerre n’avait pas été votée publiquement et que ce n’était pas un bellum iustum, ce qui est parfaitement exact31.
Dion développe ensuite, plus que César lui-même, le discours destiné à rassurer la troupe32(38.36-46), mais cela lui permet de mettre au jour les motivations du proconsul. D’emblée l’argument principal est affirmé : il faut penser dans l’intérêt de Rome, qui est d’établir un bon gouvernement chez ceux qui ont été soumis, protéger les alliés, combattre leurs ennemis et accroître l’empire33. À l’argument de l’illégitimité de la guerre, César répond que c’est par la guerre que s’est faite la grandeur de la République (38.37-38). Toute la suite explique qu’il est nécessaire d’attaquer et de dominer les voisins, qu’ils aient commis des agressions à l’égard de Rome ou qu’ils y songent ; et tous y songent (38.39-40). Est glissé ensuite un argument institutionnel : le sénat, en lui confiant quatre légions, aurait laissé César libre de décider qui serait ou ne serait pas ennemi, plutôt que de voter une guerre précise34. C’est pour tout dire très improbable : même Pompée avait un imperium défini, si large fut-il.
Et puisqu’il faut combattre quiconque complote contre Rome, César explique que la puissance d’Arioviste devient excessive et qu’il est donc dangereux (38.42). En refusant de se rendre à la convocation d’un proconsul de Rome, Arioviste a donné la preuve de ses mauvaises intentions. Et s’il soupçonnait César de ruse c’est qu’il avait lui-même de mauvaises intentions35. Par principe, César rappelle (38.43) que tout pérégrin doit fléchir devant les faisceaux et qu’il est particulièrement insultant de refuser une “invitation” et plus encore de convoquer un proconsul, surtout quand la convocation est portée par un Allobroge36. On en vient ainsi (38.44) au rappel du rôle de César dans les honneurs accordés au Germain : c’était légitime avec l’Arioviste d’alors, vertueux et fidèle, mais plus avec celui qui menace Rome en refusant de se rendre à une convocation. Dion rejoint ensuite le discours de la Guerre des Gaule (38.45-46) : les Germains peuvent être facilement vaincus, d’autant que les Gaulois ont tout à gagner à l’alliance de Rome. César invite alors les lâches à quitter l’armée, quitte à le laisser seul avec la Xe légion. Malgré leur désaccord avec leur chef, les officiers préfèrent se taire et le suivre. L’allusion à l’Allobroge qui avait apporté à César l’invitation / convocation d’Arioviste ne correspond à rien chez César. Mais ce dernier dit qu’il aurait lui-même envoyé comme parlementaires M. Valerius Procillus (Troucillus ?), grand notable gaulois dont le père avait reçu la citoyenneté romain, et qui était un familier d’Arioviste, accompagné par un certain M. Titius, inconnu par ailleurs, mais qui avait des liens d’hospitalité avec Arioviste37. Ce choix est une nouvelle provocation. Ils sont tous deux capturés par un chef germain colérique, et aussitôt couverts de chaînes malgré leur statut d’ambassadeurs (Gal., 1.46.4-5). Dion “oublie” ce grave incident qui constitue à lui seul un casus belli en droit international. Les deux ambassadeurs seront retrouvés vivants et en bonne santé dans le camp d’Arioviste… Est-ce le même Allobroge ? Y en avait-t-il dans chaque armée ? L’affaire est pour le moins confuse.
La comparaison entre les deux textes conduit à une conclusion paradoxale. Alors que Dion présente d’emblée César comme un agresseur, il lui prête un discours très traditionnel (peut-être plus proche du discours réel), justifiant l’agression a priori par les arguments favoris des imperatores de Tite-Live : la grandeur de Rome, l’absolue nécessité de faire respecter la maiestas populi Romani par tous les peuples, l’idée que quiconque refuse les marques de respect dues aux faisceaux se prépare à faire la guerre38. Par ailleurs César savait pertinemment qu’on n’avait guère condamné de généraux pour avoir fait une guerre sans ordre spécifique, du moment qu’ils l’avaient gagnée. On peut donc se demander pourquoi, dans la Guerre des Gaules, le proconsul tente à ce point de se justifier personnellement. La réponse est évidemment qu’il devait convaincre un auditoire qui connaissait en détail les faits présents et antérieurs. Mais la particularité du propos de César est qu’il place dans la bouche d’Arioviste des critiques très dures, et surtout parfaitement pertinentes : César est sorti de sa province ; le sénat n’a pas voté de guerre contre les Germains ; la domination des Germains sur les Gaulois est légitime, et qui plus est acceptée par Rome. Dion ne développe pas ces aspects, sous-entendus dans son premier paragraphe.
César ne pouvait donc pas passer sous silence les arguments d’Arioviste, connus de trop de notables à Rome, avec qui le roi était en correspondance. Les rares informations dont nous disposons sur les années qui précèdent montrent en effet que César avait dû jouer un rôle important dans la diplomatie gauloise de Rome et en particulier du côté des Helvètes et des Germains. Et si l’on peut supposer que les centurions étaient en moyenne fidèles à leur imperator, il n’en allait pas de même des légats ou des tribuns, tous susceptibles d’écrire ou de rentrer en permission. Il fallait donc désamorcer l’attaque en choisissant, comme de coutume, la fausse franchise, de manière à contrer une critique qui relevait du droit le plus strict. La solution est donc rhétorique : il faut faire la guerre à Arioviste pour le salut de la République, indépendamment de la légitimité du conflit. On évite ainsi d’évoquer une éventuelle préméditation.
