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Caligula et les Discrimina ordinum au théâtre
La lecture politique et morale de Flavius Josephe (AJ, 19.1-273)*

par

La scène se déroule à Rome en 41 p.C. le dernier jour des jeux Palatins, (ludi Palatini), jeux privés instaurés en 14 en l’honneur d’Auguste, par sa femme Livie1. Dans un théâtre en bois qu’il a fait ériger pour cette fête devant la résidence impériale, l’empereur Caligula donne des jeux qui comportent, entre autres, des représentations de mimes et de pantomimes. Au programme doivent également figurer des pyrrhiques et des spectacles chantés et dansés, pour lesquels l’empereur a fait venir de jeunes artistes de Grèce et d’Ionie2. Un groupe de conjurés a ourdi un complot dont l’acteur principal est Cassius Chéréa, tribun d’une cohorte prétorienne. Le complot aboutira à l’assassinat de l’empereur au cours même des jeux, en un lieu – une ruelle ou une salle3 – situé sur son trajet entre le théâtre et la résidence impériale, avant même qu’il ait pu s’y baigner et déjeuner.

Les faits ont fait l’objet de plusieurs récits antiques. La narration de Suétone (Calig., 56-58) et le texte abrégé de Cassius Dion (59.29) tiennent en quelques paragraphes concis, qui relatent les différentes phases de la conspiration, mentionnent les prodiges qui présageaient la mort de l’empereur, évoquent les spectacles donnés4 et racontent l’assassinat. Nous avons perdu les livres des Annales de Tacite qui en traitaient (Ann., 7 et 8). Le récit de Flavius Josèphe occupe, quant à lui, plus de la moitié du livre 19 des Antiquités juives5. L’auteur y expose, en détail, les causes proches et lointaines de l’assassinat, avant de décrire avec précision la disposition des lieux, le comportement des conjurés avant, pendant et après le meurtre, ainsi que les déplacements de l’empereur et de sa garde. Son témoignage fait exception parce qu’il est le seul à se référer aux comportements du public et à ses réactions6. La foule des spectateurs (πληθὺς) est d’abord décrite au moment où elle se masse et se bouscule pour entrer au théâtre, sous l’œil réjoui de Caligula, placé en hauteur pour mieux profiter de ce premier spectacle, dont le désordre est présenté comme orchestré par ses soins :

Ἄρτι τε συνῄει πληθὺς εἰς τὸ Παλάτιον ἐπὶ προκαταλήψει θέας πολλῷ θορύβῳ καὶ ὠθισμῷ, χαρᾷ φέροντος Γαίου τὴν ἐπὶ τοιοῖσδε τῶν πολλῶν σπουδήν, παρὸ καὶ διακέκριτο οὐδὲν οὔτε τῇ συγκλήτῳ χωρίον οὔτε τοῖς ἱππεῦσιν, φύρδην δὲ ἕζοντο καὶ τοῖς ἀνδράσιν ὁμοῦ αἱ γυναῖκες καὶ τῷ δούλῳ ἀναιμεμιγμένον τὸ ἐλεύθερον7.

Une foule se dirigeait alors vers le Palatin pour occuper de bonne heure ses places au spectacle8, en grand tumulte et avec force bousculades. Gaius se plaisait, en effet, à voir la multitude se précipiter pour ces événements. Il n’y avait donc aucun espace réservé ni pour le Sénat ni pour les chevaliers, les gens étaient assis pêle-mêle, les femmes avec les hommes, et les hommes libres mêlés aux esclaves.

Le passage soulève des problématiques communes à l’ensemble du livre 19. Les questions se rapportent à l’histoire du public, à sa place et à son rôle dans les ludi à Rome et, plus précisément, dans les ludi scaenici, les jeux scéniques. Sont en jeu ici les règles de placement du public dans les gradins (discrimina ordinum), le rôle et la place de l’empereur-spectateur au théâtre, enfin, la question des échanges politiques entre scène et gradins. Dès les phrases introductives du livre, Josèphe expose clairement sa lecture politique du règne de Caligula, qu’il condamne en tous points et sans ambiguïté. Plus largement, c’est au pouvoir impérial dans ses fondements-mêmes qu’il s’en prend : pour lui, c’est bien Auguste, cet empereur qu’honorent justement les Jeux Palatins, “qui, le premier, transféra le pouvoir du peuple à sa personne9”. Pareille lecture, d’emblée posée, influe inévitablement sur notre interprétation. La moralisation du propos n’altère-t-elle pas, en outre, la fiabilité du témoignage ? La superposition de considérations politiques, sociales et morales semble générer une confusion qui nuit à la compréhension des faits. Comment, finalement, le récit de Josèphe s’inscrit-il dans une histoire de la réception des désordres sur les gradins du théâtre ?

Caligula et les spectateurs des ludi Palatini

Comme cela a été souligné10, les ludi Palatini furent, dès leur fondation, des jeux strictement privés. Ils ne remplissaient pas la fonction des Augustalia, jeux publics célébrés en octobre à partir de 19 a.C., qui s’adressaient au peuple de Rome. Les Jeux Palatins célébraient en effet la date anniversaire du mariage d’Auguste et de Livie le 17 janvier. À cette date étaient pratiqués des sacrifices à l’autel du Numen d’Auguste dont on peut supposer qu’il était proche du théâtre en bois érigé pour les jeux11. À ces jeux ne devaient donc assister, en principe, que des catégories choisies de la population. Josèphe décrit la καλύβη (une cabane utilisée comme bâtiment de scène ?)12, érigée devant le complexe impérial, que Caligula avait intégrée à la construction temporaire en bois et qui devait comporter une cauea. L’auteur mentionne à cette occasion les εὐπατρίδαι, les sénateurs patriciens de Rome qui assistent au spectacle près de l’empereur avec leurs familles :

Καλῶς οὖν ἔχειν θεωριῶν ἐν τῷ Παλατίῳ ἐπιτελουμένων ἅπτεσθαι τοῦ χρήματος· ἄγονται δὲ ἐπὶ τιμῇ τοῦ πρώτου μεταστησαμένου τὴν ἀρχὴν τοῦ δήμου Καίσαρος εἰς αὐτὸν μικρόν τε πρὸ τοῦ βασιλείου καλύβης πηκτοῦ γενομένης, kαὶ Ῥωμαίων τε οἱ εὐπατρίδαι θεωροῦσιν ὁμοῦ παισὶν καὶ γυναιξὶν καὶ ὁ Καῖσαρ·

Aussi décidèrent-ils (les conjurés) que le meilleur moment pour l’attentat était celui des jeux Palatins. Ces jeux sont donnés en l’honneur du César qui, le premier, transféra le pouvoir de la République à sa propre personne. Il y a une cabane en bois juste devant la résidence impériale, et ce sont les patriciens13 de Rome qui assistent au spectacle avec leurs enfants et leurs femmes autour de César.

La syntaxe du texte rapproche la mention de la καλύβη de l’évocation de nobles spectateurs entourant l’empereur, générant ainsi une confusion qui pourrait conduire à assimiler la καλύβη à une tribune14. Elle est levée si l’on considère que Josèphe, en un large geste descriptif, évoque, en opposition, le bâtiment de scène et une cauea suggérée par le biais de la mention des spectateurs. Pour ce qui est des places qu’ils occupent au théâtre, Flavius Josèphe fournit des informations individuelles et parcellaires. Caligula occupe, à l’une des deux ailes de la cauea, une place d’honneur dans une tribune, appliquant ainsi le principe de visibilité du prince au spectacle, comme bien d’autres empereurs15. Plusieurs des sénateurs mentionnés par la suite sont explicitement installés aux places honorifiques réservées, dans les jeux publics aux membres de la classe sénatoriale. On peut supposer que le sacrifice a lieu très près du théâtre, à un moment où les spectateurs sont déjà assis (AJ, 19.90), ce qui explique que Caligula ait seulement à se retourner pour aller prendre place dans la tribune qui lui est réservée. Cela peut expliquer aussi qu’Asprenas soit éclaboussé du sang du sacrifice. Cluvius, ancien consul, Bathybius, sénateur de rang prétorien (19.91) sont proches de l’empereur et le sénateur Minucianus, cité par Josèphe comme auteur d’une des trois conspirations contre l’empereur16, est assis derrière lui (19.96). Ces personnages étant les conjurés, il semble naturel qu’ils se soient installés au premier rang, proches de l’empereur, afin de maîtriser le déroulement des événements. Les tribuns militaires, plusieurs fois mentionnés (par. 81), occupent des places d’honneur, qui leur sont réservées près de l’empereur17. Sénateurs, consulaires et tribuns ne sont pas la seule composante du public. Les chevaliers sont mentionnés au par. 86, précédemment cité, comme légalement bénéficiaires d’un espace séparé, même si Josèphe mentionne rarement cet ordre dans la suite du texte. Le lecteur aurait pourtant attendu, dans la partie finale du récit, une mention de leur réaction. Sont également mentionnés les gardes du corps germains, postés aux entrées du théâtre avec des “servants” (θεραπεία, 19, 116). En dehors des deux grands ordres de la société romaine (ordre sénatorial et équestre), auxquels s’ajoutent tribuns et soldats, dont nous avons vu qu’ils semblent avoir occupé leurs places traditionnelles, Flavius Josèphe ne mentionne ni la plèbe, ni les pullati, qui n’assistent manifestement pas à ces jeux. Au total, le nombre de spectateurs devait atteindre quelques milliers de personnes mais rester en deçà du nombre de spectateurs des trois grands théâtres de Rome.

