Après la parution à Venise en 1472 de l’édition princeps, due à Federico de’ Conti, l’œuvre de Properce a été maintes fois rééditée et commentée1 : Domizio Calderini fait suivre son commentaire des Silves de Stace, paru en 1475, d’une Elucubratio in quaedam Propertii loca, qui figurera ensuite dans plusieurs éditions2 ; Antonio Volsco publie à Rome en 1482, une édition des quatre livres d’élégies et son commentaire paraît à Venise en 1487, tandis que l’édition commentée de Filippo Beroaldo est publiée à Bologne en 1487 et sera maintes fois rééditée3. C’est donc dans un contexte concurrentiel que sont conçues les éditions de Marc-Antoine Muret et de Joseph-Juste Scaliger, deux éminents représentants de l’école philologique française de la seconde moitié du XVIe siècle4. Marc-Antoine Muret s’est signalé en France pour ses talents de professeur, notamment à Bordeaux au collège de Guyenne, mais aussi à Paris où il a eu pour auditeur le roi de France. Ses talents poétiques, reconnus depuis qu’il a publié en 1553 le recueil des Juvenilia, lui ont valu de commenter les Amours de Ronsard5. Dans son commentaire du prince des poètes il a soigneusement construit, en accord avec Ronsard, une image de philologue inspiré6. En 1554, il dut s’exiler en Italie, à la suite d’une accusation de sodomie, et il se trouve à Venise, auprès de Paul Manuce, héritier des fameuses presses aldines, qui va le pousser à publier dès 1554 une édition commentée de Catulle qu’il décide de publier de nouveau en 1558 en l’accompagnant d’éditions de Tibulle et de Properce7. La correspondance de Muret et de Manuce nous éclaire sur la genèse et la réalisation de cet ouvrage : le 15 avril, Muret, qui trouve étrange de publier Catulle avec un commentaire et les œuvres des deux poètes élégiaques nues, supplie l’éditeur de différer l’impression du volume et accepte de rédiger quelques scolies. En cinq mois seulement, pressé par son éditeur qui lui impose un rythme dont il se plaint beaucoup, il reprend l’édition et le commentaire de Catulle et prépare les éditions et les scolies de Tibulle et de Properce qui ont pour vocation d’expliquer des choix de leçons, précisent des sources, mais comprennent aussi des analyses mythologiques et des remarques stylistiques8. Ces contraintes de temps expliquent le caractère lacunaire et inachevé des scolies sur Properce : dans l’édition des Opera omnia procurée par Ruhnken en 1789, elles s’achèvent avec la neuvième élégie du troisième livre et tiennent en 25 pages alors que le commentaire à Catulle compte 160 pages. Muret s’en justifie à la fin de l’ouvrage en annonçant de futurs commentaires :
Atque haec in praesentia sint satis. Nam ut neque ultimum librum attingerem, et in ceteris essem restrictior, id mihi causae fuit, quod et in hunc poetam, et in Tibullum, si quando aliquis mihi deus ocium fecerit, justos commentarios paro9.
Que cela suffise pour le moment. En effet, si je ne traite pas le dernier livre et si j’ai été peu prolixe dans les autres, c’est parce que je prépare sur ce poète et sur Tibulle, si un dieu m’en donne le loisir un jour, de véritables commentaires.
Cependant, alors que l’édition de 1558 connaîtra deux rééditions, en 1559, à Lyon, chez Guillaume Rouillé et en 1562, à Venise, chez Manuce, les scolies ne seront ni remplacées par un véritable commentaire, ni augmentées. Muret privilégiera d’autres travaux, notamment ses commentaires des historiens latins10.
Un autre Français reprendra le flambeau : Joseph-Juste Scaliger, fils du poéticien Jules-César Scaliger, un Italien natif de Vérone qui s’installa en Aquitaine. Cette ascendance concourt à la légitimité du philologue comme en témoignent les deux poèmes liminaires de l’édition des trois élégiaques latins qui paraît en 1577. Jean Dorat affirme que la « savante Vérone doit autant à son Scaliger qu’à son Catulle » (Ergo docta suo quantum Verona Catullo/ Scaligero tantum debet et illa suo11), tandis que Florent Chrestien commence par établir un parallèle entre deux natifs de Vérone qui s’exilèrent pour cultiver les Muses, Catulle à Sirmio et Jules-César Scaliger en France ; il fait ensuite l’éloge de Joseph-Juste qui suivit l’exemple de son père (patris in exemplis) et pour qui la langue de Catulle est « vernaculaire » (sic haec Scaligero lingua est vernacula12). Joseph-Juste commença à préparer son édition des élégiaques en 1575, alors qu’il était déjà un philologue réputé puisqu’il avait publié chez Robert Estienne, en 1573, les Opera omnia de Varron et l’Appendix vergiliana et, en 1575, les œuvres d’Ausone et de Festus. Il envoya son manuscrit à Robert Estienne en août 1576 et il reçut les premiers exemplaires de l’édition en décembre de la même année13. L’édition est suivie de Castigationes qui rendent compte de l’établissement du texte et des choix de leçons de Scaliger, mais fournissent aussi des explications et des indications de sources, notamment grecques ; celles qui concernent Properce comptent une centaine de pages14.
