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Définir les natures de la reprise

Nous avons jusqu’à présent utilisé la formule englobante et neutre de « reprises » pour qualifier l’ensemble des œuvres contemporaines dont les sujets renvoient à l’Antiquité grecque et romaine. Toutefois, grâce au travail de décomposition des modalités de réceptions effectuées précédemment, il nous est désormais possible de définir la nature des œuvres qui constituent notre corpus. Le croisement des intentions des artistes aux registres perçus par le spectateur, ainsi que la distinction opérée entre les œuvres-source identifiées de celles qui ne le sont pas, nous permettent de définir plus précisément la nature des reprises.

Nous observons véritablement deux types de reprises : la transposition d’une part, et l’allusion d’autre part. Ce chapitre a pour visée d’expliciter le choix que nous faisons de recourir spécifiquement à ces termes qui peuvent paraître, au premier abord, réducteurs. En ce sens, il vise également à justifier pourquoi certains vocables ont été (volontairement) mis de côté. En effet, à l’image des registres, nous souhaitons proposer une terminologie précise en place et lieu des termes parfois inadaptés.

De la transposition à l’allusion

La transposition

Le terme de transposition se révèle particulièrement intéressant pour notre objet d’étude. En effet, par définition, la transposition consiste à « adapter le contenu d’une œuvre, un thème à un contexte différent, dans une forme différente1 ». En littérature, elle est pour Gérard Genette « sans nul doute la plus importante de toutes les pratiques hypertextuelles2 ». Grâce aux analyses menées sur notre corpus, il nous est désormais permis de le paraphraser et d’affirmer que la transposition est aussi la plus importante de toutes les pratiques hyperartistiques. En effet, lorsque les artistes transforment et modifient les œuvres-source pour en produire de nouvelles, c’est bien de transposition qu’il s’agit. Pour être qualifiées de transpositions, la ou les œuvres-source doivent donc être clairement identifiées dans l’œuvre-cible. Toutefois, comme le remarque Sabine Forero Mendoza, la transposition « ne désigne que l’opération de transfert ou même le résultat de cette opération, sans rien dire des intentions que la guide3 ». C’est pourquoi, en combinant les intentions des artistes aux registres perçus par le« spect-acteur », il est possible de distinguer deux types de transposition : la transposition parodique et la transposition sérieuse.

La transposition parodique

La formulation de « transposition parodique » nous semble la plus pertinente pour définir ce qui représente la majorité des œuvres de notre corpus.

En littérature, la parodie est, par définition, un « texte, ouvrage qui, à des fins satiriques ou comiques, imite en la tournant en ridicule, une partie ou la totalité d’une œuvre sérieuse connue4 ». De même, c’est l’« imitation grossière qui ne restitue que certaines apparences5 ». C’est aussi, comme le remarque Paul Aron, « l’imitation d’un modèle détourné de son sens initial6 ». En définitive, il s’agit d’une « notion confuse7 » du champ littéraire, laquelle a été largement étudiée par le passé. Dans une contribution récente à l’ouvrage L’Empire du rire (XIXe-XXIe siècle), Daniel Sangsue est revenu sur le large éventail de ce qui a pu être défini comme « parodie » par des théoriciens tels que Iouri Tynianov, Gérard Genette ou bien encore Linda Hutcheon8. Il a observé que la parodie se révélait, pour certains, comique (« Le comique est une couleur accompagnant généralement la parodie, mais nullement la couleur de la parodie elle-même9 ») et, pour d’autres, ironique (« [la parodie est] une forme d’imitation, mais d’imitation caractérisée par une inversion ironique, pas toujours aux dépens du texte parodié10 »).

Littéraire, la parodie est aussi artistique. En effet, elle qualifie régulièrement des œuvres produites dans le champ des arts plastiques et des arts visuels, comme l’a démontré Juliette Bertron dans une thèse de doctorat intitulée De la parodie dans l’art de 1960 à nos jours et soutenue en 2014. Dans ce travail, l’auteur a cherché à comprendre et à penser l’export de la parodie (qui a « mauvaise réputation11 ») du champ littéraire vers le champ artistique. En effet, alors que le terme de parodie est couramment employé depuis de très nombreuses années pour définir les œuvres qui en reprennent d’autres, aucune étude d’ampleur n’avait été réalisée sur son usage. Ainsi pour caractériser une œuvre comme parodique, Juliette Bertron considère que : « lorsque l’œuvre ou les œuvres reprises sont signalées et identifiables en tant que sources citées, alors nous avons principalement à faire à une transformation directe, et donc à une parodie12 ».