Ordre ou désordre sur les gradins ?

La scène d’arrivée des spectateurs sur les gradins, telle que la décrit Flavius Josèphe, est composée de façon à donner l’impression d’une déconstruction de l’ordre fixé par la Lex Iulia theatralis d’Auguste, qui rétablissait la discipline sur les gradins après un incident fâcheux survenu lors de jeux donnés à Pouzzoles, si nous en croyons Suétone18. Cette loi augustéenne ou, du moins, les prohédries introduites pendant la période républicaine, semblent constituer la référence implicite de Flavius Josèphe. Pour tenter de comprendre le récit de Flavius Josèphe, nous nous intéresserons ici non pas à la teneur de ces mesures mais à leur réception jusqu’au règne de Caligula. Des années après le récit de Josèphe, Suétone en a retracé les grandes lignes, qui ont fait l’objet de plusieurs commentaires historiques et archéologiques19. Les premières étapes de la hiérarchisation des places aux spectacles remontent à la période républicaine : les témoignages textuels fournissent la date de 194 a.C. pour la prohédrie20 des sénateurs et de 67 a.C. pour celle des chevaliers, date de la loi Roscia, précédée sans doute de tentatives antérieures non rapportées par nos sources. Auguste a élargi et précisé les mesures antérieures, qui ont abouti à des règles sociales et morales complexes, issues d’un processus politique initié sous la République romaine. Le passage de Flavius serait construit comme le récit d’une désorganisation, par Caligula, du placement hiérarchique réglé par la loi, suggérant ainsi qu’il y eut atteinte à des principes fondamentaux affirmés depuis longtemps par la République romaine. Le lecteur est ainsi invité à interpréter le plaisir ressenti par Caligula comme l’une des nombreuses manifestations de sa légendaire perversité et, plus largement, comme une satisfaction politique éprouvée par le bouleversement des principes républicains.

Le récit qui suit semble pourtant témoigner d’un placement plutôt traditionnel des spectateurs pendant le spectacle. Comme nous l’avons vu, une lecture factuelle du récit semble plutôt confirmer un placement respectueux de la hiérarchisation des places, notamment celles des sénateurs qui, dans le cadre de ces jeux privés, ont certainement pu occuper leurs places honorifiques sans rencontrer les difficultés qui pouvaient naître dans le cadre des jeux publics. On ne relève par ailleurs aucune mention des conséquences d’un éventuel désordre du placement. Malgré l’absence volontaire de délimitation des espaces dans les gradins, la hiérarchie sociale fut sans doute globalement respectée. Un premier élément d’explication tient à l’un des acquis de la période républicaine à Rome dont rendent compte les sources historiographiques. Il repose sur une acceptation progressive du principe de hiérarchisation sociale du public sur les gradins. L’histoire des places honorifiques accordées à différents ordres ou catégories sociales, telle que nos sources textuelles nous invitent à la reconstruire, n’est pas linéaire. Elle est marquée par une série d’étapes qui traduisent une acceptation socio-politique progressive, ponctuée de tentatives de retour en arrière. En deux chapitres de son livre 34, Tite-Live évoque avec précision les premières décisions de placement honorifique des sénateurs. Au chap. 44, l’historien se limite à un rappel de l’accueil favorable réservé par la classe sénatoriale à la mesure prise par les censeurs de 194 a.C.21 pour les ludi Romani de cette année-là, qui imposait la séparation sur les gradins des loca senatoria et du populus. La version de Tite-Live est reprise, notamment, par Valérius Antias22 et par Cicéron, si du moins nous en croyons le fragment du commentaire au Pro Cornelio du même Valérius Antias23. Le chap. 54 met en lumière les différents aspects de l’opposition entre senatus et populus, qui se superpose, à propos de cette mesure, à une opposition politique entre populares et optimates24. À l’argument politique des populares, aux yeux desquels la mesure va à l’encontre des principes fondamentaux de la République romaine25, s’ajoute l’argument de la discrimination économique (les riches refusent de s’asseoir à côté des pauvres) et, par conséquent, sociale (il s’agit de discriminations entre les ordres)26. Tite-Live traite cette opposition comme consécutive à une innovation (nouitas) qui modifie un état ancien, où le public était mélangé sur les gradins. Cet état, comme les oppositions déjà anciennes suscitées par la mesure, semblent oubliés de ses contemporains. Lorsque l’historiographie mentionne le placement honorifique des sénateurs, c’est généralement pour en justifier l’existence. Valère-Maxime (4.5.1) soutient que réserve et modestie étaient des vertus si répandues à Rome que la plèbe respectait depuis toujours une forme de “prohédrie naturelle” sur les gradins des théâtres :

Numquam tamen quisquam ex plebe ante patres conscriptos in theatro spectare sustinuit

Jamais pourtant aucun membre de la plèbe n’eut l’audace de s‘installer au théâtre devant les sénateurs.

L’auteur suggère même que, sous la République romaine, la notion de hiérarchie naturelle entre populus et senatus était en quelque sorte intériorisée, ce qui, même en l’absence de règlementation, justifiait un placement honorifique. Son argumentation morale est étayée par l’anecdote de Lucius Quinctius Flamininus. Pour avoir été exclu du Sénat en 184, ce dernier s’installa un jour sur les derniers gradins du théâtre, mais fut contraint par le public27 à se déplacer vers un siège dû à son rang. Le fait, cité par Valère Maxime comme un exemplum des vertus et de la moralité romaines, devient politique chez Plutarque28, qui inscrit l’anecdote dans le contexte d’une opposition entre factions sénatoriales, celle de Caton, conservatrice, et celle des Scipions, dont faisait partie Titus Quinctius Flamininus, frère de Lucius. Il précise en outre que c’est le peuple (τὸ πλῆθος, ὁ δῆμος) qui, par pitié, incita Flamininus à rejoindre les premiers rangs. Plutarque nuance ainsi l’interprétation de Valère Maxime (fondée sur l’idée d’une permanence morale et sociale de la prohédrie “naturelle”). Le passage de Plutarque aboutit à un constat volontairement paradoxal, celui de la reconnaissance socio-politique de Lucius par le public du théâtre. Dans un contexte de ce type, la justification de la place honorifique est liée autant à l’appartenance reconnue à un ordre qu’à une reconnaissance populaire de l’action politique d’une gens. Le développement de Plutarque, qui se situe dans la continuité des récits de Cicéron relatifs aux échanges politiques instaurés sur les gradins entre populus et magistrats, explique en termes politiques l’acceptation de la prohédrie des sénateurs par le peuple. C’est probablement la justification la plus proche de la réalité historique.

À l’argument de l’acceptation progressive du principe de placement honorifique des sénateurs, s’ajoute celui de la position de Caligula par rapport à la hiérarchisation sociale du public sur les gradins. Si, comme Josèphe le rappelle avec insistance, l’empereur s’est effectivement opposé aux sénateurs en plusieurs circonstances, il semble avoir respecté leur rang social sur les gradins des théâtres. Lorsque Cassius Dion29 énumère les mesures prises par Caligula en 37 p.C. pour inciter la population romaine à assister aux représentations théâtrales, il accorde une importance particulière aux dispositions destinées à améliorer le confort des sénateurs : des coussins sont disposés sur leurs sièges, ils sont autorisés à se protéger du soleil à l’aide de chapeaux à la thessalienne, et dans les cas où cette protection se révèle insuffisante, ils sont installés sur des bancs dans le diribitorium30. Bien que Josèphe insiste fortement, tout au long du livre 19, sur la volonté impériale d’inverser la hiérarchie sociale en plaçant les esclaves au premier plan de la société31, le placement du public au théâtre ce jour-là ne confirme pas une mise en œuvre effective de cette volonté.