L’information à Rome
Il faut ici revenir sur les informations dont on disposait à Rome et sur la situation diplomatique. L’argumentaire de César repose en effet sur l’obligation d’agir face à des informations de dernière minute qui ne permettaient pas un fonctionnement normal des institutions. Par exemple, on se souvient qu’il n’aurait appris qu’au moment de quitter Rome pour sa province le projet des Helvètes de partir à travers la Provincia39. On découvre alors à ses côtés, comme premier informateur, un personnage de premier plan, l’Éduen Diviciacos. En rupture de ban avec son peuple (et son frère cadet), Diviciacos s’était réfugié à Rome, où il fréquentait à l’occasion Cicéron40. Ce personnage particulièrement bien informé n’aurait donc rien dit à César ou à d’autres sénateurs, ni sur la complicité de son frère Dumnorix avec les Helvètes41, ni sur l’intrusion des Germains en Gaule. Celle-ci n’est avouée que lors de la grande assemblée des peuples gaulois présidée par César après Bibracte42. Cet appel au proconsul est bien un peu surprenant. Il venait de massacrer deux tiers des Helvètes, auxquels étaient apparentés les principaux Éduens et Séquanes, en particulier Casticos et Dumnorix, et avait en outre imposé des charges très lourdes aux Éduens et fait peser les plus lourdes menaces sur les Séquanes. Seul Diviciacos et peut-être Liscos pouvaient avoir intérêt à mêler César à la guerre gallo-germaine et à l’encourager à rester hors de sa province. L’aspect le plus surprenant de la relation entre les deux hommes est la nécessité où est César de recourir à un truchement, Valérius Troucillus, pour communiquer avec Diviciacos. Durant son exil romain, ce dernier s’était en effet présenté devant le sénat et avait discuté philosophie et religion avec Cicéron. On imagine difficilement qu’il n’ait pas maîtrisé assez de grec, voire de latin, pour parler confidentiellement avec César. On pourrait alors supposer que Troucillus représentait les intérêts de la Provincia dans les manœuvres en cours, ou qu’il servait de témoin, peut-être pour le compte de Pompée, qui avait d’importantes clientèles dans la Provincia43.
Faut-il croire que César était bien naïf de penser que tout était en paix en Gaule libre, et Diviciacos bien retors de ne pas lui avoir touché mot de la situation avant l’été 58 ? C’est peu probable, car certains sénateurs étaient parfaitement au fait de ce qui se tramait. Ainsi, en mars 60 a.C., Cicéron sait que les Éduens ont été défaits et que les Helvètes préparent leur départ. On avait d’ailleurs envoyé une délégation aux provinciaux pour qu’ils ne traitent point avec les Helvètes44. On avait songé dans un premier temps, dit-il, à l’envoyer lui-même avec Pompée. Mais le sénat, les proclamant trop utiles à la république avait préféré envoyer Q. Métellus Créticus, qui s’était opposé à Pompée mais avait adopté une position peu claire par la suite. Il fallait en effet écarter Pompée, qui avait de forts liens en Gaule et risquait de s’emparer de la guerre. La défaite éduenne dont parle Cicéron est probablement celle d’Admagetobriga ou Metobriga, que mentionne César45. Cela se passe peu après l’ultime victoire de Pomptinus sur les Allobroges46, comme si des mouvements s’étaient fait sentir de l’Alsace au Dauphiné simultanément. C’est donc sans doute aussitôt après cette bataille, fin 61, que le sénat aurait demandé que celui qui aurait le gouvernement de la Gaule (Pomptinus à ce moment47) de veiller au bien de l’état et de protéger les Éduens et les autres amis du peuple romain48. La source d’information la plus évidente était, bien entendu, Diviciacos, venu chercher de l’aide à Rome apparemment après la défaite des Éduens face aux Séquanes, peut-être en 6349. Ce furent donc les consuls de 60 qui se répartirent les Gaules, Q. Métellus Celer obtenant la Transalpine50. En mai, Cicéron s’inquiète d’ailleurs des velléités de ce proche d’Atticus, qui rêve d’une guerre gauloise pour s’enrichir et se couvrir de gloire.