Nous avons bien tenté d’appliquer cette considération à partir des œuvres de notre corpus. Toutefois, nous émettons deux réserves. La première concerne le terme seul de « parodie ». S’il semble effectivement envisageable d’utiliser ce vocable pour qualifier des œuvres au registre humoristique ou tragi-comique, il nous fait aussi reconnaître que toutes ne tournent pas en ridicule les œuvres-source. Aussi, dans l’éventualité où l’artiste produirait une œuvre satirique, il ne vise pas nécessairement la référence antique. Certes, il peut éventuellement s’attaquer à ce qui est identifié comme la culture classique, mais c’est souvent pour mieux dénigrer le monde dans lequel nous vivons. La référence à l’Antiquité n’est alors qu’un support visuel au discours de l’artiste. De la sorte, afin d’atténuer l’intention comique (et moqueuse) à laquelle la parodie est encore trop souvent attachée et qui ne peut qualifier pleinement les œuvres de notre corpus, nous parlerons de caractère parodique et donc de « transposition parodique ». Sont identifiées comme des transpositions parodiques toutes les productions artistiques associées par le récepteur aux registres humoristique ou tragi-comique et dont les œuvres-source qui les composent sont identifiées.

La transposition sérieuse

Inévitablement, lorsque les artistes recourent à des statues de l’Antiquité grecque et romaine, ils portent un nouveau regard sur elles. Ils les resémantisent, c’est-à-dire, qu’ils leur insufflent un nouveau sens, une nouvelle signification. Or la resémantisation ne produit pas forcément le parodique. Pensons, pour ne citer que quelques exemples, aux artistes qui prennent les sculptures antiques comme modèle à des expérimentations techniques ou qui s’en servent à des fins de questionnements du monde qui les entoure. Dans ce cas, nous faisons le choix de nommer « transpositions sérieuses » les œuvres produites que le spectateur associe aux registres sérieux et tragiques.

Nous ne pouvons qualifier de transpositions parodiques ou de transpositions sérieuses les œuvres dans lesquelles les œuvres-source n’ont pas été ou ne peuvent pas être identifiées par le récepteur. Nous faisons alors le choix de recourir à l’allusion, qui peut être sérieuse autant que parodique.

L’allusion

L’allusion est, par définition, « la figure par laquelle certains mots ou tournures éveillent dans l’esprit l’idée d’une personne ou d’un fait dont on ne parle pas expressément13 ». Dans le domaine artistique, elle peut se manifester de plusieurs manières. De la fin des années 1970 au début des années 1980, lorsque Cy Twombly mentionne au crayon à papier le nom d’une divinité sur une toile composée de dessins abstraits dont le graphisme s’apparente à des « gribouillages », c’est bien d’allusion qu’il s’agit. Lorsque l’inscription est absente, c’est alors le titre qui fait allusion à la divinité Vénus, comme en témoigne la sculpture intitulée Aphrodite Anadyomene14.

La simple mention d’une divinité mythologique, extrêmement connotée, participe indéniablement à la création de tout un imaginaire. Mais ce n’est pas le seul procédé utilisé par les artistes. Ces derniers peuvent recourir à des formes et des matériaux qui permettent également de faire allusion à l’Antiquité.