La séparation des ordres, qui commence avec la prohédrie des sénateurs et se prolonge avec celle des chevaliers fait, depuis la fin de l’époque républicaine, l’objet de récits parfois romancés, comme l’anecdote de Lucius Quinctius Flamininus dont les variantes alimentent les divergences de positions. La séparation des ordres est, au moins depuis Tite-Live, un sujet qui entre dans le cadre plus large de démonstrations politiques. Un même auteur, comme Valère Maxime (2.4.3), peut rappeler que Scipion l’Africain perdit la sympathie de la foule en raison de son intervention auprès des édiles, qu’il poussa à prendre la mesure de prohédrie des sénateurs, (suggérant ainsi que Scipion commit alors une erreur de stratégie politique), mais il peut aussi, à deux livres d’intervalle, dans le cadre d’un éloge moral et politique du peuple romain, utiliser le fait comme un argument patriotique vantant le respect naturel par le peuple romain de la hiérarchie des ordres. Les empereurs même les plus hostiles à l’aristocratie sénatoriale ne semblent pas avoir tenté de revenir sur la prohédrie des sénateurs, acquise depuis plus de deux siècles. Lors du spectacle organisé pour le couronnement de Tiridate au forum comme roi d’Arménie en 66, Néron associe le Sénat et la garde prétorienne à sa propre personne32.

 L’application et le respect de la lex Roscia, qui instaura en 67 a.C. une prohédrie des chevaliers en leur réservant les quatorze premiers gradins du théâtre, souleva également de nombreuses difficultés, à en croire le témoignage de Plutarque33. Vivement contestée en 63, sous le consulat de Cicéron, comme celle des sénateurs l’avait été en 194, cette mesure honorifique donne lieu à un récit étonnamment similaire à celui de Tite-Live sur les sénateurs. L’auteur rappelle la situation antérieure (les chevaliers assistaient aux représentations “mêlés au peuple”, μετὰ τοῦ δήμου34, et leur placement était soumis au hasard), puis décrit l’hostilité manifestée par la plèbe lors de l’arrivée au théâtre du préteur Othon Roscius, auteur de la mesure lors de son tribunat. Il insiste également sur l’opposition ainsi créée entre deux camps, qui perdura au moins de 67 à 59 a.C.35. Comme dans le cas des sénateurs, le caractère ancien et presque naturel du privilège est un argument essentiel des défenseurs de la mesure. Cicéron et Velleius Paterculus36 rappellent que l’existence effective de ce privilège était bien antérieure à la lex Roscia. Plutarque raconte comment, grâce à une semonce de Cicéron, le peuple (ὁ δῆμος) fut non seulement ramené à la raison mais finit par accepter de jouer le jeu de la reconnaissance de l’ordre équestre au théâtre en applaudissant Othon Roscius. Le rapprochement frappant entre les récits des réactions à deux mesures éloignées d’un siècle et demi, (récits qui reflètent sans aucun doute possible de réelles contestations), invite à prendre en considération non pas les mesures elles-mêmes, mais leur acceptation politique par la plèbe comme significative du bon fonctionnement de la République romaine. D’après les témoignages, le placement honorifique des chevaliers ne semble pas avoir fait l’objet d’une attention particulière de la part de Suétone, qui, outre les détails concernant les diverses catégories du public, se concentre sur les places honorifiques réservées, à Rome comme dans les villes d’Italie, à l’ordre sénatorial37[37]. Il fut renforcé par l’empereur Domitien, au grand bonheur du poète Martial38. Ce dernier rend grâce, dans une épigramme de 89, au “Sérénissime Censeur” et à sa vigilance, en louant Domitien d’avoir redonné force à la loi sur les places au théâtre, qui accordait aux chevaliers un placement honorifique39. La question des places d’honneur accordées aux ordres majeurs fut un point politique sensible qui occupa les derniers siècles de la République. Aussi, aucun des témoignages antiques, à l’exception peut-être du premier, celui de Tite-Live, n’est-il exempt de prises de position idéologiques. Le rappel des désordres provoqués dans les théâtres par ces mesures honorifiques, suivi de la mention d’un retour à l’ordre par une plèbe devenue raisonnable, traduit à quel point le bon fonctionnement du système de reconnaissance de la classe politique et de l’ordre républicain sur les gradins du théâtre était jugé essentiel. Il importait de produire des récits qui rappelaient l’élaboration et la consolidation de mesures de hiérarchisation des places au théâtre pendant toute la fin de la République. G.G. Fagan40 trace un historique qui en souligne le caractère progressif. Sous l’Empire, le traitement honorifique des ordres majeurs sur les gradins, notamment celui du Sénat, ne semble pas refléter le traitement que leur réservent les empereurs dans d’autres domaines de la vie publique, comme le montrent les passages mentionnés précédemment (ceux de Cassius Dion pour Caligula et Néron, celui de Martial pour Domitien). Flavius Josèphe, quant à lui, procède à une assimilation. Une première hypothèse est envisageable : Flavius Josèphe interprète le désordre dans l’installation du public aux jeux Palatins comme un miroir révélateur du comportement autocratique et tyrannique de Caligula, justifiant ainsi son assassinat par l’aristocratie sénatoriale : Caligula aurait mis à mal un ordre établi fondé sur la reconnaissance des ordres supérieurs par la plèbe, qui coûta tant d’efforts à l’aristocratie. En réalité, les échanges politiques sur les gradins relevaient d’une logique qui échappait en partie au pouvoir.

Femmes, enfants, esclaves : un groupe d’opinion ?

Josèphe attire l’attention du lecteur sur trois composantes internes du public des ludi Palatini : les femmes, les enfants et les esclaves. Voici en quels termes Josèphe présente le “groupe” de ceux qui, favorables à l’empereur et encore présents au théâtre, n’acceptent pas la nouvelle récente de son assassinat41 :

Γύναια δ’ ἦν ταῦτα καὶ παῖδες ὁπόσοι τε δοῦλοι καί τινες τοῦ στρατιωτικοῦ, οἱ μὲν διὰ τὸ μισθοφορεῖν καὶ οὐδὲν ἀλλ’ ἢ συντυραννοῦντες καὶ διακονίᾳ τῆς κατ’ ἐκεῖνον ὕβρεως ἐπανασειόμενοι τοῖς κρατίστοις τῶν πολιτῶν τιμῆς τε ἅμα καὶ ὠφελειῶν τυγχάνειν, ἡ δὲ αὖ γυναικωνῖτις καὶ τὸ νεώτερον, ὅπερ ὄχλος φιλεῖ, θεωρίαις τε καὶ μονομαχιῶν δόσεσιν καί τινων κρεανομιῶν ἡδοναῖς ἀνειλημμένοι, ἃ ἐπράσσετο λόγῳ μὲν ἐπὶ θεραπείᾳ τῆς πληθύος, τὸ δ’ ἀληθὲς ἐκπιμπλάντα τῆς μανίας Γαίου τὴν ὠμότητα· οἱ δὲ δοῦλοι διὰ τὸ ἐν προσηγορίᾳ τε εἶναι καὶ καταφρονήματι τῶν δεσποτῶν, ἀποστροφῆς τῷ ὑβρίζοντι αὐτὴν οὔσης τῆς κατ’ ἐκεῖνον ἐπικουρίας· ῥᾴδιον γὰρ ψευσαμένοις τε κατὰ τῶν κυρίων πεπιστεῦσθαι καὶ τὰ χρήματα ἐνδείξασιν αὐτῶν ἅμα ἐλευθέροις τε εἶναι καὶ πλουσίοις μισθῷ τῶν κατηγοριῶν διὰ τὸ ἆθλα αὐτοῖς προκεῖσθαι τὰς ὀγδόας τῶν οὐσιῶν.

Il s’agissait des femmes et des enfants, de tous les esclaves, et de certains soldats. Ces derniers, parce qu’ils recevaient une solde, parce qu’ils étaient associés à la tyrannie, parce qu’ils étaient au service de ses outrages et qu’ils menaçaient l’élite des citoyens, y gagnaient estime et profit. Le groupe des femmes et la génération des plus jeunes, parce qu’ils étaient séduits par ce qui plaît à la foule, les représentations, les spectacles de gladiateurs et le plaisir procuré par certaines distributions de viande, que Gaius pratiquait sous prétexte de servir le peuple mais qui en réalité venaient assouvir sa folie et sa cruauté. Quant aux esclaves, parce qu’ils usaient de familiarité et de mépris avec leurs maîtres et que l’aide de Gaius leur offrait une possibilité de recours contre leurs mauvais traitements : il leur était facile en effet de témoigner mensongèrement contre leurs maîtres et d’être crus, et, en révélant l’état de leur fortune, ils pouvaient devenir à la fois libres et riches, car la récompense accordée aux accusateurs était d’un huitième de la fortune des accusés.

Avec une partie des soldats, dont la fidélité à l’empereur est expliquée par des raisons financières, ces catégories semblent former un “groupe d’opinion”, abstrait, qu’à aucun moment l’auteur ne présente comme solidaire. La source principale du récit (peut-être Cluvius Rufus) a sans doute raconté les réactions de ce public. Rien ne permet toutefois d’affirmer que ces catégories étaient, ce jour-là, géographiquement proches. Flavius Josèphe explique la réaction de ce groupe de façon surprenante : au public masculin appartenant à la classe sénatoriale et majoritairement favorable à la mort de Caligula, mais silencieux par prudence, il oppose ce groupe tripartite, qui regrette les avantages que leur procurait l’empereur de son vivant.