Mais le mois suivant, Cicéron écrit à nouveau à Atticus pour lui dire que tout cela est calmé, qu’on ne parle plus de guerre en Gaule, et que les Helvètes se tiennent tranquilles ; Métellus ne songe plus à la guerre pour laquelle le sénat l’a en quelque sorte désigné51. Dans la mesure où Cicéron tient informé Atticus, on peut penser qu’il croit ce qu’il dit et donc que l’information a été complètement manipulée. En effet, au même moment, les Helvètes préparent leur départ, tandis qu’Arioviste rançonne les Éduens et les Séquanes. Et Celer est en Gaule. L’ignorance de César peut-elle s’expliquer par son absence de Rome ? C’est peu probable car ce sont les années de l’accord avec Pompée et Crassus. César dispose en outre de vastes réseaux d’information, entre autres par ses clientèles gauloises et celles de Pompée. Élu en juillet 60 après un retour hâtif d’Espagne, il prit le consulat en janvier 59. Il put alors recevoir Arioviste dans l’alliance de Rome et lui faire voter le titre de roi52. Dans le même temps il avait pris soin de faire casser sa désignation pour l’étrange province des silvae callesque53 et de se faire attribuer par le plébiscite Vatinien la Cisalpine et l’Illyrie pour cinq ans, laissant momentanément la Transalpine à Celer. Il est bien possible, comme le suggère J. Carcopino54, que Vatinius et César aient alors songé à des expéditions danubiennes, en rêvant peut-être déjà à “l’or des Daces”. Le péril que représenta un temps l’essor de ce peuple, conduit par Burebista, tomba de lui-même quand le chef barbare fit le choix de partir vers l’Orient et Olbia55. Le sénat ajouta alors la Transalpine et une légion supplémentaire, soit que le péril dace ait été alors écarté, soit que la mort subite de Métellus ait fait craindre pour la Gaule, soit pour imposer à César une charge qui ne lui permettrait pas de s’aventurer trop loin sur le Danube, soit, enfin, et c’est le plus probable, parce que les informations portées par Diviciacos avaient ouvert de nouvelles perspectives de gloire et de fortune à la place de la Dacie.
Que vient faire ici l’admission d’Arioviste au titre d’ami du peuple romain, faveur assez chichement accordée, surtout à des barbares dont les domaines ne touchaient même pas aux limites de l’empire et qui n’avaient rendu aucun service ? C. Jullian56, relevant que Cicéron (et le sénat avec lui) lie la défaite des Éduens aux projets des Helvètes, se demande s’il n’y aurait pas eu un accord entre Diviciacos, Arioviste et le sénat pour se débarrasser des Helvètes. Il est aussi simplement possible que l’on ait compté sur le chef germain pour s’attaquer de son côté aux Daces, voire aux Helvètes, deux peuples riches en or57, pendant que César attaquait de l’autre côté. Il est aussi tout simplement possible qu’Arioviste, en échange des bienfaits de César, ait laissé croire qu’il se retirerait, comme le suggère Appien58, de manière à laisser au futur proconsul la liberté d’agir vers le Danube. Il avait certainement négocié un arrangement avec Métellus, puisqu’il avait offert à ce dernier un cadeau assez particulier : des Indiens échoués des suites d’une tempête sur les côtes de Germanie59. Le proconsul avait alors “oublié” de prévenir le sénat que les Helvètes continuaient leurs préparatifs et que Séquanes et Éduens (qu’il était censé assister) étaient toujours victimes des pressions germaines60. Il est vrai que Métellus mourut avant la fin de son gouvernement, peut-être assassiné par sa femme, sœur du tribun césarien Clodius61. Néanmoins, on relève qu’il n’est question de retrait ni chez César ni chez Dion. L’accord entre Métellus et Arioviste visait sans doute uniquement à libérer le sénat et César des craintes occidentales par un mensonge officiel. En outre, César avoue, beaucoup plus tardivement, que Diviciacos était rentré en Gaule bredouille de sa première mission, n’ayant pas réussi à lancer les Romains contre les Suèves62. Le choix politique de César et de sa faction était donc simple : enterrer les affaires de Gaule en couvrant les exactions d’Arioviste et en faisant croire que les Helvètes ne bougeraient pas, de manière à laisser le champ libre à l’est. La mission de Métellus Creticus et les rapports de Métellus Celer auraient ainsi orienté l’opinion du sénat dans le bon sens.
César, perdant en cours de consulat un prétexte à guerroyer sur le Danube, revendiqua la Transalpine, où de vraies informations lui permettaient de savoir qu’il y avait des occasions de se couvrir de gloire et de mettre la main sur l’or des Helvètes. Il ne restait plus qu’à assumer un retournement politique complet à l’égard d’un Arioviste lui aussi bien informé sur la situation à Rome. Diviciacos, grand perdant de la première manche, en fournit le prétexte, connu de tous depuis longtemps, mais qu’on avait soigneusement enfoui sous les décrets honorifiques en l’honneur du Germain. L’arrangement conclu avec Métellus Celer devenait alors gênant et certains proches de César avertirent le sénat que le proconsul cherchait un casus belli à tout prix. Le discours que lui fait tenir Dion Cassius, nous l’avons vu, justifie la guerre de manière traditionnelle, par le risque que faisait courir Arioviste et par la nécessité naturelle d’agrandir l’empire. C’était un discours que l’on pouvait prononcer devant les hommes avant l’assaut. Cela ne pouvait satisfaire le sénat, à qui César avait fait voter les décrets en faveur du roi, au prétexte de son retrait. Les “républicains” comme Caton, qui avaient accepté, sur la foi des rapports, de ne pas s’occuper des Éduens et de Diviciacos, étaient en droit de s’étonner. Le premier livre de la Guerre des Gaule vient alors montrer un Arioviste arrogant, méprisant les faveurs dont il avait fait l’objet, oublieux du respect dû par tout “ami” à l’autorité des magistrats romains. Surtout, Arioviste a capturé des ambassadeurs, faute impardonnable, même si ces ambassadeurs sont un Gaulois et un probable Romain parfaitement inconnu. Il est amusant de noter que Caton aurait proposé quelques années plus tard de livrer César aux Usipètes et aux Tenctères, dont le proconsul aurait séquestré les ambassadeurs63. Les Germains, toujours au courant de la politique romaine, avaient retourné contre César ses propres arguments.
