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Chapitre 3• Le concept de « biosphère »
comme paradigme scientifique

Chapitre 3• Le concept de « biosphère »
comme paradigme scientifique

Au niveau du cosmos

Après avoir créé les concepts de base de la nouvelle science qu’était alors la biogéochimie, Vernadsky passa à une nouvelle étape dans la compréhension des problèmes liés à la biosphère. Il se mit à explorer le rôle qu’elle jouait dans l’espace. Cette nouvelle direction de recherches devait être appelée la « cosmologie biosphérique ». Bien que ce ne fut pas Vernadsky lui-même qui lui donna ce nom, c’est bien lui qui, à tous les niveaux (du niveau atomique au niveau cosmique) développe la représentation de l’univers qui lui correspondait, avec la place prépondérante occupée par sa conception de la matière vivante et de la biosphère dans le cosmos.

Vernadsky était sceptique quant à l’utilisation du terme de « cosmologie », car il se rapportait à l’ensemble de l’univers alors qu’à son époque, les connaissances dans ce domaine restaient encore très limitées. De nombreuses hypothèses provenaient de domaines préscientifiques. Selon lui, beaucoup de chercheurs cherchaient alors à justifier des représentations qui n’étaient que religieuses ou philosophiques, et que l’on pouvait rattacher à la catégorie du « folklore scientifique ». Vernadsky considérait qu’il fallait développer une approche professionnelle, capable de distinguer l’art populaire de l’art académique, hautement développé. Il faisait partie de ces scientifiques dont on peut dire qu’ils dépassèrent leur temps. Sa découverte était celle d’un nouveau modèle scientifique du monde, et la signification de cet événement ne pouvait pas être perçue dans sa juste mesure à son époque. Ce n’est que maintenant, suite aux méthodes de recherche développées au tournant du XXe et XXIe siècles, que l’on peut comprendre avec plus de clarté comment Vernadsky a modifié l’ancien domaine de la connaissance et quels outils intellectuels il a créé pour cela. Aujourd’hui, on peut réellement parler de l’élaboration par Vernadsky d’une nouvelle « cosmologie de la biosphère ». Dans le chapitre suivant, nous verrons comment ce concept peut être validé par les études faites jusqu’à ce jour dans le domaine des sciences de la Terre et de l’espace.

C’est en lien avec tout cela, que Vernadsky reprit et élargit le concept de l’éternité de la vie. Cela se fit lors de la session anniversaire de l’Académie des Sciences de novembre 1932.

En 1932, la soviétisation de l’Académie des Sciences était déjà terminée. Les érudits de l’ancien régime, comme tous les autres fonctionnaires, étaient obligés d’obéir aux normes imposées par le gouvernement soviétique. Il fallait faire coïncider les réunions académiques avec les dates des anniversaires de l’État. La session de novembre 1932 fut consacrée au 15e anniversaire du pouvoir soviétique. Le secrétaire permanent de l’Académie invita chaque académicien à faire un rapport sur le travail accompli dans les nouvelles conditions de la recherche en URSS, et les incita à montrer qu’il y avait une floraison sans précédent de réalisations scientifiques dans tous les domaines. Non sans ironie, Vernadsky profita de l’invitation pour reprendre ses travaux sur la biogéochimie, car il les avait engagés juste avant la révolution de 1917. Cela lui permit de présenter aussi le Laboratoire biogéochimique de l’Académie des Sciences qu’il avait créé en 1928. C’est ainsi que, dans son rapport, en résumant son expérience et en exposant ses perspectives, il annonça la création d’une nouvelle science. Il la présenta comme le nouveau paradigme scientifique. La brochure qui devait être publiée sur la base de son rapport fut la première d’une série d’ouvrages intitulés « Problèmes de biogéochimie ».

Dans ses remarques introductives, Vernadsky présenta la biogéochimie comme une discipline comprenant trois sections. Cette nouvelle science devait porter sur les phénomènes de la vie d’un point de vue biologique ; elle devait explorer la biosphère comme environnement géologique de la vie ; en outre, elle avait une valeur appliquée, car elle permettait d’étudier l’activité géochimique de l’humanité. Simultanément, la biogéochimie devait permettre d’approfondir l’histoire des atomes et d’aller plus loin sur la voie engagée par la physique et l’astronomie. En biogéochimie, disait-il, un organisme vivant se résume à la masse, au volume, à l’état de l’espace qui lui correspond, à la composition atomique quantitative, à l’énergie géochimique1.

L’approche biogéochimique diffère de la biologie, qui accorde une importance particulière à la forme des organismes et à l’affiliation de leurs espèces. Du côté géologique, la totalité des organismes vient au premier plan, ils sont considérés comme matière vivante. Ils servent de facteur matériel et énergétique de la biosphère. Les organismes doivent être étudiés comme les roches, c’est-à-dire du point de vue de la composition atomique, des propriétés spatiales et de l’énergie efficace contenue dans leur ensemble.

Vernadsky fut le premier à parler de la signification cosmologique de la biogéochimie. Déjà, dans ses œuvres de jeunesse, il posa le problème de la compatibilité entre le vivant et le non vivant, et il se demanda dans quelles structures ils pouvaient être combinés ? Cinquante ans après, il a pu répondre à cette question : vivants et non vivants sont unis au niveau biogéochimique. En étudiant les atomes dans la matière vivante, dans une perspective de science terrestre, Vernadsky présenta la biogéochimie comme se rapportant à toutes les planètes, et comme témoignant de la composition et de la structure de l’ensemble du cosmos. Mais pour que ces énoncés pussent être reconnus comme décisifs, il fallait que le temps biologique fût envisagé comme un phénomène de la nature. C’est pourquoi, dans le rapport, il déclara :

La manifestation des atomes sur notre planète indique clairement qu’en les étudiant, nous étudions la chimie atomique générale des planètes – satellite des étoiles, corps célestes froids, dont l’un est notre Terre dans le système solaire. […] La géométrie atomique de l’espace-temps est en cours de création, un nouveau modèle pratique sans précédent pour la classification scientifique, couvrant pour la première fois une immense quantité de faits scientifiques établis avec précision. La biogéochimie introduit scientifiquement les phénomènes de la vie dans ce monde harmonieux régulier des atomes, dans la géométrie du Cosmos, en tant que partie inextricable d’un seul ensemble régulier2.

Vernadsky soulignait en outre que jusqu’à présent, seules des informations empiriques avaient été accumulées en biogéochimie. Il n’y avait encore aucune explication théorique des faits. Pour une représentation étendue, il n’y avait pas suffisamment de connaissances sur l’espace. Pour lui, les informations sur les autres planètes étaient encore trop insignifiantes, et il était donc important de se concentrer sur les faits empiriques et terrestres afin de rapporter ensuite les modèles obtenus au-delà des frontières de notre planète, et d’établir un lien avec l’image du cosmos déjà reconnue par les scientifiques.

Vernadsky attachait une grande importance à la nature de la relation entre le vivant et le non-vivant, c’est-à-dire à la gestion de la matière vivante par son environnement. Avant lui, dans la tradition scientifique, seuls quelques chercheurs avaient avancé cette hypothèse. La grande majorité des scientifiques, y compris les géologues, s’étaient concentrés sur le fait que l’environnement affectait les organismes vivants qui devaient soit s’adapter soit changer. La paléontologie était alors une chronique de la formation de nouvelles espèces.

Puis, les biologistes et les géologues ont commencé à considérer la nouvelle perspective qui se trouvait consolidée par les idées évolutionnistes de Darwin. Ils ont confirmé l’idée que, dans les organismes, les mutations se produisaient sous l’influence de l’environnement, que l’environnement contrôlait les organismes. Cependant, Vernadsky considérait que la géologie et la biologie en restaient à la prise en compte d’organismes isolés. Selon lui, la totalité des organismes et de leurs communautés présentait une image complètement différente, et même une image opposée. Il mit en évidence le fait que l’environnement était en fait le produit de la présence et de l’action des organismes dans l’enveloppe de la biosphère. Et à son tour, la biosphère était la forme par laquelle la vie construisait d’autres enveloppes concentriques de la planète.

La biosphère est l’enveloppe de la croûte terrestre, qui se compose de trois, voire quatre géosphères : la croûte d’altération (solide), la géosphère liquide (Océan Mondial), la troposphère et, probablement, la stratosphère (gazeuse)3.

La plupart des spécialistes des sciences de la Terre oubliaient de prendre en compte la structure de l’enveloppe de la planète, telle qu’elle a été créée par la matière vivante, et ils ne voyaient pas que cela se manifestait aussi dans le temps. La raison en était que les changements que nous observons dans l’environnement correspondent à ceux qui se produisent pendant une très courte période de notre ère géologique : ils semblent insignifiants et sont perçus comme aléatoires, mais, en fait, ils sont unidirectionnels, et donc naturels ; au fil des années, ils s’accumulent et entraînent des changements gigantesques.