En bonne logique, les femmes mentionnées sont celles des sénateurs, des chevaliers et des personnalités honorées d’une invitation par l’empereur. Il en va de même des enfants, pour lesquels la lex Iulia theatralis prévoyait un cuneus tant qu’ils portaient la toge prétexte et un accompagnement par les paedagogi (les esclaves pédagogues), qui occupaient un cuneus proche42. Les esclaves sont autant des esclaves privés que publics. Leur présence est évoquée en deux passages : le par. 86, cité en ouverture, et le par. 129 mentionné ci-dessus, qui décrit les réactions de la partie du public favorable à l’empereur.

Une lecture attentive montre que le désordre annoncé par l’auteur à l’ouverture du récit des jeux ne fait pas référence à une promiscuité sociale généralisée sur les gradins. À l’époque d’Auguste, une mesure de l’empereur installa les femmes dans un secteur spécifique. Nous savons qu’il existait un secteur des femmes dans certains théâtres italiens, comme en témoignent les inscriptions des théâtres de Capoue et de Terni (Interamna) qui datent de périodes un peu antérieures ou contemporaines du règne d’Auguste43. Ces documents montrent que les dispositions augustéennes, effectivement mises en œuvre, étaient étendues au-delà de Rome. À l’époque républicaine, référence politique de Flavius Josèphe, les femmes ont pu être installées près de leurs maris, qui assuraient leur tutelle. Un passage de Vitruve suggère en outre fortement qu’au Ier s. a.C., femmes et enfants pouvaient assister aux jeux (dont il ne précise pas la nature) à côté du père de famille :

Per ludos enim cum coniugibus et liberis persedentes, delectationibus detinentur44.

Pendant les jeux en effet, demeurant assis avec leurs épouses et leurs enfants, ils [les spectateurs] se livrent tout entiers aux réjouissances.

Historiquement, la question du placement des femmes n’est donc pas tout à fait claire. Des doutes ont, par exemple, été émis sur la fiabilité du texte de Suétone (Aug., 44)45. Josèphe fait-il spécifiquement référence aux femmes de l’aristocratie et qui étaient, manifestement, plus concernées que d’autres par la loi de séparation, pour des raisons de partage des privilèges ou de protection sociale et morale46 ? Quoi qu’il en soit, l’auteur ne fournit pas les précisions nécessaires, installant ainsi une confusion idéologique impliquant que Caligula aurait contraint les femmes à un voisinage inapproprié avec les hommes (mais lesquels ?). La lecture morale de Flavius Josèphe ne reflète ni les raisons socio-politiques de la séparation ni les principes moraux qui présidèrent aux décisions d’Auguste en les installant dans un secteurspécifique. Dans le cadre de ces jeux, la promiscuité la moins acceptable devait être celle des deux ordres supérieurs de la société romaine et des esclaves. Dans l’histoire du théâtre latin, la présence des esclaves fut sans doute tolérée dans certains jeux. Les documents qui attestent leur présence au théâtre sont rares. Plaute et Columelle47, souvent mentionnés, fournissent quelques éléments d’interprétation. Plaute invite à conclure qu’au IIIe s. a.C. des esclaves assistaient aux représentations théâtrales sans que cette présence soit légale. La législation était probablement contournée. Columelle traite, sous l’Empire, de la présence des esclaves publics, qu’il juge corrompus par les spectacles. Les serui publici bénéficiaient à Rome de places assises spécifiques dans la summa cauea, où était installée la plèbe. Toutefois, dans la configuration privée des jeux Palatins qui nous occupe ici, le groupe occupant la media et la summa cauea devait être réduit : la plèbe et les pullati ne sont jamais mentionnés, et les esclaves publics sont sans doute en nombre limité. Caligula peut avoir limité les autorisations (outre celles des paedagogi et de certains esclaves domestiques), aux esclaves employés à des tâches liées au déroulement des jeux. C’est en tout cas une hypothèse vraisemblable48.

Dans un public majoritairement composé de l’élite sociale, une promiscuité non consentie des sénateurs ou des chevaliers avec les esclaves aurait été mal perçue. Deux explications peuvent en être proposées. L’évocation de l’ensemble informel dans lequel Flavius Josèphe regroupe abstraitement femmes, enfants, esclaves et certains soldats, est proche des descriptions méprisantes des prétoriens et de la plèbe chez Tacite et Suétone. Les prétoriens de 69 chez Tacite49 rappellent les soldats de Josèphe et l’ensemble formé par les femmes et les jeunes se voit attribuer des aspirations et des comportements qui caractérisent la plebs sordida chez le même Tacite50. Comme Josèphe, Tacite mêle les esclaves à la plèbe, dans un groupe d’opinion indistinct. Chez Josèphe, ce groupe est soumis à la recherche du plaisir51. Il ne peut pourtant pas être question de la plèbe. Josèphe a-t-il créé, pour les besoins de la démonstration, un groupe d’opinion dont les aspirations pourraient rappeler les positions d’un groupe social (de fait absent) et les mouvements d’opposition aux différentes prohédries sous la République ? Le texte ne les traite pas comme des individus mais comme les composantes d’un groupe dont Josèphe crée une unité factice. Leur réaction à la nouvelle de la mort de Caligula les rapprocherait : ils ne s’en réjouissent pas.

Josèphe n’a-t-il pas également en mémoire un passage fameux de Cicéron (Sur la réponse des haruspices, 22.24-26) qui relate les violences survenues lors des Megalesia (Mégalésies) de 56 a.C.52 organisées par Publius Clodius, édile curule cette année-là ? Ces violences, sans doute verbales et physiques, mais sur lesquelles l’auteur fournit peu de détails, furent le fait d’esclaves introduits sur autorisation du magistrat dans les théâtres. Cicéron qualifie cette introduction de faute rituelle. La similitude de l’argumentation de Flavius Josèphe avec celle de Cicéron est frappante. Le passage de Cicéron, qui, pour les besoins de son argumentation, prend volontairement quelques libertés avec la vérité historique53, tend clairement à susciter l’indignation du lecteur. À cette fin, l’auteur mentionne deux faits intéressants pour la compréhension du texte de Josèphe : d’une part, les violences et la présence des esclaves dissuadèrent les matrones d’assister aux jeux et, d’autre part, des esclaves auraient chassé les sénateurs de l’orchestra pour prendre leurs places. Le premier passage mentionne clairement le refus des matronae d’occuper sur les gradins des places voisines (consessum) de celles des esclaves :

quo si qui liber aut spectandi aut etiam religionis causa accesserat, manus adferebantur, quo matrona nulla adiit propter uim consessumque seruorum54.

Si quelque homme libre s’y était rendu, soit pour assister aux spectacles, soit même pour des raisons religieuses, on portait la main sur lui ; aucune matrone n’y alla à cause de la violence et de la cohabitation avec les esclaves sur les gradins.

Le second passage évoque le renversement hiérarchique et le bouleversement de l’ordre social provoqué par l’irruption des esclaves dans le ou les théâtres concernés.

Quid magis inquinatum, deformatum, peruersum, conturbatum dici potest quam omne seruitium, permissu magistratus liberatum, in alteram scaenam inmissum, alteri praepositum, ut alter consessus potestati seruorum obiceretur, alter seruorum totus esset55

Que peut-on qualifier de plus polluant, avilissant, pervertissant, bouleversant que toute la classe des esclaves, libérée par la permission d’un magistrat, faisant irruption sur une scène dans un cas, et installée aux premiers rangs dans un autre, de telle sorte qu’un public fût soumis au pouvoir des esclaves, et qu’un autre fût entièrement composé d’esclaves ?56

