Introduction
La recherche archéologique minière menée pendant plus de trois décennies par Béatrice Cauuet a contribué d’une manière remarquable à la reconnaissance internationale de ce domaine scientifique du laboratoire TRACES de Toulouse. Ses recherches ont révélé une nouvelle vision sur la vie économique des peuples anciens en Gaule préromaine1 et en Dacie romaine2 qui complète d’une manière incontestable les sources historiques connues pour ces époques et ces territoires. Béatrice a enrichi les résultats de ses recherches de terrain – prospections et fouilles archéologiques – par une approche interdisciplinaire impliquant les Sciences de la Terre, notamment la Géologie de gisements et la Géochimie. Ses initiatives dans ce nouveau domaine de recherche ont apporté des résultats significatifs concernant l’importance économique majeure de l’activité minière ancienne, les enjeux commerciaux et les progrès technologiques notables des activités minières et métallurgiques de ces époques lointaines. Dans ce contexte, le travail de quantification de la production d’or du Ve au Ier s. a.C. et la caractérisation géochimique des minerais exploités par les Lémovices dans le Limousin apportent des donnés qui s’appuient sur une approche scientifique novatrice et confirment l’avancement remarquable de la connaissance apportée par Béatrice Cauuet3.
Le site minier d’Alburnus Maior ou Roșia Montană situé dans les monts Apuseni en Roumanie (fig. 1) a été pendant environ 15 ans une région privilégiée par Béatrice Cauuet pour développer ses recherches et transmettre ses compétences en archéologie minière aux nouvelles générations d’archéologues miniers. Ses fouilles archéologiques minières dans ce site emblématique de l’Empire romain ont conduit à des découvertes d’une grande richesse4, parmi lesquelles on distingue plusieurs réseaux miniers romains totalisant plus de sept kilomètres de travaux souterrains, des indications d’une activité minière préromaine, l’envergure industrielle de l’activité minière romaine, des systèmes d’exhaure par roues élévatoires en bois et surtout la découverte in situ d’un axe de roue élévatoire en bois romaine – première découverte après celle de Pošepný au XIXe siècle5. Une question est fréquemment posée quand Béatrice Cauuet présente ses résultats sur Roșia Montană : quelle est la quantité d’or produite par les Romains ? Quelques pas sont déjà faits pour répondre à cette question épineuse par la quantification de la production de deux chantiers d’exploitation de Roșia Montană, Cârnic 56 et Cârnic 47. Cette contribution offre de nouvelles données concernant la production d’or et d’argent de mines à ciel ouvert romaines de Roșia Montană, situées dans le massif de Cetate et connues comme Curțile Romane.
L’activité minière romaine dans les monts Apuseni et à Alburnus Maior
Après la conquête des territoires situés au nord du Danube, l’empereur Trajan créa la province de Dacie romaine en 106. Ainsi fut créé un nouvel espace économique situé au nord-est de l’Empire, fondé principalement sur l’exploitation de ressources aurifères des monts Métallifères, la partie sud des monts Apuseni. Les gisements d’or sont situés dans une région connue comme le Quadrilatère d’Or et délimités par les localités de Căraci (ouest), Baia de Arieș (nord), Zlatna (est) et Săcărâmb (sud). La Dacie romaine constituait la province la plus riche en gisements d’or et d’argent de tout l’Empire Romain8.
Après la conquête romaine, une importante population illyrienne provenant des régions minières de Dalmatie a intégré la colonie d’Alburnus Maior. Les colons ont gardé leur organisation, comme l’indiquent les sources écrites qui concernent les tribus Pirustae, Baridustae, Sardeates,Maniatae, et leurs institutions étaient dirigées par des principes. Ils ont fondé de petites localités nommées kastella (kastellum Ansum ou kastellum Baridustarum selon les inscriptions) et un vicus pirustarum, entité administrative typique du monde romain9.