D’après Jacob Bernays, le biographe allemand de Scaliger, l’édition des élégiaques latins est la plus méthodique et la plus aboutie de l’auteur, celle qui marque son triomphe sur la vanité et l’incompétence des correcteurs italiens15 et elle constitue pour Sebastiano Timpanaro, l’anticipation la plus remarquable de la méthode de Lachmann avant le XVIIIe siècle16. À l’époque où Muret et Scaliger conçoivent et publient leurs éditions, les écoles philologiques françaises et italiennes sont en rivalité et se méprisent l’une l’autre : les Français reprochent aux Italiens leur attention scrupuleuse aux manuscrits y compris quand ils sont défectueux et les Italiens reprochent aux Français leurs corrections inopportunes et infondées. Comme nous allons le voir, l’édition de Muret, parue à Venise, illustre l’école française, tandis que Scaliger, dans son édition parue à Paris, revendique une filiation avec l’école florentine tout en intégrant certaines pratiques de l’école française et de Muret notamment. Les deux hommes se connaissent bien puisqu’ils ont étudié ensemble sous la férule du père de Scaliger, mais Scaliger en veut à Muret qui lui a fait prendre des vers de sa composition pour des fragments antiques et s’est moqué de lui après que ce dernier les a publiés dans son édition de Varron. Pour se venger de cette espièglerie, Scaliger a composé un distique sur le terrible arrêt des magistrats de Toulouse qui a condamné Muret au bûcher pour sodomie17. Si Scaliger ne cite pas Muret dans son édition, nous verrons comment il s’en démarque pour revendiquer une démarche philologique originale, tout en adoptant certains points de sa méthode18. Nous examinerons d’abord la façon dont les deux philologues exploitent l’autorité des manuscrits, puis les arguments qu’ils utilisent pour s’en démarquer et enfin la manière dont ils se réfèrent aux philologues qui les ont précédés pour construire leur autorité.
Le recours aux manuscrits et aux anciens livres
Alors que Muret incarne en 1553 l’exégète néo-platonicien, le devin capable de décrypter le sens caché des poèmes du divin Ronsard ; lorsqu’il publie à Venise des éditions commentées d’auteurs antiques, il se présente comme un éditeur scientifique, qui privilégie l’examen des exemplaires anciens aux intuitions inspirées. Cependant, comme l’a montré Julia Mary Gaisser à propos de l’édition de Catulle, ses principes d’édition ne recouvrent pas une réelle démarche scientifique19 : non seulement, il se contente de faire référence aux « anciens livres », sans plus de précision, mais souvent il affirme suivre ces derniers et adopte en réalité les leçons de ces prédécesseurs. Dans son édition de Properce, il fait souvent référence à l’autorité d’un vetus liber ou plus souvent aux ֿlibri veteres et précise parfois l’origine de l’information : à propos du vers 12 de l’élégie 1, 2 (Et sciat indociles currere lympha uias), il indique ainsi qu’Achilles Statius lui a confirmé qu’il possédait un livre qui comportait la leçon Vt sciat indociles, leçon dont Mirella Restani a montré qu’elle provient du manuscrit Parisinus Lat. 799020.
On comprend d’après sa correspondance qu’il a travaillé sur le texte d’une édition antérieure, qu’il a corrigée pour les typographes. Il explique, en effet, à Manuce que les livres que celui-ci lui a envoyés portaient des annotations trop abondantes et qu’il redoutait que le typographe ne se trompe ; il a donc dépecé une de ses propres éditions, mais il y a trouvé trop de fautes et il a été contraint de changer d’avis. Dans la mesure où il cite très fréquemment Filippo Beroaldo et Antonio Volsco21, il est évident qu’il a utilisé leurs éditions ; il est plus difficile d’affirmer s’il a eu accès à des manuscrits antérieurs de première main, mais c’est tout à fait vraisemblable étant donné son réseau et celui de Manuce.