L’argument est également brandi par Cicéron dans d’autres contextes, non liés aux spectacles, comme la conjuration de Catilina ou les troubles causés par Clodius. Alors que les esclaves n’y jouèrent qu’un rôle limité, l’auteur des Catilinaires développe le thème d’une subversion de l’État par les esclaves voire, comme l’a montré F. Favory, celui d’un ”retournement complet de la relation esclavagiste, les esclaves devenant les maîtres des anciens maîtres”57. Dans le texte de Flavius Josèphe, c’est l’usurpation par les esclaves de places destinées à l’élite sociale qui bouleverse l’ordre moral et social et remet en question, tout particulièrement, la prohédrie des sénateurs. Les esclaves auraient pris, en effet, les places des sénateurs. Or le sens même de l’expression consessus seruorum n’est pas clair et Cicéron exagère sans nul doute le scandale provoqué par les esclaves aux Megalesia58. Qu’il ait eu accès ou non au texte de Cicéron, Flavius Josèphe connaissait sans doute l’anecdote et, certainement, la problématique sociale soulevée au Ier s. a.C. Pour les besoins de son argumentation politique, Josèphe reprend un argument ancien de la classe sénatoriale, qui étend à l’ordre social en général le désordre semé sur les gradins par un groupe dépourvu de droits. Les esclaves n’ont pas régulièrement remis en question la place des ordres majeurs au théâtre. Les témoignages conservés, mentionnent des tentatives ponctuelles concernant les affranchis, les pullati ou encore les ambassadeurs étrangers59. La réaction des chevaliers à l’assassinat n’est pas mentionnée. Peut-être la source de Josèphe ne les évoquait-elle pas. Il est probable que l’auteur a voulu mettre principalement en lumière le rôle de la classe sénatoriale dans l’assassinat en la distinguant d’un groupe aux aspirations viles dont il exclut tacitement les chevaliers60. Flavius Josèphe conduit progressivement son lecteur au constat suivant : l’empereur Caligula a sciemment bouleversé la hiérarchie sociale en contrevenant aux principes politiques et moraux de la République. Ne pouvant se référer à l’opposition entre senatus et populus qui occupa le IIe s. a.C., l’auteur lui substitue une opposition socio-culturelle entre un ordre sénatorial politiquement responsable et la masse indistincte d’un public irresponsable, préoccupé de ses seuls intérêts ou de son seul plaisir. Le passage s’inscrit dans le contexte idéologique d’une condamnation des comportements de la plèbe par l’élite culturelle, dont Tacite se fit l’un des champions : c’est, par exemple, la plebs Vrbis, favorable à Néron, qui l’acclame l’empereur sur scène lors de ses prestations61. Cette opposition d’un nouveau genre traduit l’inversion sociale opérée par Caligula : les classes sociales inférieures prennent la place des autres. La binarité accentue l’impression d’un désordre inacceptable.

L’empereur fauteur de troubles sur les gradins ?

Flavius Josèphe mentionne d’autres désordres provoqués par Caligula sur les gradins. Il insiste par exemple62 sur le plaisir pris par l’empereur non aux représentations elles-mêmes (un mime et une pantomime sur Cinyras), mais au spectacle des rixes provoquées sur les gradins lors de la distribution de cadeaux comme des fruits ou des oiseaux rares63. Dans un second passage64, plus politique, l’auteur distingue l’intention affirmée (faire plaisir au public populaire) et la raison cachée (satisfaire sa folie sanguinaire en créant des désordres). L’argument est celui de la séduction exercée par l’empereur sur la partie la moins politiquement responsable et la plus faible du public. Or, les distributions pendant les spectacles datent des dernières années de la République. Agrippa, fit preuve en 33 a.C., lors de son édilité, d’une générosité remarquable en finançant certains services pour le public le plus pauvre (celui des barbiers) et en distribuant d’en haut, sur les gradins, des jetons, des vêtements et des marchandises65. Bien que la méthode et ses effets ne diffèrent en rien de celle de Caligula (le public est en effet invité à s’emparer des présents), les jeux d’Agrippa dont l’édilité laissa l’image d’un bienfaiteur des cités66 apparaissent comme un moment de cohésion du peuple romain : la plèbe reçoit des présents et reconnaît en échange l’ordre établi et l’action politique des magistrats. Néron est condamné par Suétone (Ner., 11.4) pour avoir fait preuve lui aussi d’une générosité excessive lors de ces distributions. Isabelle Simon67 a identifié les occasions qui donnèrent lieu à des sparsiones de missilia, dons lancés sur les gradins et manifestant la liberalitas d’un magistrat ou d’un empereur, entre le Ier s. a.C et le IIIe s. p.C. La sparsio, promesse d’abondance, associe l’empereur à Fortuna, hasard et prospérité à la fois. Les sparsiones font partie de la politique évergétique impériale des trois premiers siècles de l’Empire. Suétone décrit aussi comment, aux jeux scéniques, l’empereur se plaisait à semer la discorde entre la plèbe et les chevaliers (inter plebem et equitem) en distribuant des décimes avant le début des spectacles, afin que les classes inférieures s’emparassent des places des chevaliers68. Dans un autre passage (Calig., 30.6), il affirme que Caligula instaurait, au théâtre ou sur les gradins de l’amphithéâtre, des rivalités entre lui-même et le peuple autant qu’entre lui-même et les chevaliers. Que Caligula, atteint de troubles psychiques, ait pu instaurer ce type de rivalités est vraisemblable. Le passage est toutefois rendu suspect par la mention conjointe d’un désir de commettre des meurtres collectifs69. La stratégie littéraire, voisine de celle de Flavius Josèphe, oppose là encore deux parties du public, dont l’empereur aurait tenté d’inverser le placement dans les gradins, renversant par là-même l’ordre social. Que des décimes distribués à une partie du public aient été à l’origine de désordres importants est vraisemblable70. Mais que cela ait pu répondre à une intention de l’empereur et qu’à l’occasion d’un désordre ainsi créé, la hiérarchie sociale ait effectivement été inversée reste à démontrer.

Dans la tradition historiographique, deux empereurs, Caligula et Néron, sont accusés d’avoir volontairement suscité des troubles ou d’avoir pris plaisir aux rixes dans le public. Parmi les moyens dont ils auraient fait usage figurent, outre les sparsiones de missilia, un comportement de “porte-enseignes” des factions ou de perturbateur. L’expression signifer simul ac spectator aderat, “il était à la fois porte-enseignes et spectateur”est une condamnation forte par Suétone de l’attitude de Néron au théâtre71, qui ne respectait pas, selon lui, le comportement attendu du prince idéal au spectacle72. Tacite, Suétone et Cassius Dion73 mentionnent tous ces rixes, dont nous ne saurions contester l’existence et qui font partie de l’histoire des spectacles populaires sous l’Empire. Cassius Dion affirme, par exemple, que Néron supprima la présence de soldats au théâtre afin de laisser toute licence aux fauteurs de troubles74. Le recours au vocabulaire du plaisir, l’évocation de la perversité d’un empereur spectateur fauteur de troubles rappellent toutefois les passages de Flavius Josèphe et de Suétone sur les distributions dans les gradins. La mesure de Néron était sans doute destinée à accroître sa popularitas et non à favoriser les rixes. S’il se dissimulait, comme le soulignent Cassius Dion et Suétone, ce fut plus vraisemblablement pour se protéger des troubles récurrents organisés autour des pantomimes depuis le règne d’Auguste que pour y participer en cachette75. Le rapprochement implicite des figures de Néron et de Caligula est fréquent et significatif dans le récit de Josèphe. Ils peuvent avoir pour origine la source principale de l’auteur (sans doute Cluvius Rufus), qui, selon Wiseman76, avait vécu les dernières années de l’empereur Néron. Le récit est une condamnation politique de ces deux empereurs autocrates. Leur comportement sur les gradins du théâtre et du cirque se fait, en l’occurrence, symptomatique. L’empereur était le garant de l’ordre au théâtre et son comportement devait trouver la juste mesure entre intérêt trop marqué pour le spectacle et indifférence. Il pouvait soutenir certains acteurs ou pantomimes à condition de conserver son statut de spectateur parmi d’autres77. Tout, dans l’histoire du théâtre à Rome, montre que l’intérêt de l’empereur était d’assurer la maîtrise de l’organisation des spectacles et non de les désorganiser78. L’empereur restait en outre accessible et la représentation théâtrale était un lieu d’action privilégiée pour le peuple79. Les travaux sur la claque, les acclamations et la place de l’empereur au théâtre montrent qu’il se faisait, dans ce contexte-là, spectateur à part entière, à la merci des critiques, interpellations et demandes politiques du public. Caligula commit sur ce point une faute majeure au cirque80 en ne respectant pas les usages impériaux. C’est bien en cela qu’il se comporta en autocrate et non en provoquant délibérément des désordres sur les gradins dont les conséquences étaient imprévisibles, surtout dans le contexte de jeux privés organisés pour l’élite. G.G. Fagan, s’interrogeant sur les raisons pour lesquelles des désordres naissaient régulièrement dans les théâtres, alors qu’un seul désordre est rappelé pour l’amphithéâtre, celui de Pompéi en 59, conclut que le placement hiérarchique du public n’est pas en cause mais bien plutôt la capacité d’interaction des acteurs avec le public81.

