Térence, on le sait, n’a jamais cessé d’être lu pendant tout le Moyen Âge et figure, au côté d’Horace, Virgile et Cicéron, au nombre des auteurs scolaires incontournables1. Plaute n’a pas joui du même sort. Certes, au seuil de l’époque moderne, un événement a contribué à nourrir l’intérêt qu’on lui portait : Nicolas de Cues découvre, en 1429, douze comédies inconnues du Moyen Âge. Dès 1472, quelques philologues font paraître les premières éditions imprimées de ses vingt comédies. Jusqu’en 1500, Merula, Saracenus, Valla ou Pius publient et commentent ces textes et les diffusent dans la communauté savante de la péninsule italienne2. Dans les premières décennies du XVIe siècle, Plaute franchit les Alpes : en 1512, Simon Charpentier publie le corpus en France et les éditions se multiplient dans les pays germaniques. Le philologue allemand Camerarius procure, à partir des années 1530, une édition commentée qui fera autorité3. S’y ajoutent bientôt les annotations philologiques de l’humaniste néerlandais Juste Lipse, qui fit l’éloge du poète comique4.
Pourtant, le nombre des éditions plautiniennes demeure, pendant tout le XVIe siècle, inférieur au nombre des éditions publiées de Térence. Les raisons sont nombreuses ; si l’intérêt des lexicographes pour la langue archaïque et imagée du Sarsinate ne s’est jamais démenti, les difficultés de sa syntaxe, la lisibilité des manuscrits transmis et, sur un tout autre plan, la réputation sulfureuse du comique plautinien ont limité sa diffusion. Les milieux scolaires en particulier, principal lectorat des éditions savantes au XVIe siècle, le regardent avec méfiance. On se souvient par exemple de la réserve formulée par Érasme, qui, pourtant, fait preuve à l’égard de Plaute d’une bienveillance que tous ses collègues ne partageaient pas :
Parmi les latins, maintenant, quel auteur a plus d’utilité que Térence comme maître d’éloquence ? Pur, net, très près du langage quotidien, il plaît aussi à la jeunesse par la nature des sujets. Si l’on pense devoir lui ajouter quelques comédies choisies de Plaute dépourvues d’obscénité, je n’y vois pour ma part aucun inconvénient5.
Si bien des éditions n’expurgent en rien l’obscénité de Plaute, dont les commentaires rendent d’ailleurs compte – les philologues comptent sur les médiateurs que sont les professeurs ou réservent leur travail à un cercle étroit de savants – d’autres escamotent les vers les plus compromettants ; c’est le cas de Camerarius6.
Plus limitée que celle de Térence, la fortune de Plaute a logiquement bien moins intéressé la critique moderne. Certes, la réception anglaise de Plaute a été bien explorée, en amont des travaux sur le théâtre élisabéthain7 et il existe plusieurs ouvrages sur la place de Plaute dans les pays germaniques et en Europe8 ; mais le travail n’a jamais été entrepris sur le corpus publié en France au XVIe siècle9. Or, si l’on peut envisager l’humanisme philologique comme un grand courant qui emporte uniformément l’Europe, sans privilégier l’approche régionale des phénomènes, on peut aussi considérer que chaque tradition nationale a ses traits propres, à plus forte raison si on ne s’intéresse pas seulement au travail philologique – qui participe d’une aventure commune d’élucidation du texte – mais aussi à la manière dont ce travail s’inscrit dans des sociabilités, des réseaux de relations et un cadre institutionnel qui font l’épaisseur humaine de cette réception. À cet égard, ce qui se joue à Paris, autour des collèges universitaires et du Collège royal, ne se confond pas avec ce qui se joue dans les écoles de l’Empire ou dans les universités anglaises pré-élisabéthaines.
C’est dans cette perspective que nous souhaitons travailler : rendre compte moins du résultat philologique, voire de la méthode suivie par les éditeurs, que de la façon dont se justifie, au seuil des éditions, l’intérêt pour Plaute et s’élabore le rapport de l’humanisme français avec ce corpus. Face à ce classique particulier, qui jouit du prestige de l’Antiquité mais souffre de la comparaison avec Térence, qui présente du reste les difficultés que nous avons évoquées, comment se justifie l’effort éditorial dont il est l’objet ? Comment fonder la légitimité du travail entrepris autrement qu’en clamant à la fois l’autorité de l’auteur commenté et celle du savant qui s’en saisit ? L’édition de Denis Lambin (1516-1572)10, publiée à Paris en 157611, présente à cet égard un grand intérêt. Sa fortune fut réelle : pendant plusieurs décennies, la plupart des éditions de Plaute seront, en France, des rééditions du travail alors paru. On peut donc faire l’hypothèse que l’édition de 1576 a durablement modelé les lectures françaises du Sarsinate. Par ailleurs, cette édition au riche paratexte permet de poser la question de l’auctorialité dans les éditions de Plaute : qui fait œuvre ici ? De fait, le volume est le produit d’un travail collectif : Germain Lambin, le fils de Denis Lambin, publie, de manière posthume, les commentaires inachevés de son père, revus et enrichis par Jacques Elie, professeur de grec au Collège royal. Les paratextes illustrent donc la manière dont se mêlent les voix pour promouvoir le travail publié et lui donner ainsi une sûre autorité ; celle-ci n’est jamais acquise et l’on sait que le travail de Lambin fut parfois sévèrement attaqué. Par contraste, le nombre des humanistes cités dans les paratextes, autour de la figure centrale du philologue, met en valeur une (quasi) absence : celle de Plaute lui-même, dont les liminaires ne disent presque rien.