L’existence d’une activité minière préromaine en Dacie est envisagée par plusieurs chercheurs roumains, comme V. Pârvan10, D. Popescu11, M. Rusu12, entre autres, qui considèrent que l’or était récupéré par le lavage de sables aurifères le long des cours d’eau. Des opinions partiellement similaires concernent la récupération de l’or à l’âge du Bronze par lavage de sables aurifères, mais apparemment aussi par l’exploitation de filons aurifères affleurants13. Les recherches des missions françaises sous la direction de Béatrice Cauuet à Roșia Montană ont apporté des datations 14C antérieures au IIe s. a.C., ce qui indique la possibilité qu’une partie de galeries anciennes aient été creusées à l’époque dace14. Au nombre d’autres preuves directes et indirectes d’une activité minière préromaine, on retient les objets en or découverts à proximité de gisements d’or, parmi lesquels les anneaux d’or trouvés à Vulcoi sur le territoire de la commune de Bucium, ou le bracelet d’or d’Abrud15, les statues type menhir de Baia de Cris attribuées à la culture Coţofeni,16 et le menhir de Pianu de Sus17. Par ailleurs, les outils en pierre utilisés dans les mines, comme les marteaux/maillets à rainure découverts en Transylvanie à Căraciu, Musariu et Oraşul Nou18, sont similaires à ceux découverts en Espagne, en Irlande et en Serbie19. Plus étroitement liée à la récupération de l’or, la batée d’argile rouge fine – avec des grains de quartz qui facilitent apparemment le piégeage de l’or – découverte à Ribiţa témoigne de l’opération de concentration des paillettes d’or alluvionnaire20.
Le développement à grande échelle de l’activité minière à très court terme après la conquête romaine n’aurait pas été possible sans la connaissance de gisements d’or et d’argent et donc sans la présence de mines préexistantes dans les monts Apuseni et les monts du Banat21. Ces mines d’or daces encore peu connues, en alluvions et en roche, fonctionnaient à petite échelle. Les gisements primaires étaient exploités par de courtes galeries et puits, creusés éventuellement par abattage au feu22. Dans ce contexte, il est considéré, par analogie avec d’autres régions minières, que l’extraction et le traitement primaire de l’or ont été faits par des communautés spécialisées dans l’exploitation de ressources dépassant largement l’échelle des activités individuelles et/ou discontinues23.
Les fouilles archéologiques de surface menées à Alburnus Maior ont révélé des aspects de la vie sociale des populations impliquées dans l’activité minière. Plusieurs zones d’habitation, parmi lesquelles Găuri-Hop-Hăbăd-Tăul Ţapului, Valea Nanului et Carpeni, sont situées à proximité de mines romaines souterraines. Ces zones d’habitat étaient reliées par des chemins aux standards romains (largeur de 10-12 pas/2,60-2,80 m)24.
Une inscription (IDR III/3 no 422) fait référence à l’existence de im(munis) p(atroni) ka(stelarri), ce qui suggère la présence dans la zone Găuri-Hop-Hăbăd d’un kastellum, probablement kastellum Ansis25. Les tablettes cirées (IDR III/3, IDR I/64-192, IDR III/3 374-377) mentionnent une série de toponymes qui sont attribués à différentes zones d’habitations : neuf tablettes ont été écrites à Alburnus Maior, deux tablettes dans canabele leg. XIII Gem. à Apulum, deux tablettes au vicus Deusara, une tablette à Kartum et la dernière à Immenosum Maius26. Les sources écrites indiquent d’autres habitats illyre-dalmates, comme vicus Pirustarum, Ansium, Resculum, K(astellum) Baridustarum. Toutes ces zones d’habitation ont un caractère permanent, sont soumises à un dirigeant et possèdent une administration propre correspondant au modèle dalmate d’organisation et d’exploitation des gisements d’or. Une autre hypothèse concernant ces toponymes est qu’ils sont en fait les noms de lieux d’extraction à ciel ouvert, ou qu’ils reflètent des groupes ethniques différents au sein d’une même agglomération27.
Deux types d’habitats sont attestés par les sources à Alburnus Maior : le vicus et le kastella. Il semble qu’ils étaient occupés par des cives romaniet des colons illyriens-dalmates (IDR. I, nr.39)28.
En ce qui concerne la vie sociale, une area sacra a été mise au jour dans la zone de Hop-Găuri, à proximité d’une zone d’habitation romaine. Plusieurs tombes à incinération de type bustum ou ustrinum ont été trouvées dans la zone sacrée, ainsi qu’une construction funéraire circulaire29 et une enceinte funéraire rectangulaire, qui, d’après ses caractères rituels et le type de rites pratiqués, appartient aux populations thraces-illyriennes intégrées dans la région minière aux IIe-IIIe s. a.C.30.