Notre intention n’était pas ici de réhabiliter Caligula, dont les comportements dysfonctionnels sont avérés. Nous avons tenté de mettre en lumière les stratégies littéraires de Flavius Josèphe au livre 19 qui, s’appuyant sur des constats partagés, comme la folie et la cruauté de l’empereur, construit un système de justification de l’assassinat que viennent servir des rapprochements et des déformations subtils des événements. L’assimilation implicite de l’organisation des jeux Palatins à celle de jeux publics, la mention de groupes non éduqués politiquement se comportant comme une “plèbe” avide de cadeaux et favorable à l’empereur, le rapprochement d’un désordre dans le placement du public et de la haine de l’empereur pour l’ordre sénatorial, associé à une volonté de donner toute la place aux esclaves, relève d’une stratégie littéraire élaborée, qui présente le comportement de l’empereur vis-à-vis du public de théâtre comme à l’origine de son propre assassinat dans ce même lieu. L’anecdote, qui établit un lien politique et moral entre le contexte (la représentation tragique de la mort de Cinyras) et l’événement (l’assassinat d’un tyran) présente l’assassinat de Caligula comme une “tragédie édifiante”, et invite le lecteur à en tirer une leçon de morale politique qui conduit à douter de son entière véracité historique.

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Notes

* Les traductions des textes cités sont celles de l’auteure.