Le processus éditorial : des notes manuscrites à l’édition posthume
La page de titre du gros ouvrage publié par Jean Macé, libraire de l’Université, chez Jean Le Blanc, indique, comme il arrive souvent, le contenu précis du volume, insistant en particulier sur les éléments susceptibles de retenir l’attention de l’acheteur :
M. Accius Plautus ex fide atque auctoritate complurium librorum manuscriptorum opera Dionys. Lambini Monstroliensis emendatus, ab eodemque commentariis explicatus et nunc primum in lucem editus. Adiecta sunt Plautina loca ex antiquis grammaticis collecta, et ex Commentario antiquarum lectionum Justi Lipsii multorum Plauti locorum illustrationes et emendationes. Additi quoque sunt duo indices copiosissimi prior verborum, locutionum et sententiarum, posterior eorum quae commentariis D. Lambini continentur. Lutetiae, apud Ioannem Macaeum, in monte D. Hilarii sub scuto Britanniae, MDLXXVI. Cum privilegio Regis ad decennium.
Plaute corrigé par les soins de Denis Lambin de Montreuil sur la foi et l’autorité de plusieurs manuscrits, expliqué par les commentaires du même Lambin et ici publié pour la première fois. S’y ajoutent des vers de Plaute recueillis chez les grammairiens antiques ainsi que des éclaircissements et des corrections sur de nombreux vers de Plaute extraits du Commentarius antiquorum lectionum procuré par Juste Lipse12 . On trouvera aussi deux index extrêmement fournis, le premier réunissant mots, locutions et sentences <de Plaute>, le second rassemblant ce que contiennent les commentaires de Denis Lambin. A Paris, chez Jean Macé, au Mont Saint-Hilaire, enseigne de l’écu de Bretagne, 1576. Avec un privilège royal pour 10 ans.
La visée publicitaire d’un tel énoncé ne fait pas de doute ; il s’agit d’abord de mettre en avant le travail inédit (nunc primum) de Denis Lambin qui a corrigé (emendatus) et commenté (explicatus) le texte plautinien ; ce texte a ensuite été complété de divers paratextes qui enrichissent le contenu du volume et en facilitent l’accès (adiecta […] loca […] illustrationes et emendationes ; additi […] indices). Le nom de Lambin figure en bonne place à côté de Plaute lui-même, mais aussi de Juste Lipse, humaniste de très grand renom, ultime garant de la qualité des travaux ici rassemblés. En réalité, une telle présentation, nécessairement synthétique, écrase le processus éditorial, dont la nature polyphonique est encore peu soulignée. Tel sera le rôle des pièces liminaires.
Lettres et poèmes introduisent en effet le travail philologique et reviennent sur son élaboration. L’appareil liminaire se compose ainsi de deux épîtres, la première, adressée par le fils de Denis Lambin, Germain Lambin, au dédicataire de l’ouvrage, Germain Vaillant de Guelis13 ; la seconde adressée aux lecteurs par Jacques Elie, professeur de grec au Collège royal, qui a donné forme au travail inachevé de Lambin14 . Ces deux lettres sont suivies d’un poème encomiastique de Jean Dorat, d’abord composé en grec puis en latin, sur « le Plaute de Denis Lambin » ; un dernier poème, du « professeur d’éloquence et traducteur royal » Jean Passerat, figure en fin de volume (In Dionysii Lambini obitum)15. Cette description formelle appelle deux commentaires : le nom de Lambin est partout présent au seuil des textes, dans cette édition posthume qui rend hommage à son travail ; mais ce travail est transmis par d’autres mains qui, si elles lui rendent hommage, affirment aussi leur présence ainsi que le rôle de toute une communauté savante dans l’élaboration et la diffusion du volume. Par ailleurs, si la fonction de Lambin, professeur royal de latin puis de grec, n’est pas mentionnée dans les incipit des pièces liminaires – son seul nom suffit sans doute à recommander l’édition – trois des quatre auteurs de liminaires rappellent leur appartenance à l’institution royale créée par François Ier : Iacobus Helias graecarum litterarum doctor regius ; Ιω.Αὐρᾶτος ποιητὴς βασιλικὸς ; Passeratius eloquentiae professor et interpres regius.
Le processus d’élaboration du travail philologique est assez précisément décrit dans les deux lettres. La première est composée par le fils de Denis Lambin, qui évoque le travail inachevé du père, à l’intention d’un vieil ami du philologue, poète néo-latin et éditeur de Virgile ; le caractère personnel voire intime de ce premier texte est justifié par les liens du sang et du cœur. Ainsi est-il question du travail mené par Lambin « au milieu même de la maladie qui l’a conduit au terme de sa vie » (etiam in ipso morbo qui vitae diem extremum attulit), « déposé chez [s]a mère au beau milieu du combat » (in agone apud matrem deposita). On comprend ainsi que le fils publie un travail interrompu par la mort, mais, bien qu’il soit question de « notes sur les dernières comédies, composées à la hâte et comme en passant », (Notae […] ad postremas comoedias obiter et tamquam ab aliud agente conscriptae), la description du travail du père, et de ceux qui ont repris l’ouvrage, demeure très allusive. Il faut donc lire la seconde épître pour compléter l’information. C’est, de fait, le maître d’œuvre de l’édition qui prend ici la parole, Jacques Elie, et décrit par touches successives le processus éditorial :
Primum enim in omnes eius fabulas scripsit scholia, quae non edidit, veritus reprehensionem eorum, qui hoc Horatii praeceptum tenendum esse existimant, « Nonumque prematur in annum ». Deinde satis longo intervallo ea perpolire et augere coepit. Cum vero ad decimam tertiam comoediam venisset, incidit in morbum, qui ei et scribendi et vivendi finem attulit.