Scaliger revendique, pour sa part, une méthode remarquable qui le distingue de Muret et de ses contemporains français : selon le témoignage d’un de ses amis, il a opéré en trois jours une collation extensive d’un manuscrit de Catulle, Tibulle et Properce que lui a communiqué son ami le juriste Jacques Cujas22. Ce manuscrit a été identifié : il est conservé à Londres, à la British Library (MS Egerton 3027) et date de la fin du XVe siècle (le colophon de Properce porte la date de 1467) ; Scaliger a entré sa collation dans les marges d’un exemplaire de l’édition des élégiaques, due à Guillaume Canter, parue chez Plantin en 1569, qui se trouve actuellement à la bibliothèque de l’Université de Leyde (755 H 23), une édition que Scaliger se garde bien de mentionner.
Les leçons du manuscrit sont notées : v[etus lectio ou scriptura] et Scaliger signale souvent des annotations qui figurent dans les marges du manuscrit. Il explique qu’il a choisi ce manuscrit parce qu’il a été copié juste avant l’invention de l’imprimerie et qu’il est donc antérieur aux fautes et aux interpolations introduites par les correcteurs. Comme l’a montré Antony Grafton, la méthode vient d’Italie : initiée par Ange Politien et illustrée notamment par le florentin Piero Vettori, elle consiste à choisir le manuscrit le plus ancien et le plus indépendant et à en faire la base du texte édité23. C’est ainsi que dans son édition des Familiares, Vettori, suivant une trouvaille de Politien (Miscellanea 1, 25) se fonde sur deux manuscrits florentins pour éliminer les corrections de correcteurs arrogants. Scaliger semble avoir découvert la méthode de Vettori en éditant Varron en 1573 puisqu’il intègre dans son édition les Explicationes suarum in Varronem castigationum de ce dernier, auxquelles il fait souvent référence24.
Scaliger mentionne systématiquement les leçons du manuscrit qui lui a été confié par Cujas quand elles divergent avec les leçons adoptées par les éditeurs plus récents et s’attache souvent à les justifier quand il les intègre à son édition. Parmi de nombreuses justifications grammaticales, métriques, linguistiques, historiques, géographiques, mythologiques ou scientifiques, il est notamment attentif aux erreurs dues à la graphie. À propos du vers 8 de l’élégie 1, 5, il rend ainsi compte des fautes des copistes en signalant que la proximité des lettres c et o et des lettres i et l explique que sciet soit devenu solet (Scriptura enim vetus habet, non sciet. Quod explicationes non indiget. Facilis autem lapsus fuit ut c, in o, et i, in l mutatur25). Il recourt de même à une inscription pour justifier la leçon vale qu’il substitue à iaces dans le vers 24 de l’élégie 1, 726.
Or, souvent, Scaliger ne tient pas compte des leçons du manuscrit : ainsi au début de la troisième élégie du livre I, il conserve les leçons de l’édition de Plantin et n’intègre aucune des leçons divergentes du manuscrit qu’il signale en marge de son édition27 ; souvent il en choisit d’autres ; parfois sans s’en expliquer. De fait, le manuscrit sur lequel il se fonde n’est pas entièrement fiable comme il le note au début de ses annotations sur les élégies de Properce :
Nam avorum nostrum memoria in cella vinaria inuentus fuit, ex quo exemplari omnia illa, quotquot hodie in Italia habentur, descripta sunt, quo fit, ut uetustum eius poetae nullum exemplar inveniatur. Qui autem illud descripsit primus, nae ille audax aut negligens homo fuit, quisquis ille fuit ; nam praeter innumera menda, quibus totum librum praestantissimi poetae aspersit, magni sceleris se obligauit, quum in secundo et tertio libro integras paginas, et magnum numerum versuum suo loco luxaverit, et infinitis locis magnas tenebras offuderit ; adeo, ut neminem esse putem (libere enim quod sentior fatebor) qui hunc poetam in secundo libro nisi per caliginem, quod dicitur, intelligat28.
D’après nos ancêtres on a trouvé dans un cellier l’exemplaire à partir duquel tous les ouvrages qui sont aujourd’hui en Italie ont été copiés ; c’est pourquoi on ne trouve aucun exemplaire ancien de ce poète. Le premier copiste, quel qu’il fut, fut assurément un homme audacieux ou négligent ; car outre d’innombrables fautes dont il a aspergé tout le livre de ce remarquable poète, il a commis un grand crime en déplaçant dans le second et le troisième livres des pages entières et un grand nombre de vers et il a répandu de grandes ténèbres sur un nombre infini d’endroits au point que je pense (je dirai, en effet, librement mon opinion) que personne n’est capable de comprendre ce poète dans le second livre, si ce c’est de façon nébuleuse.