Données historiques sur la production d’or de Roșia Montană
Il existe quelques informations sur les quantités d’or et les revenus en liquide des activités extractives des monts Apuseni. On sait qu’à la fin du XVIIIe siècle, les mines ont apporté un revenu de 152 791 florins autrichiens. À la fin du XIXe siècle, les mines d’or, d’argent, de cuivre et de plomb ont généré 1 556 990 florins et une quantité d’environ 2 250 kg d’or métal31. Concernant la production d’or d’Alburnus Maior à l’époque romaine, une estimation récente32 indique une quantité de métal jaune de 630 tonnes, ce qui représente une valeur énorme. Cette quantité correspondrait à une production annuelle de plus de 3700 kg d’or pendant les 167 ans d’administration romaine en Dacie, valeur qui semble très peu probable.
Le gisement de Roșia Montană – informations générales
La structure de brèche de Cetate est un corps de minerai emblématique du gisement de Roșia Montană et dans cette brèche ont été creusées à l’époque romaine les mines à ciel ouvert connues ensuite sous le nom de Curțile Romane (les Cours romaines). Le gisement de Roșia Montană est composé, outre la brèche de Cetate, par d’autres corps de minerai, filons, corps de brèches, stockwerks et aussi des dépôts secondaires – placers et paléoplacers33. Presque tous les corps de minerai de Roșia Montană affleurent et l’or de ces corps de minerai se présente soit sous forme d’or libre déposé dans les cavités du minerai, soit comme inclusion dans la gangue de quartz ou dans les sulfures, principalement la pyrite. Une caractéristique des corps de minerai épithermaux comme ceux de Roșia Montană est la variabilité de teneurs avec des sections très riches alternant avec des zones pauvres. Généralement, les teneurs du minerai filonien et des corps de brèches varient entre 3 et 7 g/t Au et 5-10 g/t Ag. Il existe des exceptions, comme le minerai du secteur de Cotreanța avec plus de 100 g/t Au et 200 g/t Ag34.
Les travaux miniers d’exploitation de Roșia Montană se sont développés en suivant la trame de structures filoniennes, leurs zones de croisement et les corps de brèches aux teneurs les plus élevés35, comme l’indique depuis le XIXe siècle la carte géologique et minière de F. Pošepný datée de 1868. Les chantiers d’exploitation de l’époque romaine se sont développés le long de filons et sont ainsi longs et étroits, comme d’autres chantiers d’exploitation connus en Europe à l’époque romaine, par exemple dans le gisement polymétallique d’Aljustrel, l’antique Vipasca, au sud du Portugal36. Une caractéristique de la mine romaine de Roșia Montană réside dans l’attaque systématique des corps de minerai par de courtes galeries de sections trapézoïdales, enchainées en aval pendage ou étalées sur la verticale, inconnues ailleurs dans le monde romain37.
Quantification de la production d’or et argent des Curțile Romane I – IV
Les mines à ciel ouvert romaines du massif de Cetate – les Curțile Romane – sont mentionnées depuis longtemps dans la littérature. Malgré leur statut de monument historique, le régime communiste de Bucarest a décidé au début des années 1970 de développer l’activité minière par une mine à ciel ouvert dans le massif de Cetate. Pendant l’exploitation minière des années 1970 et 1980, les vestiges miniers romains de surface du massif de Cetate ont disparu avec la progression de l’exploitation à ciel ouvert. Ces vestiges miniers romains n’ont pas fait l’objet d’une véritable étude avant leur destruction. Il existe plusieurs dessins, peintures, gravures ainsi que quelques photos et un film en noir et blanc enregistré par la famille Steclaci. L’ancien ingénieur en chef de la mine d’état de Roșia Montană, M. Aurel Sântimbrean, a dressé un plan de surface (fig. 2) et plusieurs coupes des mines à ciel ouvert du massif de Cetate38 (fig. 3). L’utilisation des informations topographiques figurées sur ces dessins et complétées par les données géologiques sur la nature du minerai exploité permet aujourd’hui de proposer une quantification de la quantité d’or et d’argent potentiellement récupérée dans les quatre mines à ciel ouvert romaines du massif de Cetate.