D’abord, pour chacune de ses comédies, [Denis Lambin] écrivit des scholies, qu’il n’a pas publiées, craignant les reproches de ceux qui pensent que ce précepte d’Horace doit être respecté : « conservez vos écrits neufs années durant16 ». Ensuite, après un temps suffisamment long, il a commencé à les reprendre et à les augmenter. Mais comme il en était arrivé à la treizième comédie, il tomba malade et cette maladie mit un terme à son projet comme à sa vie.
On comprend que les treize premières comédies ont été non seulement annotées, mais que ces annotations ont été revues par Denis Lambin lui-même. Les commentaires des sept dernières comédies qui, se présentant sous forme de simples scholies, n’ont pas été repris par Lambin, demeuraient quant à eux inachevés. Dès lors, Elie met en scène son travail qui consiste d’abord à déchiffrer le travail du maître :
Hi commentarii manu Lambini ita scripti erant, ut non codex sed adversaria viderentur esse. Multas lacunas habebant, quas explevimus verbis eorum auctorum, quos Lambinus in promptu non habebat. Multa falso citata restituimus, plurima adumbrata quae ab operis legi non poterant expressimus, in quo ipso non tam a litterarum obscuris notis, quam a loci sententia adiutu sumus. Operarum errata non omnia sed tantum graviora in unum locum collegimus et emendavimus.
Ces commentaires avaient été écrits par la main de Lambin d’une telle façon que le tout ne ressemblait pas à un livre mais plutôt à un brouillon. Il y avait de nombreuses lacunes, que nous avons comblées des mots de ces auteurs que Lambin n’avait pas sous la main. Nous avons restitué de nombreux passages fautifs, nous avons rendu plus lisibles de très nombreux autres qui, demeurés obscurs, ne pouvaient être lus en se fondant sur les textes. Sur ce point, nous avons été guidés moins par la forme incertaine des lettres que par le sens. Nous avons rassemblé en un seul lieu non pas toutes les erreurs, mais seulement les plus graves, et nous les avons corrigées17.
Puis, au résultat fondé sur le commentaire inachevé de Lambin, Elie a choisi d’ajouter quelques outils de lecture : les deux index déjà mentionnés dans la page de titre, les fragments de Plaute recueillis par deux illustres prédécesseurs qu’il a soin de nommer18, et enfin,
ex Commentariis antiquarum lectionum Iusti Lypsii viri Latinis litteris eruditissimi ea omnia collegimus, quibus varia Plauti loca illustrantur aut emendantur.
nous avons rassemblé, à partir du Commentarius antiquorum lectionum19 de Juste Lipse, homme très érudit en lettres latines, tout ce qui éclaire et corrige divers passages de Plaute.
Ainsi reprend-il, en le développant, le sommaire de l’ouvrage que présentait la page de titre.
À ce rapport factuel et éclairant sur le processus qui conduit des notes de Lambin à l’édition publiée, se greffent des enjeux rhétoriques, propres aux discours paratextuels : il s’agit de mettre en évidence le travail des uns et des autres, tout en rendant hommage au philologue décédé. In fine, c’est l’autorité même de l’édition proposée qui est en jeu.
Auctoritas du philologue et travail collectif
Le terme auctoritas est utilisé à trois reprises dans les paratextes : c’est d’abord, dans le titre de l’ouvrage, l’autorité, fondamentale, des manuscrits de Plaute sur laquelle se fonde et par laquelle se justifie le travail philologique. C’est, de manière plus anecdotique, l’autorité des « proches » (parentum auctoritas) de Lambin – c’est cette même parenté qui, nous allons le voir, autorise Germain Lambin à introduire et publier le travail de son père. C’est enfin l’auctoritas du Virgile publié par Germain Vaillant de Guelis, qui justifie le choix de son auteur comme dédicataire. Pour le reste, l’autorité de Lambin et des autres intervenants dans le processus éditorial ne se proclame pas : c’est précisément le rôle des paratextes que de la construire.
Germain Lambin ou la question de la filiation
Dans la lettre dédicatoire du fils Germain Lambin, la question de l’autorité est traitée de manière paradoxale – et donc habile. De fait, le jeune Germain, conformément aux lois du genre qui impose à l’auteur d’une dédicace, par essence encomiastique, un ethos de modestie, insiste sur son absence de toute autre légitimé que celle du sang. Trop jeune, il n’a rien fait encore qui puisse donner du poids à sa parole. Or, sa filiation rend suspecte son propos :
Tum quod is non sum, cui, vel aetas, vel Dei specialis quidam favor, aliquid nominis inter aequales, ne dicam eruditos, attulerit ; ac si quid nunc possem, vererer adhuc, ne ea in re nimis suspectum esset domesticum testimonium.
Et puis je ne suis pas de ceux à qui ou bien l’âge, ou bien quelque faveur spéciale de Dieu ont accordé du renom parmi leurs pairs, pour ne pas dire parmi les savants. Et quand bien même cela serait, je craindrais encore que, en la matière, mon témoignage ne passe trop pour celui d’un proche.
C’est une ruse, évidemment : le fils a rappelé que le renom du père n’avait pas besoin d’éloge et que l’éclat de son œuvre se suffisait à lui-même. Au reste, le thème de la filiation rend Germain apte à faire le lien entre le père décédé et son dédicataire – et son rôle, réduit à peu de choses, est tout entier dans ce lien qu’il permet de tisser, tandis que la filiation charge d’émotion son propos :
Quinimo ut intelligas, me, si non doctrinae, laboris, et tolerantiae filium imitatorem relictum, observantiae tamen et amoris in te certissimum esse monimentum.