Il explique qu’il est le premier à avoir subodoré des interpolations et qu’il a mis la même énergie à les restituer que pour Tibulle, ironisant sur l’incompétence de ses prédécesseurs :
Miraberis, candide lector, neminem unquam extitisse, qui id ante nos uiderit, quum tamen multi eius poetae studiosi hodieque sint. Sed quod supra tetigimus, plures sunt, qui eum poeta ament, quam qui intelligent29.
Tu t’étonneras peut-être, lecteur affûté, que personne n’ait jamais vu cela avant nous alors que beaucoup étudient ce poète même aujourd’hui. Mais comme nous l’avons évoqué plus haut, ils sont plus nombreux à l’aimer qu’à le comprendre.
Or, c’est par des conjectures qu’il chercher à retrouver l’original, rejoignant ainsi la démarche de Muret.
L’art de la conjecture
Pour légitimer leurs conjectures, Muret et Scaliger s’appuient sur leurs connaissances de la langue latine et des diverses sciences antiques – grammaire, métrique, géographie, mythologie, botanique, etc. – mais aussi sur leur maîtrise des sources grecques de Properce et de son style. Les deux philologues sont attentifs aux faits de langue et signalent des usages archaïques : Muret note, par exemple, que manu est utilisé pour manui dans l’élégie 1, 1130 tandis que Scaliger précise que « l’expression propertienne conscius in lacrimis (1, 10, 2) est tout à fait archaïque » (Propertiana loquutio, conscius in lacrimis, imo archaica31) et rappelle que les Anciens écrivent rutundum pour rotundum (4, 7, 6132). Dans la préface de son édition, Scaliger justifie la lecture d’une œuvre qui peut parfois heurter la pudeur en rappelant aux Catons que Properce est une source de bonne latinité : Nam ex quibus Latinitatem quam ex istis fontibus hauriemus ?33 (« À quelles sources puiserons-nous la latinité de préférence à ces sources ? »). C’est de même au nom de la latinité qu’il met en cause certaines leçons, par exemple l’expression abducere noctes (1, 11, 5) :
Abducere noctes pro abnoctare dici Latine non mihi persuadeo. Sed neque multo sincerior est scriptura nostra, adducere. Lego, ah ducere.
Je ne suis pas convaincu que l’on puisse utiliser en latin l’expression abducere noctes à la place du verbe abnoctare [découcher]. Mais la leçon de notre exemplaire, adducere, n’est pas beaucoup plus irréprochable. Je lis donc : ah ducere34.
Muret profite d’une remarque sur l’élégie 1, 10, 5 pour se positionner dans la querelle du cicéronianisme : adoptant, à l’instar d’Érasme, un cicéronianisme souple, il convoque Cicéron contre les Cicéroniens intransigeants qui ont l’audace de corrompre les vieux manuscrits par excès de scrupule35.
S’il se présente comme un savant et un pédagogue, il souligne dans la préface ses compétences de poéticien et de stylisticien pour distinguer les styles de Tibulle et de Properce, fidèle en cela à la pratique antique de la synkrisis, illustrée notamment par Quintilien ; il fait ainsi de Tibulle un représentant de la pureté et de l’intégrité romaine, tandis que Properce se distingue par son érudition et par l’imitation des Grecs36. Plus loin dans le discours, il précise cette distinction par l’opposition entre la nature (natura) et l’application (industria) et indique que les deux élégiaques pratiquent deux types d’imitation différents : Tibulle incarne la mimesis et rivalise avec la nature, tandis que Properce préfère l’imitatio et se veut un nouveau Callimaque. L’originalité de Muret par rapport à ses prédécesseurs est de transcrire cette opposition en utilisant les catégories stylistiques qui figurent dans la Rhétorique d’Aristote (3, 2, 1404b et Poétique, 20-22, 1456 b 20 – 1458a 17) : Tibulle excelle dans la clarté (to saphes), tandis que Properce excelle dans la couleur étrangère (to xenikon). Comme Aristote, Muret associe la couleur étrangère à l’ornementation et aux figures qui s’écartent de l’usage courant et suscitent l’étonnement et il indique non seulement les sources grecques du poète mais aussi l’usage d’hellénismes37. S’il ne reprend pas à son compte l’analyse stylistique de Muret, Scaliger signale lui aussi les sources grecques de Properce et ses hellénismes : il qualifie de « figure grecque » (graeca figura) l’emploi de ominat visura pour ominat visuram38, de « tournure grecque » (graecanica locutio) l’expression mouearis flumina39 ou encore d’hellénisme (hellenismus) le fait d’utiliser quibus pour quibusdam40.