Il était préférable pour César de faire dire à Arioviste quelques vérités gênantes, d’ailleurs connues de tous, afin de donner à l’échange verbal une allure de franchise, qui colorait de véracité des faits incontrôlables. Vaincu, en fuite au-delà du Rhin, le Germain ne pouvait qu’avoir tort. Couvrant de vérités qui semblent lui être défavorables des silences qui le seraient encore plus, César retourne l’impression du lecteur sans avoir à falsifier complètement les faits et sans lui laisser le moyen de les restituer. Le mensonge n’est qu’un aspect presque mineur de son talent de manipulateur, comparé à sa capacité d’intoxication et à son habileté rhétorique. Sans doute fut-il ici aidé par les Metelli, parents de Pompée64, et par le crédit de Diviciacos – que Cicéron estimait – et de ses amis provinciaux, ainsi que par ses soutiens romains. Du discours d’Arioviste, les aristocrates romains ont sans doute retenu craintivement le point qui les touchait le plus : vainqueur, César a pu mettre la main sur les lettres où figuraient les noms des grands qui avaient souhaité sa mort. Glissée comme une bravade dans l’orgueilleux discours d’un barbare, cette petite allusion prenait, a posteriori, la valeur d’une menace mortelle.
Bibliographie
- Carcopino, J. (1943) : César, Paris.
- Constans, L.-A. (1926) : César, Guerre des Gaules, Livres I-IV, Paris (CUF), réédition 1984.
- Costa, S., dir. (2010) : Illustrer l’histoire / illustrare la storia : La gravure et l’histoire : les livres illustrés de la Renaissance et du Baroque à la conquête du passé, Grenoble.
- Curdy, P., L. Flutsch et G. Kaenel, dir. (1997) : D’Orgétorix à Tibère (colloque A.R.S., Porrentruy, 1995), Lausanne.
- Dangel, J. (1995) : “Stratégies de parole dans le discours indirect de César (de Bello Gallico) : étude syntaxico-stylistique” / “Speech strategies in Caesar’s indirect speech (de Bello Gallico): syntactic and stylistic study”, BCILL, 70, 95-113.
- Étienne, R. (1997) : Jules César, Paris.
- Goudineau, C. (1990) : César et la Gaule, Paris.
- Harmand, J. (1978) : “Une composante scientifique du corpus Caesarianum : le portrait de la Gaule dans le De bello Gallico I-VII”, ANRW, II.5, 523-595.
- Garcia, D. et F. Verdin, dir. (2002) : Territoires celtiques. Espaces ethniques et territoires des agglomérations protohistoriques d’Europe occidentale, Paris.
- Jud, P. et G. Kaenel (2002) : “Helvètes et Rauraques : quelle emprise territoriale ?”, in : Garcia & Verdin, dir. 2002, 297-305.
- Jullian, C. (1909) : Histoire de la Gaule, III, La conquête romaine et les premières invasions germaniques, Paris.
- Mommsen, T. (1985) : Histoire romaine, I (trad. C.-A. Alexandre), Paris.
- Rambaud, M. (1966) : L’art de la déformation historique dans les Commentaires de César, Paris.
- Syme, R. (1938) : “The Origin of Cornelius Gallus”, Classical Quarterly, 32, 39-44.
- Tarpin, M. (1987) : “César et la bataille d’Octodure”, Annales Valaisannes, 241-249.
- Tarpin, M. (1997) : “Les Tigurins étaient-ils des Helvètes ? Prélude à l’histoire de la Suisse”, in : Curdy et al., dir. 1997, 11-20.
- Tarpin, M., avec la collab. de J. Favrod, A. Hirt (2002) : “Le cadre historique”, in : La Suisse de la Préhistoire à l’aube du Moyen Âge (SPM), V, Bâle (SSPA), 42-59.
- Tarpin, M. et O. Buchsenschutz (2010) : “Une lecture graphique de la “Guerre des Gaules” de César”, in : Costa, dir. 2010, 69-86.
- Van der Wielen, Y. (1999) (avec des mises à jour de A. Geiser, F. Kœnig, et M. Campagnolo) : Monnayages allobroges, Genève.
Notes
- Les batailles de César représentent 25 cartes sur le site historique de West Point (http://www.dean.usma.edu/history/web03/atlases/AncientWarfare/index.htm)
- A. Palladio, I commentari di C. Giulio Cesare (…), Venise, 1575. Cf. Tarpin & Buchsenschutz 2010.
- Sur leur aspect formel, très significatif, voir, par exemple, Dangel 1995.
- Caes., Gal., 1.13-14.
- Le discours introduit, sans rien en dire, une confusion entre Tigurins et Helvètes, alors que nous n’avons aucun moyen de savoir ce qu’il en était au IIe s. a.C., ni même en 58. C’est comme par le fait du destin que les deux hommes se rencontrent, alors que Dion attribuait le massacre des Tigurins à Labiénus (Tarpin 2002 et 1997 ; Jud & Kaenel 2002).