<J’écris>, tout au contraire, pour que tu saches bien que, si je ne suis pas, comme fils, le digne imitateur de sa science, de son travail et de sa constance, je perpétue en revanche le très sûr souvenir de sa déférence et de son amitié pour toi.
Ainsi le fils prétend « exaucer un vœu du défunt, ou du moins, essayer de répondre à son souhait » (vel vota defuncti persolverem, vel illius saltem optatis respondere conarer) en dédiant l’ouvrage à Germain Vaillant de Guelis. Celui-ci a semble-t-il « porté sur les fonts baptismaux » Germain Lambin : en tant que substitut du père, maintenant décédé, il prend naturellement sa suite en recevant l’ouvrage du défunt. Le fils ne s’acquitte quant à lui que de son devoir filial (officium meum), en tant que certissimum monimentum des sentiments et volontés de Denis.
Cette rhétorique convenue20 a pour effet non seulement de rendre possible l’éloge, par celui qui le connaît bien, du dédicataire, dont la proximité intellectuelle et affective avec le père est ici rappelée, mais de charger le volume, dès l’abord, d’une dimension personnelle voire sentimentale qu’on ne peut négliger : l’ouvrage est bien le tombeau offert en souvenir de Denis Lambin, comme l’ultime poème – consacré selon l’usage à la mort récente de l’auteur – le rappelle in fine. Mais ce faisant, tout ce que contient ce volume, entre ces deux bornes-là, se trouve légitimé par la thématique de la filiation : sous l’égide du fils et de son parrain, si proches du défunt, le travail collectif, autour de Lambin, se voit fondé à son tour en tant qu’il poursuit et parachève son œuvre.
Denis Lambin : de l’acribie du philologue à l’incomplétude de l’œuvre
Le fils introduit par ailleurs une thématique essentielle de l’argumentaire en faveur de la publication des notes de Lambin : l’acribie du philologue (patris ἀκρίβεια). Elle permet non seulement de souligner la qualité du travail produit avec un soin maniaque, mais justifie aussi le retard pris dans l’édition de Plaute, que vint interrompre la mort. Or, compte tenu des exigences du père, que fallait-il faire de ce travail inachevé ?
Aliquandiu me sollicitum detinuit, communis utilitatis alioqui cupidum, desiderata imprimis, ut videbatur, patris ἀκρίβεια, quam in aliis quibuscumque libris evulgandis adhibere consueverat.
Longtemps m’a retenu, inquiet et pourtant désireux d’être utile à tous, cette acribie de mon père, que l’on regrettait plus que tout, semblait-il, et dont il avait l’habitude de faire preuve lorsqu’il publiait un livre.
Il y eut donc débat, raconte Germain ; certains prétendaient que rien ne devait être modifié, tant l’autorité du maître s’imposait :
Notae item ad postremas comoedias obiter et tamquam ab aliud agente conscriptae, quadamtenus a proposito revocabant, donec vicerit et parentum auctoritas, et amicorum sincerius iudicium quibus visum est nil illic detrahendum, nil quoque hic expetendum esse, satisque fuisse patri quod sibi ea in re temperarit, et si quid (ut morte praeventus fuerat) aut abundaret aut deesset, non ideo temere quidquam de scriptis illius immutandum.
De même, ces notes sur les dernières comédies, composées à la hâte et comme en passant, étaient dans une certaine mesure un obstacle au projet, tant que l’emportèrent et le jugement autorisé des proches et l’avis plus sûr encore de ses amis, qui pensaient qu’ici, rien ne devait être enlevé, là rien ne devait être ajouté, qu’il avait suffi à mon père de s’être abstenu en la matière, et que si (comme il avait été emporté par la mort) quelque chose était en trop, ou bien manquait, il ne fallait pas, pour cette raison, avoir l’audace de modifier quoi que ce fût dans ses écrits.
Le récit de Germain montre combien le geste des éditeurs n’allait pas de soi ; combien, donc, il méritait qu’on le justifiât. D’où l’importance de tout l’appareil qui tend à le faire.
Jacques Elie, maître d’œuvre de cette publication posthume, revient à la thématique de l’acribie, mais d’une manière différente. Son objectif est d’abord de faire l’éloge de la méthode de Denis Lambin, sur laquelle il s’étend volontiers parce qu’elle fait la qualité de son travail et le prix de son édition :
Quantum enim subierit laboris in conquirendis undique comparandisque vetustis libris, quorum magna est penuria praesertim bonorum, quantum operae in his uno tempore non modo perlegendis, sed etiam inter se conferendis consumserit, intelligere non poteris, nisi sis aliquando in eodem genere versatus.
Combien, en effet, il a consacré de travail à chercher partout et collationner de vieux livres, dont la pénurie est grande, surtout pour les bons, combien il a mis de soin à non seulement les lire séparément, mais aussi à les comparer entre eux, nul ne pourra l’imaginer, s’il ne s’est consacré un jour au même genre d’exercice.