Le calcul du volume de chaque mine à ciel ouvert a pris en compte sa profondeur par rapport à la moyenne du niveau altimétrique de sa partie supérieure, la largeur à la surface et les changements importants de leur morphologie sur la verticale. Pour chaque cas, il a été possible de proposer une approximation du volume de l’excavation en la découpant en plusieurs formes géométriques simples (cylindres, cônes, prismes droits). À la suite de cette estimation, il a été possible de restituer le volume de chacune des Cours romaines et le volume cumulé de ces quatre mines à ciel ouvert (tableau 1). Pour la Cour III, la tranchée située entre cette dernière et la cour II a été prise en compte en plus de l’excavation approximativement circulaire. Ce volume n’inclut pas les exploitations à ciel ouvert situées dans la moitié ouest du massif de Cetate pour lesquelles les informations concernant leur profondeur sont manquantes. Il est néanmoins possible de proposer une profondeur moyenne pour ces travaux en considérant que toutes les Cours romaines sont descendues jusqu’aux alentours de la cote +910 m (fig. 3). Cette valeur correspond au niveau d’amincissement de la minéralisation, ce qui a imposé l’arrêt de l’exploitation. Cette observation est basée sur des données géologiques confirmées par les analyses de teneurs et la modélisation des réserves par la compagnie minière Roșia Montană Gold Corporation. Le volume cumulé des autres exploitations à ciel ouvert du massif de Cetate a été estimé par le même principe et leur volume est reporté dans le tableau 1.
Chantier minier | Volume (m3) |
Cour romaine I | 463883 |
Cour romaine II | 78930 |
Cour romaine III | 78903 |
Cour romaine IV | 53229 |
Volume total Cours romaines I-IV | 674945 |
Autres mines romaines à ciel ouvert du massif de Cetate | 71747 |
Volume total des mines à ciel ouvert romaines du massif de Cetate | 746692 |
La prise en compte d’une densité de 2,8 t/m3 pour le minerai contenant des sulfures (galène, sphalérite, chalcopyrite, cuivre gris) extraits des mines à ciel ouvert permet de calculer le tonnage du minerai extrait par les mineurs romains (tab. 2). Les teneurs minimales du minerai exploité par les anciens sont considérées à la hauteur de 10 g/t Au et 50 g/t Ag, par comparaison avec les données obtenues pour des corps de minerai similaires du massif de Cârnic et les données géologiques de la compagnie minière Roșia Montană Gold Corporation, qui indiquent des valeurs >5 g/t Au pour les zones d’enracinement des corps de minerais exploités par les Romains à la surface. Dans cette masse de minerai, il existe une réserve de 20,907 tonnes d’or et 104,535 tonnes d’argent (tab. 2). Le rendement métallurgique des métallurgistes romains pris en compte est de 90 % et par conséquent, les quantités de métaux précieux minimales obtenues par les Romains à partir des mines à ciel ouvert du massif de Cetate sont d’environ 19 tonnes d’or et 94 tonnes d’argent (tab. 2).
Volume minerai extrait (m3) | Quantité minerai extrait (tonnes) | Reserve Au (t) | Reserve Ag (t) | Au métal (t) | Ag métal (t) |
746692 | 2090737 | 20,907 | 104,535 | 18,81 | 94,08 |
Conclusions
Les résultats de la quantification de la production des mines à ciel ouvert du massif de Cetate sont obtenus par une approche géologique éprouvée et sont basés sur des données géologiques sûres qui reflètent la richesse du gisement de Roșia Montană et donnent une image de l’importance économique de l’exploitation minière. Les quantités de métaux précieux récupérés des mines à ciel ouvert romaines du massif de Cetate, chiffrées à environ 19 tonnes d’or et 94 tonnes d’argent, représentent des valeurs minimales compte tenu du fait que dans les brèches hydrothermales exploitées à ciel ouvert, la présence de l’or natif était très fréquente et de ce fait, les teneurs du minerai étaient largement au-dessus des valeurs utilisées pour la quantification.
La production d’or et d’argent de Roșia Montană à l’époque romaine a certainement dépassé les valeurs révélées par cette quantification. Les autres secteurs miniers du site dans lesquels les travaux de Béatrice Cauuet ont mis au jour les vestiges de l’activité minière romaine, par exemple le massif de Cârnic ou les secteurs de Păru-Carpeni, Orlea, Țarina et Coș, ont également contribué à la production totale de métaux précieux d’Alburnus Maior, qui devra être estimée dans les années à venir.
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