- On pense à C. Cassius Longinus, qui avait tenté d’aller de Gaule (Cisalpine) en Macédoine par voie de terre, peut-être aussi dans l’idée de prendre des esclaves pour un marché qui se développait. Aussitôt mis au courant, le sénat, d’abord incrédule, envoya une commission de sénateurs de haut rang pour rappeler à l’ordre l’audacieux (Liv. 43.1 et 5). Le sénat est en général assez sensible aux abus territoriaux de ses généraux (cf. aussi Liv. 10.37.6-7).
- Suet., Caes., 24.
- Mommsen 1985, 1085-6.
- Les chapitres de l’Histoire de Rome consacrés à la conquête de la Gaule ont fait l’objet d’une édition française à part dans la Collection des prix Nobel de littérature (éd. Rombaldi). On peut lire César entre les lignes de Mommsen, on peine à y trouver trace de Dion ou d’Appien.
- Suet., Caes., 36.
- Suet., Caes., 56.4.
- Rambaud 1966.
- p. e. Tarpin 1987.
- Constans 1926, XII.
- Caes. 1.31.
- Tout le chapitre accumule les épithètes. Diviciacos dit d’Arioviste que “superbe et crudeliter imperare” (1.31.12).
- Caes. 1.34.
- Caes. 1.35.4 : si non impetraret, sese, quoniam M. Messala, M. Pisone consulibus senatus censuisset uti quicumque Galliam provinciam obtineret, quod commodo rei publicae lacere posset, Haeduos ceterosque amicos populi Romani defenderet, se Haeduorum iniurias non neglecturum. “Si (Arioviste) n’obéissait pas, attendu la décision prise par le sénat sous le consulat de Marcus Messala et de Marcus Pison, demandant que quiconque obtiendrait la province de Gaule, défendrait les Éduens et les autres amis du peuple romain, dans l’avantage de la République, lui-même ne laisserait pas impunis les torts faits aux Éduens.” La forme est assez habituelle, mais on notera le “non neglecturum”, qui sous-entend que seule la bienveillance éventuelle de César peut faire échapper Arioviste à la justice du sénat.
- Caes. 1.37.3.
- Caes. 1.41.5.
- Caes. 1.43.5 : illum, cum neque aditum neque causam postulandi iustam haberet, beneficio ac liberalitate sua ac senatus ea praemia consecutum. “(Arioviste) avait obtenu ces privilèges de la bienveillance et de la générosité (de César) et du sénat, sans droit, sans aucun juste motif de les obtenir.”
- Caes. 1.44.
- Voir chez Appien (Gallica, 12) le récit de l’ambassade de Bituit (ici roi des Allobroges) : en abordant les Romains, le héraut fait l’éloge de Bituit, du peuple et de l’ambassadeur avant que ne commencent les discussions.
- Caes. 1.44.3 : uno proelio. La tournure est habituelle des comptes rendus de victoire utilisés par Tite-Live (p. e. 9.19 ; 9.32), comme la formule primo impetu (ibid. 9.23 ; 9.26 ; 9.27). Ces expressions prennent tout leur sens dans la revendication d’un triomphe par un général vainqueur. Ce peut être le fait de César, habitué à l’employer, mais on ne saurait exclure qu’Arioviste ait eu une assez bonne connaissance du formulaire romain.
- Florus (1.37.2), qui suit en général Tite-Live, attribue l’intervention de Domitius Ahenobarbus contre les Arvernes à un appel des Éduens. Mais le silence de César face à cet argument est un aveu.
- En droit, cette déclaration n’est pas tout à fait exacte. Arvernes et Rutènes ont été vaincus en bataille rangée, hors de leur propre territoire. Ils se sont enfuis en traversant le Rhône et les Romains n’ont pas pris leurs capitales. Il n’y avait donc pas de deditio formelle. De ce fait, Rome n’avait pas la possibilité de confisquer leur territoire ou de leur imposer un tribut, sauf à reprendre la guerre avec eux sur leur territoire. Arioviste, en revanche, dispose de traités formels avec les Séquanes et les Éduens, dont il occupe de fait une partie du territoire.
- Plut., Caes., 19.1.
- Ce pourrait être Asinius Pollion, mais Dion disposait d’autres sources, comme les correspondances de certains généraux de César. On peut alors penser à Labiénus, qui joue chez Dion un rôle plus valorisant que chez César.
- Dio 38.34 : ὥστε τὸν Καίσαρα λόγους μὲν μηκέτ´ αὐτῷ ἀντιπέμψαι, τὸν δὲ δὴ Οὐεσοντίωνα, τὴν τῶν Σηκουανῶν πόλιν, εὐθύς, καὶ πρὶν αἰσθέσθαι τινά, προκατασχεῖν. “Ainsi, César, renonçant à répondre (à Arioviste), s’empara aussitôt de Besançon, la capitale des Séquanes, sans que quiconque ne s’y attende”.