Les deux philologues fondent enfin certaines de leurs conjectures sur une appréciation stylistique. C’est ainsi que Muret propose par exemple la paronomase amore moram pour le vers 2 de l’élégie 1, 12 :
Quod faciat) hic uersus uarie legitur in uetustis libris. Sunt, in quibus hoc modo :
Quod faciat nobis conscia Roma moram. Et aliis
Quod faciat nobis Cynthia Roma moram. In aliis
Ego suspicabar ita legendum
Quod faciat nobis Cynthia amore moram ?
Hanc autem e vocum similitudine elegantiam consectatus est autem in elegia quae proxime
sequitur : Certus et in nullo quaeris amore moram [1, 13, 6]41.
Quod faciat) ce vers est lu de façon variée dans les anciens livres. Il y en a dans lesquels
il figure de cette façon : « Parce qu’il prétexte que Rome est complice de mon retard ».
Dans d’autres on lit : « [Pourquoi ne cesses-tu de fabriquer contre moi une accusation
de mollesse], Cynthia, en prétextant que Rome est la cause de mon retard ? ». Moi
je subodorais qu’il fallait lire ainsi :
« Parce qu’il prétexte que Cynthie me retient par son amour ».
Il a aussi recherché cette élégance provenant de la proximité des sons dans l’élégie
qui suit :
« Sûr de toi, en aucun amour tu ne cherches la durée ».
Comme Muret, Scaliger fonde certaines corrections sur sa connaissance des usages et du style de Properce. C’est ainsi qu’il justifie son choix de leçon pour le vers 3 de l’élégie 1, 17 en précisant que « l’expression n’est pas harmonieuse » (Haec inconcinna sunt42) ; qu’il critique un « métaplasme inepte, indigne de l’éloquence de Properce » (Ineptus metaplasmus, et Propertiana facundia indignus43) ; que pour le vers 31 de l’élégie 2, 3, il préfère substituer tantum à semper en montrant que Properce « poursuit la métaphore » (Persistit in metaphora44) ; qu’il note que Properce utilise fréquemment teste pour testi (3, 6, 2045) ou qu’il modifie le vers 26 de l’élégie 3, 10 en signalant que l’hypallage était très familier à Properce (Est autem hypallage Propertio familiarissimo46).
Si les deux philologues pratiquent un même art de la conjecture fondé notamment sur leur connaissance de la langue latine et du style de Properce, leur ethos est différent. Muret est un philologue poète qui établit une continuité entre la lecture et l’imitation des poètes. À l’instar de Giovanni Pontano qui dans l’Antonius a réclamé pour les poètes le privilège exclusif d’apprécier la poésie47, il suggère que la compétence philologique résulte du talent poétique qui se nourrit à son tour de la philologie. Dans la préface des scolies sur Properce, plutôt que de choisir entre les deux modèles antiques, il invite à les lire et à les imiter, ce qu’il n’a cessé de faire lorsqu’il était jeune :
Satius fuerit, utrunque studiose ac diligenter evoluere, utriusque virtutes accurate perpendere, utrunque sibi ad imitandum proponere, si quando forte nos ad tentandum idem poematis genus aut voluntas adducet, aut naturae impetus feret. Quae ego omnia, Francisce Gonzaga, quantum quiddem in me fuit, summo studio adolescens factitavi48.
On se contentera de les lire tous deux avec ardeur et attention, d’apprécier soigneusement les qualités de chacun et de les imiter tous deux si la volonté ou la nature nous conduit à faire l’essai du genre élégiaque. C’est, Francesco Gonzaga, ce que je n’ai cessé de faire de toutes mes forces, avec la plus grande ardeur, lorsque j’étais jeune.
Comme j’ai pu le montrer à propos du commentaire de Catulle et des Leçons variées, il célèbre à plusieurs reprises les imitations néo-latines de certains poèmes de Catulle, en particulier celles de Marulle et il n’hésite pas à intégrer à ses commentaires et leçons ses propres traductions ou ses propres poèmes49. De même, à propos de l’élégie 1, 18 de Properce (1, 20 aujourd’hui), il vante une élégie de Flaminio (il s’agit de l’élégie 2, 6) qui imite le passage sur l’enlèvement d’Hylas : « sa description est d’une telle élégance et d’une telle douceur qu’il me semble pouvoir à bon droit être comparé aux Anciens »50.
Quant à Scaliger, il se présente avant tout comme un érudit. En digne fils de son père Jules-César qui corrige les poètes antiques et néo-latins dans le livre VI des Poetices libri septem, il n’hésite pas à prendre en défaut le poète antique et à critiquer l’éloge que ce dernier fait de Virgile dans l’élégie 2, 34. À propos des vers 67 et 69, il note que Properce délire et qu’il devait avoir en tête un autre auteur de bucoliques : Et haec ariolatur de Virgilio. Nam non apud Virgilium illa, sed apud Theocritum51 (« Properce délire à propos de Virgile. En effet, cela ne se trouve pas chez Virgile, mais chez Théocrite »). On reconnaît l’acribie familiale.