C’est le géologue écossais James Hutton qui, à la fin du XVIIIe siècle, repéra le pouvoir de cette durabilité. Il formula l’idée que la géologie ne se réfère à aucun commencement ni à aucune fin. À partir de là, se développa, en géologie, le principe de l’actualisme. Et Vernadsky s’appuya là-dessus pour avancer sa propre thèse : si nous combinons ce principe avec la force géologique et la valeur de la matière vivante, nous pouvons alors appréhender la pleine puissance de la biosphère. Celle-ci se manifeste à travers un nombre incroyable d’années et, surtout, elle ne se réalise que dans un seul sens. C’est pourquoi Hutton avait soutenu que les événements géologiques constituaient le contenu principal de l’histoire cosmique. Vernadsky, quant à lui, écrivait :

Ces phénomènes sont d’un grand intérêt du point de vue de la biosphère, de son organisation, et ils sont peut-être associés à de grands processus biosphériques, dans lesquels la possibilité des manifestations cosmiques n’est pas exclue. On voit sur ce phénomène que l’étude de la biogéochimie peut conduire à de nouvelles découvertes et à de nouveaux problèmes non seulement dans l’étude de la vie, mais aussi dans l’étude de la structure du Cosmos4.

Au début du XXe siècle, les géologues ont étendu l’histoire géologique à deux milliards d’années. S’appuyant sur cette durée, difficilement imaginable par les mesures humaines, Vernadsky écrivait que :

toutes les enveloppes de la croûte terrestre et de la géosphère, dans toutes leurs caractéristiques de base, sont constantes dans le temps – géologiquement éternelles5.

Vernadsky poursuivait en montrant que ces caractéristiques éternelles marquent la structure spatiale de la biosphère. De siècle en siècle, cette structure reste la même, malgré les changements continus des organismes eux-mêmes et de leur évolution. Ces changements renvoient au caractère unique d’un processus, la biote contrôlant son environnement et le construisant. L’évolution biologique modifie la forme des organismes, mais leurs fonctions géochimiques restent les mêmes. Elles sont effectuées par différents organismes. Par exemple, l’oxygène libre dans l’atmosphère est produit par des organismes très différents. Parmi eux se trouvent des bactéries, des algues et des plantes terrestres.

Selon Vernadsky, dans la biosphère, il y a trois états de l’espace qui diffèrent fortement entre eux :

  • 1) l’espace dans la substance vivante elle-même, avec une prédominance de gauche ou de droite, c’est-à-dire dissymétrique ;
  • 2) l’espace asymétrique de la matière biogénique, qui est sous forme de résidus, comme dans les matières organogéniques dérivées de la matière vivante (le charbon, le pétrole, l’humus, le limon, etc.) ;
  • 3) et, enfin, l’espace de la matière inerte, dans laquelle l’état de l’espace doit être qualifié de racémique.

Aujourd’hui, près d’un siècle après l’apparition de cet article, la science n’a pas encore beaucoup avancé dans la compréhension de la dissymétrie. L’état de gauche de la substance de la vie reste un mystère. Vernadsky pensait que, dans la biosphère, conformément à la deuxième loi de la thermodynamique dans son ensemble, les processus avaient une direction précise. Il considérait qu’ils passaient d’un état fortement en dehors de tout équilibre, avec prédominance d’un antipode ou d’un isomère, à l’amortissement de la dissymétrie dans les matières organogéniques puis à la transformation complète de la biosphère en matière inerte pourvue d’équilibre.

Cette direction générale confirmait aussi la pensée de Vernadsky sur la création d’une biote par son environnement. Pendant des millions d’années d’histoire géologique, le processus s’est développé en un seul sens : d’un milieu fortement hors équilibre à un milieu d’équilibre. Il s’agit là d’un mouvement parfaitement conforme à toutes les principales lois de conservation. Et dans ce contexte, il n’est pas étonnant que, dans le cadre de l’étude de l’énergie biogéochimique de la vie, Vernadsky se soit immédiatement tourné vers la règle de l’entropie, car, dans les phénomènes biologiques, l’entropie n’agit pas de manière destructrice, l’énergie des organismes n’est pas dérivée, elle existe en eux initialement.

Les réactions biogéochimiques dans la biosphère sont ordonnées et constantes dans le temps. Les phénomènes de la vie n’obéissent pas à la règle de l’entropie, mais l’entropie détruit les structures inertes de la matière et, par conséquent, favorise la vie. Plus précisément, les organismes vivants utilisent le deuxième principe comme une loi universelle pour organiser les flux d’énergie à travers les différents états de l’espace.

Lamarck fut le premier à émettre l’hypothèse que les organismes n’ont pas de force vitale particulière, et que leur structure même, non équilibrée, a un effet positif. Sans l’appeler encore « entropie », il avait vu qu’un tel processus existait et agissait exactement en un sens opposé. Il avait résumé ses observations de la façon suivante :

Dans les deux cas, je ne vois qu’une seule force qui crée continuellement dans le même ordre de choses et détruit dans un autre6.

Par la suite, on a considéré que Lamarck avait de cette façon voulu montrer que la transmission des traits acquis par les organismes dans la vie était la cause de leur évolution. Cette idée a ensuite été interprétée comme du « lamarckisme » erroné. En fait, Lamarck avait essayé de décrire l’action naturelle d’un facteur physique très spécifique, qu’il avait appelé « force ». Il n’y avait pas alors de définition scientifique de l’entropie, mais il avait constaté que l’effet de cette force sur n’importe quel corps était toujours le même et ne changeait pas. La force en question détruisait les objets non organisés et animait les organismes vivants. Dans l’ouvrage intitulé Hydrogéologie Lamarck avait écrit que les montagnes étaient constituées de restes d’organismes, par exemple, de coquilles de mollusques marins. Il avait généralisé tout cela en développant la thèse selon laquelle, dans le processus d’activité vitale des organismes, toutes les structures matérielles de la planète Terre remontaient à des « principes de base », que l’on avait appelés alors des atomes. La vie ne « provenait » donc pas de la matière inanimée, mais c’était exactement le contraire : toute la matière de la planète était formée directement ou indirectement par des organismes7.

Cent ans plus tard, à une époque de grandes avancées scientifiques, Henri Bergson transforma l’observation de Lamarck en concept d’élan vital. Du point de vue épistémologique, l’élan vital pouvait être considéré comme un postulat, c’est-à-dire comme une déclaration de principes qui ne nécessitait pas de preuves. En tant que tel, il servit de fondement pour une nouvelle science, car il permettait d’expliquer des faits restés jusque-là incompréhensibles. Dans son livre principal relatif à ce concept, Bergson écrivait :

L’hérédité ne transmet pas seulement les caractères ; elle transmet aussi l’élan en vertu duquel les caractères se modifient, et cet élan est la vitalité même. C’est pourquoi nous disons que la répétition qui sert de base à nos généralisations est essentielle dans l’ordre physique, accidentelle dans l’ordre vital8.

C’est cette idée qui fut reprise par Vernadsky et, comme nous l’avons déjà dit, il appela ce même phénomène l’énergie biogéochimique de la matière vivante. Après Bergson, il confirma que le corps ne recevait pas cette énergie de l’extérieur, avec de la nourriture ou de l’énergie solaire. S’il arrivait un jour qu’un vivant pût apparaître, accidentellement ou « naturellement », à partir d’une matière inerte, comme une certaine fluctuation d’énergie, le premier principe de la thermodynamique serait alors transgressé, car une certaine partie de l’énergie, liée à l’examen de la chose, proviendrait de rien.

Pour Vernadsky, l’énergie est toujours dans le corps et elle est transmise par un processus qui est absolument absent dans la substance inerte : la reproduction.

Pendant les dix dernières années de sa vie, Vernadsky, à la suite de cet article, ne traita que des caractéristiques les plus importantes et, par conséquent, éternelles de la structure et du fonctionnement de la biosphère. Il en décrivit la signification cosmique, et montra comment, à travers le concept de biosphère, la structure chimique du cosmos se trouvait présentée de façon réellement scientifique.

La vie en tant que quantum

En utilisant toutes les connaissances de son époque, Vernadsky a réussi à exprimer pleinement sa représentation du cosmos, à travers deux œuvres terminales :

  • le troisième numéro des Problèmes de biogéochimie [plus loin : Problèmes…], intitulé « Sur les états de l’espace dans les phénomènes géologiques de la Terre »
  • le grand livre intitulé : La Structure chimique de la biosphère de la Terre et son environnement.

Ces deux ouvrages n’ont pas été publiés de son vivant. Mais Vernadsky en a exprimé les idées principales dans le rapport du 18 janvier 1942 qui s’intitulait : « Sur les enveloppes géologiques de la Terre en tant que planète ».