Lui-même s’y est essayé et sait de quoi il parle : il était donc légitime pour mener le travail de continuateur qu’il a entrepris. Mais, à l’ouverture de sa lettre, Jacques Elie évoque une contradiction entre cette volonté de précision, cette « acribie » de Lambin, et la volonté de satisfaire les attentes légitimes de son lectorat, qui doit recevoir statim le fruit de ses réflexions :
Dionysius Lambinus Graecis et Latinis litteris in primis eruditus in illustranda lingua Latina, in quo ipso omnem fere aetatem consumsit, id spectasse videtur, ut quae veteribus Grammaticis aliisque Latinis scriptoribus legendis et pervolutandis animadvertisset, quae ad eam rem valere arbitraretur, ea statim ederet, sperans fore ut hac ratione non minorem gratiam iniret ab adolescentibus eius linguae studiosis, quam a creditoribus debitores, qui cito aut certe ad constitutam diem aes alienum dissoluunt. Multis enim nominibus se patriae devinctos esse cum omnes boni, tum ii qui in ea bonis artibus et disciplinis sunt instituti fatentur, tamen in tanto scribendi studio tantaque celeritate multa nobis saepe excidunt quae postea minime probamus ; nonnulla omittuntur, quae in summa diligentia nobis summam negligentiae famam inurunt. Quamobrem D. Lambini posteriores in Horatium et Lucretium commentarii prioribus longe accuratiores sunt et copiosores. Nam ut scribit Euripides Hippolito – κᾂν βροτοῖς αἱ δεύτεραί πως φροντίδες, σοφώτεραι.
Denis Lambin, homme des plus érudits en lettres grecques et latines, pour l’illustration de la langue latine, semble avoir cherché à faire ce à quoi, précisément, il a consacré presque toute sa vie : publier sans attendre tout ce qu’il avait relevé en lisant et fréquentant assidument les anciens grammairiens et d’autres auteurs latins, tout ce qui lui semblait utile à son entreprise, espérant que, de cette façon, il n’obtiendrait pas moins de reconnaissance de la part des jeunes gens étudiant cette langue que n’en obtient de son créancier un débiteur qui rend aussitôt, ou du moins au jour fixé, l’argent qu’on lui a prêté. En effet, les gens de bien, comme ceux qui y ont été instruits par les beaux-arts et les belles lettres, reconnaissent qu’à de nombreux titres, ils sont redevables à leur patrie. Cependant, avec un tel zèle dans l’écriture et tant de célérité, souvent bien des choses nous échappent qu’ensuite nous désapprouvons ; nous laissons passer certaines erreurs qui, malgré notre très grande diligence, nous valent une réputation de très grande négligence. C’est pourquoi les derniers commentaires de Denis Lambin sur Horace et Lucrèce sont de loin plus précis et plus abondants que les précédents. Car, comme l’écrit Euripide dans Hippolyte, « il est plus sage de réfléchir par deux fois ».
Elie fait état d’une vive tension entre, d’une part, la prudence et l’exigence du philologue – qui remet sans cesse son travail sur le métier, suivant en cela les préceptes d’Euripide et Horace – et la volonté d’un homme qui connaît sa dette à l’égard de la jeunesse et de la Patrie – il doit à cet égard donner à lire sans attendre le fruit de ses travaux. Cette tension entre exigence intellectuelle et devoir social permet surtout à Elie de justifier son propre geste en introduisant dès les premières lignes l’idée que, malgré le perfectionnisme de Lambin, la publication de ce riche matériel était un devoir pour le défunt, devoir dont ses amis proposent désormais de s’acquitter.
Une entreprise collective, dès l’origine
Un autre argument joue en faveur de cette publication (collective, dans la mesure où Elie, au moins, s’implique) : le travail de Lambin fut, dès l’origine, l’objet d’une collaboration. Ainsi, tout le paratexte pratique le name dropping : il multiplie les noms propres pour asseoir le plus largement possible l’autorité de l’édition. Évoquant les difficultés du texte de Plaute, sur lesquelles nous reviendrons, Elie rappelle d’abord que l’entreprise d’élucidation du texte plautinien par Lambin s’inscrit dans la lignée de beaucoup d’autres. Il évoque en particulier le travail de Camerarius, dont l’édition, déjà mentionnée, fait autorité et nourrit les commentaires de Lambin lui-même :
Huius generis loca innumerabilia reperiuntur in Plauto quorum emendationem et explicationem Ioachimo Camerario, Dionysio Lambino, et nonnullis aliis variarum lectionum scriptoribus acceptam referre oportet.
Des passages [corrompus] de ce genre, on en trouve des milliers dans Plaute, dont la correction et l’explication doivent être portées au crédit de Joannes Camerarius, de Denis Lambin et de quelques autres auteurs de Leçons variées.
À cet égard, la publication des travaux de Lambin n’est qu’un élément d’une entreprise collective plus large, qui se propose, d’édition en édition, d’éclairer le texte plautinien. Mais le travail de Lambin lui-même est le fruit d’un travail préparatoire à plusieurs mains, comme l’indique clairement le paragraphe suivant :
Sunt quidam alii, quos ego novi, qui cum aliquem Plauti locum aut difficilem explicassent, aut corruptum emendassent, eum statim cum Lambino communicabant. In quibus est Germanus Valens Guellius Pimpontius vir amplissimus omnique genere litterarum ornatissimus, Renatus Marchalus Boïsmoraeus vir omni liberali doctrina politissimus, Ioannes Passertius Latinarum litterarum professor regius summo ingenio, summa doctrina praeditus.
Il en est certains – je les connais personnellement – qui, dès qu’ils avaient expliqué un passage difficile, ou bien corrigé un passage corrompu de Plaute, communiquaient leurs résultats à Lambin. Parmi eux, Germain Vaillant de Guelis <abbé de> Paimpont, homme considérable, des plus distingués dans tous les genres de Lettres, René Marchal de Boismoreau21, hommes des plus brillants par sa culture libérale, Jean Passerat, professeur royal de lettres latines du plus grand talent, doué de la plus grande culture.