Comment s’affirmer au sein de la République des philologues ?
Chacun des deux philologues se positionne au sein de la République des philologues, une expression que Scaliger remotive en évoquant ironiquement les délibérations de l’« assemblée des critiques » (comitia criticorum52) qui a débattu pour savoir quelle plante, nardus ou crocus, l’expression spica Cilissa désigne dans l’élégie 4, 6, 74. Scaliger s’appuie sur Dioscoride pour trancher en faveur du safran (crocus). Antony Grafton a montré à propos du commentaire de Catulle comment le conflit d’autorité entre Muret et Scaliger se focalise sur l’école de Vettori, modèle de Scaliger et ennemi de Paul Manuce : Muret s’attaque à Politien, premier représentant de l’école de Florence, que Scaliger réhabilite53. Dans les scolies sur Properce, il n’est question ni de Vettori, ni de Politien. Muret s’en prend avec virulence aux éditeurs qui maintiennent des fautes avérées, comme au vers 9 de l’élégie 1, 154, Mimalion à la place de Minalion qu’on trouve encore dans les éditions de Gryphe au milieu du XVIe siècle. Il critique fréquemment Beroaldo et Volsco en soulignant leurs inepties pour mieux faire valoir ses propres compétences. De même, il cite deux fois Coelius Rhodiginus, une fois pour le louer alors qu’il condamne une interprétation de Beroaldo, la seconde fois pour condamner son interprétation de l’expression lecta Prometheis au vers 10 de l’élégie 1, 12 :
Coelius autem Rhodiginus dum in hoc loco explicando nova quaedam afferre vult, attulit non nova tantum, verum etiam aliena, et absurda55.
Or, Coelius Rhodiginus, tandis qu’en expliquant ce lieu, il voulait apporter quelque chose de nouveau, n’apporta pas seulement des explications neuves, mais des explications hors de propos et absurdes.
Face à l’assurance de certains, Muret revendique le droit au doute et à l’abstention :
Alii inepta quaedam et a se temere conficta afferunt, quod ego facere non constitui. Illis religio erat usquam haerere, et fateri quicquam a se non intelligi, mihi contra religio est, quicquam, quod me non intelligere intelligam, interpretari. (3, 5 (7), 21-2456)
Certains proposent des interprétations ineptes et inventées par eux sans raison sérieuse, ce que j’ai décidé de ne pas faire. Ils se retenaient scrupuleusement d’hésiter et d’avouer qu’ils ne comprenaient pas quelque chose ; au contraire, je me retiens scrupuleusement d’interpréter un passage si je comprends que je ne le comprends pas.
Scaliger formule de même dans la préface de ses Castigationes, une éthique du philologue en affirmant qu’il s’est attaché à ne pas égratigner les vivants et qu’il n’a cité les morts que pour leur rendre hommage :
Eum vero modum in istis brevibus, ac pene nudis notis servavi, ut neminem vivum ne minima quidem animadversione perstrinxerim ; mortuos autem, etiam quum ab eis dissentio, numquam nisi honorificentissime appellarim. Illiberale enim facinus, propter nescio quas verborum quisquilias, aut propter errorem aliquem, qui humanitus contigerit, tantorum hominum eruditionem, atque adeo totum nomen et famam in periculo vocare. Hoc solent facere stolide arguti homunciones, qui in huiusmodi akanthologiais totam aetatem contriuerunt, divina autem sapientiae mysteria ignorant57.
Dans ces notes brèves et presque nues, je me suis attaché à ne pas égratigner un homme vivant, même par la moindre remarque ; quant aux morts, même lorsque je ne suis pas du même avis qu’eux, je ne les mentionnerai qu’avec la plus grande déférence. C’est, en effet, un crime indigne d’un honnête homme de mettre en péril l’érudition, le nom et la réputation de si grands hommes à cause de je ne sais quelles coquilles ou d’une erreur, bien humaines. C’est ce que font bêtement de méprisables petits hommes pointilleux qui ont passé toute leur vie à des arguties de ce genre et ignorent les divins mystères de la sagesse.