  1. Tac., Ann., 1.73 ; Suet., Calig., 56.2. D’autres jeux étaient donnés sur le Palatin pour célébrer Auguste, les ludi augustales ou Augustalia, jeux publics instaurés du vivant d’Auguste, qui se déroulaient en octobre. Les ludi Palatini s’ouvraient le 17 janvier par des sacrifices à l’autel du Numen Augusti dédié par Tibère en 9 et s’étendaient sur trois jours. Il existe une controverse sur la date du dernier jour de ces jeux, que les textes, confus sur ce point, ne permettent pas de préciser clairement. Nous suivons ici la proposition de Wiseman 2013, 55 qui place le jour de l’assassinat le 22 janvier. Cette année-là, Caligula en prolongea la durée par trois jours supplémentaires de festivités (C.D. 59.29.6), ce qui semble expliquer le texte un peu obscur de Flavius Josèphe (AJ, 19.77). Ces trois journées étaient destinées à la célébration de mystères privés, peut-être dionysiaques (J., AJ, 19.30).
  2. Le fait est mentionné par Cassius Dion (59.29.6) et Flavius Josèphe (AJ, 19.104).
  3. Sur ce point comme sur la structure des lieux et les déplacements de l’empereur, les avis divergent. Royo 1999, 268-269, comprend “venelle”, s’appuyant sur la fragmentation topographique de la résidence impériale, qui se présentait alors comme un “quartier impérial” pourvu de rues et de venelles ; Wiseman 2013 songe à la salle où répétaient les jeunes artistes, dite crypta par Suétone (Calig.,58.4).
  4. Suétone interprète comme des présages aussi bien les représentations données que les spectacles programmés pour la nuit, où des Egyptiens et des Ethiopiens devaient représenter des scènes ayant pour sujet les enfers (argumenta inferorum explicarentur).
  5. AJ, 19.1-273.
  6. La source du récit n’est pas clairement identifiée. Selon Mommsen, l’historien Cluvius Rufus était la source principale du récit. Syme 1958 proposait Servilius Nonianus. L’argumentation a été discutée ensuite par Feldmann 1962, 320-333 et Duret 1986, 3285-3286. Wiseman 2013, XIV-XV conclut à la combinaison de deux sources. La source secondaire serait Fabius Rusticus, ami de Sénèque, tandis que la source principale serait Cluvius Rufus. L’auteur de la source principale a vécu les dernières années du règne de Néron et les événements de 68-69.
  7. J., AJ,19. 86.
  8. Θεὰν προκαταλαμϐάνειν désigne l’action de retenir à l’avance sa place au spectacle en l’occupant très tôt.Chez Lucien(Herm., 39), un personnage précise qu’un ami lui a retenu une place à l’avance de cette manière.
  9. J., AJ,19.75 : ἐπὶ τιμῇ τοῦ πρώτου μεταστησαμένου τὴν ἀρχὴν τοῦ δήμου Καίσαρος εἰς αὐτόν.
  10. Wiseman 1980 ; 2013, 57 ; Royo 1999, 275.
  11. C’est l’avis de Wiseman 2013, 57. La place de ces jeux dans les calendriers religieux est étudiée par Ehrenberg & Jones 1976.
  12. Wiseman 1980 et 2013 décrit assez précisément la structure d’ensemble. Il fait l’hypothèse que la καλύβη est utilisée comme partie du théâtre temporaire. Il s’agirait d’une des cabanes très anciennes du Palatin régulièrement restaurées. Il peut s’agir de la “maison de Romulus” (Plu., Rom., 20.5) ou de l’auguratorium, édifice en bois construit sur le lieu où Romulus prit les augures avant sa fondation (D.H. 2.5.1-2), désignée aussi comme cabane de Mars ou curia Saliorum. Cf. Wiseman 2013, 56, qui discute les deux hypothèses et privilégie la seconde. La fonction attribuée à cette καλύβη, baraque ou cabane, lors de ces jeux, n’est pas précisée par Josèphe. Royo, 1999, 277 y voit une σκηνή.
  13. AJ,19.75. C’est au sens de “patriciens” que, sous l’Empire, Plutarque utilise le terme εὐπατρίδαι (Publ., 18 ; Fab., 16). C’est aussi le sens que Josèphe donne au terme dès le début du livre. Ces patriciens, nombreux et accompagnés de leurs familles, ne peuvent pas être installés dans la kalubè qui désigne nécessairement une autre partie de la construction d’ensemble, probablement le bâtiment de scène. Il s’agirait en outre du seul texte antique mentionnant une place spécifique pour les patriciens. Ces membres de l’aristocratie sénatoriale regarderaient le spectacle près de la tribune où se trouvait l’empereur.
  14. Un καὶ rapproche syntaxiquement la mention de la baraque en bois de celle des spectateurs eupatridai, créant une forme de confusion dans cette partie de la description.
  15. Cf. Benoist 2001 ; Hekster 2005 (à propos de Néron) ; Forichon 2023.
  16. Annius Minucianus (19.20) voulait venger son ami Lepidus, mis à mort par l’empereur.
  17. Tacite (Ann., 14.15.4-5) indique que Néron est entouré, lors de ses prestations, de soldats, de centurions et de tribuns. Suétone (Aug., 44) ne précise pas le placement des tribuns militaires. À propos des soldats, cf. Rawson, 1987, 99.
  18. Suet., Aug., 44 : Spectandi confusissimum ac solutissimum morem correxit ordinatuitque, motus iniuria senatoris, quem Puteolis per celeberrimos ludos consessu frequenti nemo receperat. “Il mit de l’ordre et de la discipline dans les spectacles auxquels on assistait dans la confusion et le laisser-aller, frappé par l’affront subi par un sénateur, que personne, dans une nombreuse assistance, n’avait accueilli à Pouzzoles, lors de jeux très prisés”.
  19. Rawson 1987 ; Lilja 1985 ; Kolendo 1998 ; Sear 2019.
  20. Il n’existe pas de terme latin traduisant la notion grecque de προεδρία, qui consistait en un placement honorifique de certains membres du public au théâtre. Nous utiliserons avec mesure le terme de prohédrie pour désigner, par commodité, le placement honorifique des ordres supérieurs, sénateurs et chevaliers.
  21. Liv. 34.44.5. Les censeurs étaient Sextus Aelius Paetus et Caius Cornélius Céthégus.
  22. Selon le témoignage de Valérius Antias rapporté par Asconius (69-70 Clark), Scipion l’Africain aurait accepté que, cette année-là, pour les jeux Romains, “les sièges des sénateurs fussent séparés des places occupées par le public populaire” : a populari consessu senatoria subsellia separari.
  23. Asconius (69-70 Clark) commente le Pro Cornelio de Cicéron : et uidetur in hac quidem oratione hunc auctorem secutus Cicero dixisse passum esse Scipionem secerni a cetero consessu spectacula senatorum, “Et il apparaît que, dans ce discours du moins, Cicéron, qui suivait Antias comme source, a dit que Scipion avait accepté que les places des sénateurs fussent séparées du reste du public”.
  24. Le commentaire de Briscoe à 34.54.3-8 montre que le vocabulaire et la langue du passage reflètent les débats idéologiques de la fin de la République entre Optimates et Populares.
  25. Liv. 34.54.3-4 : aliis demptum ex dignitate populi quidquid maiestati patrum adiectum esset […] et concordiae et libertatis aequae minuendae esse : (ils disaient) qu’“on enlevait à la dignité du peuple ce que l’on ajoutait à la majesté des pères” […] “et qu’on affaiblissait la concorde et la liberté dans l’égalité”.
  26. Cur diues pauperem consessorem fastidiret ?, “pourquoi le riche répugnait-il à s’asseoir à côté du pauvre ? ; omnia discrimina talia quibus ordines discernerentur…, “toutes ces règles de séparation entre les ordres…”
  27. Le texte ne précise pas de quelle partie du public il s’agit mais insiste sur l’unanimité de cette demande (omnes … coegerunt).
  28. Flam., 19.8 ; Cat. Ma., 17.5-6.
  29. C.D. 59.7.8.
  30. L’autorisation du port du chapeau constitue un assouplissement des règles d’apparat. Le diribitorium est un bâtiment du Champ de Mars, utilisé pour le décompte des votes lors des élections. Le texte de Cassius Dion est quelque peu confus : la syntaxe suggère que, par autorisation spéciale et dans une intention honorifique, seuls les sénateurs auraient assisté au spectacle depuis le diribitorium, ce qui pose un problème de logique spatiale, le diribitorium étant plutôt éloigné du théâtre de Pompée. Ne faut-il pas entendre plutôt que les spectacles étaient déplacés vers le diribitorium qui a pu faire fonction de théâtre ou, du moins, de cauea. Il bordait les Saepta Iulia qui, depuis le règne de Tibère n’accueillaient plus les comices mais uniquement des spectacles et manifestations de nature diverse. Le passage ne permet pas de préciser en quoi cela constituait une faveur spécifique accordée aux sénateurs.
  31. Le chap. 1 mentionne l’acharnement de Caligula contre patriciens, sénateurs et chevaliers (19.1.3), parallèlement au rappel de droits inédits accordés aux esclaves, dont celui d’accuser leurs maîtres, qui “élevait les esclaves au-dessus de leurs maîtres” (19.1.12-14).
  32. C.D. 63.4 :“Au lever du jour, Néron entra dans le Forum, revêtu de la toge triomphale et accompagné du Sénat et de la garde prétorienne”, ἐσῆλθεν ἐς τὴν ἀγορὰν ὁ Νέρων ἅμα τῇ ἡμέρᾳ, τὴν ἐσθῆτα τὴν ἐπινίκιον ἐνδεδυκώς, σύν τε τῇ βουλῇ καὶ σὺν τοῖς δορυφόροις.
  33. Plu., Cic., 13.2.4.
  34. Plutarque a systématiquement recours au terme δῆμος pour désigner le public qui n’appartient à aucun des deux grands ordres, sénateurs et chevaliers, le traitant ainsi comme la troisième entité politique présente sur les gradins. C’est la position politique de cette entité (contestation puis acceptation) qui est en question, aussi bien chez Cicéron que chez Plutarque.
  35. Cic., Att.,2.19.3 indique qu’en 59 a.C. le mouvement de contestation se poursuivait.
  36. Cic., Mur., 20 n’hésite pas à qualifier la loi Roscia de omnium gratissima, “la plus populaire de toutes”, parce qu’elle a “restitué aux chevaliers leur dignité”, equestri ordini restituit … dignitatem ; Vell. Pat. 2.32.3 a recours au même verbe restituit : Otho Roscius lege sua equitibus in theatro loca restituit, “Par sa loi, Othon Roscius rendit aux chevaliers leurs places au théâtre”.
  37. Suet., Aug., 44 omet en effet toute mention concernant les places d’honneur des chevaliers fixées par la lex Roscia. Kolendo 1981 n’en élucide pas les raisons. D’après Rawson 1987, 102 qui fournit des précisions intéressantes (sans les lier à l’omission de Suétone), nous pouvons avancer deux hypothèses : Auguste ne semble pas avoir introduit de modifications dans les dispositions de loi Roscia, et le terme equites soulevait des difficultés que Suétone ne souhaitait peut-être pas aborder (chevaliers equo publico, ou, par extension, ex-tribuni aerarii, dont le cens atteignait le montant de celui exigé pour les chevaliers).
  38. Canobbio 2002 étudie toutes les épigrammes de Martial relatives à la loi Roscia, qui constituent un “cycle” au sein du livre 5.
  39. Mart. 4.23. Le poète brosse un portrait satirique d’un certain Bassus, qui contourne la loi Roscia, en portant un vêtement non conforme à son statut. Cf. Canobbio 2002 : Martial insiste sur le contexte politique de cette restauration : postquam placidi censoris cura renasci iussit, “depuis que la vigilance de notre Sérénissime Censeur lui a redonné vie” (Domitien fut en effet censeur perpétuel en 85).
  40. Vers la fin de la République, la hiérarchie du placement se précise, avec une régulation plus lâche des places non élitaires. Fagan 2011, 102-120 commente les textes et inscriptions relatifs à la hiérarchisation du placement dans les spectacles romains (théâtre et amphithéâtre). Le texte de la lex coloniae Genetiuae Iuliae (Crawford 1996, 413-414), statut donné à la colonie d’Urso en Espagne par César ou Antoine, nous a été transmis par une copie d’époque flavienne. Il fournit en trois chapitres le détail du placement des spectateurs : magistrats de la colonie, magistrats de Rome, décurions, colons, non citoyens puis étrangers invités et visiteurs. Une amende importante de cinq mille sesterces punit les contrevenants à la loi. Le premier chapitre concerne aussi bien les jeux scéniques que les représentations théâtrales. Cf. Kolendo 1981, 305-307.