En ce sens, outre celle de Damien Hirst, pensons à la direction prise par Cammie Staros. L’artiste américaine fait allusion à l’Antiquité grâce aux motifs et aux matériaux qu’elle utilise. Sshhh (fig. 35) réalisé en 2015, par exemple, consiste en un méandre sculpté dans du noyer, dont une extrémité est redressée. Le motif caractéristique peint à l’origine sur les céramiques de la période géométrique devient autonome, se transforme et s’anime tel un serpent pour occuper un espace non plus bidimensionnel, mais tridimensionnel. Le titre devient alors une onomatopée, le récepteur associant le « Sshhh » au sifflement du serpent. Dans ce cas, l’allusion à l’Antiquité permet au récepteur de dévier de la forme initiale. C’est indéniablement un travail sur l’analogie formelle que propose la sculptrice en invitant à l’imagination celui qui observe les œuvres dans le détail. Les céramiques qu’elle façonne prennent également vie et semblent poser telles des icônes de mode, comme en témoigne Reclining Nude (fig. 36) : les anses de l’amphore deviennent des bras sur lesquels vient se poser le col qui, pourvu d’un œil s’apparente à une tête. La panse se fait corps et se prolonge non plus d’une simple base, mais de pieds. Dans ce cas, l’allusion se teinte d’humour. Nous parlerons alors d’« allusion humoristique ».

Cammie Staros, Sshhh, 2015, noyer, 116,9 x 116,9 x 228,6 cm, 
Shulamit Nazarian Gallery, Los Angeles. © Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Fig. 35. Cammie Staros, Sshhh, 2015, noyer, 116,9 x 116,9 x 228,6 cm, Shulamit Nazarian Gallery, Los Angeles. © Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Cammie Staros, Reclining Nude, 2015, céramique, bois, peinture, 111,8 x 66 x 96,5 cm, Shulamit Nazarian Gallery, Los Angeles. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Fig. 36. Cammie Staros, Reclining Nude, 2015, céramique, bois, peinture, 111,8 x 66 x 96,5 cm, Shulamit Nazarian Gallery, Los Angeles. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Les allusions se révèlent aussi à travers les détails. La figuration par Mimmo Paladino d’un personnage portant un casque à cimier et tenant une lance contribuent à représenter un guerrier (Hector15), comme les colonnes cannelées blanches d’Aaron T. Stephan suffisent à rappeler l’architecture grecque classique (18 Columns16). Ces images sont le fruit de réminiscences qui se mêlent sous formes imprécises et que nous devons, il nous semble, à l’ensemble de la culture visuelle (cinéma, bande dessinée, ouvrages d’art, littérature jeunesse, etc.) qui, mêlées, permettent à l’artiste de créer ses images et au spectateur de les recevoir. De manière générale, les allusions caractérisent les productions artistiques associées au registre merveilleux.

Définir les diverses reprises de transpositions ou d’allusions peut sembler réducteur, car il existe d’autres termes pour décrire les pratiques hyperartistiques. Le pastiche, le détournement, ou bien encore l’appropriation sont des exemples particulièrement représentatifs. Nous proposons d’expliquer dès à présent pourquoi nous les mettons de côté dans le cadre de ce travail.

Délaisser pour clarifier ? Fixer le vocabulaire

Comme l’a remarqué Georges Roque, il n’existe pas d’unification du vocabulaire pour qualifier les œuvres qui en reprennent d’autres17. Nous souhaitons ici revenir sur quatre termes. Les trois premiers concernent des pratiques artistiques, à savoir le pastiche, le détournement, l’appropriation. Le quatrième est l’adjectif postmoderne, associé au courant artistique du même nom.

Le pastiche

Là où nous proposons le terme d’allusion, Juliette Bertron suggère de recourir à celui de pastiche quand l’artiste imite un style sans que l’on puisse identifier les œuvres-source :

Lorsque cette imitation stylistique […] convoque pêle-mêle des œuvres dans nos mémoires sans privilégier parmi elles une référence précise et rendue clairement par l’artiste, alors nous pouvons parler de pastiche18.

 Or nous faisons le choix de ne pas recourir à ce vocable, et ce, pour plusieurs raisons. D’une part, le pastiche est, par définition, une « œuvre artistique ou littéraire dans laquelle l’auteur imite en partie ou totalement l’œuvre d’un maître ou d’un artiste en renom par exercice, par jeu ou dans une intention parodique19 ». De la sorte, le pastiche apporte de la confusion en se révélant aussi parodie20. D’autre part, l’étymologie du terme nous informe que le pastiche est emprunté à l’italien pasticcio, qui signifie en premier lieu « pâté ». Le pastiche renferme donc un jugement péjoratif, puisqu’il qualifie aussi l’imitation grossière d’un style.