Cependant, Scaliger déroge à maintes reprises à cette profession de foi dans ses annotations, du moins pour ce qui est des morts car il est vrai qu’il ne cite pas d’homme vivant : sa cible principale est Filippo Beroaldo qui est certes parfois loué, mais bien plus souvent critiqué pour avoir corrompu le texte (« interprète fautif », male interpres58 ; « qui a corrompu de nombreux passages qu’il ne comprenait pas » qui multa, quae non intelligebat, corrupit59 ; « Beroaldo a corrompu ce passage de façon tout à fait honteuse » corrupit hunc locum Beroaldus impudentissime60…). Tantôt Scaliger le prend en pitié (miseret me Beroaldus61) ; ou signale avec mépris qu’il l’a fait rire (Beroaldus hic mihi risum sustulit62). Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’observe pas la bienveillance qu’il revendique dans sa préface. Comme Muret, il critique Beroaldo pour démontrer sa supériorité sur un des grands maîtres de la philologie italienne et, alors que dans la préface et au début de son commentaire, il se conforme au topos de la modestie affectée en engageant les grands savants à le corriger et en précisant qu’au moins, ils ne pourront pas blâmer ses tentatives63, il s’enhardit peu à peu et se vante de donner des leçons aux Italiens alors qu’il est français (« Moi qui viens de l’autre côté des Alpes, j’ai enseigné la patrie de Properce aux Italiens et même aux Ombriens eux-mêmes ». Ego homo Transalpinus Italos homines atque adeo ipsos Vmbros patriam Propertii docui64). Or, Scaliger égratigne aussi les savants français. Il s’en prend à plusieurs reprises au grand Turnèbe, parfois pour signaler des leçons erronées, par exemple dans l’élégie 4, 5, 70 en raison d’une méconnaissance de l’habitat romain, mais surtout pour revendiquer la priorité de certaines trouvailles : il indique ainsi qu’il avait fait, avant que Turnèbe ne la publie dans ses Adversaria, une correction fondée sur l’étymologie pour le vers 12 de l’élégie 2, 2, ce dont peut témoigner son élève Louis Chasteigner de la Roche-Posay (1535-1595), ambassadeur du roi auprès du saint Siège65 – ces protestations n’ont pas eu d’effet puisque c’est encore à Turnèbe que Paganelli attribue la conjecture. De même, il ironise sur la vanité du philologue français, fier d’avoir substitué dans le vers 39 de l’élégie 4, 8 la leçon crotalistria, aujourd’hui adoptée, à l’ancien Crolastria :
Coralistria) Vix ephebos egressi legebamus, crotalistria. Tamen Turnebus videtur sibi de Annibale victo triumphare, quum rem tritissimam, et puero facillimam venditat66.
À peine sorti de l’enfance, je lisais : crotalistria. Cependant Turnèbe croit avoir triomphé d’Hannibal alors qu’il se fait valoir pour une leçon tout à fait banale et très facile à trouver pour un enfant.
Plus tard, Scaliger expliquera dans sa biographie qu’il a suivi les cours de grec de Turnèbe à Paris quand il avait dix-neuf ans mais qu’après deux mois, constatant qu’il n’apprenait rien, il a décidé d’apprendre le grec tout seul à partir de l’œuvre d’Homère dont il s’était procuré le texte grec et une traduction67. Dans les Castigationes, il entend montrer qu’il a égalé et même dépassé son ancien maître.
Pour conclure, les deux Français prétendent rivaliser avec les Italiens qui se considèrent comme les héritiers légitimes et privilégiés des Anciens mais le font en incarnant deux écoles philologiques différentes. Alors qu’en 1553, il a mis en scène dans son commentaire des Amours de Ronsard un ethos de philologue inspiré, lorsqu’il se trouve à Venise à partir de 1554, Marc-Antoine Muret préfère se présenter comme un érudit attentif aux leçons des manuscrits, capable de mobiliser de nombreuses connaissances lexicales, mythologiques, géographiques et littéraires. Cependant, s’il est un pédagogue réputé, il est aussi un poète pour qui lecture et imitation des poètes anciens vont de pair. Si on se rappelle que Giovanni Pontano, le chef de file de l’Académie napolitaine, a réclamé pour les poètes le privilège exclusif d’apprécier la poésie, le statut de Muret constitue un atout dont son éditeur Paul Manuce entend profiter. Joseph-Juste Scaliger adopte la méthode philologique de l’école florentine qui consiste à s’appuyer sur le témoin le plus ancien alors que ses collègues et amis Jacques Cujas et Denys Lambin privilégient la confrontation de plusieurs manuscrits. Il corrige cependant ce témoin en essayant de reconstituer un archétype perdu et, ce faisant, pratique la même méthode que Muret en mettant à profit des sciences variées et notamment la graphie, la grammaire, la métrique et tous les savoirs possibles sur l’Antiquité. Comme Muret et, encore plus que ce dernier, il exploite et exhibe sa connaissance du grec et profite du commentaire de Properce pour faire la leçon à son premier professeur de grec, Adrien Turnèbe, et montrer que l’élève a dépassé le maître.