Déjà, dans le deuxième numéro des Problèmes…, « À propos de la droite et de la gauche », Vernadsky décrivait le principal problème, théoriquement encore non résolu. Il s’agissait du problème de l’espace ou, pour parler d’une manière très large, du problème de la symétrie dans son ensemble, et il était nécessaire de résoudre l’énigme de la différence entre la matière vivante et la matière inerte.

Pourquoi les molécules vivantes étaient-elles synthétisées (et donc pourquoi le vivant était-il créé) selon un nombre très inégal entre la droite et la gauche, alors que les structures de la matière inerte existaient de façon égale dans les lois de la chimie, de la physique et de la cristallographie. La composition chimique et les propriétés d’un composé chimique étaient les mêmes pour les structures moléculaires de gauche et de droite. Elles ne différaient que par leur structure spatiale. Mais, du fait qu’un organisme vivant (vs la cellule) ressentait cette différence, cela pouvait signifier qu’il n’appartenait ni au domaine de l’énergie ni au domaine de la composition ou de la structure du composé. La différence ne s’appliquait que dans le cadre d’une sphère éphémère comme celle de la différenciation selon la symétrie. Et pourtant, c’est cela qui était d’une extrême importance, car c’est cela qui créait la direction fondamentale du mouvement : depuis l’ordonnance de la matière vivante jusqu’aux structures des matières bio-inertes et non-vivantes.

Par conséquent, les trois états de l’espace n’étaient pas aléatoires. Ils n’étaient pas liés à la physique ni à la chimie de la matière. Ils devaient être décrits à l’aide de la géométrie. L’espace qui nous entoure devait être conçu comme profondément hétérogène, et les organismes vivants comme un cas particulier d’une telle dissimilitude.

Dans le rapport de 1938, qui constitua le quatrième numéro des Problèmes…, Vernadsky concluait :

La différence entre la matière vivante et la matière inerte – non vivante – de la biosphère peut être plus profonde que leurs propriétés physiques et chimiques. Elle peut être associée à un substrat spécial – géométrique – de propriétés physiques, c’est-à-dire à un état de l’espace physique, occupé par les corps vivants, différent de l’espace physique euclidien de la substance inerte de la biosphère9.

Ce quatrième numéro des Problèmes… parut en 1940, et, de surcroît, avant le troisième numéro que Vernadsky envisageait de consacrer spécifiquement au problème de l’état de l’espace au sens large de sa théorie. Le manuscrit du rapport avait été envoyé, comme d’habitude, à la rédaction. La publication de l’article avait été retardée et Vernadsky avait appris que le manuscrit avait été perdu. Vernadsky se mit donc à écrire un nouveau texte, mais, sur ces entrefaites, la guerre fut alors déclenchée et il fut envoyé, avec d’autres académiciens dans la station balnéaire de Borovoe au Kazakhstan. C’est là que, pour remplacer l’article disparu, il écrivit un véritable traité théorique.

Dans ce traité, Vernadsky montrait que la question des états de l’espace appartenait aux problèmes les plus généraux des sciences naturelles, car elle concernait de nombreuses sciences et orientations scientifiques. Cependant, le domaine le moins concerné était celui des sciences théoriques. Vernadsky considérait même que le chemin ouvert par Pasteur et Curie avait été rapidement envahi par « l’herbe de l’oubli ». Et c’est sur le problème de la symétrie qu’il espérait voir se former une nouvelle orientation dans les sciences de la matière vivante.

Mais avant de caractériser ce problème de manière significative, Vernadsky mit au point une méthodologie qu’il estimait devoir être appliquée dans l’étude de la biosphère, car celle-ci avait besoin d’une nouvelle logique des sciences naturelles. Il expliqua que tous les concepts généraux de la science avaient été formés dans les temps anciens, sur la base des sciences humaines, de la philosophie : la logique générale utilisée était la « logique des mots » ou « logique terministe ». Historiquement, cette logique venait d’Aristote. Sur ces bases, les généralisations de la pratique expérimentale scientifique ne pouvaient pas être conceptualisées, (car les mots ne viennent que des mots !). L’expérience, quant à elle, est un phénomène des deux derniers siècles, et ce n’est que récemment que les données, vérifiées par l’expérience, ont pu être prises en compte et entrer dans le langage scientifique. Une nouvelle logique s’est construite et doit continuer à se construire à partir elles. Vernadsky proposa de l’appeler la « logique de Démocrite » en insistant sur le fait que les mots d’un langage naturel sont en retard sur l’expérience, et qu’ils ne décrivent qu’approximativement les nouveaux faits scientifiques. Au lieu de la logique d’Aristote, disait-il, il faut passer à la logique de Démocrite. La conclusion finale de la logique terministe est qu’elle a abouti à ce que l’on a appelé les « lois de la nature », c’est-à-dire une connaissance purement théorique. Leur analyse montre que beaucoup d’entre elles s’appuient sur des présupposés théoriques de départ. Un bon exemple est celui de la géométrie de l’École, formée sur la base d’axiomes initiaux. Or, disait encore Vernadsky, il suffit de changer les prémisses et, en suivant les règles de la dérivation, une géométrie nouvelle apparaîtra.

La logique des choses ou la logique de Démocrite est une méthodologie plus rigoureuse. Elle décrit les corps naturels comme des faits d’observation et d’expérimentation sans invoquer des hypothèses initiales ou des dispositions prises par un groupe de spécialistes. Et puis les généralisations à partir des observations n’apparaissent pas au tout début de la démarche, mais plutôt à la fin. Parfois, elles sont le résultat de siècles de recherches. Ensuite, nous dit Vernadsky, elles ne sont plus appelées axiomes, mais généralisations empiriques. De telles généralisations, contrairement aux lois de la nature, sont irréfutables, elles n’ont pas d’exceptions et sont acceptées sans preuve. Elles servent de base à de nouvelles disciplines scientifiques. C’est pourquoi, renvoyant à son ouvrage La Biosphère, Vernadsky rappelle qu’il y avait alors formulé six généralisations empiriques de ce type qui ne nécessitaient pas de vérification, car elles généralisaient la vaste expérience des sciences descriptives. Pour lui, la logique des corps naturels pouvait être concentrée en un énoncé empirique beaucoup plus général, et c’est sur de telles bases qu’il peut avancer le concept de « biosphère ». Voici ce que Vernadsky écrit à ce sujet :

À cette époque, j’avançais déjà l’hypothèse de la première et principale généralisation empirique de la biosphère (ce que je pense toujours juste) : la logique des sciences naturelles dans ses principes fondamentaux est étroitement liée à l’enveloppe géologique où l’esprit humain se manifestec’est-à-dire qu’elle est liée profondément et inextricablement avec la biosphère qui est le seul domaine de la vie humaine avec l’état de son espace-temps physico-chimique. […] Cette généralisation empirique non exprimée en 1926 est une thèse préalable, comme la première généralisation empirique de base pour la biosphère. Elle détermine tout le reste dans notre travail scientifique, puisque nous pensons et vivons dans la biosphère10.

La biogéochimie est l’une des nouvelles disciplines scientifiques qui s’est développée à un deuxième niveau au-dessus des généralisations empiriques. Si, dans l’ancienne logique, les scientifiques utilisaient un grand nombre d’hypothèses et de théories, dans cette science plus rigoureuse, il n’y a pas d’hypothèses ni de restrictions préliminaires, mais seulement des généralisations de faits. C’est de cette façon qu’un scientifique commence à parler de l’espace comme de quelque chose de réel.

En raison de l’exactitude des conclusions, les faits trouvés sur Terre se réfèrent à l’ensemble de l’ordre naturel. En tant que telles, les généralisations empiriques ne s’appliquent plus alors à une science particulière, par exemple, à la biosphère. Elles ont un sens planétaire ou cosmique. Un peu plus tard, nous dit Vernadsky, les plus générales d’entre elles seront appelées, non pas des généralisations, mais les principes de la science dans son ensemble. Dans ce petit livre sur les états de l’espace, il formule ainsi les principes qu’il considère comme généraux :

En examinant maintenant, après un certain nombre d’années, le cours continu de ma pensée dans ce domaine de la connaissance – en géochimie et en biogéochimie – je vois qu’à la base de toutes les sciences naturelles il y a trois généralisations empiriques, larges et profondes, dont la signification et les relations mutuelles entre elles n’ont été, pour moi, que progressivement et lentement clarifiées.
Je vois maintenant que ces trois principes empiriques fondamentaux englobent toutes les sciences naturelles. Deux d’entre eux ont été exprimés à la fin du XVIIe siècle, mais ils sont finalement entrés dans la pensée scientifique des sciences naturelles à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Le troisième principe est né au début du XIXe siècle et a embrassé les travaux scientifiques du milieu de ce siècle.
Le premier est le principe exprimé par Newton en 1687 – le principe de la conservation de la masse de matière dans la réalité qui nous entoure, dans tous les phénomènes que nous étudions. Il a finalement été reconnu entre le milieu du XVIIIe et le début du XIXe siècle.
Le second est le principe de Huygens, exprimé par lui dans sa dernière œuvre de 1695 et qui s’est fait connaître au début du XVIIIe siècle. Cette loi de la nature dit que la vie n’est pas seulement un phénomène terrestre, mais aussi un phénomène cosmique. Cette idée n’est qu’une partie de la pensée scientifique.
Le troisième principe couvrant tout le XIXe siècle est le principe de conservation de l’énergie, analogue au [principe] de conservation de la masse chez Newton. […]
Il est commode de l’appeler le principe Carnot-Mayer11.