Astrid Quillien a montré sur quels réseaux de relations s’appuyait le travail philologique de Lambin22. De nombreuses personnalités, avec lesquelles Lambin a noué des liens d’amitié et de confiance, ont contribué à lui fournir des manuscrits des œuvres qu’il se proposait d’éditer (en particulier, pour son édition des œuvres d’Horace). Ici, on voit que la collaboration ne se réduisait pas au prêt de manuscrits : toute une sodalitas contribue concrètement à la lecture de Plaute et à l’établissement du texte. Elie ajoute qu’il participa lui-même à cet effort, évoquant ces « passages corrompus de Plaute, qu’[il a] corrigés et signalés à Lambin » (quaedam Plauti loca corrupta, quae emendavi et Lambino indicavi). Ainsi se trouve légitimé le travail d’édition qu’il entreprit après la mort de Lambin et qui poursuit le travail mené dès le début de l’entreprise.
C’est donc toute une communauté de savants qui, depuis la collation des manuscrits et l’examen des leçons jusqu’à l’élaboration du volume, se donne à voir dans les paratextes (incluant du reste l’imprimeur auquel le dernier paragraphe d’Elie rend hommage, et même le lecteur à la toute fin de la lettre), communauté qui, on l’a noté, se place ostensiblement sous l’autorité des professeurs du Collège royal – Lambin, Elie, Dorat et Passerat donnant à cette sodalitas une assise institutionnelle et la caution royale. Juste Lipse assure quant à lui à l’ouvrage une renommée européenne. Il ne s’agit pas pour autant de minimiser ou de relativiser le rôle de Lambin, dont nous avons noté qu’il était partout présent, depuis le titre, jusqu’à la dernière liminaire. Bien loin de le minorer, tout contribue au contraire à renforcer son prestige, tandis que son renom fonde, en retour, la légitimité de la sodalitas.
Et Plaute dans tout ça ?
En matière d’auctores, un nom brille par sa (quasi) absence : celui de Plaute. Les premières éditions de Plaute – et notamment les éditions françaises – présentaient toutes, à quelques exceptions près, un important paratexte théorique sur Plaute et la comédie romaine. Ce type de paratexte est absent de l’édition Lambin. Considérait-on, en 1576, que le savoir sur cet auteur était suffisamment répandu ? Certes, plusieurs allusions à Plaute sont faites dans les quatre paratextes liminaires, mais dans une perspective particulière, bien conforme au propos. Il s’agit le plus souvent d’évoquer la difficulté que le texte plautinien pose au philologue et donc, de souligner l’ampleur de la tâche entreprise par Lambin et ses collègues :
Laborem difficultas augebat, quae quanta sit in huius poetae comoediis vel emendandis vel explicandis, malo in animo tuo relinquere, quam in oratione mea ponere. […] Sexcentis enim locis corrumptum esse Plautum nemo Latinis litteris mediocriter tinctus ignorat. Huius vero curruptionis causae, quae multae sunt, non omnibus notae.
Une difficulté augmentait le travail : ce que c’est que de corriger ou d’expliquer les comédies de ce poète-là, je préfère te le laisser deviner, plutôt que de l’exposer dans mon discours […]. Toute personne, en effet, un peu versée dans les lettres latines, sait bien que Plaute est corrompu en mille endroits. Mais les causes de cette corruption, qui sont nombreuses, beaucoup les ignorent.
Elie cite alors trois causes de corruption des textes antiques (les fautes des copistes anciens ; la corruption de la langue latine au temps des Goths et des Vandales ; les erreurs commises par les éditeurs médiévaux et modernes) mais celles-ci n’ont rien de spécifique au corpus plautinien : des exemples sont d’ailleurs pris chez Turpilius et Virgile. Rien n’est dit, ou presque, de la spécificité des manuscrits plautiniens. De toute évidence (et la prétérition l’atteste à sa façon, dans le passage cité ci-dessus), ce n’est pas Plaute en lui-même qui intéresse le professeur dans son texte liminaire.
Le sort que réserve Germain Lambin à Plaute est plus étonnant encore, mais aussi plus intéressant. Expliquant pourquoi, à son sens, Germain Vaillant de Guelis est le digne dédicataire du volume, Germain Lambin s’appuie sur l’autorité que confère à ce dernier, en matière de philologie, son édition de Virgile, parue un an plus tôt seulement– rappelons qu’Elie lui-même veille à citer les éditions d’Horace et Lucrèce procurées par Lambin comme gages de sérieux et de qualité pour l’édition plautinienne. Mais Germain le fait au moyen d’une métonymie : Maro et Plautus se substituent à leurs œuvres ainsi personnifiées. Évoquant le « brouillon » qu’a laissé son père à sa mort, il écrit en effet :
Commentariis istis aeque ac caeco cuidam proprioque lumine orbato accidisse, cui iam nonnisi robustiori aliquo duce praeeunte iter ingredi tutum sit. Advertens autem posterioris cuiusdam aevi Maronem tuum gravitate et pondere praestantem ab omnibus digne fuisse exceptum, non dubitavi amplius quin, qua gratia et auctoritate apud praestantes clarissimosque viros valet, eadem utique patrem veteris latinitatis, etsi vulgatioris, non minus venustae tamen et politae, Plautum haberi faciat ; atque, si forsan nervorum debilitate titubet, erigere vel, quod est hoc tempore verendum magis, si detrectantium morsibus appetatur, ab eis vindicare possit.
À ces commentaires, il était arrivé la même chose qu’à un aveugle, privé de ses yeux, pour qui désormais il n’était pas sûr de marcher sans être précédé de quelque guide plus robuste. Or, me rendant compte que ton Virgile, dernièrement publié, se distinguant par son autorité et son poids, avait été dignement reçu par tous, je n’ai pas davantage douté que, par cette grâce et cette autorité qui le font prévaloir parmi les hommes les plus éminents et les plus célèbres, il ferait tenir Plaute, surtout, pour le père de la vieille latinité – qui, bien qu’assez populaire, n’en est pas moins charmante et élégante – et que, si par hasard Plaute chancelait à cause de la faiblesse de ses nerfs, Virgile pourrait le redresser ou bien, ce qu’il faut davantage craindre de nos jours, s’il s’offrait aux morsures des détracteurs, il pourrait l’en sauver.