Notes
- Voir notamment le chapitre 9 de l’ouvrage de James L. Butrica (Butrica 1951 : chap. 9), consacré aux « incunables et à leurs descendants » et Catanzaro et Santucci : 1996.
- Coppini 1996 : 27-79.
- Bise Casella 1996 : 135-151.
- L’ouvrage de référence sur les travaux philologiques de Joseph Juste Scaliger reste celui d’Anthony Grafton (Grafton 1983 qu’il faut compléter par Grafton 1975 qui porte sur Catulle). Ceux de Muret ont fait l’objet de plusieurs travaux récents rassemblés dans un volume collectif (Bernard-Pradelle, Buzon, Girot et Mouren 2020) et ses travaux sur Tacite ont fait l’objet d’une passionnante monographie (Claire 2022). La confrontation des deux savants a déjà donné lieu à de stimulantes études (Gaisser 1993 : pour Catulle et Restani 1996 : 89-100 pour Properce) que nous approfondirons.
- Sur Muret en France, voir Dejob 1882 ; Trinquet 1965 : 272-275 ; sur les Juvenilia, Leroux 2009 et sur le commentaire de Ronsard, Muret 1985 et Muret 1999 ; Céard 1951 : 101-115 et Céard 1990 : 37-50 ; Mathieu-Castellani 1989 : 359-367 ; Rigolot 1988 : 3-16 et 1989 : 17-26 et Silver 1996 : 33-48.
- Leroux 2005 : 343-370.
- Girot 2012 : 51-63.
- Voir Girot 2001 : 41-163 et Girot 2009 : 51-64.
- Muret 1558 : f. 93vo ; Ruhnken, 1789 : II, 932.
- Voir Claire 2022.
- Scaliger 1577 : f. a7vo.
- Scaliger 1577 : f. a7vo-a8vo.
- Voir Grafton 1975 : 155-181 et Grafton 1983 : 161-171.
- Scaliger 1577 : 167-252.
- Bernays 1855 : 45-45.
- Timpanaro 1963 : 9-10, 14, 30, 69-70, 100.
- Scaliger 1666 : 234-236.
- Les annotations des deux sont réunies dans Catullus, Tibullus et Propertius, 1680.
- Gaisser 1993 : 155-162.
- Muret 1558 : f. 79ro ; Restani 1996 : 187.
- Muret 1558 : f. 79vo ; 81vo ; 83ro ; 85vo ; 89ro-89vo ; 92vo.
- Scaliger 1669 : 100-101 et Ellis et Palmer 1975 : 124-158 ; Grafton 1975 : 158-160 ; Grafton 1983 : 162-164.
- Grafton 1975 : 162.
- Scaliger 1573 et Grafton 1975 : 168.
- Scaliger 1577 : 170.
- Scaliger 1577 : 172.
- Canter 1569 : 7.
- Scaliger 1577 : 168.
- Scaliger 1577 : 169.
- Muret 1558 : f. 81vo.
- Scaliger 1577 : 175.
- Scaliger 1577 : 244
- Scaliger 1577 : f. a4vo.
- Scaliger 1577 : 177.
- Muret 1558 : 80.
- Muret 1558 : f. A2ro-A3vo.
- Leroux 2020 : 425-445.
- Scaliger 1577 : 178.
- Scaliger 1577 : 194.
- Scaliger 1577 : 222.
- Muret 1558 : f. 82ro.
- Scaliger 1577 : 178.
- Scaliger 1577 : 179.
- Scaliger 1577 : 184.
- Scaliger 1577 : 212.
- Scaliger 1577 : 217.
- Previtera 1943 : 176.
- Muret 1558 : f. A2ro-A3vo.
- Leroux 2020 : 439-445.
- Muret 1558 : f. 85ro.
- Scaliger 1577 : 208.
- Scaliger 1577 : 238.
- Grafton 1975 : 166-169.
- Muret 1558 : f. 76ro.
- Muret 1558 : 82v°.
- Muret 1558 : f. 92ro.
- Scaliger 1577 : f. A5vo.
- Scaliger 1577 : 177.
- Scaliger 1577 : 187.
- Scaliger 1577 : 192.
- Scaliger 1577 : 220.
- Scaliger 1577 : 236.
- Scaliger 1577 : f. a5vo et 169.
- Scaliger 1577 : 229.
- Scaliger 1577 : 182.
- Scaliger 1577 : 247.
- Robinson 1927 : 30-31 et Grafton 1975 : 155.