  41. AJ, 19.128-131.
  42. Suet., Aug., 44. Un secteur est réservé aux jeunes gens praetextati, tandis que les paedagogi sont placés dans le secteur voisin, pour des raisons de surveillance.
  43. IILRP 713, actuellement dans l’amphithéâtre de Capoue, appartient à une série d’inscriptions relatives à l’édification du théâtre. Elle est datée de 108-106 a.C. ; CIL, XI, 4206, conservée au musée archéologique de Terni (Ombrie), figurait dans le théâtre, dont ne subsistent que quelques vestiges. Il y est question de décorations de bronze placées à la hauteur du “secteur des femmes”, muliebria.
  44. De arch., 5.3.1. Le livre 5, composé sous le règne d’Auguste, est consacré aux aménagements publics dont font partie les théâtres. Rawson 1987, 90 n. 39 émet plusieurs hypothèses pour expliquer la contradiction entre ce passage de Vitruve et les témoignages contemporains. Peut-on, par exemple, donner au cum qui précède coniugibus et liberis un sens temporel (“en même temps que ”) ? Cela semble peu probable. Peut-on supposer que la situation évoquée par Vitruve ne concerne pas nécessairement Rome ?
  45. De arch., 5.3.1. Le livre 5, composé sous le règne d’Auguste, est consacré aux aménagements publics dont font partie les théâtres. Rawson 1987, 90 n. 39 émet plusieurs hypothèses pour expliquer la contradiction entre ce passage de Vitruve et les témoignages contemporains. Peut-on, par exemple, donner au cum qui précède coniugibus et liberis un sens temporel (“en même temps que ”) ? Cela semble peu probable. Peut-on supposer que la situation évoquée par Vitruve ne concerne pas nécessairement Rome ?
  46. Voir dans ce volume, Anne Berlan-Gallant.
  47. Plaut., Poen., 21-25 :
    Serui ne obsideant, liberis ut sit locus,
    Vel aes pro capite dent. Si id facere non queunt,
    Domum abeant, uitent ancipiti infortunio,
    Ne et hic uarientur uirgis et loris domi,
    Si minus curassint, quom eri <re>veniant domum.
    Que les esclaves n’occupent pas toute la place et la laissent aux hommes libres, / ou qu’ils rachètent leur liberté. S’ils ne le peuvent pas, /qu’ils rentrent au logis, pour éviter un double malheur : / être battus de verges ici et du fouet à la maison, / si jamais ils n’ont pas accompli leur tâche au retour de leur maître”.
    Au Ier s. p.C, Columelle (Rust., 1.8.1-2) confirme notre interprétation de la présence des esclaves publics. Il invite les propriétaires de domaines à se méfier des esclaves publics qui ont l’habitude de fréquenter les théâtres, ce qui confirme notre interprétation. Il faut éviter, précise-t-il, “ceux qui ont été employés au service de la ville et de ses plaisirs. C’est une catégorie d’esclaves fainéants et dormeurs, habitués aux loisirs, au Champ de Mars, au cirque, aux théâtres, aux jeux de hasard, aux tavernes et aux maisons de prostitution”, qui urbanas ac delicatas artis exercuerit. Socors et somniculosum genus id mancupiorum, otiis, campo, circo, theatris, aleae, popinae, lupanaribus consuetum.
  48. Cf. Rawson 1987, 87-88.
  49. Hist., 1.5. Le passage traite de la participation des prétoriens à la conspiration contre Galba : “les prétoriens, ne voyant pas arriver les largesses (donatiuum) promises au nom de Galba, comprenant que la paix ne serait pas, comme la guerre, l’occasion de grands services et de grandes récompenses (magnis meritis ac praemiis) […] étaient enclins aux changements”.
  50. Hist. 1.4 : plebs sordida et circo ac theatris sueta simul deterrimi seruorum, […] maesti et rumorum auidi, “la plèbe, accoutumée au cirque et aux théâtres et, avec elle, la racaille des esclaves, étaient affligés et avides de rumeurs”.
  51. J., AJ, 19.129 : “Les femmes et les jeunes se livraient au plaisir des spectacles, des combats de gladiateurs et à la joie des distributions de viande faites par Caligula sous prétexte de contenter le peuple (ἐπὶ θεραπείᾳ τῆς πληθύος), mais en réalité pour satisfaire sa folie cruelle”. Wiseman 2013, 67 effectue plusieurs rapprochements avec les récits de Suétone (Calig. passim), de Cassius Dion (livre 59) et de Tacite (Hist., 1.4 et 5). Or il ne peut s’agir ici de la même partie de la population.
  52. Les Megalesia étaient célébrées du 4 au 9 avril chaque année, en l’honneur de la Grande Mère de l’Ida, Cybèle.
  53. Cicéron rapproche en effet les Megalesia au cours desquelles se déroulèrent ces violences, des jeux de 194 où fut instituée la prohédrie des sénateurs. Or il s’agissait des jeux romains (cf. Liv. 34.44 ; 34.54 ; Asc. 69-70 Clark). Si les Megalesia de 194 sont mentionnées par Tite-Live, c’est parce qu’il s’agissait des premières Megalesia où l’on donna des représentations théâtrales.
  54. Cic., Har. resp.,22.24.
  55. Cic., Har. resp., 22.25.
  56. Le passage de Cicéron semble faire allusion à deux représentations distinctes au cours desquelles ces événements se seraient produits de façon séparée.
  57. Favory 1975, 11-112.
  58. Selon Rawson 1987, 87, consessus seruorum pourrait être une expression abusive soulignant principalement la présence d’esclaves dans le public. Cicéron se plaint en effet que les esclaves aient assisté au spectacle (serui spectauerunt). Plus largement, l’auteur fait le point sur une éventuelle présence des esclaves aux spectacles, notamment sur celle des serui publici.
  59. Cf. Kolendo 1981, 302 ; sur le non-respect des places des sénateurs, voir par ex. Tac., Ann., 13.54 ; sur le non-respect des places des chevaliers, Hor., Ep., 4 (sous le triumvirat) ; Mart. 4.23 (sous Domitien).
  60. L’auteur reconnaît pourtant (AJ, 19.100) qu’à l’occasion de l’assassinat, les chevaliers installés à proximité des sénateurs risquent la mort tout autant que les sénateurs eux-mêmes, ce qui confirme, par ailleurs, le respect d’un placement hiérarchique traditionnel des ordres supérieurs lors de ces jeux.
  61. Tac., Ann., 14.4.
  62. AJ,19.93.
  63. Hérodien (Hdn. 5.6.9-10) rapporte un incident du même genre sous le règne d’Elagabal : le thème semble caractéristique de la critique des mauvais empereurs.
  64. AJ, 19.130.
  65. C.D. 43.4.
  66. Cf. Roddaz 1984.
  67. Simon 2008.
  68. Calig., 26.7 : Scaenicis ludis, inter plebem et equitem causam discordiarum ferens, decimas maturius dabat, ut equestria ab infimo quoque occuparentur. “Aux jeux scéniques, il introduisait des sujets de discorde entre la plèbe et les chevaliers, en donnant à l’avance des décimes afin que le public des classes inférieures s’emparât des places des chevaliers”.
  69. J. Gascou a déconstruit les stratégies littéraires de Suétone qui accole subtilement faits avérés, hypothèses et rumeurs. Dans ce cas, il s’agit d’une hypothèse indémontrable. Le portrait de Caligula serait emprunté à Sénèque (Constant., 18.1). Cf. Gascou 1984, 607.
  70. Rawson 1987 souligne que les quatorze rangs de gradins des chevaliers, qui accueillaient un public serré, faisaient l’objet de la convoitise d’autres parties du public. La plebs togata devait naturellement tenter d’occuper les places réservées aux equites.
  71. Suet., Ner., 26.5 : in theatrum seditionibus pantomimorum e parte proscaeni superiore signifer simul ac spectator aderat. “Il assistait aux troubles suscités par les pantomimes depuis le haut de l’avant-scène, à la fois porte-enseignes et spectateur”.
  72. Forichon 2021, 398-399 : “ne pas se comporter comme un supporteur durant les jeux”.
  73. Tac., Ann., 13.25.4 ; Suet., Ner., 26.5 ; C.D. 61.8.2-3.
  74. Des soldats (statio cohortis) étaient présents au théâtre depuis le règne d’Auguste afin de maintenir la discipline dans les gradins Tac., Ann., 13.24.4.
  75. Tacite affirme en outre que Néron agissait au vu de tous. Hekster 2005 montre que cela correspondait à une stratégie politique de Néron tendant à faire des lieux de spectacle un lieu de visibilité. Sur cette question, voir aussi Benoist 2001.
  76. Wiseman 2013, XIV-XV.
  77. Suet., Tit., 7 ; Fronton, Ad Verum Imperatorem I, 1A 426. Dans cette lettre à Verus en 161, Fronton exprime son désir de faire partie, avec Vérus, des fautores du danseur Pylade. Ce soutien affiché de l’empereur (en l’occurrence Lucius Verus) à certaines vedettes de la scène, par ailleurs liées à la maison impériale comme affranchis, faisait partie, au II siècle, d’un jeu admis et attendu du public, dont une partie était également engagée dans des groupes de supporteurs.
  78. Cf. Garelli 2022.
  79. Courrier 2014, 665-682.
  80. Potter 1996 rappelle que l’expression de l’opinion populaire à travers l’acclamation prit de l’importance au fur et à mesure que l’État devenait plus autocratique. Une faute majeure de Caligula, rappelée par Flavius Josèphe (AJ, 19.24) fut la répression violente d’un mouvement de la plèbe qui lui avait au cirque demandé d’alléger les impôts. Cf. Forichon 2021, 406 : il s’agit d’une rupture des usages impériaux qui imposent une réponse de l’empereur aux demandes qui lui sont adressées lors des jeux, même si cette réponse est négative.
  81. Fagan 2011, 93-96. Les spectacles les plus violents ne sont pas ceux qui excitent l’agressivité du public. Aux spectacles de l’amphithéâtre, il existe une opposition claire entre public et “victimes”, c’est-à-dire les gladiateurs. Au théâtre, cette opposition est brouillée par le phénomène d’identification du public aux acteurs. Ce sont les acteurs qui sont souvent à l’origine des désordres.
ISBN html : 978-2-35613-549-0
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EAN html : 9782356135490
ISBN html : 978-2-35613-549-0
ISBN pdf : 978-2-35613-551-3
Volume : 23
ISSN : 2741-1818
Posté le 23/04/2024
19 p.
Code CLIL : 3385; 4117
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Garelli, Marie-Hélène, “Caligula et les Discrimina ordinum au théâtre. La lecture politique et morale de Flavius Josephe (AJ, 19.1-273)”, in : Bell, Sinclair W., Berlan-Gallant, Anne, Forichon, Sylvain, dir., Un public ou des publics ? La réception des spectacles dans le monde romain entre pluralité et unanimité, Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 23, 2024, 143-162, [en ligne] https://una-editions.fr/les-femmes-spectatrices-au-theatre-et-a-l-amphitheatre [consulté le 24/04/2024].
doi.org/10.46608/primaluna23.9782356135490.7
Illustration de couverture • Montage S. Forichon et SVG, à partir de :
Sezione interna del Colosseo con spettatori e finta caccia al leone (1769-1770), Vincenzo Brenna, Victoria and Albert Museum, Londres (d'après Gabucci, A. ed. (1999): Il Colosseo, Milan, p. 166-167) ; Relief dit de Foligno (130×55 cm), Détail, Museo di Palazzo Trinci, Foligno, Italie (photo de S. Bell) ; Mosaïque dite du Grand Cirque de la villa de Piazza Armerina, Détail, Sicile (d’après Gentili, G. V. et A. Belli (1959) : La Villa Erculia di Piazza Armerina: i mosaici figurati, Collana d’arte Sidera 8, Rome, pl. X) ; Diptyque en ivoire dit des Lampadii (29×11 cm), Détail, Santa Giulia Museo, Brescia (d’après Delbrueck, R. (1929) : Die Consulardiptychen und verwandte Denkmäler, vol. I-II, Studien zur spätantiken Kunstgeschichte, Berlin-Leipzig, vol. II, pl. 56) ; Mosaïque dite de Gafsa (4,70×3,40 m), Détail, Musée du Bardo, Tunis (d’après Blanchard-Lemée, M., M. Ennaïfer, H. et L. Slim (1995) : Sols de l’Afrique romaine : mosaïques de Tunisie, Paris, p. 196, fig. 143).
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