Le détour par la personnification a une vertu singulière : elle permet de filer la métaphore de l’aveugle qui a besoin d’un guide, certes, mais conduit surtout à confondre en une même figure auctores antiques, œuvres et éditions. De fait, si, dans l’esprit de Germain Lambin, c’est l’édition de son père, inachevée, qui manque de nerfs et se trouve donc aveugle et chancelante, si donc c’est cette édition qui a besoin de la caution d’un éditeur aguerri, la métaphore conduit à comprendre en même temps que c’est Plaute lui-même et son œuvre qui – malgré les vertus qu’il leur reconnaît au passage, citant des topoi bien connus – manquent des qualités dont fait preuve Virgile. Bref, sous couvert de métonymie et de métaphore, Germain réussit le tour de force de ne parler de Plaute que pour en souligner, de façon indirecte voire voilée, les faiblesses et le déficit d’auctoritas.
Seul le poème de Jean Dorat, le grand humaniste, maître de la Pléiade, professeur lui-même au Collège royal, prend pour objet Plaute23. Mais l’usage de son seul nom, au titre du poème, prolonge la confusion entre l’auteur, l’œuvre et son édition, que seul vient lever le génitif grec : Εἰς τὸν Πλαῦτον Διονυσίου Λαμβίνου, « Sur (le) Plaute de Denis Lambin »24. Les premiers vers, après avoir rappelé le mot fameux de Varron sur la langue plautinienne – les Muses l’auraient adoptée si elles avaient parlé latin –, évoquent de fait la figure de l’auteur, en une fable mythologique bien dans le style du poète français : Plaute, orgueil du théâtre latin, s’est vu attribué par quatre dieux tous les présents ; le Temps, jaloux, en a pris ombrage. Dès lors, un glissement s’opère car, plus que Plaute, ce sont ses pièces et mieux encore, ses livres – dans leur matérialité – qui subissent les ravages du Temps. Est introduite alors la figure du philologue qui a su rendre à ces livres leur éclat – tandis que la comparaison avec Ulysse permet de maintenir le cadre mythologique. Or, le Temps s’est retourné contre le philologue lui-même, qui a perdu la vie. L’éloge de Plaute le céde donc à la célébration du philologue disparu, tandis que la forme et la langue du poème illustrent surtout les talents de Dorat ; celui-ci honore de son auctoritas poétique (et professorale : Lambin fut son élève) le volume publié.
Cette disparition relative de Plaute dans le paratexte de son édition, dont les textes sont pourtant sources de toute autorité (ainsi que le rappelle le titre du volume), nous semble significative ; c’est le seul geste philologique qui est l’objet du discours liminaire. À cela, plusieurs explications sont possibles. Sans doute était-ce à Lambin lui-même de justifier, comme le font la plupart des éditeurs et des enseignants qui font leçon sur cet auteur, le choix même de Plaute : à défaut de discours continu de Lambin sur l’ auctor , nul n’a songé à justifier le choix du maître. Au reste, la nature exclusivement savante de cette édition – un in – folio , peu maniable et fort coûteux, n’est pas directement destiné à un usage scolaire – peut expliquer l’absence de liminaires à visées didactiques : le savant lecteur sait déjà tout ce qu’il faut savoir sur Plaute et s’intéresse avant tout au travail d’édition.
Dans le même temps, l’autorité de Lambin et de son travail n’est peut-être pas aussi bien établie qu’on ne pourrait le croire, et c’est précisément la fonction des liminaires que de présenter comme évident et incontestable ce qui ne l’était pas. Certes, grâce sans doute à l’effort de promotion des éditeurs, le volume a connu une large fortune. Pourtant, des doutes ont été émis par les savants les plus autorisés sur la qualité du travail produit, dès sa publication : Joseph Scaliger formule, dans une lettre envoyée à Juste Lipse en 1577, des réserves sur cet ouvrage trop touffu : Plautum Lambini si vidisti, non admiraris, certo scio. Est enim germanus plane illius Horatii Lambiniani, qui commentariorum mole laborat25 (« Si tu as vu le Plaute de Lambin, tu n’éprouves pour lui aucune admiration, j’en suis certain. C’est le cousin germain de son Horace qui souffre sous la masse des commentaires »). Malgré l’impression donnée par l’appareil liminaire et sa rhétorique encomiastique, le travail même de Lambin a souvent été contesté – son fils y fait d’ailleurs allusion dans sa lettre, évoquant, comme on a vu, les « morsures des détracteurs » qu’il faut toujours craindre. Jean-Eudes Girot a ainsi rappelé les vives attaques dont Lambin fut l’objet au cours de sa carrière. Marc-Antoine Muret et d’autres encore l’ont régulièrement accusé de plagiat et de mauvaise foi – et lui-même ne s’est pas privé de retourner ces griefs contre ses collègues. Le paratexte a ici pour fonction de présenter du processus éditorial un récit bien différent, qui rend à chacun ce qui lui appartient : sous l’autorité du maître et du Collège des Lecteurs royaux, l’édition apparaît comme le fruit d’une amicale sodalitas, bien loin des vives polémiques qui marquèrent le milieu. Il vise aussi à mettre en ordre le discours mémoriel que ses proches souhaitent tenir sur le philologue – imposant durablement l’image d’une harmonieuse collaboration autour d’un philologue scrupuleux voire tatillon, dont le nom même, dit-on, a laissé la trace que l’on sait dans la langue française26. À cet égard, donc, l’entreprise a connu le succès.