1687 est l’année de publication des Principes mathématiques de la philosophie naturelle d’I. Newton. Le travail commence par la définition de la masse comme mesure de la matière. Sans aucun doute, nous avons devant nous un système clairement exprimé de principes de base qui s’appliquent à toutes les sciences naturelles dans le sens de la construction d’un ordre de la nature. Sa structure dans son ensemble implique la participation de la vie. À l’aide de ces principes, Vernadsky systématise toutes les connaissances des sciences naturelles. Au niveau méthodologique, cette technique est appelée « mesure de systématisation ». Cela signifie que le scientifique, en développant sa réflexion à un niveau ultime de théorisation, englobe toute la science naturelle.

Les deux premiers principes développés par Vernadsky dans son traité sont largement connus et utilisés depuis longtemps, car avant Vernadsky il n’y avait pas de généralisations sur la matière vivante en général. Mais nous devrions nous intéresser en particulier au deuxième principe se rapportant à la nature cosmique de la vie. Pour cela, il convient de se poser cette question : le principe cosmique de la vie de Vernadsky, qu’il a appelé le principe de Huygens, est-il un principe de conservation comme les deux autres principes si bien connus ? Cette question peut être résolue positivement, c’est-à-dire on peut considérer ce principe comme celui de la conservation de la matière vivante dans l’espace, si nous gardons à l’esprit le caractère prohibitif des deux autres principes ? Mais qu’interdisent-ils donc exactement ces principes ? Bien sûr, sans aucun doute, ils interdisent toutes sortes de « théories » et d’hypothèses sur l’émergence de la matière et de l’énergie à partir de rien, et sur leur destruction.

Tout comme le principe de conservation de l’énergie interdit la recherche d’une machine à mouvement perpétuel, il est facile de voir que le principe de Huygens interdit également la recherche de l’émergence spontanée de la vie à partir de la matière inerte.

Mais d’où vient donc cette forme d’interdit qui pèse sur les théories et les projets se rapportant à l’origine de la vie ? La vie n’existe que sous forme d’organismes, sous forme cellulaire. Comme nous l’avons déjà évoqué, Vernadsky prend en compte la totalité de la matière vivante de tous les organismes. Mais cela ne signifie pas que la matière vivante soit informe. En réalité elle existe sous des formes diverses, incomparablement plus nombreuses que la matière inanimée, qu’il appelle aussi « substance inerte » (brute). La substance inerte peut exister et existe réellement aux niveaux atomique, moléculaire et également macroscopique. Elle peut se présenter sous forme diffuse et sous forme d’agglomérats. Nous la trouvons sous forme de roches, de cristaux, de liquides et de gaz, parfois sous la forme de grandes masses – jusqu’aux planètes, aux astéroïdes et aux étoiles.

La matière vivante, quant à elle, – et Vernadsky nous parle de cela dans toutes ses œuvres des années 1920-1930 – n’existe que sous forme cellulaire, c’est-à-dire en tant qu’organisme. Elle est organisée de manière très complexe et se compose d’organes coordonnés entre eux. Cela signifie que nous avons affaire à une uniformité de texture à n’importe quel niveau de grandeur des organismes, jusqu’au monde microscopique. Vernadsky souligne la grande importance de la découverte d’Anthony Leeuwenhoek, dont il parle plus particulièrement dans l’ouvrage que nous venons d’évoquer. La généralisation empirique de l’existence d’organismes sous une forme latente, lorsque ces organismes persistent mais ne fonctionnent pas, découle de la même découverte. Cette forme est propre aux organismes microscopiques.

La vie est présente, dit Vernadsky, dans toutes les parties du monde et de l’univers : dans les galaxies, les systèmes stellaires, puis dans le macrocosme de dimension planétaire des humains, et enfin dans le micromonde. Partout la matière vivante existe sans changement. Elle agit et crée, jusqu’à la biosphère, une communauté d’organismes fonctionnant sous la forme de composition cellulaire.

Le principe de Huygens, qui recevra sans doute un jour le statut de principe de conservation, permettra de dépasser les hypothèses sur l’origine de la vie. Et le concept de l’origine de la vie à partir d’une matière inerte disparaîtra, car ce principe est invalidé par le principe de Huygens lui-même.

En son temps, Niels Bohr proposa aussi une compréhension des phénomènes biologiques en général, proche de l’idée de Vernadsky. Et il compléta cette idée en termes de physique quantique. Il estimait que la vie devait être considérée comme un quantum indécomposable. À la suite de cette analyse, la matière inerte et l’énergie ont pu être envisagées comme décomposables en éléments ayant certaines propriétés. Mais en ce qui concerne la matière vivante, il faut aller dans la direction opposée. Nous devons commencer par prendre en compte son intégrité et son caractère indécomposable. La synthèse est ici plus opératoire que l’analyse.

Niels Bohr est connu comme l’auteur du principe de complémentarité, c’est-à-dire comme ayant pris une position scientifique bien déterminée sur la compatibilité et la nécessité de caractéristiques opposées se rapportant aux phénomènes matière-énergie. Et c’est précisément ce principe qu’il a étendu à l’étude des phénomènes de la vie. Toutes les propriétés de ces phénomènes doivent être comprises comme s’ajoutant aux propriétés de la matière inerte. Le vivant et le non vivant sont opposés dans leurs propriétés, mais les deux sont nécessaires, avec des états réguliers de la matière qui n’existent pas l’un sans l’autre. En 1938, Niels Bohr a exprimé explicitement cette position de la façon suivante :

Nous sommes obligés d’accepter que les lois biologiques proprement dites représentent des lois de la nature qui sont complémentaires à celles qui conviennent pour expliquer les propriétés des corps inanimés12.

Pour une meilleure compréhension des phénomènes de la vie prise dans son intégralité, Niels Bohr a comparé l’organisme à un concept physique impliquant l’indécomposabilité, le quantum d’énergie. Cela permit d’abandonner les idées sur la vie en tant que quelque chose d’instable, sans forme, faible, dépendante et s’adaptant au corps-mère de la planète.

En ce sens, l’existence de la vie elle-même doit être considérée par rapport à sa définition et à son observation comme le postulat de base de la biologie, qui ne peut faire l’objet d’une analyse plus approfondie, tout comme l’existence d’un quantum d’action et la divisibilité finie de la matière constituent la base élémentaire de la physique atomique13.

L’approche holistique exprimée ici par Niels Bohr envisage les propriétés de l’ensemble comme s’il s’agissait d’un état de vie quantique. Un tel état ne peut pas être traité de la même manière que la matière inerte, qui est formée et composée par des éléments qui, comme l’avait déjà noté Lamarck, déterminent les propriétés de la matière quelle que soit la taille de ces éléments. Dans le vivant, un élément séparé, par exemple, une partie de cellule, n’est pas en mesure de nous informer des propriétés de la cellule. Ces propriétés ne sont appréhendables qu’à un niveau supérieur de la hiérarchie. Le vivant est holistique, c’est-à-dire qu’il est marqué par son intégrité à n’importe quel niveau de la substance – de la molécule, et peut-être même plus profondément. Les êtres vivants ne se composent pas, ne se forment pas en se joignant ou en s’ajoutant, et lorsqu’ils sont décomposés en parties, ils perdent immédiatement toutes les propriétés de base des êtres vivants.

Cette vision est en parfait accord avec l’approche de Vernadsky, notamment avec celle qui se trouve exprimée dans ses nombreux travaux sur l’opposition radicale des corps vivants et des corps inertes de la biosphère. Le principe de Huygens donne une idée de l’intégrité du monde. La matière vivante est un transformateur, un médiateur, traduisant l’énergie rayonnante en matière terrestre. Ce processus, Vernadsky l’avait déjà décrit dans son livre La Biosphère.

Vernadsky a attribué le nom de Huygens au principe de la nature cosmique de la vie, car Christian Huygens, qui découvrit Titan, le plus grand satellite de Saturne, fut le premier à exprimer scientifiquement cette idée de nature cosmique, en s’appuyant sur ses propres observations télescopiques. En observant de près la surface de la lune et celle des planètes les plus proches, Huygens nota une chose très importante : leur surface est constituée de pierres semblables à celles que nous trouvons sur Terre. Elles ont acquis les mêmes formes, les mêmes reliefs. Il s’ensuivrait donc que les corps célestes auraient subi l’action de forces naturelles comme des tremblements de terre, des éruptions volcaniques ou des processus que nous attribuons maintenant à la tectonique. Peu avant sa mort, Huygens résuma ses observations cosmologiques dans son livre Cosmothéoros. Dans son ouvrage Sur les états de l’espace, Vernadsky cite sa conclusion :

La composition matérielle et les forces dans le Cosmos sont identiques. La vie est un phénomène cosmique, quelque chose de très différent de la matière inerte14.