Le détournement

Par définition, le détournement est l’« action de changer la direction initiale d’une voie21 » et, par extension, l’« action de tourner quelque chose dans une autre direction22 ». Nous retrouvons ce terme dans le champ spécifique des arts plastiques et des arts visuels pour désigner des œuvres et des objets clairement identifiés qui ont subi des transformations plastiques en vue de resémantisations profondes. Le détournement se révèle forme d’engagement puisqu’il suppose l’implication des artistes pour dévier du sujet initial, comme le fait par exemple Yinka Shonibare avec ses sculptures. Ainsi, lorsqu’ils s’interrogent et/ou questionnent la société en s’appuyant sur des œuvres-source, les artistes pratiquent bel et bien le détournement. Pour autant, nos testimonia ne peuvent pas toutes être qualifiées de la sorte : ce n’est pas parce qu’il y a transposition (ou allusion) qu’il y a détournement. En ce sens, pensons, encore une fois, aux illustrations et à un certain nombre d’exercices techniques et/ou de styles. Dominique Berthet rappelle que cette pratique artistique est une « modalité de l’appropriation23 ».

L’appropriation

Tant elle se révèle englobante, l’appropriation est certainement le terme le plus utilisé par les spécialistes pour qualifier l’ensemble des pratiques hyperartistiques. Dans la définition qu’il donne de l’appropriation, Dominique Berthet observe à juste titre la grande variété de démarches « appropriatives » :

Au cours de cette période [en particulier au cours du XXe siècle], les artistes ont proposé une grande diversité de démarches appropriatives, parmi lesquelles : la citation, le prélèvement, l’inclusion, l’interprétation, la variation, la transformation, l’hybridation, l’altération, le détournement, la transgression, la mutation, etc. La copie, le photomontage, le collage, l’assemblage, le recyclage sont, parmi d’autres, des procédés de l’appropriation24.

Ce recensement non exhaustif fait état de procédés plastiques extrêmement riches, même si certains peuvent se confondre. En effet, un recyclage peut aussi bien résulter d’un collage que d’un photomontage (voire des deux). Ainsi, le terme d’appropriation s’apparente à une catégorie globale renvoyant à des démarches et à des procédés multiples.

L’appropriation en tant qu’acte de faire sien un objet (qui peut être transformé à loisir) désigne aussi un mouvement artistique. En dépit d’une riche littérature sur le sujet25, il faut reconnaître la difficulté de le dater, mais aussi de saisir ce qu’il renferme précisément. De même, le rôle de l’artiste « appropriationniste » n’est pas clairement défini. C’est pourquoi nous préférons ne pas recourir à ce terme pour désigner une catégorie de pratiques hyperartistiques.

Toutefois, il ne s’agit pas ici de bannir l’usage du terme d’appropriation dans la mesure où l’acte qui consiste à faire un objet (ici la référence antique) sa propriété, s’inscrit pleinement dans les réflexions menées par certains de nos artistes sur les notions de transfert et d’appropriation culturelle. Le recours à l’expression d’appropriation culturelle doit ici être envisagé de manière positive et non péjorative, car la dépossession (de la référence antique) et les rapports de domination sont questionnés26. Ils le sont d’ailleurs d’artistes de nationalités extra européennes pour la plupart, comme Meekyoung Shin, Xu Zhen, Yinka Shonibare ou bien encore Sanford Biggers27.

Les œuvres néo-néo sont-elles postmodernes ?

Des artistes tels que Jeff Koons ou Damien Hirst sont régulièrement désignés comme étant « postmodernes ». Et sur les banques d’images en ligne comme Pinterest ou Shutterstock, la recherche d’images avec le mot- clé « postmodern art » offre en résultat de très nombreuses créations infographiques mettant en scène des transpositions de la statuaire classique28. Nous proposons aujourd’hui de réévaluer son usage, car le Postmodernisme s’apparente tantôt à un courant artistique, tantôt à un courant philosophique aux contours nébuleux, le CNRTL le définissant comme la « tendance qui a succédé au modernisme et à ses orientations29 ».