- Caes., Gal., 1.38 : (1) Cum tridui viam processisset, nuntiatum est ei Ariovistum cum suis omnibus copiis ad occupandum Vesontionem, quod est oppidum maximum Sequanorum, contendere. Id ne accideret, magnopere sibi praecavendum Caesar existimabat. Namque omnium rerum quae ad bellum usui erant summa erat in eo oppido facultas, (…) (5) Huc Caesar magnis nocturnis diurnisque itineribus contendit occupatoque oppido ibi praesidium conlocat. “Alors que (César) s’était avancé pendant trois jours, on lui annonça qu’Arioviste se hâtait avec toutes ses troupes pour occuper Besançon, qui est la principale ville des Séquanes. Afin d’éviter que cela ne se produise, César pensait qu’il fallait le précéder. En effet, cet oppidum était doté de toutes les qualités les plus essentielles pour la guerre. (…) De là, César se hâte à grandes étapes de nuit comme de jour et, ayant occupé la ville, il y place une garnison.” Maximum oppidum désigne sans doute la capitale. Occupato oppido n’est pas la forme normale pour décrire la prise d’une ville. Le lecteur comprend donc qu’il l’occupe sans combat. On notera que les Séquanes sont totalement absents de l’action.
- Dio 38.35 : Καὶ ἐθρύλουν ὅτι πόλεμον οὔτε προσήκοντα οὔτε ἐψηφισμένον διὰ τὴν ἰδίαν τοῦ Καίσαρος φιλοτιμίαν ἀναιροῖντο (…). “Et (les soldats) répétaient qu’ils allaient faire une guerre qui n’était ni juste ni votée publiquement pour la seule ambition de César.”
- Onze des vingt paragraphes consacrés aux premières campagnes de César sont occupés par ce discours fleuve en forme de profession de foi.
- Dio 38.36 : Λογίζεσθε (╔) μάλισθ´ ὅτι δεῦρο ἤλθομεν (╔), οὐχ ἵνα ῥᾳθυμῶμεν, οὐδ´ ἵνα ἀμελῶμεν, ἀλλ´ ὅπως τά τε τῶν ὑπηκόων ὀρθῶς διοικήσωμεν καὶ τὰ τῶν ἐνσπόνδων ἀσφαλῶς διασώσωμεν, τούς τε ἀδικεῖν ἐπιχειροῦντάς σφας ἀμυνώμεθα, καὶ τὰ ἡμέτερα ἐπαυξήσωμεν. “Songez en particulier (…) que nous sommes venus jusqu’ici (…) non pour nous reposer ou nous divertir mais mettre de l’ordre chez nos sujets, pour assurer la sécurité de nos alliés, pour les protéger de ceux qui leur font du tort, enfin pour accroître nos domaines.”
- Dio 38.41. Ce pourrait être une allusion au S.C. de 61, qui demandait de défendre les Éduens. En fait, tout le paragraphe est un remarquable exemple de casuistique politique.
- T. Mommsen (II, 1985, 153) adopte exactement ce point de vue : “C’était pour Rome une nécessité politique que de marcher sans délai au-delà des Alpes, que de prendre les devants sur l’invasion à toute heure menaçante des Germains (…).” En fait, Arioviste se souvenait sans doute de la manière dont les Romains avaient mis la main sur Bituit par traîtrise (V. Max. 9.6.3). Mais, du point de vue romain, nul ne peut décliner une invitation d’un magistrat. La maiestas populi Romani, comme le rappelle le Pro Balbo de Cicéron, est une clause essentielle des traités.
- César avait déjà utilisé ce type de procédé en Lusitanie, en imposant aux montagnards des mesures inacceptables qui les conduisirent à la révolte, légitimant ainsi leur massacre (Dio 37.52). Le précédent le plus célèbre est évidemment l’ultimatum imposé à Carthage et qui conduisit à la troisième Guerre Punique.
- En 1.52.6 il est décrit comme “homo honestissimus provinciae Galliae, suus (Caesaris) familiaris et hospes”. Cf. Syme 1938, 41. C’est sans doute le même que C. Valerius Troucillus (1.19.3), chargé de remplacer les interprètes habituels pour les entretiens avec Diviciacos. Il est considéré comme Helvien, ce qui pose un problème pour un éminent représentant de la Provincia, sur la base de Gal., 7.65.2 (Helvii sua sponte cum finitimis proelio congressi pelluntur et Gaio Valerio Donnotauro, Caburi filio, principe civitatis, compluribusque aliis interfectis intra oppida ac muros compelluntur). On suppose en effet que ce Caburus est le même que le père de Procillus. Mais Y. Van der Wielen (1999, 36), note que les Valerii représentent une famille majeure de l’arrière-pays de Vienne et que l’on rencontre des Troucilli à Suse et chez les Allobroges. À mon sens, il n’y aurait pas d’impossibilité à ce qu’un très grand aristocrate d’origine allobroge (on pense à Valérius Asiaticus), proche de César, ait pu commander les troupes des Helviens dans un moment très tendu.
- C’est d’ailleurs le premier argument avancé par Cicéron en faveur de César : le premier il est allé au-delà de la défensive face aux Gaulois (Cic., Prov. cons., 15). Pour le principe de la maiestas populi Romani, affirmé comme fondement du traité avec les Étoliens, voir Pol. 21.32a.2 ; Liv. 38.11.2). Si le texte du S.C. adressé aux Rhodiens en 178 a.C., tel que le rapporte Tite-Live, est exact, le sénat considérait que les Rhodiens, vieux alliés à qui il n’avait jamais fait la guerre, étaient cependant in ditione populi Romani (Liv. 41.6(10).11). La campagne de Manlius Vulso en Orient montre qu’il n’y a que trois solutions essentielles pour un peuple qui voit arriver un magistrat romain sur son sol : la guerre, la deditio et la fuite (Liv. 38.15.7-11).