Les mots de Huygens « composition et forces matérielles » correspondaient à une terminologie du XVIIe siècle. On parlait alors de la matière vivante comme d’un phénomène d’énergie matérielle ayant une portée cosmique. Vernadsky souligna justement qu’il avait fallu attendre le XXe siècle, pour que pût être clarifiée la composition de la matière vivante, jusqu’aux isotopes et à l’énergie contenue dans les organismes. Ainsi révéla-t-il la signification moderne du principe de Huygens :

Au XXe siècle, la question de la vie planétaire s’est posée concrètement.
Il est maintenant clair que l’atmosphère de toutes les planètes est peut-être la création d’une vie d’origine biogénique.
Nous sommes ici sur un terrain solide. Deux formes apparaissent, fondamentalement différentes. Premièrement, la vie des planètes du groupe terrestre (Terre, Vénus, Mars) et des planètes géantes (Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune)15.

Il convient d’expliquer ici la signification de l’expression « vie planétaire » et, en général, « phénomène planétaire ». Ces paroles de Vernadsky sont souvent comprises comme un phénomène lié à notre planète, situé uniquement sur notre planète. Puisque la vie dans le système général de nos idées semble aléatoire ou importée accidentellement d’autres planètes ou résultant d’elle-même à la suite de l’évolution chimique, elle est généralement perçue comme un phénomène insignifiant. Mais pour Vernadsky, « planétaire » signifie, en fin de compte, « formation des planètes ». En d’autres termes, il s’agit d’un processus géologique régulier qui crée de l’ordre dans les couches de la Terre. Or, c’est le vivant qui a le degré le plus élevé d’ordre de la matière.

C’est pourquoi le principe de Huygens signifie l’ordre de la nature. Sans vie tout tombe en décadence et s’effondre. La biosphère, quant à elle, crée des géosphères régulières, la plus remarquable d’entre elles étant l’atmosphère, qui non seulement participe à l’échange chimique et à la création de minéraux, mais sert également d’enveloppe protectrice pour la vie à la surface de la terre (elle comporte une couche d’ozone, créée par le vivant, et qui ne transmet pas de rayonnement cosmique destructeur à ondes courtes).

Tout cela laisse penser que les atmosphères des autres planètes sont également créées par la vie. Vernadsky a considéré les planètes du système solaire comme des corps du groupe terrestre, et, il a supposé que les planètes géantes étaient très différentes, ayant une autre composition chimique et une autre structure. La véracité de ses arguments n’a été reconnue qu’à la fin du XXe siècle.

La Terre est une planète

Selon Vernadsky, le concept de planète est généralement la plus simple et la plus ancienne des généralisations empiriques et scientifiques de l’humanité. Les anciens Grecs avaient déjà deviné que la Terre était une « étoile errante », semblable à celles situées dans le même espace qu’elle. Cette idée fut exprimée pour la première fois par Aristarque de Samos, et elle est ensuite progressivement devenue un axe de la connaissance scientifique. Toutes les images ultérieures du monde y ont été rattachées, et les fondements logiques et mathématiques de la structure de l’univers ont été construits sur la base de cette référence.

Mais c’est seulement au XXe siècle, remarque Vernadsky, que, pour la première fois dans les sciences, les connaissances astronomiques et géologiques ont été confrontées les unes aux autres, et qu’elles sont devenues, de ce fait, compatibles. Pour parler de façon imagée, on peut dire qu’en biogéochimie, la Terre a cessé d’être seulement un point cinématique, tel qu’elle l’apparaît dans la mécanique céleste. Les événements qui s’y déroulent ont acquis une signification pour l’élaboration de l’ensemble du système planétaire. Vernadsky écrit à ce sujet :

En considérant la Terre comme une planète, nous pouvons affirmer que son étude n’est pas seulement l’étude d’une planète individuelle mais peut être étendue à la catégorie logique des corps naturels auxquels elle appartient, et la conclusion de cette étude peut être étendue aux corps célestes inaccessibles pour nous16.

La généralisation empirique consistant à dire que « La Terre est une planète » est devenue pour Vernadsky, dans ce travail, un énoncé conclusif et définitif. C’est précisément ce type de généralisation qui a constitué le corpus de propositions scientifiques ne nécessitant pas de preuve et révélant trois grands principes. Parmi eux figurent ceux qui ont été à la base du concept de biosphère : la biogenèse ou le principe de Redi et l’absence d’époques azoïques dans l’histoire géologique de la Terre ; l’unité génétique de tous les êtres vivants ; le processus évolutif conduisant à une migration biogénique accrue des atomes dans la biosphère.

Vernadsky attachait une grande importance à la découverte de la vie microbienne, réalisée par le savant hollandaisLeeuwenhoek, inventeur du microscope. Déjà, dans ses études sur les processus de reproduction et sur la capacité de multiplication des individus, Vernadsky avait découvert que plus un corps était petit, plus son aptitude à augmenter la biomasse était puissante. Les bactéries ont, en effet, la possibilité de se partager à la vitesse du son et elles ont donc 63 à 64 générations de cellules par jour. Contrairement à la croyance populaire sur la vie microscopique, Vernadsky avait aussi compris que les microbes étaient la partie la plus puissante de la matière vivante de la biosphère, et qu’en quelques jours et avec une puissance incroyable, un organisme bactérien pouvait augmenter de son double la masse de la croûte terrestre. Lors de ses recherches sur la biosphère, il montra que seules les bactéries pouvaient sans exception remplir tous les types de fonction, et donc qu’elles seules, sans la participation d’autres organismes, en particulier des organismes multicellulaires, pouvaient constituer la biosphère en tant que système autosuffisant. Vernadsky écrivit à ce sujet sur les conséquences de la découverte de Leeuwenhoek :

Maintenant, il s’avère que cette vie invisible est la manifestation la plus puissante de la vie sur notre planète, créant en partie l’atmosphère. Ce n’est qu’à notre époque que l’activité géologique de l’homme commence à appréhender l’importance de ce fait17.

La position empirique sur les états de l’espace est également significative. Nous voulons parler de la différence nette de symétrie qui existe pour les corps vivants et les corps inertes, dans la biosphère. Contrairement aux travaux qu’il avait déjà réalisés les années précédentes, principalement consacrés aux aspects de l’espace, Vernadsky arriva à la conclusion que des caractéristiques plus profondes de la structure du vivant devaient être prises en compte, à savoir l’inséparabilité du temps et de l’espace. Le temps et l’espace séparément n’existent pas. Ils ne peuvent être séparés que pour l’étude, dans l’abstraction, mais pas dans la réalité.

La matière vivante est jusqu’à présent le seul cas sur notre planète, dans lequel c’est l’espace-temps, et non l’espace, qui se révèle réellement dans la nature qui entoure le naturaliste. […] L’espace-temps de la matière vivante se manifestant en symétrie dans son environnement se caractérise par : 1) un changement de génération géologiquement perpétuel pour tous les organismes ; 2) le vieillissement pour les organismes multicellulaires ; 3) la mort comme destruction plus ou moins aléatoire de l’espace-temps du corps des organismes. La « lutte pour l’existence », c’est-à-dire la lutte pour la vie avec un changement géologique dans l’environnement de la vie est essentiellement, sur notre planète, une lutte contre la mort (la disparition) d’un organisme donné, s’il ne change pas. […] La mort ne s’observe pas dans la matière inerte des planètes, dans ses corps planétaires naturels. Il n’y a pas de mort dans les minéraux et les cristaux. Il y a une destruction par des influences extérieures, auxquelles les corps naturels inertes, dans leur ensemble, sont indifférents.
Le processus évolutif sur notre planète est une propriété de la seule matière vivante18.

Il convient de noter ici que la mort n’est pas non plus une propriété des organismes microscopiques, qui se divisent sans cesse et ne donnent pas de cadavres. En raison des influences extérieures, bien sûr, ils peuvent se transformer en spores. C’est en lien avec cela que Vernadsky distingue la propriété de l’anabiose comme une généralisation empirique importante. L’état latent des organismes microscopiques et de plusieurs organismes multicellulaires, par exemple les rotifères, constitue également un ordre important de la nature. À la première occasion, les bactéries prennent vie et continuent de se diviser.