Du Postmodernisme aux Postmodernismes

 Sébastien Rongier, dans Le Dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art, nous informe que « le postmodernisme est d’abord marqué par un souci du mélange, de la combinatoire, en l’absence de tout doctrine ou point de vue critique30 ». Mais que renferme précisément cette « tendance » apparue à la fin des années 1970 aux États-Unis et en Europe, et dont l’orthographe diffère d’un auteur à l’autre31 ? Dans la préface à son ouvrage intitulé Post-Modernism. The New Classicism in Art and Architecture, l’architecte, historien et critique américain Charles Jencks rappelle que nombreuses sont les personnes à avoir entendu parler du Postmodernisme sans avoir une idée très claire de ce qu’il signifie32. Et nous ne pouvons que le comprendre. Sont en premier lieu qualifiées de postmodernes les formes architecturales dans lesquelles des références à l’Antiquité classique, à la Renaissance ou au Néoclassicisme sont reconnaissables33. Charles Jencks, à qui nous devons les premiers écrits dès les années 1980 sur le Postmodernisme34, l’envisage comme un mouvement architectural et artistique englobant qui s’adresse, comme le remarque Perry Anderson, « à la fois au goût des élites et à la sensibilité populaire35 ». L’œuvre Strada Novissima (The presence of the past)36 de l’architecte, artiste et designer autrichien Hans Hollein en est un exemple particulièrement caractéristique. Exposée lors de la Biennale d’architecture de Venise en 1980, elle consiste en six colonnes qui, si elles présentent toute une différence – une est recouverte de végétation, une est tronquée et ne conserve que sa partie supérieure, une autre encore présente une base parallélépipédique – ont aussi toutes en commun de figurer l’ordre toscan. Sur les chapiteaux reposent, délimités par un néon de couleur bleu, un entablement surmonté d’un fronton avec, en son centre, un oculus. Cette allusion aux architectures antique et renaissante permit notamment à Charles Jencks de faire découvrir au public sa vision du Postmodernisme et de l’asseoir comme un nouveau mouvement architectural sur lequel il fallait désormais compter. En effet, il a contribué à l’organisation de la section architecture de la Biennale, à l’invitation du directeur et « brillant pionnier de la construction postmoderne37 », Paolo Portoghesi.

« La présence du passé38 » ne concerne pas seulement l’architecture, puisque Charles Jencks a effectué un recensement d’œuvres picturales et sculpturales qu’il considère comme « postmodernes ». À partir d’elles, il observe les combinaisons de reprises antiques (de Grèce, d’Italie ou bien encore d’Égypte), et propose même de les regrouper dans un nouveau courant artistique qu’il nomme le Canonic and Free-Style Classicism39. Si parmi les artistes analysés nous retrouvons Odd Nerdrum, Carlo Maria Mariani, Gérard Garouste et Anne et Patrick Poirier, il cite également James Valerio, David Hockney, Peter Blake ou encore James McGarrell, dont les peintures à l’huile sur toile sont en revanche dépourvues de références au passé antique. De la sorte, le Free-Style Classicism, en tant que ramification du Postmodernisme, renferme une diversité de productions n’ayant pas forcément de lien entre elles mis à part, éventuellement, un traitement académique de la peinture.

La difficulté à saisir ce que serait un art postmoderne se confirme en 2015 avec, nous semble-t-il, la publication de l’ouvrage de Fredric Jameson, The Ancients and the Postmoderns. On the History of Forms40. Le tableau de Giorgio de Chirico, intitulé L’Incertitude du poète41 en couverture de l’ouvrage, laisse deviner une analyse d’œuvres dans un dialogue pensé avec l’Antiquité grecque et romaine. Mais il n’en est rien, la peinture de Giorgio de Chirico n’étant finalement même pas abordée dans le contenu de l’ouvrage. Les références artistiques au passé observées ne renvoient qu’aux productions de Pierre-Paul Rubens. Enfin, nulle mention n’a été faite de Charles Jencks et de son Free-Style Classicism.

Dans l’article « Art et esthétique : du moderne au contemporain » paru dans la revue Diogène en 2011, Aleš Erjavec et Nicole G. Albert tentent d’identifier le phénomène postmoderne et ses causes. Selon eux :

Le postmodernisme apparaît essentiellement comme un phénomène transitoire qui a joué le rôle de marqueur culturel d’une mutation historique plus profonde, à savoir le passage de la société industrielle et des cultures et économies nationales à une société postindustrielle de l’information et, évidemment, au capital multinational et mondialisé42.