- Caes., Gal., 1.7.1. R. Étienne (1997, 84) admet ce fait sans discussion, suivant en cela Goudineau, 1990, 143. Pour Ch. Goudineau, c’est ce revirement de dernière minute qui aurait surpris Arioviste.
- Cf. Cic., De div., 1.41.90. On évitera d’en faire un grand patriote qui aurait préféré l’exil à la soumission (Caes., Gal., 1.31.8), une sorte de De Gaulle avant la lettre. Soit il était du mauvais côté des choix de l’aristocratie éduenne, soit les deux frères s’étaient répartis les alliances, de manière à ce que les Éduens puissent choisir à tout moment leur camp. C’est le type de reproche qui avait été fait à Eumène et à Attale de Pergame par le sénat. Diviciacos est bien connu des lecteurs de César : à sa première apparition, Dumnorix est présenté comme le “frère de Diviviacos” (Gal., 1.3.4). Diviciacos ne retrouve son autorité chez les Éduens que par la présence romaine (Gal., 1.18.8).
- Caes., Gal., 1.17-20.
- Cf. Jullian 1909, 224 : “il est possible que ces réunions, ces discours, et cette scène ne fussent qu’une comédie arrangée d’avance entre lui et Diviciac.” C. Jullian suppose que César et Diviciac étaient d’aussi mauvaise foi l’un que l’autre et que chacun envisageait un marché de dupes. Caes., Gal., 1.31.
- Les premiers concernés sont donc les Allobroges, chez qui César compte des amis, et qui étaient certainement aussi au courant.
- Cic., Att., 1.19.2-3 : Atque in re publica nunc quidem maxime Gallici belli versatur metus. nam Haedui fratres nostri pugnam nuper malam pugnarunt et Helvetii sine dubio sunt in armis excursionesque in provinciam faciunt. Senatus decrevit ut consules duas Gallias sortirentur, dilectus haberetur, vacationes ne valerent, legati cum auctoritate mitterentur qui adirent Galliae civitates darentque operam ne eae se cum Helvetiis coniungerent. “Mais ce qui suscite le plus de crainte actuellement en politique est la guerre en Gaule. En effet, les Éduens, nos frères, ont récemment combattu, de manière malheureuse, et les Helvètes sont certainement en armes et font des incursions dans la Province. Le sénat a décidé que les consuls tireraient au sort les deux Gaules, qu’on ferait une levée, que les exemptions seraient refusées, et que des ambassadeurs plénipotentiaires seraient envoyés aux cités de Gaule, et mettraient en œuvre les moyens pour qu’elles ne s’allient pas aux Helvètes.”
- Caes. 1.31.11. Probablement à la fin de l’été ou à l’automne 61. Cf. Harmand 1978, 548.
- Dio, 37,47-8.
- C. Goudineau (1990, 142) en déduit que ce sénatus-consulte est de pure forme : Pomptinus aurait été trop occupé et le sénat n’aurait pas souhaité se mêler des affaires de la Gaule intérieure. Pomptinus, dont la position politique n’est pas très claire (peut-être plutôt pompéien) n’a pas tenté de profiter de l’opportunité pour se couvrir de gloire. Son triomphe sur les Allobroges ne fut obtenu qu’avec peine.
- Caes., Gal., 1.35.4 (supra, note 8). C. Jullian (1909, 158) suppose une bataille entre Séquanes et Germains à l’automne 61, puis une marche des Éduens au secours de leurs voisins au printemps 60. En tout état de cause, il faut admettre une première défaite dès 61, justifiant le sénatus-consulte.
- Caes., Gal., 1.31.8-9. On cite d’ordinaire le panégyrique de Constantin pour l’anecdote du chef gaulois plaidant appuyé sur son bouclier (comme si l’on pouvait pénétrer en armes au sénat !), mais l’orateur précise bien qu’il vint comme chef des Éduens pour demander de l’aide, qui lui aurait été accordée. Paneg. Lat., 8.3.2 : princeps Aeduus ad senatum venit, rem docuit, cumque idem oblato concessu minus sibi vindicasset quam dabatur, scuto innixus peroravit. Il est cependant surprenant que l’on n’ait aucune information sur cette plaidoirie si elle a été prononcée sous le consulat de Cicéron En effet, la même année, les Allobroges plaidèrent eux-même leur cause et songèrent à s’allier à Catilina.
- Il avait été propréteur en Cisalpine en 62. Ses relations avec Cicéron ont dû être un temps courtoises, quoique sans doute jamais amicales, jusqu’à ce que l’orateur ne fasse une pique de trop (Cic., fam., 5.1-2). Dans cette lettre, Métellus se désigne comme imperator et dit qu’il a le soin de la guerre. On apprend par la réponse de Cicéron (5.1.2) que Métellus Celer, allié de Cicéron en 63, refuse de faire son éloge sous la pression de ses proches.