Ainsi, la nouvelle méthodologie créée par Vernadsky, sur la base de principes empiriques et de généralisations, était-elle destinée à une nouvelle science. Elle devait conduire à une nouvelle description du cosmos. En fait, elle niait la vieille représentation d’un cosmos sans vie, qui régnait dans la science de son temps. Vernadsky a trouvé que l’image mécanique de l’univers ne suffisait plus pour le décrire. Elle devenait un cas particulier d’une nouvelle représentation scientifique, que nous avons appelée auparavant « une cosmologie biosphérique ». L’héliocentrisme devait être remplacé par un nouveau géocentrisme19. Et de ce point de vue, les planètes devenaient des corps centraux dans l’espace cosmique, car elles l’avaient formé. Vernadsky écrivait :

D’après les considérations cosmogoniques en astronomie, il est largement admis qu’empiriquement, les planètes ne sont pas inévitablement liées aux étoiles ou à une certaine classe d’entre elles, mais qu’elles sont un phénomène unique dans le Cosmos.
Je ne peux pas considérer une telle conclusion comme correcte, car, si nous regardons la cosmogonie (scientifique et non scientifique) d’un point de vue historique, les représentations cosmogoniques appartiennent en grande partie à la catégorie du folklore scientifique. Elles sont construites sur des prémisses qui, lorsqu’elles sont analysées plus en profondeur, suscitent le doute et contredisent les données empiriques20.

La plupart des théories cosmogoniques remontent à la « cosmogonie » biblique, telle qu’elle fut exprimée dans le premier chapitre de la Genèse. Mais la science, qui a été sécularisée depuis longtemps, a progressivement été libérée des explications religieuses de la nature. Nous avons déjà évoqué le conflit qui avait existé entre les théologiens de la Sorbonne et Buffon qui fut le premier à proclamer l’âge du système solaire.

Au début du XXe siècle, on découvrit une méthode purement scientifique pour mesurer l’âge des roches et des minéraux. C’est alors qu’on a commencé à avoir une idée de l’âge réel de la planète. Il ne semblait plus y avoir de place pour une vision religieuse de l’univers. Le Créateur n’était plus considéré comme un être réel, mais les sciences mécaniques ont néanmoins continué à développer un type de spéculation traditionnelle et à construire une représentation du cosmos analogue, par certains points, à celle de la Bible, avec l’espace de l’univers (le ciel), la matière des étoiles (les photons), la nature des planètes (la terre et l’eau), des organismes vivants seulement sur la Terre, et avec l’idée de l’évolution des espèces conduisant jusqu’aux humains.

Mais la chose la plus importante est qu’une telle cosmogonie était à la base des différents points de vue sur l’évolution dite « normale et régulière » de la nature, avec le passage d’un état simple à un état plus complexe. Cependant, cet ordre de choses ne débouchait sur aucune loi de formation et de localisation des corps naturels dans l’espace, chaque hypothèse n’étant en fait qu’un cas particulier. C’est pour cette raison que, dans son livre La Biosphère, Vernadsky s’opposa à l’idée généralement admise de la création de l’univers et des planètes, basée sur l’hypothèse de Kant-Laplace. Pour lui, les faits et régularités géologiques, biologiques et plus encore biogéochimiques modernes ne découlaient pas des concepts cosmogoniques traditionnels.

Éliminant toutes sortes d’hypothèses, la biogéochimie cherchait à établir un ordre clair. Ce fut l’idée de l’éternité de la vie, et non point celle de l’origine de la vie à partir de la matière inerte, qui permit de donner à la cosmologie une base réellement scientifique. Le principe de Huygens, tel qu’il a été développé par Vernadsky, nous aide à laisser de côté l’idée même de l’origine de la matière vivante, ainsi qu’à comprendre les lois de son fonctionnement. Il s’ensuit que le dispositif du système solaire, composé d’une étoile et des planètes qui l’entourent, n’est pas un cas isolé. Tous les faits découverts en géochimie peuvent être considérés comme des phénomènes planétaires, c’est-à-dire des phénomènes cosmiques. Ils caractérisent individuellement et collectivement l’état actuel de l’espace de la planète et donnent une base scientifique à la recherche. Et Vernadsky est allé dans le sens de Huygens en déterminant les propriétés et les signes les plus importants des planètes.

D’un point de vue astronomique, toutes les planètes tournent autour de leur étoile. En même temps, leur mouvement angulaire reste constant. Les planètes sont des corps sphériques et froids.

Contrairement à ce que l’on croit généralement en mécanique céleste, les planètes ne sont pas des points. Elles sont constituées d’enveloppes concentriques, partant du vide cosmique et se terminant par le centre. En dessous de l’enveloppe sédimentaire et de la couche de granit, la substance passe par un état spécifique, que Vernadsky propose d’appeler « planétaire profond ». Sous la surface de la planète la température monte progressivement jusqu’à une certaine limite, puis à mesure qu’elle s’approche du centre de la planète, elle baisse. Ce processus est associé à la désintégration des atomes radioactifs, et ils se trouvent principalement dans la biosphère et non dans les couches profondes.

Dans le paragraphe suivant, nous allons voir comment une planète peut être décrite de façon tout à fait nouvelle. Vernadsky développe l’idée que chaque planète est unique en son genre. La Terre et les corps célestes les plus proches d’elle appartiennent à la classe des planètes terrestres. Les autres planètes, appelées géantes, ne s’y rapportent pas. Selon leur taille et surtout leur composition chimique, elles ne peuvent pas être attribuées à cette classe. Vernadsky écrivait :

Les gaz qui sont observés sur d’autres planètes sous forme d’atmosphères sont en fait les mêmes que ceux qui, sur notre planète, sont, dans leur masse la plus écrasante, biogéniques21. La différence entre les planètes terrestres et géantes, en ce qui concerne la nature chimique de ces gaz, est très grande, on peut même dire, infranchissable22.

Vernadsky a découvert que, du point de vue de la nature planétaire de la biosphère et de la biogéochimie, les planètes terrestres et les planètes géantes ne peuvent pas être classées comme des corps naturels de la même classe, principalement en raison de la nature des gaz. Les planètes terrestres sont le produit de l’activité de la matière vivante, c’est-à-dire qu’elles sont structurées et soutenues par les organismes de la biosphère.

Un indicateur empirique de la différence infranchissable entre les deux classes de corps est leur densité. La gravité spécifique des grandes planètes est ou moins ou légèrement plus grande que la densité spécifique de l’eau. Mais les planètes terrestres sont proches en densité de la Terre. Il est également clair qu’elles ne diffèrent pas non plus dans leur composition pétrographique. À de tels corps, nous dit Vernadsky, se rapportent la Lune mais aussi les grands satellites de planètes géantes du type de Ganymède et de Titan. Tous sont solides.

Notre île cosmique

Vernadsky consacre entièrement son dernier ouvrage à portée générale, Himičeskoe stroenie biosfery Zemli i ee okruženija [La structure chimique de la biosphère de la Terre et de son environnement], à l’importance planétaire de la biosphère et de la cosmologie biosphérique. Il l’écrivit par fragments à partir de 1935, et c’est lors de l’évacuation de 1941-1943 qu’il put s’y consacrer plus assidûment. Mais il n’eut pas néanmoins le temps de le terminer et le livre ne fut publié qu’en 1965. Vernadsky y décrit la structure de notre partie de l’univers d’une manière nouvelle du point de vue de la biogéochimie, c’est-à-dire en introduisant les lois de la matière vivante dans l’espace cosmique du système solaire.

Le premier chapitre, intitulé « La Terre en tant que planète dans le système solaire et dans la Voie Lactée », est très important pour notre propos. Une présentation résumée de son contenu se trouve dans le rapport que Vernadsky en fit à ses collègues de Borovoe, le 18 janvier 1942.

Dans ces deux textes, Vernadsky change complètement la représentation de l’univers planétaire. Il le fait en prenant en compte tout le développement de la science dans la première moitié du XXe siècle, et, en particulier, le concept de la biosphère. Il reprend l’idée que la Terre ne doit pas être considérée comme un corps céleste unique, comme cela a longtemps été enseigné à l’école. Au contraire, il cherche à montrer qu’elle possède des propriétés de base qui sont les mêmes pour les autres planètes terrestres. Ces propriétés sont les suivantes :

  • 1) Ce sont des corps qui tournent sur eux-mêmes, solides et froids.
  • 2) Ils sont constitués d’enveloppes géologiques, dont la plus notable, selon les observations de la Terre, est l’atmosphère.
  • 3) Toutes les planètes terrestres sont individuellement distinctes et leurs enveloppes planétaires sont physiquement et chimiquement différentes.
  • 4) On peut supposer que la biosphère est présente sur deux de ces planètes : Vénus et Mars.
  • 5) Les gaz atmosphériques de toutes les planètes sont d’origine biogénique23.