Ainsi, les deux auteurs présentent le Postmodernisme non pas comme un mouvement artistique, mais davantage comme un phénomène transitoire entre deux sociétés des années 1980. Cette analyse de la tendance postmoderne rejoint celle initiée, dès 1979, par Jean-François Lyotard dans La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir43. Nous glissons alors vers une autre conception du Postmodernisme, tournée cette fois-ci vers le discours philosophique. À ce titre, une anecdote relevée par Perry Anderson dans l’ouvrage Les Origines de la Postmodernité permet de nous éclairer sur deux orientations qui ont peu en commun :

Au moment où il [Jean-François Lyotard] rédigeait La Condition postmoderne, il ignorait que le terme était employé dans le domaine de l’architecture – qui constituait peut-être le seul art sur lequel il n’avait jamais écrit –, où il possédait une signification esthétique à l’antithèse de tout ce que le philosophe appréciait44.

La conception du Postmodernisme selon Jean-François Lyotard se veut marqueur de la fin dit « des grands récits ». Nous entendons par cette formulation une histoire de l’Humanité qui, grâce aux sciences et aux arts, mènerait vers l’émancipation et le progrès. La réflexion philosophique se mêle par la suite aux études historiques dans Le Postmodernisme ou la logique du capitalisme tardif de Fredric Jameson, paru en 199145. Nous retenons du théoricien américain que le « postmodernisme est la consommation de la pure marchandisation comme processus46 ». Le terme postmodernisme permet ainsi de qualifier une société basée sur la recherche du profit. Certes l’approche du Postmodernisme par l’intermédiaire de la marchandisation retient notre attention, mais elle ne saurait justifier son utilisation ici d’autant plus qu’en passant d’une société mondialisée à une société globalisée, le Postmodernisme apparaît aujourd’hui dépassé.

L’héritage postmoderne

Ainsi, tranchons-nous le nœud gordien : puisqu’il n’y a pas une mais des définitions du Postmodernisme, nous préférons ne pas recourir à ce terme pour qualifier les œuvres néo-néo. Certes les œuvres de notre corpus produites dans les années 1980 ont pu être qualifiées de postmodernes, car des références à l’Antiquité pouvaient y être observées. Mais ne l’ont-elles pas été par défaut ? Après tout, il n’existait pas d’autres termes pour les désigner. En revanche, il nous semble permis de parler d’un « héritage postmoderne », et ce pour deux raisons : nous savons d’une part que c’est à cette période que les pratiques hyperartistiques se sont le plus développées, caractérisées par « un souci du mélange et de la combinatoire47 », et d’autre part que l’approche mercantile des œuvres d’art en particulier n’a cessé de se renforcer.

En définitive, nous pouvons dire que nos testimonia se composent d’allusions et de transpositions, lesquelles peuvent être humoristiques ou sérieuses. Mais alors que la nature des reprises ont été identifiées, nous observons que deux adjectifs relatifs à des jugements de goût viennent à leur tour désigner un certain nombre d’œuvres de notre corpus. Ainsi, car nous nous intéressons dans le cadre de cette partie aux rôles du récepteur, nous souhaitons revenir sur ces deux termes que sont le kitsch et le beau.