- Attic., 1.20.5, en mai 60 : Metellus tuus est egregius consul; unum reprehendo quod otium nuntiari e Gallia non magno opere gaudet. Cupit, credo, triumphare. Hoc vellem mediocrius (…). “Ton ami Métellus est un remarquable consul. Je lui reproche cependant qu’il n’apprécie guère les nouvelles de paix en Gaule. Il veut, je crois, triompher. Cela ne me plaît guère.” Ibid., 2.1.11, en juin 60 : in Gallia speramus esse otium. “Nous espérons que la Gaule est en paix”. Le délai pourrait correspondre à l’aller-retour de la commission sénatoriale.
- Outre les textes cités précédemment : Plut., Caes., 19.1.
- Le sénat craignait donc plus César que la guerre au-delà des Alpes. L’ensemble des mesures est un va-et-vient entre amis et opposants.
- Carcopino 1943, 738-9.
- Strabo 7.3.11 et 5.2. Cf. Jullian 1909, 144 ; Goudineau 1990, 138-139.
- Jullian 1909, 163, n. 7 et 164.
- Pour les Helvètes : Strabo 7.2.2, d’après Posidonios.
- Appian., Celt., 16 : Οτι ᾿Αριόουιστος, Γερμανῶν βασιλεὺς τῶν ὑπὲρ ῾Ρῆνον, ἐπιβαίνων τῆς πέραν, Αἰδούοις ἔτι πρὸ τοῦ Καίσαρος ἐπολέμει, φίλοις οὖσι ῾Ρωμαίων. Τότε μὲν δή, τοῖς ῾Ρωμαίοις κελεύουσι πεισθείς, ἀνέζευζεν ἀπὸ τῶν Αἰδούων, καὶ φίλος ἠξίωσε ῾Ρωμαίοις γενέσθαι · καὶ ἐγένετο, ὑπατεύοντος αὐτοῦ Καίσαρος καὶ ψηφισαμένου. (Ursin., Ambass., Extr. XIX. p. 353.). “Arioviste, le roi des Germains d’outre-Rhin, ayant passé le fleuve, faisait la guerre aux Éduens, qui étaient amis des Romains, déjà avant l’arrivée de César. Obéissant alors aux Romains qui le lui demandaient, il se retira de chez les Éduens et demanda à être considéré comme ami des Romains, ce qu’il obtint. César était alors consul, et c’est lui qui fit voter la décision.” La question est de savoir si les Germains ont physiquement envahi le pays éduen, ce qui ne ressort pas vraiment du texte de César. C. Jullian (1909, 155) suppose que les Éduens, lassés d’être défaits par la coalition entre Séquanes et Germains (et Arvernes ?), auraient cédé aux premiers les terres des rives de la Saône.
- Plin., Nat., 2.69.170 : Idem Nepos de septentrionali circuitu tradit Quinto Metello Celeri, Afrani in consulatu collegae, sed tum Galliae proconsuli, Indos a rege Sueborum dono datos, qui ex India commercii causa navigantes tempestatibus essent in Germaniam abrepti. “De même, à propos du parcours septentrional, Népos raconte que le roi des Suèves donna à Quintus Metellus Celer, le collègue d’Afranius au consulat, mais alors proconsul en Gaule, des Indiens jetés sur les côtes de Germanie par une tempête alors qu’ils avaient quitté l’Inde pour faire du commerce maritime.” Cf. aussi Mela 3.5.45.
- C. Jullian (1909, 165-6) réduit le débat à la question helvète et considère que la mort d’Orgétorix aurait rassuré le sénat et privé Métellus de ses chances de gloire. Mais César est parfaitement clair sur le fait que les Helvètes n’ont pas pour autant renoncé à leurs projets. En outre, la question de la défaite des Éduens reste ouverte.
- Cic., Vat., 19 ; Cael., 34 et 59-60.
- Caes., Gal., 6.12.5-6 : Qua necessitate adductus Diviciacus auxili petendi causa Romam ad senatum profectus infecta re redierat. Adventu Caesaris facta commutatione rerum, obsidibus Aeduis redditis, veteribus clientelis restitutis, novis per Caesarem comparatis. “Poussé par la nécessité, Diviciacos s’était rendu à Rome, auprès du sénat, pour demander de l’aide, et en était revenu sans résultat. L’arrivée de César provoqua un renversement de situation : les Éduens récupérèrent leurs otages, leurs anciens clients leur furent rendus et ils en obtinrent de nouveaux grâce à César.” Contrairement à ce que suppose C. Jullian, Diviciacos ne paraît pas avoir eu à Rome une relation privilégiée avec César, d’ailleurs absent jusqu’en juillet 60.
- Appian., Celt., 18.
- La galaxie des Metelli est passablement compliquée. Un autre Métellus, Népos, un proche de Pompée, avait attaqué Cicéron dès le 2 janvier 62 sur son consulat (Dio 37.42.1-5). En 61 à son retour à Rome, Pompée appuya la candidature de Métellus Celer au consulat (Cic., Att., 1.16.12 ; Plut., Cat. Min., 30.7-10 ; id., Pomp., 44.4-6). Durant son consulat, Celer s’opposera à plusieurs reprises à Clodius, supposé allié de César. En 59, Pompée épousa Julia, la fille de César, scellant ainsi pour quelques années une alliance profitable pour les deux. Après quelques fâcheries, Cicéron s’est réconcilié avec Celer, qu’il présente, après sa mort suspecte (cf. note 43), comme un exemple de vertu, par opposition à son épouse et à son beau-frère, le tribun Clodius.