Dans le rapport, Vernadsky donne un diagramme des enveloppes terrestres à partir desquelles le globe terrestre est construit du centre vers l’espace proche24. Il y a une différence importante entre le schéma et les nombreux dessins de la Terre réalisés par d’autres auteurs consistant dans le fait que ce n’est pas le centre de gravité de la planète, mais la biosphère qui est le niveau zéro de référence. Autrement dit, dans une dimension purement mécanique, le centre de la planète est le milieu géométrique du globe. Mais d’un point de vue biogéochimique, c’est la surface d’une sphère d’une épaisseur de 30 kilomètres qui est centrale. La couche de biosphère de la planète s’étend, à son sommet, au-delà de la troposphère et, en dessous, elle capture une partie de la stratosphère. Au-dessous et au-dessus de la zone de 30 kilomètres s’étendent des enveloppes sans vie, mais leur emplacement et leur composition matérielle restent commandés par l’influence indirecte de la biosphère.

En pratique, Vernadsky utilise une approche complètement nouvelle, qui n’est devenue claire qu’avec l’avènement de la cybernétique. Il décrit, à l’aide d’un diagramme graphique, le concept relatif à l’ordonnance de l’univers, à la création de son ordre. C’est la sphère se rapportant à la matière vivante de la biosphère qui possède le plus haut degré d’organisation de l’espace. Au-dessus et au-dessous se trouvent des géosphères chimiquement ordonnées par la matière vivante. Ces géosphères sont caractérisées par un état de l’espace différent, et leur substance est distribuée selon les lois géologiques, minéralogiques et cristallographiques, en fonction de leur distance par rapport à la surface de la planète. L’énergie est libérée du matériau des couches sous-jacentes, et elle se concentre dans la sphère de la vie. Les masses pierreuses se superposent sous l’influence de la gravité conformément aux processus de cristallisation et de recristallisation, de désintégration radioactive et d’autres phénomènes sans vie.

Au-dessus de la surface de la biosphère se trouve une atmosphère, produite par les organismes vivants et maintenue selon un pourcentage relatif à ces mêmes organismes. L’arrangement du vivant et ses interactions avec les sphères environnantes construites par la biote sont extrêmement complexes. Elles peuvent être décrites par une combinaison de processus cybernétiques, thermodynamiques, chimiques, physiques (mouvements de masse) et géologiques. La biosphère conserve l’homéostasie grâce à des fonctions biogéochimiques, maintenant l’intégrité du système tout au long de l’histoire géologique explorée.

Toutes les couches se trouvant au-dessous, dit Vernadsky, sont dans un état constant de mobilité. Mais Vernadsky remarque à ce sujet :

Cette zone où se manifestent les mouvements relatifs à la tectonique des plaques – tremblements de terre, éruptions volcaniques, processus de construction de montagnes, plis, déplacements, etc., nous l’étudions, dans un processus arrêté, à travers des sections géologiques.
Les enveloppes géologiques sont concentriques, mais les surfaces qui les séparent les unes des autres ont presque toujours des formes irrégulières25.

Vernadsky consacre le reste de son rapport aux caractéristiques les plus importantes des enveloppes géologiques. La structure entière de la Terre est déterminée par la biosphère, qui est affectée par le rayonnement cosmique.

Dans son dernier rapport, « Manifestation de la minéralogie dans l’espace » (1944), Vernadsky fait également une distinction nette entre les planètes sphériques solides et les géantes gazeuses, différence, souligne-t-il, récemment confirmée par les spectres atomiques. Et comme les enveloppes géologiques ne peuvent pas se former d’elles-mêmes, ces planètes apparaissent comme les principaux corps naturels sur lesquels la biosphère existe et agit.

La vie comme forme du mouvement de la matière est l’idée principale issue de la réflexion de Vernadsky. Déjà Platon et Aristote considéraient l’Univers comme vivant, mais ils n’avaient aucune preuve scientifique, leur argumentation était réduite à la logique et à la simple mythologie.

Ensuite, Newton a avancé la thèse que le temps et l’espace étaient établis par l’Être suprême. Il a intuitivement compris qu’aucun mouvement dans le monde ne pouvait se produire parfaitement sans obstacle, et que tous les mouvements s’estompaient naturellement. Même le mouvement de la Terre en orbite devait être ralenti en raison de diverses perturbations internes et externes. Lorsqu’il a généralisé les obstacles au mouvement des corps, l’entropie, alors totalement inconnue, lui est apparue comme une réalité : tout dans le monde était en train d’être détruit, et donc la totalité de tous les mouvements devait avoir une source de renouvellement. Newton a donné cette prérogative à l’Être Tout-Puissant.

Dans le même temps, Christian Huygens, sur la base de ses observations, a fait une généralisation relative à l’unité des propriétés de la Terre et des autres planètes du système solaire. Il a conclu à l’existence de la vie sur ces autres planètes Buffon, Lamarck et d’autres naturalistes ont, quant à eux, insisté sur l’importance du monde organique. Mais tous ont manqué de matériel scientifique pour étayer leurs suppositions. Vernadsky fut le premier à collecter et à généraliser l’expérience des scientifiques précédents et à trouver, en biologie, géologie et chimie, des preuves scientifiques pour décrire correctement le rôle planétaire de la vie. Il a créé une nouvelle science : la biogéochimie. Dans le cadre de ses recherches, il est devenu clair que la matière vivante était une partie de la nature aussi éternelle que la matière inerte et l’énergie. Or, à propos de ces dernières personnes ne se demande quand et comment elles « sont apparues » : les lois qui s’y rapportent ne découlent pas de leur origine, mais elles existent simplement, maintenant et toujours. La biosphérologie est basée sur le même modèle de pensée.En 1921, Vernadsky a exprimé l’idée de l’éternité de la vie. Il a affirmé que la matière vivante était détentrice de qualités spécifiques qui ne pouvaient pas être obtenues à partir d’autres éléments du cosmos. La vie avait son temps réel et son espace. C’est elle qui, en tant qu’enveloppe de la planète, formait la biosphère. Et la « planète » était la seule forme d’existence des corps cosmiques réguliers. Pour qualifier ce type de corps naturels, Vernadsky a utilisé l’expression de « planètes de type terrestre ». Pendant les vingt-trois dernières années de sa vie, il a fait de son idée de l’éternité de la vie un nouveau modèle scientifique, destiné à devenir un nouveau paradigme pour toutes les sciences. Vernadsky a transformé l’idée ancienne de la Terre pour en donner une nouvelle représentation dans le cadre de la cosmologie biosphérique. Mais cette innovation n’a pas été acceptée par la science de son temps. Les raisons, nous le savons, sont d’ordre essentiellement idéologique, mais on peut y ajouter aussi ce que R. Merton appelait l’habituel « scepticisme organisé » de la communauté scientifique.