Notes

  1. « Transposition », dans CNRTL [en ligne] https://www.cnrtl.fr/definition/transposition.
  2. Gérard Genette, Palimpsestes. La Littérature au second degré, op. cit., p. 291.
  3. Sabine Forero Mendoza, « De la citation dans l’art et dans la peinture en particulier. Éléments pour une étude phénoménologique et historique », op. cit., p. 25.
  4. Voir « Parodie » dans CNRTL [en ligne] https://www.cnrtl.fr/definition/parodie.
  5. Ibid.
  6. Paul Aron, « Parodie », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala (dir.), Le Dictionnaire du Littéraire, op. cit., p. 550.
  7. Nous empruntons la formulation à Daniel Sangsue, dans La Parodie, Paris, Hachette, 1994, p. 7, chapitre 1 : « Une notion confuse et dévalorisée ».
  8. Daniel Sangsue, « La parodie », dans Mathieu Letourneux et Alain Vaillant (dir.), L’Empire du rire (XIXe-XXIe siècle), op. cit., p. 301.
  9. Cité par Daniel Sangsue, ibid. : Iouri Tynianov, « Destruction, parodie », dans Change 2, 1969, p. 76.
  10. Cité par Daniel Sangsue, ibid. : Linda Hutcheon, A Theory of Parody. The Teachings of Twentieth Century Art Forms, New York et Londres, Methuen, 1985, p. 6. Traduction de Daniel Sangsue.
  11. Juliette Bertron, op. cit., p. 28 : « C’est, en effet, son fonctionnement même, en tant que transformation et reprise d’une œuvre qui la précède, qui pousse à cette assimilation au simulacre, érigé sans cesse en danger pour l’essence de l’art ».
  12. Ibid., p. 65.
  13. « Allusion », dans CNRTL [en ligne] https://www.cnrtl.fr/definition/allusion.
  14. Cy Twombly, Aphrodite Anadyomene, 1979, huile, craie grasse, crayon graphite, papier, 100,3 x 70,4 cm, Cy Twombly Fondation, New York. Un certain nombre d’œuvres de Cy Twombly ont été présentées du 30 novembre au 24 avril 2017 au Centre Pompidou, puis du 25 mai au 3 septembre 2017 au Musée d’art cycladique à Athènes, dans le cadre de l’exposition temporaire Divine Dialogues. Cy Twombly and Greek Antiquity. Voir Divine Dialogues : Cy Twombly & Greek Antiquity, cat. exp., Athènes, Museum of Cycladic Art, 25 mai-3 septembre 2017, Athènes, Museum of Cycladic Art, 2017.
  15. Mimmo Paladino, Hector (Iliade), 2001, crayon, gouache, dimensions et lieu de conservation non renseignés.
  16. Aaron T. Stephan, 18 Columns, résine, peinture acrylique, 487 x 487 x 213 cm, lieu de conservation non renseigné. Voir [en ligne] https://aarontstephan.com/artwork/1121183-EIGHTEEN%20COLUMNS.html.
  17. Voir Georges Roque, « Recyclage : terminologie et opérations », op. cit., 2013.
  18. Juliette Bertron, op. cit., p. 65.
  19. « Pastiche », dans CNRTL [en ligne] https://www.cnrtl.fr/definition/pastiche.
  20. Dans l’article « La parodie » de L’Empire du rire. XIXe-XXIe siècle (op. cit., p. 303), Daniel Sangsue évoque le mot-valise « parostiche »inventé par Jacques Espagnon pour qualifier ce type de productions dans le Répertoire des pastiches et parodies littéraires des XIXe et XXe siècle, Paris, PUPS, 2009, p. 9.
  21. « Détournement », dans CNRTL [en ligne] https://www.cnrtl.fr/definition/d%C3%A9tournement.
  22. Id.
  23. Voir Dominique Berthet, « Éditorial », Recherches en Esthétique, Revue du C.E.R.E.A.P., n°24, « Art et détournement », janvier 2019.
  24. Dominique Berthet, « Appropriation » dans Jacques Morizot et Roget Pouviet (dir.), Dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art, op. cit., p. 38.
  25. Voir, par exemple, Dominique Berthet (dir.), Art et Appropriation, Guyane, Ibis Rouge, 1998 ; Hayley A. Rowe, « Appropriation in Contemporary Art », Inquiries Journal. Social Sciences, Arts & Humanities, vol. 3, n°6, 2011 [en ligne] http://www.inquiriesjournal.com/articles/1661/appropriation-in-contemporary-art. Plus récemment encore, voir Francesca Zappia, Les Flâneuses – Copies, appropriations, citations dans la collection du Centre national des arts plastiques, Paris, Les Presses du réel, 2021.
  26. Voir Jean-Philippe Uzel, « Appropriation artistique versus appropriation culturelle », Revue Esse art + opinion, n°97, 2019, p. 10- 19.
  27. Voir infra Chapitre VII. Un art néo-néo global ou l’Odyssée de la référence antique.