Notes
- Voir par exemple Torello-Hill 2015.
- Voir les références des éditions citées de Plaute dans la bibliographie.
- Voir Stärk 2003.
- Voir Van der Poel 1999.
- Extrait du Plan des études (De ratione studii), traduction de J.-C. Margolin (Blum 1992 : 444).
- Van der Poel 1999 : 183.
- Voir par exemple Hardin 2018.
- Voir par exemple Baier 2020.
- La réception du Sarsinate n’est bien connue qu’à partir du siècle suivant, dans la perspective du débat entre les Anciens et les Modernes et des études sur la comédie française. Voir par exemple Lochert et Schweitzer 2012.
- Denis Lambin, né à Montreuil-sur-Mer en 1516, mort à Paris en 1572, fut l’élève de Pierre Galland au collège du Cardinal Lemoine, puis de Dorat au collège de Coqueret. Après un séjour en Italie, dans la suite du cardinal de Tournon, où il noue des relations avec de nombreux savants et consulte de nombreux manuscrits, il obtient la chaire d’éloquence latine au Collège royal puis celle de lecteur royal de grec en 1562. Voir, sur ce philologue fameux, la notice qui lui est consacrée et la bibliographie sur le site du projet ANR Horace, porté par N. Dauvois : http://www.univ-paris3.fr/index-des-commentateurs-l-z-361031.kjsp?RH=1280408376821. L’édition des textes d’Horace par Lambin a fait l’objet des travaux d’Astrid Quillien. Nous la remercions de nous avoir permis de lire quelques pages de sa thèse encore inédite.
- https://bibdig.museogalileo.it/tecanew/opera?bid=395500&seq=11
- Lipse 1575 ; ouvrage le plus souvent cité sous le titre Antiquae lectiones.
- Germain Vaillant de Guelis, abbé de Paimpont (diocèse de Saint-Malo), poète néo-latin proche de la Pléiade, commentateur de Virgile, fut chanoine de Notre-Dame, conseiller au Parlement de Paris à partir de 1557 puis évêque d’Orléans (1586-1587) (Bruys 1771 : 261-261).
- La bibliographie sur le philologue, lecteur royal de grec, est étonnamment pauvre ; Goujet nous donne quelques maigres enseignements : « Jacques Hélie, ou Hélias, était de la Marche. Duval dit qu’il fut l’onzième Lecteur et Professeur du Roi pour la Langue Grecque […]. Il donnait ses Leçons dès 1577, et probablement avant cette époque. […] On met la mort de celui-ci en 1590 » (Goujet 1768 : 169-170).
- Poète français et néo-latin, proche d’Henri de Mesmes et successeur de Ramus pour la chaire d’éloquence au Collège royal. Outre sa poésie française et néo-latine, il a laissé des commentaires de Catulle, Tibulle et Properce et un recueil d’Orationes et Praefationes publié en 1606, qui gardent le souvenir de ses cours en tant que Lecteur royal. Sept discours introduisent à la lecture des pièces de Plaute et sont sans doute de peu postérieurs à l’édition Lambin (l’un de ses discours, sur le Miles Gloriosus, est daté du 27 avril 1580). Sur ces discours, voir Ferrand 2024.
- Horace, Art poétique, 388.
- Les errata rassemblés en fin de volume portent bien sur le commentaire, et non sur le texte de Plaute. Notons que ces errata, annoncés ici, ne sont pas rejetés aux marges extrêmes du volume, mais sont suivis du poème de Passerat, du privilège royal et du colophon. Ainsi font-ils bien partie du travail des éditeurs, assumé comme tel.
- Georg Goldschmidt (Georgius Fabricius), éditeur de Térence, Horace et Virgile (collection déjà publiée par Camerarius) ; Pierre Daniel (Petrus Danielis), éditeur du Querulus (1564) et de Virgile (1600) (Michaud 508-509) (Felice 1876). Dans Felice 1876, aucune mention n’est faite du travail de Daniel sur les fragments de Plaute.
- Lipse 1575 ; Van der Poel 1999.
- Signalons que les fils jouent assez souvent un rôle clef dans l’édition posthume des travaux de leurs pères philologues. Pour s’en tenir au corpus plautinien, voir ainsi l’implication de Dousa fils dans l’édition des annotations de son père sur Plaute (Plaute 1589) ; voir Gaucher dans ce volume.
- Personnage inconnu de nous par ailleurs.
- Outre sa thèse citée, voir la synthèse qu’elle propose dans Quillien 2020 ; elle s’appuie notamment, pour les manuscrits plautiniens, sur Lindsay 1898.
- Sur Dorat, la bibliographie est abondante. Voir notamment de Buzon et Girot 2007.
- Rappelons que l’article défini devant un patronyme est d’usage en grec.
- Joseph Scaliger, lettre du 12 février 1577, publiée dans Lipse 1978 et citée notamment par Girot 2007 : 432.
- « Au verbe “lambiner”, le dictionnaire Littré́ indique : “D’après Mercier, Lambin, célèbre commentateur de Lucrèce, de Cicéron, de Plaute, etc. ennuya même les savants par le soin minutieux qu’il a constamment de rapporter avec la plus scrupuleuse exactitude les diverses leçons des auteurs qu’il commente ; et fit naître le mot lambiner, dont on se sert encore quelquefois.” Louis-Sébastien Mercier écrit en effet cela dans son ouvrage Néologie, t. II, Paris, Moussard et Maradant, 1801, p. 86- 87 » (Quillien 2020).