Notes

  1. V.I. Vernadskij, « Značenie biogeohimii dlja poznanija biosfery » [L’importance de la biogéochimie pour la connaissance de la biosphère], Problemy biogeohimii… [Problèmes de biogéochimie…], op. cit., p. 13.
  2. Ibid., p. 14 : « Проявление атомов на нашей планете ясно указывает, что, изучая их, мы изучаем общую атомную химию планет – спутников звезд, холодных небесных тел, одним из которых является в солнечной системе наша Земля. […] Создается атомная геометрия пространства-времени, новая небывалая удобная модель для научной классификации, впервые охватывающая необозримое количество точно установленных, научных фактов. Биогеохимия научно вводит в этот закономерный стройный мир атомов, в геометрию Космоса, явления жизни, как неразрывную часть единого закономерного целого ».
  3. Ibid., p. 24 : « Биосфера есть оболочка земной коры, состоящей из трех, может быть четырех геосфер: коры выветривания (твердой), жидкой геосферы (Всемирный Океан), тропосферы и, вероятно, стратосферы (газообразной) ».
  4. Ibid., p. 37 : « Эти явления имеют огромный интерес с точки зрения биосферы, ее организованности, и, может быть, они связаны с большими биосферными процессами, в которых не исключена возможность и проявлений космических. Мы видим на этом явлении, что изучение биогеохимии может внести новые выявления и новые проблемы не только в исследование жизни, но и в исследование строения Космоса ».
  5. Ibid., p. 25 : « все оболочки земной коры и геосферы во всех своих основных чертах относятся к неизменным во времени – геологически вечным – чертам строения планеты ».
  6. B. Lamarck, « Filosofija zoologii » [Philosophie de la zoologie] Izbrannye proizvedenija v 2 tomah [Œuvres choisies en 2 t.], op. cit., t. 1, p. 453. Traduction du texte en russe : « Я вижу в обоих случаях только одну силу, непрерывно созидающую при одном порядке вещей и разрушающую – при другом, ему противоположном ».
  7. G.P. Aksenov, Pričina vremeni. Žizn’ – dlenie – neobratimost’ [La cause du temps. La vie – la durée – l’irréversibilité], op. cit., p. 274-304. 
  8. H. Bergson, L’Évolution créatriceop. cit., p. 232.
  9. V.I. Vernadskij, « O pravizne i levizne » [À propos de ce qui est à droite et à gauche], Problemy biogeohimii… [Problèmes de biogéochimie…], op. cit., p. 177 : « Отличие живого вещества от косного – не живого – вещества биосферы может лежать глубже физико-химических их свойств. Оно может быть связано с особым – геометрическим – субстратом физических свойств, т. е. с другим состоянием физического пространства, занятого телами живого вещества, чем физическое эвклидово пространство косного вещества биосферы ».
  10. V.I. Vernadskij, « O sostojanijah prostranstva v geologičeskih javlenijah Zemli » [Sur les états de l’espace dans les phénomènes géologiques de la Terre], Problemy biogeohimii… [Problèmes de biogéochimie…], op. cit., p. 111 : « Я предполагал уже тогда таким первым и основным для биосферы эмпирическим обобщением (которое считаю правильным и сейчас) следующее: логика естествознания в своих основах теснейшим образом связана с геологической оболочкой, где проявляется разум человека, т.е. связана глубоко и неразрывно с биосферой, единственной областью жизни человека, с состоянием ее физико-химического пространства-времени. […] Это не высказанное в 1926 г. эмпирическое обобщение лежит как предпосылка, как первое для биосферы основное эмпирическое обобщение. Все остальные им определяются в нашей научной работе, так как мы мыслим и живем в биосфере ».
  11. Ibid., p. 112 : « Пересматривая теперь, после ряда лет, непрерывно шедший ход работы моей мысли в этой области знания – в геохимии и биогеохимии, – я вижу, что в основе всего естествознания лежат три широких и глубоких эмпирических обобщения, значение которых и взаимные соотношения между которыми, для меня только постепенно и медленно выяснялись. // Я вижу сейчас, что эти три основных эмпирических принципа охватывают все естествознание. Два из них были высказаны в конце XVII в., но вошли окончательно в научную мысль естествознания в конце XVIII – начале XIX вв., частью входят еще теперь. Третий принцип зародился в начале XIX столетия и охватил научную работу в середине этого века. // Первым будет принцип, высказанный Ньютоном в 1687 г. – принцип сохранениямассы вещества в окружающей нас реальности, во всех изучаемых нами явлениях. Он был признан окончательно в середине XVIII – начале XIX в. // Вторым будет принцип Гюйгенса, выраженный им в предсмертной работе 1695 г. и ставший известным в начале XVIII в. Этот закон природы гласит, что жизнь есть не только земное, но и космическое явление. Это представление еще только входит в научную мысль. //Третьим принципом будет принцип сохранения энергии, аналогичный [принципу] сохранения массы Ньютона, охвативший XIX век. […] // yдобно назвать его принципом Карно-Майера ».
  12. N. Bohr, « Biologija i atomnaja fizika » [Biologie et physique atomique], Izbrannyye proizvedenija v 2 T. [Œuvres choisies en 2 vol.]. t. 2, M., Nauka, 1971, p. 257. « Мы вынуждены принять, что собственно биологические закономерности представляют законы природы, дополнительные к тем, которые пригодны для объяснения свойств неодушевленных тел ».
  13. Ibid. p. 257 : « В этом смысле существование самой жизни следует рассматривать в отношении ее определения и наблюдения как основной постулат биологии, не поддающийся дальнейшему анализу, подобно тому, как существование кванта действия вместе с конечной делимостью материи образует элементарную основу атомной физики ».
  14. V.I. Vernadskij, «O sostojanijah prostranstva v geologičeskih javlenijah Zemli» [Sur les états de l’espace dans lesphénomènes géologiques de la Terre], Problemy biogeohimii [Problèmes de biogéochimie], op. cit., p. 118 : « Материальный состав и силы во всем Космосе тождественны. Жизнь есть космическое явление, в чем-то резко отличное от косной материи ».
  15. Ibid., p. 120 : « В ХХ в. вопрос о планетной жизни встал конкретно. //Ясно теперь, что атмосфера во всех планетах, возможно, есть создание жизни, биогенного происхождения. // Мы стоим сейчас здесь на прочной почве. Выявляются две формы, по существу различные. Во-первых, жизнь земных планет ((Земли, Венеры, Марса) и планет гигантских (Юпитера, Сатурна, Урана, Нептуна) ».
  16. Ibid., p. 129 : « Рассматривая Землю как планету, мы можем утверждать, что изучение нашей Земли есть не только изучение индивидуальной планеты, но может быть распространяемо на логическую категорию природных тел, к которым принадлежит наша Земля, и вывод из ее изучения может быть распространен на недостижимые нам реально небесные тела ».
  17. Ibid., p. 122 : « Сейчас выясняется, что эта невидимая жизнь является самым мощным проявлением жизни на нашей планете, частью создающей атмосферу нашей планеты. Лишь в наше время начинает приближаться к ней по своей значимости геологическая деятельность человека ».
  18. Ibid., p. 130-131 : « Живое вещество – это единственный пока случай на нашей планете, в котором именно пространство-время, а не пространство реально выявляется в окружающей натуралиста природе […] Проявляющееся в симметрии пространство-время живого вещества в его окружении характеризуется: 1) геологически вечной сменой поколений для всех организмов, 2) для многоклеточных организмов – старением, 3) смерть есть разрушение пространства-времени тела организмов более или менее случайное. «Борьба за существование», т.е. борьба за жизнь при геологическом изменении среды жизни есть по существу борьба со смертью – исчезновением – на нашей планете данного организма, если он не изменится. […] Смерть не наблюдается в косном веществе планет, в его естественных планетных телах. Ее нет в минералах или в кристаллах. Есть разрушение от внешних влияний, к которым косные естественные тела, как целое, относятся инертно. // Эволюционный процесс на нашей планете есть свойство только живого вещества ».
  19. G.P. Aksenov« O geocentrizme Vernadskogo » [À propos du géocentrisme de Vernadsky] Voprosy istorii yestestvoznaniya i tekhniki [Questions de l’histoire des sciences naturelles et de la technologie], 2017, n° 2. p. 246-267.
  20. V.I. Vernadskij, « O sostojanijah prostranstva v geologičeskih javlenijah Zemli » [Sur les états de l’espace dans les phénomènes géologiques de la Terre], Problemy biogeohimii… [Problèmes de biogéochimie…], op. cit., p. 141 : « Из космогонических соображений в астрономии распространено представление, что планеты не связаны эмпирически неизбежно со звездами или с определенным их классом, а являются единичным явлением в Космосе. // Я не могу считать такое заключение правильным, так как космогонические представления в значительной мере принадлежат к категории научного фольклора, если мы посмотрим на космогонию – научную и ненаучную – с исторической точки зрения. Они построены на посылках, которые при более глубоком анализе вызывают сомнения и противоречат эмпирическим данным ».
  21. NdT : « Biogéniques », trad. du russe « биогенны ».
  22. Ibid., p. 145 : « Газы, которые наблюдаются и на других планетах в виде атмосфер как раз те же, которые на нашей планете всегда в подавляющей массе биогенны. Разница между земными и гигантскими планетами в химическом характере этих газов очень велика, можно сказать, непроходима ».
  23. V.I. Vernadskij, O geologičeskih oboločkah Zemli kak planety [Sur les enveloppes géologiques de la Terre en tant que planète] Sobranie sočinenij [Œuvres], op. cit., t. 3., p. 478.
  24. Voir en annexe.
  25. Ibid., p. 480 : « Это область, где проявляются движения земных глыб – землетрясения, вулканические извержения, горообразовательные процессы, складки, сдвиги и т.д., которые изучаются нами уже в остановившемся законченном процессе, в геологических разрезах.Геологические оболочки концентричны, но поверхности, отделяющие их друг от друга, почти всегда неправильны ».

Comment citer

Aksenov, Guennady, “Chapitre 3. Le concept de « biosphère » comme paradigme scientifique”, in : Aksenov, Guennady, Le paradigme de Vladimir Vernadsky. La vie dans le cosmos : une nouvelle représentation du monde, traduit du russe par Elena Bertrand-Ioussoupova, Larissa Iliashvili et Maryse Dennes, Pessac, Maison des Sciences de l’Homme, collection Russie, Traditions et Perspectives, 2022, 103-129, [en ligne] https://una-editions.fr/chapitre-3-le-concept-de-biosphere-comme-paradigme-scientifique [consulté le 2 janvier 2022].
Posté le 17/01/2022
EAN html : 9782381490250
ISBN html : 978-2-38149-025-0
Publié le 17/01/2022
ISBN livre papier : 978-2-85892-626-8
ISSN : en cours
26 p.
Code CLIL : 3651; 3126
DOI : 10.46608/rtp1.9782381490250.5
licence CC by SA

Contenu(s) additionnel(s) :

Illustration de couverture • Montage comportant la photo de la première de couverture de l'ouvrage de Vladimir I. Vernadsky, La Biosphère, publié en Russie en 1926, et en France en 1929.
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