  28. Voir [en ligne] https://www.shutterstock.com/fr/search/postmodern+art.
  29. « Post-modernisme », dans CNRTL [en ligne] https://www.cnrtl.fr/definition/post-modernisme.
  30. Sébastien Rongier, « Modernisme et Postmodernisme », dans Le Dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art, op. cit., p. 310.
  31. Ainsi retrouve-t-on des « Post » avec ou sans tiret, avec ou sans majuscule, ou dont le suffixe de « Moderne » varie entre « isme » et « ité » : « Post-Modernisme », « Post-modernisme », « postmodernisme », « Postmoderne » ou encore « postmodernité ».
  32. Voir Charles Jencks, Post-Modernism. The New Classicism in Art and Architecture, New York, Academy Editions, 1987, p. 7 : « Most people have heard of Post-Modernism and don’t have a very clear idea of what it means ».
  33. Preuve en est de Ricardo Bofill qui a conçu Antigone, un quartier de la ville de Montpellier dont la construction a débuté en 1978. Nous renvoyons à l’introduction de la thèse de Vivien Bessières, Antiquité et postmodernité : les intertextes gréco-latins dans les arts à récit depuis les années soixante (fiction, théâtre, cinéma, série télévisée, bande dessinée), op. cit., p. 7.
  34. Parmi ses publications, retenons Post-Modern Classicism, New York, Rizzoli, 1980 et Free-Style Classicism, New York, Rizzoli, 1980.
  35. Perry Anderson, Les Origines de la Postmodernité (1998), Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 36.
  36. Hans Hollein, Strada Novissima (The Presence of the Past), 1980, support et dimensions non renseignés, Biennale d’architecture de Venise.
  37. Ibid., p. 37.
  38. La formulation « présence du passé » a été donnée par Charles Jencks à la section consacrée à l’architecture postmoderne de la Biennale de Venise.
  39. Charles Jencks, Post-Modernism. The New Classicism in Art and Architecture, op. cit., p. 37 : « Canonic Classicism in art can be defined as the depiction of momentous subject matter in a clear, idealized style that relates to the antique manner of Greece, Rome and their many revivals ».
  40. Fredric Jameson, The Ancients and the Postmoderns. On the Historicity of Forms, Londres, Verso, 2015.
  41. Giorgio de Chirico, L’Incertitude du poète, 1913, huile sur toile, 106 x 94 cm, Tate, Londres, inv. T04109. Voir [en ligne] https://www.tate.org.uk/art/artworks/de-chirico-the-uncertainty-of-the-poet-t04109.
  42. Aleš Erjavec et Nicole G. Albert, « Art et esthétique : du moderne au contemporain », Diogène, 2011/1-2, n°233-234, §8 [en ligne] https://www.cairn.info/revue-diogene-2011-1-page-211.htm.
  43. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979. Quelques années plus tard, l’auteur publiera même Le Postmoderne expliqué aux enfants [1986], Paris, Galilée, 2005.
  44. Perry Anderson, Les Origines de la Postmodernité (1998), op. cit., p. 47.
  45. Fredric Jameson, Le postmodernisme ou la logique du capitalisme tardif (1991), Paris, Beaux-Arts de Paris Éditions, 2011.
  46. Ibid., p. 16.
  47. Nous reprenons ici la formule utilisée par Sébastien Rongier, dans « Modernisme et Postmodernisme », op. cit., p. 310.
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Pessac
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EAN html : 9782353111725
ISBN html : 978-2-35311-166-4
ISBN pdf : 978-2-35311-173-4
Volume : 19
ISSN : 2741-1818
Posté le 20/05/2024
11 p.
Code CLIL : 3385; 3667;
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Besnard, Tiphaine Annabelle, “Chapitre V. Définir les natures de la reprise”, in : Besnard, Tiphaine Annabelle, L’odyssée de l’art néo-néo. Quand l’Antiquité grecque et romaine inspire l’art contemporain, Pessac, Presses universitaires de Pau et des pays de l’Adour, collection PrimaLun@ 19, 2024, 163-174, [en ligne] https://una-editions.fr/definir-les-natures-de-la-reprise [consulté le 20/05/2024].
10.46608/primaluna19.9782353111725.12
Illustration de couverture • Idée et montage : Tiphaine Annabelle Besnard.
De la tête aux pieds de la Vénus de Milo reconstituée
- Léo Caillard
- Daniel Arsham
- Fabio Viale
- Pascal Lièvre
- Hui Cao
- Yinka Shonibare
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